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Tintin au Tibet : une histoire à boire et à manger

L’une des particularités des aventures de Tintin est de nous faire habituellement entrer dans l’histoire d’une façon douce, aussi peu fracassante et ostentatoire que possible. La promenade tient lieu d’incipit le plus fréquent. Promenade champêtre comme dans L’Ile noire, L’Affaire Tournesol ou Les Bijoux de la Castafiore ; promenade urbaine dans Le Sceptre d’Ottokar, Le Crabe aux pinces d’or ou Le Secret de la Licorne ; promenade nocturne dans Coke en stock et bien sûr dans L’Etoile mystérieuse

L’ouverture de Tintin au Tibet se rattache à cette série et s’en démarque à la fois. Tintin arpente une fois de plus la nature ; cependant, il ne s’agit plus à proprement parler de promenade, mais bien d’une course en montagne, c’est-à-dire d’un exercice sportif qui nécessite un équipement (sac à dos, alpenstock), d’une marche en terrain accidenté. Milou, fourbu, se plaint de " courir du matin au soir sur des cailloux pointus " ; quant au capitaine, il passe ses journées à l’hôtel, refusant d’accompagner Tintin ne fût-ce qu’une fois. Lui qui déclarait dans L’Affaire Tournesol qu’il ne lui fallait rien d’autre qu’une promenade quotidienne, lui que la campagne des environs de Moulinsart rendait lyrique dans Les Bijoux, est devenu sédentaire et réfractaire à tout effort. Ce refus initial d’excursionner avec Tintin annonce, échelonnés dans l’album, plusieurs autres refus de l’accompagner ou de poursuivre l’aventure avec lui jusqu’au bout (pages 6, 14 et 52). Cette opposition entre une force qui va et une force qui freine est l’un des ressorts de l’intrigue : elle souligne à la fois le magnifique entêtement du héros, tout à son idée fixe, et l’ascendant qu’il exerce sur son aîné puisque ce dernier, malgré tout, le suivra jusqu’au succès final de l’expédition.

En attendant, tout se passe comme si Tintin, pressentant l’épreuve qui l’attend, s’imposait un entraînement, une préparation physique. Des Alpes à l’Himalaya, c’est un peu comme si, sans savoir encore pourquoi, il ne poursuivait déjà plus d’autre but que de se lancer à l’assaut de la montagne.

A en croire la critique hergéenne, la cause paraît entendue : Tintin au Tibet et Les Bijoux de la Castafiore représentent deux tentatives consécutives de dépassement de la norme construite par les épisodes antérieurs. Ce sont deux anti-aventures, caractérisées par le fait que Tintin n’y connaît pas de véritable adversaire. Le centre de gravité de l’œuvre s’y déporte vers des horizons inconnus de la bande dessinée enfantine traditionnelle : la spiritualité pour Le Tibet, la comédie de mœurs pour Les Bijoux. Deux albums qui, s’ils ne sont pas les seuls chefs-d’œuvre d’Hergé, apparaissent en tout cas comme ses ouvrages les plus ambitieux et les plus personnels.

S’agissant plus particulièrement du Tibet, qui était l’album préféré de son auteur, on constate même, non sans perplexité, que les exégètes sont à peu près unanimes à en parler comme s’il s’agissait, non pas d’une bande dessinée, mais d’un traité de philosophie, une manière d’essai sur l’amitié, la quête de la pureté et le sens du sacré. Sans doute, Tintin, en cette occurrence, ne se met pas en route pour démanteler un trafic, percer un mystère ou découvrir un trésor ; persuadé que son ami Tchang a survécu à l’accident d’avion dont il est une victime présumée, il a pour unique objectif de lui sauver la vie en l’arrachant à la montagne. Sans doute encore, l’action a pour théâtre une région du monde qui, du fait de sa géographie et de la civilisation qui s’y est développée – à laquelle Hergé n’était certes pas insensible –, passe pour l’un des hauts lieux de la spiritualité humaine. Pour autant, l’insistance des commentateurs sur les valeurs qui sous-tendent l’ouvrage et lui donnent son sens me paraît de nature à déséquilibrer l’évaluation qu’il mérite. Car Tintin au Tibet est aussi l’un des sommets du comique et de l’art narratif hergéens.

