D’un côté, entrant par la gauche, sans paraître réaliser ce qui les guette, quelques personnages s’avancent sur un étroit tapis roulant, une « bande passante ». Ne poussez pas, il y en aura pour tout le monde ! À l’autre extrémité, disparaissant vers la droite, ils ressortent aplatis, repassés, réduits à l’épaisseur d’une feuille de papier mais, quoique étourdis par leur passage entre les énormes cylindres de la presse d’imprimerie, toujours vivants – de cette vie têtue, magique, dont le crayon d’un dessinateur peut animer n’importe quoi, en dépit de toutes les objections de la logique et de la raison.
Ce dessin – nourri, peut-être, du souvenir de Charlot dans Les Temps modernes, qui se faisait happer par les rouages d’une chaîne de fabrication – a paru en couverture de l’hebdomadaire flamand Humo (n° 2077, décembre 1979) il y a un quart de siècle, à l’occasion de l’entrée dans la décennie quatre-vingt. Il faut l’admettre, c’était une drôle de manière de présenter les vœux de la rédaction aux lecteurs, que de sembler leur promettre pareille épreuve, semblable essorage ! L’artiste, Ever Meulen, qui était alors l’illustrateur le plus régulier du magazine, n’a pas cherché à flatter son public, à lui faire plaisir. Il est vrai qu’au seuil de cette décennie, la crise économique ne laissait pas franchement présager de lendemains radieux.
Je choisis cette illustration comme point de départ parce qu’elle est intéressante à un double titre. D’abord, pour la conversion qui s’y opère entre les trois dimensions du monde et les deux dimensions de l’image dessinée, imprimée. La gigantesque presse apparaît clairement comme une métaphore du processus par lequel le dessinateur transforme le réel en un jeu de lignes et de surfaces. Les personnages qui en sortent sont des effigies prêtes à être punaisées dans un décor, intégrées à une tapisserie, inscrites sur une feuille de papier. Or, dans l’art d’Ever Meulen, cette conversion est incessamment mise en abyme, dans des compositions improbables où d’innombrables détails la thématisent, la creusent, la renversent. Le monde qui naît sous son crayon est fréquemment un monde impossible, ou à tout le moins problématique, qui célèbre les noces de la superficie et de la profondeur. What’s wrong with this picture ?, demandait l’un de ses dessins les plus célèbres (1977). Précisément, tous ces nœuds où des lignes se rencontrent qui ouvrent des perspectives incompatibles, tous ces angles aberrants, ces appuis sur le vide, ces dépassements de cadre, ces renversements de points de fuite – pour lesquels le critique Pierre Sterckx qualifia notre artiste de « magicien-géomètre ».
Une image d’Ever Meulen ne peut généralement pas être référée à quelque chose d’extérieur à l’ordre du dessin, le seul espace dans lequel elle a droit de cité est celui du papier. Toujours elle nous dit : ceci n’est pas exactement une pipe (ou une maison, une voiture, une ville – selon le cas), mais un simple jeu de lignes.
Exemplaire, la couverture de Humo l’est aussi parce qu’elle ne se laisse pas épuiser d’un seul coup d’œil. C’est une image à tiroirs, une œuvre à double ou triple détente. En effet, outre celle que j’ai décrite, elle propose encore deux autres représentations. Les cylindres et les rouleaux de la presse dessinent un 1, un 9, un 8, un 0, faisant advenir le millésime de circonstance, qu’un rouge exclusif vient opportunément signaler à l’attention. Enfin – et il est important de noter que cette « troisième dimension » peut fort bien rester invisible pour qui ne porterait sur l’image qu’un regard rapide ou distrait – la machine tout entière a une forme humanoïde : c’est un être d’acier, un géant vert, un robot cyclopéen qui pousse l’anthropomorphisme jusqu’à fumer le cigare.
