« L’Académie française n’ouvrant pas encore ses portes aux caricaturistes – mais peut-être cela viendra-t-il ? – on ignore quelle sera la prochaine consécration de Plantu ». Ces lignes prémonitoires sont d’André Fontaine, le directeur qui offrit à Jean Plantureux de publier chaque jour un dessin à la une du Monde. Elles figuraient, en 1989, dans le catalogue d’une exposition sur « 30 ans de dessins d’actualité en France » [1].
Cette consécration annoncée, elle est venue en 2003 sous la forme d’une autre exposition, intitulée, celle-là : « Plantu, sculpture et dessin », présentée au Musée Carnavalet de mai à octobre [2]. Mais il y a beau temps que le dessinateur éditorialiste du grand quotidien du soir – également collaborateur à l’Express et dont quelques trente recueils ont été publiés en librairie – est devenu un « intouchable » de la scène médiatico-culturelle, une star nationale aux mérites célébrés de toutes parts.
Disons-le sans ambages : c’est un signe parmi d’autres de l’inculture française en matière d’art graphique que cette unanimité dans les louanges adressées à un dessinateur qui n’en mérite certainement pas tant.
Plantu est un garçon ouvert et gentil, qui ne se pousse pas du col et dont les opinions politiques me sont généralement plutôt sympathiques. Il lui est arrivé de faire preuve de courage. Mais avec tout cela, son talent ne m’en paraît pas moins des plus limités, et sa réputation ô combien surfaite. Il est assez clair qu’elle se fonde moins sur ses mérites propres que sur le double privilège d’une exposition quotidienne à un large public et de la légitimité institutionnelle que lui confère son prestigieux support d’accueil.
Les éditeurs de bande dessinée n’ont pas voulu de Plantu quand il a présenté ses planches à Pilote en 1968, ni après qu’il eût suivi les cours d’Eddy Paape à l’Institut Saint-Luc en 1971-72. Peut-être n’en voudraient-ils pas davantage aujourd’hui, s’il présentait ses dessins sous couvert d’anonymat ? À ses débuts comme dessinateur de presse, son style n’était pas très éloigné de celui de Konk – qui, justement, dut quitter le Monde en 1982, quand ses dessins commencèrent à manifester une sympathie pour les thèses de Le Pen. Il a fait quelques progrès depuis, indéniablement. Son trait n’est plus aussi appliqué ; mais il est resté mou, sans vigueur, sans expressivité, en un mot inintéressant du point de vue plastique. Wolinski, dont les personnages sont encore plus ectoplasmiques, a su faire de cette « pauvreté » un style. S’il y a un style Plantu, c’est seulement par défaut. Il saute aux yeux qu’un Willem – éditorialiste à Libération – est cent fois plus inventif, plus percutant, plus visionnaire.
Dans le registre particulier du portrait charge, essentiel quand on représente quotidiennement les grands de ce monde, Plantu n’est pas très à l’aise. Son Giscard était inexistant. En deux septennats marqués par sa métamorphose physique, son Mitterrand n’intégra jamais les signes pourtant patents du vieillissement. Son Chirac serait plus intéressant, n’était le ridicule petit drapeau français qu’il a, planté sur le haut du crâne. Sa caricature de Clinton, enfin, pouvait aussi bien passer pour celle d’Eltsine. On voit bien que certains acteurs secondaires l’inspirent davantage : ainsi des premiers ministres Fabius, Rocard, Bérégovoy, Balladur ou Raffarin. Mais les portraits qu’il en donne sont des masques figés et trop élaborés, ils reposent sur un système graphique qui s’intègre mal au reste de l’image, définissant une zone saturée de signes qui paraît presque le résultat d’un collage.
On me rétorquera qu’il n’est pas besoin d’être un très grand dessinateur pour être un bon éditorialiste. Je l’admets volontiers, sans croire, néanmoins, que c’est par là que Plantu peut être « sauvé ». Premièrement, ses perpétuelles charges anti-juges ou anti-fonctionnaires sont loin d’être exemptes de relents poujadistes ; il font un peu trop fort sonner les antiennes « tous pourris » et « tous incapables ». Deuxièmement, peut-on sérieusement prétendre, comme ne craint pas de le faire Philippe Sorel, que Plantu aurait « inventé, outre l’oiseau mazouté, le sondeur [d’opinion], le fonctionnaire international et autres symboles de notre époque [3] » ? Ces « inventions » sont à porter au crédit de l’époque elle-même, et relèvent du stéréotype autant que du symbole. Le fonctionnaire, bouc émissaire anonyme et bien commode en toutes circonstances, permet somme toute d’évacuer à bon compte la question des responsabilités. Le sondeur, quant à lui, n’intervient souvent dans le dessin que pour « remplir la tapisserie », au même titre, finalement, que la petite souris, qui est tout de même un emprunt un peu voyant et gênant à la coccinelle de Gotlib.
Troisièmement, Plantu use et abuse d’un procédé lassant qui, neuf fois sur dix, ruine d’ailleurs par avance toute prétention du dessin à délivrer un commentaire pertinent : il organise la rencontre entre deux événements d’actualité qui n’ont pour seul point commun que d’être contemporains l’un de l’autre. Souvent arbitraire et laborieuse (voire indigne, comme ce dessin qui faisait intervenir le Front national dans un hommage à l’artiste Vasarely décédé la veille), cette construction syncrétique fonctionne comme une sorte de résumé des deux grands sujets de l’heure, mais n’en éclaire vraiment aucun. De plus, le déchiffrement en est progressif, étagé et, partant, quelquefois compliqué, ce qui contredit l’une des premières qualités du dessin de presse : l’immédiateté de son impact.
Plantu ne me fait sourire qu’une fois sur dix, environ. Ce ne sont certes pas ses sculptures, engluées qu’elles sont dans l’anecdotique, qui ajouteront à sa gloire. Pour ne le comparer qu’aux autres dessinateurs du Monde, Sergueï a plus de fantaisie poétique, Pancho est meilleur portraitiste et Pessin a un sens bien plus aigu de la réplique qui fait mouche. Il faut pourtant s’y résigner : Plantu restera sans doute encore de longues années la coqueluche d’une intelligentsia parisienne qui l’admire… les yeux fermés.
Texte inédit - octobre 2003