Voici comment il est d’usage de résumer ou de paraphraser cet album.
Pour Pierre-Yves Bourdil, « le traitement de l’espace, l’usage de la psychologie, le sens de la mort, de l’amitié et du sacré constituent l’essentiel de l’intrigue. Tintin, dans ces pages, (…) a une âme, ce qui ne nous avait sans doute pas été révélé jusqu’à présent. »

Suivant les termes de Frédéric Soumois, l’album représente un « voyage au pays de l’Absolu », « le chant blessé d’une amitié disparue ». Et le tintinologue de préciser : « Ici, pas un seul "méchant", pas d’enquête réelle, sinon les étapes d’une longue recherche d’un ami … » De même, pour Didier Quella-Guyot, « l’amitié transparaît à presque toutes les pages ; amitié de Tintin pour Haddock, et amitié de Tintin pour Tchang. (…) La symbolique de l’escalade, c’est aussi celle d’un combat au sein des neiges, signifiant à leur tour la pureté… (…) L’œuvre fait l’apologie du sentiment, de la fidélité, du courage et du souvenir… »
Pour Jean-Marie Floch enfin, le sujet véritable en est un débat entre la foi (que représente Tintin) et la raison (incarnée par Haddock), c’est-à-dire entre deux façons de croire et de savoir.

Le comique intervient-il seulement comme contrepoint et antidote à« l’émotion omniprésente dans ce récit », comme le suggère Frédéric Soumois, pour qui « il fallait éviter le danger des torrents de larmes et de l’emphysème de tristesse » ( Dossier Tintin , p. 265) ?

Ces lectures traditionnelles et passablement redondantes ont en commun de marginaliser la place, dans le scénario de Tintin au Tibet, d’un personnage pourtant essentiel : le yéti. Cette sous-évaluation est une conséquence logique de la prééminence accordée aux valeurs humaines et, spécialement, au bel exemple d’amitié que nous offre, il est vrai, le couple Tintin-Tchang. Pour ma part, je pense tout de même que le yéti est la figure centrale de l’album, et je vais tenter de le démontrer.

Hergé, on le sait, s’était inspiré d’un ouvrage publié en 1953 par son ami le cryptozoologue Bernard Heuvelmans, Sur la piste des bêtes ignorées. Un chapitre long de 80 pages de ce livre qui fut un bestseller est consacré au yéti. On peut y lire que « le régime alimentaire [de l’] Homme-des-neiges est, de toute évidence, omnivore : racines, fruits, lézards, oiseaux, petits rongeurs et, à l’occasion, des proies de plus grande taille… » Mais les termes de monstre, de férocité et d’ogre himalayen reviennent sous la plume d’Heuvelmans, propres à encourager toutes les spéculations romanesques. L’habileté d’Hergé fut de construire son scénario autour de la menace diffuse de cet être d’autant plus redoutable qu’il est presque constamment invisible, pour finalement prendre à contre-pied les préjugés qui ont pour effet de diaboliser la mystérieuse créature. « Je voulais faire du yéti un être presque humain, dira-t-il à Numa Sadoul, peut-être en guise d’expiation pour tous ces animaux que j’avais massacrés jadis dans Tintin au Congo ! »

Les carnets de notes d’Hergé révèlent que l’envie de bâtir un scénario autour de l’abominable homme-des-neiges a précédé l’idée de l’accident d’avion survenu à Tchang. Hergé voulait envoyer Tintin au Tibet et lui faire rencontrer le yéti (qui, songea-t-il un temps, pourrait peut-être enlever Milou). Mais il fallait un prétexte pour envoyer son héros sur le toit du monde ; le motif auquel il s’arrêta, après en avoir écarté plusieurs, fut l’accident de Tchang. Le thème de l’amitié, qui certes prendra de l’importance dans l’ouvrage, n’a donc en aucune façon été choisi comme sujet.

