Peu d’années après que Claire Bretécher eût brillamment ouvert la voie, Chantal Montellier fut, avec Florence Cestac et Annie Goetzinger, parmi les premières femmes à s’imposer dans l’univers très masculin de la bande dessinée française. L’artiste, qui aura cinquante ans en 1997, a reçu une formation artistique sanctionnée par le Diplôme National des Beaux-Arts, section peinture. Mais des raisons à la fois économiques et idéologiques l’ont rapidement amenée à se tourner vers le dessin de presse et la bande dessinée. Depuis 1972, Montellier fournit régulièrement des dessins politiques à la presse de gauche, principalement aux titres communistes et à la presse syndicaliste.
Ses premières bandes dessinées furent publiées dans Charlie mensuel puis elle fit partie de l’équipe fondatrice de Ah ! Nana, éphémère revue de bande dessinée animée par une équipe entièrement féminine (sorte d’équivalent français aux Wimmen’s comix issus de l’underground américain). Par la suite, Montellier a participé notamment à Métal Hurlant et à A Suivre. Cependant, sur la vingtaine d’albums qui ont jalonné sa carrière depuis 1978, la plupart ont été directement introduits en librairie, sans prépublication dans la presse.
Chantal Montellier poursuit aujourd’hui son travail pour les éditions Dargaud, tout en demeurant très marginale dans le monde de la bande dessinée. Le choix de sujets âpres et son militantisme sans concession ne lui ont jamais permis de connaître un grand succès public. Les rachats ou disparition de ses principaux éditeurs passés (Les Humanoïdes Associés et Futuropolis) sont cause que la plupart de ses albums ne sont plus disponibles. L’époque elle-même a changé, le consensus mou et la « pensée unique » ont (provisoirement ?) relégué les affrontements idéologiques au magasin de l’Histoire. La défense des gays et des lesbiennes, ainsi que le mouvement antiraciste, sont désormais au premier plan des causes mobilisant l’opinion, tandis que le féminisme et la lutte ouvrière ne font plus guère recette. Dans cette conjoncture, l’œuvre de Montellier témoignerait-elle d’une époque déjà révolue ?
Cependant, cette dessinatrice a su intéresser des éditeurs importants, au-delà de la bande dessinée : le Mercure de France hier, les éditions Autrement plus récemment. Et la voix qu’elle fait entendre dans le paysage de la création graphique reste sans équivalent. Je crois, personnellement, que ses meilleurs albums (tels que Les Rêves du fou, Odile et les crocodiles ou encore La Fosse aux serpents) comptent parmi les œuvres les plus fortes et les plus personnelles de la bande dessinée française contemporaine. C’est de ceux-là que je souhaite vous entretenir, et de cela que j’aimerais vous convaincre.
Dans ses bandes dessinées, Chantal Montellier s’est attaquée notamment aux bavures policières, au terrorisme d’Etat, au viol, à l’enfermement, à la déshumanisation de nos sociétés modernes, au monde de l’art gangrené par le cynisme, l’argent et l’individualisme. Elle n’a cessé, en somme, de faire croisade contre tous les mécanismes d’oppression et d’aliénation du citoyen, de la femme et de l’artiste.
Un album paru en 1984 s’intitulait, par provocation, L’Esclavage c’est la liberté. Au fil des pages, on découvrait les articles paradoxaux d’une sorte d’anti-Déclaration des droits de l’homme. Ainsi, l’article 10 proclamait :
« La femme n’a dans aucun domaine des droits égaux à ceux de l’homme. La dicature prend les mesures nécessaires pour restaurer les inégalités entre hommes et femmes. Toutes les discriminations fondées sur le sexe (…) seront approuvées et vivement encouragées par la loi. (…) Le féminisme est considéré comme un terrorisme et ses adeptes seront mises hors d’état de nuire ! »
En 1979, un autre album évoquait une collection de faits divers que l’auteur avait repérés dans la presse au cours des années précédentes. Chacun de ces faits divers est relaté en une planche, à la première personne, par la victime de l’événement. Celui peut être un homicide, un viol, ou un cas de prostitution enfantine. L’album, qui n’a rien perdu de sa triste actualité, aurait pu s’appeler Malaise dans la civilisation. Il s’intitulait plus simplement Blues.