Cela aussi est caractéristique de l’art d’Ever Meulen, ce souci d’en donner plus, de signer des images riches appelant une lecture attentive, un déchiffrement méthodique. Cette courroie sortant de l’image par le haut, comme s’élève la fumée d’un cigare, j’en retrouve partout le principe ; par exemple, dans le dessin intitulé Le Chemin de croix de l’étudiant d’art (dessin dont l’artiste explique la genèse dans un texte qu’on lira plus loin), sous la forme de branches d’arbre qui sont en même temps les arcs d’une voûte gothique de pierres.
Le sujet de cette couverture pour Humo se prêterait assez bien à une séquence animée. Mais Ever Meulen confesse qu’il n’est pas cinéphile et qu’il a peu de goût pour le cinéma d’animation – quand bien même il a prêté son concours à quelques génériques de télévision. Si la vitesse est un sujet qui l’intéresse, le mouvement ne le retient pas. D’ailleurs, les « belles américaines » qu’il se plaisait à dessiner dans les années soixante-dix, au point qu’elles furent un temps sa marque de fabrique, étaient presque toujours représentées à l’arrêt, voire avec les pneus crevés. Dans tout dessinateur, il y a un carrossier qui sommeille. Amateur de bolides et de coupés sport, Ever Meulen y voit avant tout la synthèse élégante de formes aérodynamiques.
Quand il représente le mouvement, ou les engins qui l’incarnent, c’est à travers un régime de fixité. Depuis toujours maître dans l’art de la composition, il en est peu à peu arrivé à construire des images à partir d’un emboîtement millimétré entre des formes, des surfaces, assez semblables aux pièces d’un puzzle ou d’une marqueterie. Elles sont si étroitement solidaires que le déplacement d’aucun élément paraît exclu.
Dans ces images figées, la question du cadrage est naturellement de première importance, et ne souffre aucun à-peu-près. Et tout aussi naturellement, le cadre lui-même, je veux dire l’objet quadrangulaire destiné à sertir une gravure ou une peinture, est peu à peu devenu l’un des motifs de prédilection d’Ever Meulen. N’est-il pas l’auteur d’un dessin intitulé La Firma dell’Artista (« La signature de l’artiste »), paru dans Artforum en mai 1991 et repris ensuite dans De Standaard, où l’histoire de l’art se résume à une collection de cadres et de signatures, et ne fait plus intervenir aucune représentation ? À lui seul le cadre fait image, il nous sollicite, convoque notre mémoire et fait travailler notre imagination.
On peut observer une prolifération de cadres dans les compositions graphiques d’Ever Meulen : portes, fenêtres, pans de murs, terrasses, tapis, châssis de tableaux découpent et délimitent des surfaces closes, parcellisant le champ livré au dessin. Mais l’avatar le plus typique consiste en un cadre vide porté à bout de bras par une figure humaine – dans laquelle, après tout, rien n’interdit de voir le sujet (le modèle) du tableau qui aurait pris vie et qui, à l’instar d’un escargot transportant sa coquille, déménagerait ce qui lui sert de demeure.
Cette image qui déménage, on se souvient de l’avoir vue notamment en couverture de Raw (n° 5, 1983). Pour être précis, signalons que ce leitmotiv apparaît pour la première fois en 1987, sur le carton annonçant l’emménagement de l’artiste dans la maison qu’il occupe toujours aujourd’hui. Il trouve sa forme peut-être la plus achevée l’année suivante, quand Ever Meulen est sollicité pour dessiner un tapis décoratif. Dans ce tapis, et plus explicitement encore dans la sérigraphie qui s’en inspirera (Tango met Cazimir, 1991), on peut voir un hommage rendu à Malevitch, mais peut-être aussi un clin d’œil au Sceptre d’Ottokar et à certaine mémorable photo de Tintin et Milou prise à la dérobée, dans l’escalier d’un restaurant syldave.