Benoît Peeters a retranscrit l’esquisse de découpage où s’établit, pour la première fois, la corrélation entre Tchang et le Yéti.
Tintin lit le journal et commente un article consacré à « l’abominable homme des neiges ». — J’aimerais bien en voir un, dit-il. Et le capitaine de rétorquer : — Moi aussi, mais on n’en a encore jamais signalé dans la région ! Et aller pour ça spécialement dans l’Himalaya, non, très peu pour moi.
Là-dessus, un employé des postes apporte un télégramme de Tchang. Et le soir même tombe la nouvelle de l’accident survenu à l’avion qui devait l’amener en Europe.

Dans cette ébauche scénaristique, c’est comme si la catastrophe aérienne fournissait le prétexte à satisfaire cette envie d’Himalaya latente, orientée vers la rencontre avec l’animal de légende. L’album s’en distinguera sur un point décisif : il faut attendre la page 23 pour que soit faite la première allusion au yéti. Sans doute, l’image de couverture est-elle suffisamment explicite pour faire naître une attente chez le lecteur. Mais Hergé feint d’ignorer qu’il a « ferré » son public avec ce hameçon considérable ; il envoie Tintin et le capitaine au Tibet sans que ceux-ci se soient avisés un seul instant de la possibilité d’y rencontrer l’abominable homme des neiges. Le lecteur, sur ce point, a donc une certaine avance sur eux, et il ne peut s’empêcher de guetter les premiers indices de la présence du monstre. Econome de ses effets, Hergé nous fait d’abord entendre son cri ; puis découvrir l’empreinte de ses pas. La première fois que Tintin croise le yéti, la tempête de neige est cause qu’il le prend pour le capitaine. Page 37, le capitaine décrit succinctement la silhouette qu’il vient d’apercevoir dans ses jumelles, mais qui ne nous a pas été montrée. (De même, page 50, le moine Foudre bénie a une vision du yéti s’approchant de Tchang mais Hergé ne nous propose pas d’image relativement à cette scène qui est seulement verbalisée.) Page 42, on n’aperçoit que les pieds de l’homme-des-neiges, que la toile de tente de nos amis recouvre tout entier, le transformant en une sorte de fantôme. On ne le devine enfin, mais de loin, qu’à la page 55, et il faut attendre la page 57 – soit 5 pages avant la fin – pour pouvoir enfin le contempler tout à loisir. Symboliquement, cet animal qui s’est dissimulé à nous aussi longtemps est mis en fuite par l’éclat du flash, comme s’il refusait décidément de se laisser tirer le portrait.

Le procédé narratif qui consiste à différer le plus possible la révélation de la bête supposée monstrueuse et menaçante, mais à faire constamment sentir autour des personnages sa présence d’autant plus obsessionnelle qu’elle demeure invisible ou presque, ce procédé est typique d’une certaine catégorie de films d’épouvante, dont le premier Alien offre peut-être la meilleure illustration. Hergé ne s’y prendrait pas autrement s’il voulait éveiller chez ses lecteurs un sentiment d’effroi, voire de terreur. Mais le ton du récit désamorce cette éventualité. Dans le film de Ridley Scott, la peur que le spectateur éprouve, il la partage avec les personnages du film. Dans l’album qui nous occupe, Tintin semble ignorer la peur, affrontant tous les périls avec l’inconscience de celui qui est habité par une obsession : il faut sauver Tchang. Quant au capitaine, il tient successivement le rôle de l’incrédule, puis du matamore. Je reviendrai à lui dans un instant.