Il existe aussi chez Montellier une veine plus personnelle, d’inspiration directement autobiographique. La folie est un thème récurrent dans toute son œuvre. Je ne crois pas trahir un secret en citant ici l’explication qu’elle m’a elle-même donnée dans une interview publiée en 1985 :
« Ma mère est tombée malade quand j’avais trois ou quatre ans. Elle est devenue épileptique et, dès ce moment, j’ai perdu tout contact avec elle. Les rapports étaient devenus du domaine de l’impossible. Elle avait cessé d’être. Elle était mûrée dans sa souffrance, mais elle n’en disait rien, sinon de manière paroxystique, à travers des cris et des crises. Tout cela se passait dans un contexte d’assez grande pauvreté matérielle. (…) Dans le regard des autres, il y avait un côté superstitieux, presque moyenâgeux… Ma mère a été enfermée une ou deux fois. Mon père a fini par partir pour de bon. J’étais le plus souvent livrée à moi-même. Alors, je me racontais des histoires. (…) Aujourd’hui encore, je suis fort enfermée dans mes choses à moi, mon monde intérieur, et ce n’est pas toujours facile à négocier avec les autres. »
En 1987, un livre mêlant texte et dessins, intitulé Un deuil blanc, a montré la petite fille solitaire, le rêve d’une impossible fusion avec la mère inaccessible, et finalement la fuite devant Méduse, qui monte la garde entre les vivants et les morts, la raison et la folie. Montellier représente fréquemment cette Gorgone censée pétrifier quiconque la regarde. On la retrouve notamment dans La Fosse aux serpents, qui hante la malheureuse Camille Claudel — sculpteur de très grand talent, élève et maîtresse de Rodin, devenue malade en 1905, et qui passa les trente dernières années de sa vie en maison de santé, abandonnée de tous et notamment de son frère, l’écrivain Paul Claudel, à supplier vainement pour sa libération. Camille, dont l’une des sculptures représente précisément la Gorgone…
Folie encore, au détour d’une histoire qui évoque la fin tragique de Virginia Woolf, ou dans cet autre récit dont l’héroïne, la petite Marie-Lou, attend sa maman, qui arrivera « quand les médecins la laisseront sortir ». Sur ce thème, l’œuvre la plus poignante de Montellier reste cependant l’album Les Rêves du fou, publié chez Futuropolis en 1981. Cette fois, c’est un homme, dénommé Serge Zettler, dont l’univers mental est troublé ; mais cette translation sexuelle n’empêche pas l’auteur d’être très présente dans cette bande dessinée, qui a fait l’objet d’un fort investissement personnel. Il s’agit d’un réquisitoire impitoyable contre l’internement psychiatrique et la violence de ses méthodes. Ses médecins parviendront-ils à « voler les rêves » de Zettler ? Parmi les personnages qui surgissent de son inconscient, on remarque particulièrement la figure de Pussy, sa sœur entraîneuse, dont Patrick Bossatti a bien analysé le rôle, qui est celui de « la fille sacrilège et profanatrice, dont le métier aura fait mourir sa mère de chagrin ».
J’en viens maintenant aux deux héroïnes les plus mémorables qu’ait créées Chantal Montellier. La première, Odile, n’apparaît que dans un seul album, paru en 1984 [1] : Odile et les crocodiles. La ville où habite Odile, comédienne de son état, pourrait s’appeler Jurassic City. Elle n’est pas peuplée de dinosaures, mais les crocodiles y sont légion. Le crocodile sert ci d’emblème au prédateur mâle. L’album cite en exergue une phrase d’Arthur Rimbaud, qui pourrait être placée en tête des Œuvres complètes de notre dessinatrice : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra, pour elle et par elle, l’homme — jusqu’ici abominable — lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! »
Agressée par des voyoux à la sortie d’une représentation, Odile est victime d’un viol. Elle cherche du réconfort auprès d’un psychanalyse, qui tente de lui démontrer qu’elle a inconsciemment provoqué l’agression, et qu’il lui faut au plus tôt reprendre une activité sexuelle, avec lui par exemple… Odile s’empare d’un coupe-papier et le tue. Elle n’aura de cesse, ensuite, que de se venger des hommes en général. Endossant tour à tour les différents masques de la séduction, elle sort chaque nuit pour draguer des hommes dans la rue, entraînant un curé dans un cimetière ou suivant chez lui le premier macho venu, et faisant la peau à chacun d’eux. Elle trouve finalement la tranquillité et l’amour auprès d’un flic qui menait l’enquête sur cette serial killer, mais qui renonce à l’arrêter.
Julie Bristol, elle, est à ce jour l’héroïne de trois albums. C’est une vidéaste, dont les réalisations ont pour sujet des femmes artistes, telles que le peintre Artemisia Gentileschi, ou encore Camille Claudel. Le cycle de Julie Bristol se veut à la fois dans la continuité et en rupture avec les œuvres précédentes, Montellier entrant pour la première fois dans une logique de série et s’ingéniant à nous rapprocher de son personnage en faisant une large place à sa vie quotidienne et amoureuse.
S’agissant du destin tragique de Camille Claudel, l’engagement féministe de Montellier pouvait laisser présager d’une version à sens unique (« maudite, forcément maudite »), d’un pamphlet dirigé tout ensemble contre Rodin, la famille Claudel et les préjugés d’une époque. Or, si ces cibles toutes désignées sont bien mises en cause dans La Fosse aux serpents, leur culpabilité est relativisée par une prolifération d’hypothèses, où les pièces à charge et à décharge tendraient presque à s’équilibrer. Les aventures de Julie sont en réalité des enquêtes. Sous le prétexte de préparer un film, notre héroïne instruit un dossier, avec un vrai souci de faire émerger la vérité du personnage et de son destin. Après avoir imaginé un Rodin tyrannique brisant la fragile et rebelle Camille, elle renverse même les rôles et fait de Rodin le modèle de Camille, un homme-objet.
Dans ses œuvres récentes, Montellier nous convie en vérité à un jeu de rôles et de masques où le passé renvoie toujours au présent, où le sort de la femme créatrice est vécu solidairement par Julie Bristol, par ses modèles Camille ou Artemisia, et par Chantal Montellier elle-même.
Texte inédit (1996).
Conférence (s’appuyant sur une projection de diapositives) prononcée à Washington en septembre 1996, dans le cadre du colloque organisé par l’Université de Georgetown sur le thème Comics as a mirror of society.
Post-scriptum de 2018 : Ce texte a été prononcé devant un public américain qui n’avait jamais entendu parler de Chantal Montellier. Il ne se voulait donc rien d’autre qu’une présentation très générale, qui n’entrait pas dans tous les détails de la carrière de la dessinatrice. De plus, Montellier n’a cessé d’être active aux cours des deux décennies suivantes, continuant à produire des albums importants : Les Damnés de Nanterre (sur l’affaire Rey-Taupin), L’Inscription, le Procès de Kafka – traduit en de nombreuses langues –, L’Insoumise (sur Christine Brisset) ou encore La Reconstitution. Elle a aussi publié plusieurs œuvres littéraires, et fondé l’Association Artémisia pour la promotion de la bande dessinée au féminin.