On les retrouvera partout, désormais, ces hommes et ces femmes portant leur cadre comme un prophète sa croix (cf., encore, Le Chemin de croix de l’étudiant d’art) : sur des pin’s produits par les éditions Oog & Blik en 1991 et dans d’innombrables dessins. Les personnages d’Ever Meulen n’en finiront plus de jouer à cache-cache avec ce sas transitionnel : un pied dedans un pied dehors, une jambe en avant une jambe en arrière, une moitié sombre une moitié claire, une face été et une face hiver, un côté yin et un côté yang. Gaucher contrarié, l’artiste se plaît à thématiser ainsi le concept de transgression et à apparier les contraires.
Une composition d’Ever Meulen, c’est généralement une scène du quotidien, ou une collection d’anecdotes se déroulant simultanément, inscrite(s) dans un décor trompeur, aberrant, méticuleusement construit et déconstruit, une topographie impossible qui n’est pas du domaine de l’imaginable mais ressortit seulement à celui du figurable. Cette implantation de l’activité humaine dans un environnement architectural était déjà le propre des maîtres de Sienne à l’aube de la Renaissance, comme les frères Lorenzetti ou Simone Martini, qui sont des sources d’inspiration revendiquées.
Si on ne s’aperçoit pas forcément tout de suite des ruses, des pièges et des subterfuges que recèlent ces images à tiroirs, c’est parce que c’est le propre de la ligne, de cette ligne égale et nette qui les caractérise, que d’unifier, d’homogénéiser, de « compatibiliser » les éléments disparates ou discordants. Ever Meulen a opéré une synthèse magistrale entre la ligne claire hergéenne et la ligne ironique, ondulatoire et omnipotente de Saul Steinberg, dont le premier recueil, en 1945, portait ce titre programmatique : All in Line.
D’ailleurs, ces anti-lieux ne paraissent pas non plus déconcerter les personnages qui les peuplent ou les traversent. Ils semblent y mener une vie d’insouciance, tel cet homme à la pipe que nous voyons partout comme chez lui, indifférent à ce qui l’environne, impassible, inassimilable, sorte de Plume évadé de chez Michaux.
Où sont passés les play-boys, les bellâtres machos aux pectoraux avantageux qui s’exhibaient naguère au volant de leurs belles américaines ? Il faut croire que l’artiste a vieilli, et qu’il se projette plus volontiers, dorénavant, dans cette figure du sage, tranquillement assis près d’une lampe, entouré de ses livres, de ses disques et de ses chats. Ever Meulen ne magnifie plus les rutilants produits de la société de consommation, il célèbre plutôt la quiétude et un certain art de vivre dont il se chuchote volontiers que la Belgique a le secret. Naguère exclusivement urbain, le monde qu’il dessine s’est d’ailleurs ruralisé, faisant une place croissante aux arbres, aux oiseaux. Comme si l’artiste – né à la campagne, dans un petit village des Flandres – se trouvait une filiation tardive avec les oncles colombophiles qui l’entouraient enfant.
« Ce que je dessine, c’est du dessin », proclamait Steinberg. Cette philosophie de l’art graphique est aussi celle d’Ever Meulen. Et cette quête d’une vérité intrinsèque au dessin va s’approfondissant. Dédaignant les prouesses graphiques ostentatoires qui le signalèrent très tôt à l’attention des amateurs, notre homme va, de plus en plus, vers la concision, la synthèse. Son récent retour à la technique du fusain, par conséquent au noir et blanc (avec le gris pour moyen terme), témoigne exemplairement de cette tentation d’aller vers la quintessence de son art.
On guettera avec impatience les prochaines métamorphoses d’un dessinateur qui a toujours su préserver une sorte d’humilité dans la sophistication, laissant dans son sillage une longue suite de compositions intelligentes, lumineuses et pleines d’humour.
Thierry Groensteen
Texte paru dans Ever Meulen, Verve, L’An 2, janvier 2006.