J’ai dit tout à l’heure que l’on sous-estimait traditionnellement l’importance du yéti dans Tintin au Tibet. Deux auteurs, cependant, s’inscrivent en faux contre l’interprétation dominante, et placent l’« abominable homme des neiges » au cœur de leurs analyses.

Ainsi Michel Serres, pour qui la morale de l’album, « la plus forte et la plus profonde qui ait jamais été dite sous le ciel et pour les hommes », s’énonce comme suit : « que l’abominable est bon et qu’il se conduit comme aucun civilisé ne le ferait, avec douceur et charité ». Pour l’auteur de La Légende des anges, en effet, Tchang « donne l’occasion, le prétexte du voyage ; il fournit le but, seulement, de la marche d’approche », tandis que le yéti est « la finalité de l’authentique expédition ». La polarité est inversée à juste titre, mais l’instance d’interprétation de l’oeuvre demeure la même : on ne quitte pas le registre de la philosophie morale.

Plus surprenante, mais finalement peut-être plus éclairante, est la lecture proposée naguère par Jean-Marie Apostolidès. Dans ses Métamorphoses de Tintin, il suggère que « tout l’album a pour centre secret le thème du cannibalisme ». Explication : « Ce que Tintin découvre au fond de la caverne, c’est d’abord que Tchang est bien vivant. Loin d’avoir été dévoré par l’ogre, il a été nourri par lui ; le Migou lui faisait des offrandes de petits rongeurs ou d’oiseaux que le garçon mangeait malgré sa répugnance. A-t-il été plus loin, partageant la chair humaine avec le Yéti ? Ni Hergé ni ses personnages n’osent envisager la chose… (…) Chaque fois qu’il pourrait connaître ce qui se passe entre le monstre et lui, Tchang se laisse emporter comme un enfant et il tombe dans une demi-inconscience. »

Dans son souci de replacer l’« abominable homme des neiges » au centre de l’œuvre, Apostolidès va peut-être un peu loin en faisant successivement du yéti le jumeau secret du capitaine Haddock, avec lequel il partage la même « avidité orale », puis le sauveur de Tchang et, simultanément, son initiateur au cannibalisme, enfin l’incarnation de la part d’ombre de Tintin lui-même : « dans le visage monstrueux du Migou, c’est son propre visage que Tintin découvre ». Cela fait beaucoup de rôles à tenir pour un seul personnage ! Apostolidès n’a pas songé à rapprocher le yéti de la Castafiore. Qu’à cela ne tienne, Jean-Marie Floch y a pensé pour lui. Dans deux pages surprenantes de sa Lecture de Tintin au Tibet (p. 175-177), il établit un parallèle circonstancié entre la diva et notre homme des neiges. La première hantait le premier campement par le truchement d’un transistor ; le second se manifeste lors du second campement. Dans les deux cas, remarque Floch, il s’agit d’une présence uniquement vocale, puissante, inattendue, et que le capitaine refuse catégoriquement d’admettre. Et de montrer ensuite que, sur bien des points, le yéti peut être vu (lu) comme un double négatif de la cantatrice.
Où l’on constate qu’il n’y a pas de limite à l’interprétation, face à un réseau de signes aussi dense que celui constitué par les aventures de Tintin !

Apostolidès nous convainc davantage lorsqu’il signale la quasi-gémellité qui existe entre le yéti et le capitaine Haddock. Le système pileux et le goût de l’alcool sont deux traits qui les rapprochent – et, bien sûr, le fait de dissimuler une profonde humanité sous une apparence bourrue pour l’un, menaçante pour l’autre. Mais surtout, dès l’instant où Haddock retrouve la bouteille de whisky vidée par le yéti, la rencontre et l’affrontement avec l’homme-des-neiges devient son affaire personnelle. A la motivation de Tintin – sauver Tchang à n’importe quel prix – répond désormais une motivation propre au capitaine : s’expliquer avec le yéti, et c’est cette volonté d’affronter son double qui le décidera à suivre Tintin jusqu’au bout de sa quête, nonobstant ses réticences.

De même qu’il ne croit pas à la survie de Tchang, Haddock commence par ne pas croire à l’existence du yéti. Il refuse de prendre son cri pour autre chose que la plainte du vent. Il refuse d’abord de lui imputer la disparition de son whisky. Il prétend que ses empreintes dans la neige sont celles d’un ours. C’est vraiment la découverte de la bouteille vide qui, tout à coup, confère à ses yeux une irrécusable réalité à l’invisible homme-des-neiges. Ainsi, l’existence de la bête est paradoxalement attestée par un acte qui appartient à la sphère de l’agir humain : boire du whisky. Comme par un effet de symétrie, le capitaine réagit à cette découverte en poussant un cri inarticulé et dépourvu de sens, un cri qui n’appartient pas au langage humain.

Le capitaine retrouve son registre verbal habituel pour adresser à celui qu’il tient désormais pour son adversaire personnel des bordées d’insultes dans la meilleure tradition haddockienne. Au nombre de ces insultes figurent quelques termes qui, en l’espèce, ne sont pas dépourvus d’une certaine pertinence : « soulographe » et « boit-sans-soif » dans le paradigme de l’alcoolisme, « diplodocus » et « anthropopithèque » dans celui de la zoologie (rappelons que l’anthropopithèque est un primate intermédiaire entre le singe et l’homme), mais aussi « cannibale », l’insulte qui cristallise les craintes que le yéti peut inspirer à l’endroit de Tchang.

Notons, pour l’anecdote, que le vocable le plus fréquemment employé par le capitaine est celui de « zouave ». Il se l’applique d’abord à lui-même, se plaignant (p. 15) de « faire le zouave sur les routes du Népal, alors [qu’il] pourrait être tranquillement à Moulinsart, à siroter un whisky bien glacé » ; le terme revient page 36, où il désigne cette fois Tintin et Tarkey : « Mais où ont-ils vu une écharpe, ces zouaves-là ? » Pour tout lecteur familier des aventures de Tintin, le mot zouave évoque immanquablement une séquence fameuse d’Objectif lune, au cours de laquelle ce terme déclenchait la colère du professeur Tournesol. Or, la seule occurrence où Haddock utilise le mot « zouave » à propos du yéti (page 42) correspond à la scène où celui-ci est transformé en spectre par la toile de tente, et cette scène n’est pas sans présenter une curieuse analogie avec celle d’Objectif lune (p. 49) où Haddock se couvrait d’un drap pour jouer les fantômes autour de ce « zouave » de Tournesol.

Un dernier trait commun au yéti et au capitaine est le fait qu’il s’agit de deux êtres bruyants. Le premier se manifeste régulièrement par de grands cris sauvages ; le second ne cesse de provoquer des explosions sonores, aux conséquences quelquefois dévastatrices : cri de douleur quand sa barbe se coince dans la fermeture éclair (p. 24), imprécations provoquant une avalanche (p. 26), explosion du réchaud à gaz (p. 37), éternuement qui fend en deux le dernier abri des trois protagonistes (p. 42), mouchage qui met en fuite le yéti lui-même (p. 60), enfin essai intempestif de la trompe portée par les lamas (p. 61). Cette succession de manifestations bruyantes rend d’autant plus surprenante et mal venue l’incapacité du capitaine à émettre le signal convenu avec Tintin, qui doit avertir ce dernier du retour du yéti : pour une fois, le tonitruant Haddock n’émet plus un son.

Revenons maintenant à l’idée du cannibalisme. Le thème de la dévoration, qu’Apostolidès mettait en lumière, est peut-être encore plus présent qu’il ne le suggère, dans cet album qui devait initialement avoir pour titre Le Museau du Yack. Hors ce qui a pu se passer dans la grotte entre le yéti et Tchang, l’auteur des Métamorphoses de Tintin n’en relève qu’une deuxième occurrence : la scène où les gamins de Katmandou font avaler du piment rouge à Haddock, « ce qui a pour effet d’enflammer la gorge du marin qui court se jeter dans le premier puits ». Apostolidès interprète cet épisode en référence à la nature « ogresque » du capitaine ; dans cette perspective, le piment rouge devient « un fruit "défendu", qu’on ne peut consommer cru, et qui doit être accommodé selon certains rites culinaires. Le piment rouge se présente comme une substitut de chair humaine crue, que les enfants font avaler à l’ogre Haddock ».

Ce que ne semble pas avoir vu Apostolidès, non plus que les autres commentateurs de l’album, c’est l’obsession de la nourriture qui imprègne tout Tintin au Tibet. J’ai compté 25 pages (sur un total de 62) dans lesquelles les personnages étaient préoccupés de faim, de soif, d’aliments ou de boissons. Voyons cela dans le détail.

L’alcool, naturellement, est omniprésent, comme dans tous les épisodes depuis Le Crabe aux pinces d’or, où Haddock faisait son entrée en scène. Ainsi le whisky donne-t-il lieu à une série de gags. Le sac à dos du capitaine semble ne rien contenir d’autre que sa réserve de tabac et de Loch Lomond (cf. p. 14). Archibald fait de la poursuite du yéti une affaire personnelle dès l’instant où il découvre que l’animal lui a dérobé sa dernière bouteille (les autres ayant été réduites en miettes lors de sa collision avec le chorten). Du whisky, Haddock n’a finalement que peu d’occasions d’en boire au cours de cette aventure. En plus du yéti, c’est Milou qui absorbe le stock du capitaine, ce qui provoque sa chute dans un torrent (p. 18 à 20). Hergé reprend à cette occasion le procédé de la vision subjective, l’ébriété de Milou étant traduite par une perception dédoublée de Tintin et du capitaine, procédé déjà utilisé dans Le Secret de la Licorne.

Outre le whisky, trois autres boissons alcoolisées sont mentionnées dans l’album. Fidèle à sa surdité et à sa distraction, Tournesol, qui n’apparaît que dans la première séquence, reste totalement étranger au drame qui se noue et parle obstinément de champagne. Plus tard, Haddock découvre, à la faveur d’un dialogue avec l’un des porteurs de l’expédition, que « tchang » est le nom d’une boisson fermentée tibétaine, une bière très forte. Enfin, Tintin a recours au cognac pour obtenir un revirement d’attitude du capitaine, quand celui-ci décide d’abandonner la partie. Exalté par l’alcool, Haddock réagit au quart de tour quand Tintin pique son amour-propre en laissant entendre que le yéti les prendra pour des froussards.

Voilà pour la boisson.

La nourriture n’est pas moins obsessionnelle tout au long du récit. Dès la troisième vignette de la première planche, Tintin déclare ressentir « une faim de loup ». Haddock, qui pourtant n’a pas fait d’exercice, « meurt de faim » lui aussi. Si le dîner pris à l’Hôtel des Sommets n’est pas représenté, en revanche le récit de la journée du lendemain s’ouvre par une longue scène de petit déjeuner, très inhabituelle chez Hergé. Songeons que l’album suivant, Les Bijoux de la Castafiore, qui se déroule entièrement à Moulinsart et présente nos amis dans leurs activités quotidiennes, ne comporte pas une seule scène de repas. La lecture de l’ensemble de la série ne nous apprend pas si Nestor sert ses maîtres à table, ni si le château compte une cuisinière ou un chef dans son personnel. Cette représentation de Tintin, Haddock et Tournesol attablés est donc tout à fait exceptionnelle.

Pour dissuader ses clients occidentaux de se rendre sur les lieux de l’accident, Tharkey, le « meilleur sherpa de la région », est catégorique : « pas possible vivre là-haut : trop froid, rien à manger ». De fait, la suite confirmera que le fait de se nourrir constitue bien, dans cette région du monde, une activité problématique. Les fruits sont pourris et viennent s’écrasent sur la tête des voyageurs (p. 22). La tsampa (composée de farine d’orge grillée) éclabousse de même la figure du capitaine (p. 23). Les poulets, frigorifiés, sont immangeables (p. 29). La confection d’un peu de porridge tourne à la catastrophe (p. 37) ; et la collation qui va être servie aux hôtes du Grand Précieux, dans la lamasserie, est envoyée dans les airs par un Haddock furibond (p. 52).

Dans cette nature hostile, au climat inhospitalier, nos héros ont pour premier objectif de survivre. Hergé revient avec insistance sur le froid, mais aussi sur les difficultés de l’alimentation. Non seulement ces montagnes ne sont pas faites pour nourrir les humains, mais ceux-ci risquent eux-mêmes d’y être dévorés. Le yack dont Milou craint qu’il ne fasse qu’une bouchée de Tintin (p. 45) semble avoir pour fonction de rendre d’autant plus menaçante cette montagne appelée « le Museau du Yack » qui est le repaire du yéti, l’endroit où Tchang devra lui être arraché.

Du museau du yack à la gueule du yéti, il y a redoublement d’une même menace : celle de la dévoration. Si l’abominable homme des neiges a emporté Tchang, tout porte à croire qu’il l’aura dévoré. Tarkey l’annonçait : le yéti « manger yeux et mains hommes par lui tués ». Le nom qu’on lui donne au Tibet, celui de « migou », présente à nos oreilles des sonorités suffisamment évocatrices. Sur les lieux du drame, Tarkey répète qu’il en est convaincu : le yéti aura tué et mangé Tchang.
Comme chacun le sait, la vérité est tout autre : non seulement le yéti n’a pas mangé l’ami de Tintin, mais il l’a nourri, lui permettant de survivre. Pour Tchang, celui que tous désignent comme « abominable » est un « pauvre homme des neiges », le protecteur providentiel sans lequel il serait mort de froid et de faim. Si l’on se souvient que le premier acte commis par le yéti dans Tintin au Tibet consiste dans le vol et l’absorption d’une bouteille de whisky, peut-être conviendra-t-on, rétrospectivement, qu’il fallait prendre au pied de la lettre l’avertissement donné à Milou par son ange gardien (p. 19) : "« L’alcool ravale la bête au rang de l’homme » (sic). L’abominable a fait montre d’une compassion et de soins dignes d’un humain.
Comme pour souligner ce retournement dans l’ordre des probabilités, Milou, qui s’était déjà régalé du « garde-manger » du yéti (p. 35), ramène comme « souvenir du Tibet » un os gigantesque provenant, selon toute apparence, de la carcasse d’un yack. Ainsi les prédateurs supposés nourrissent-ils le fidèle compagnon de Tintin.

Je terminerai par cette hypothèse qu’entre Milou et le yéti, entre l’animal de compagnie et la bête supposée féroce, l’écart apparaît finalement bien faible. Non seulement Milou se régale des reliefs abandonnés par l’homme des neiges, mais il l’avait précédé dans la carrière de la soûlographie (p. 18-20) et surtout, il a connu (p. 45) une crise de conscience au cours de laquelle il avait hésité entre l’impérieux appel de ses instincts animaux (abandonner le S.O.S. de Tintin au profit de l’os) et la voix du devoir et de la morale, celle, en somme, d’un devenir-humain.

C’est en choisissant cette seconde option que Milou sauve Tintin et ses amis, à l’instar du yéti sauveur de Tchang.

1999 © Thierry Groensteen
Texte inédit. Conférence présentée au Hameau de la Brousse (Charente).

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