ACTES SUD - l'An 2

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Anthony Pastor se raconte

par Anthony Pastor

Le site SuccoAcido a récemment mis en ligne une interview d’Anthony Pastor, l’auteur d’Ice Cream, de Hotel Koral et bientôt de Las Rosas. Nous la reproduisons ici avec son accord.

Anthony Pastor
interviewé par Marion Weber

«  Souvent j’aime justement dessiner des objets très quotidiens, pour évoquer le fait que derrière ces choses que l’on croit connaître se cachent des grands mystères... »

Cher Anthony, un grand merci pour le temps que tu nous accordes. Tout d’abord, peux-tu te présenter en quelques mots ?
J’ai 35 ans, je vis dans le sud de la France. J’ai fait un Deug d’Arts plastiques à l’université Paris 8, de 1991 à 1993, puis je suis rentré aux Arts décoratifs de Paris jusqu’en 1996. Depuis j’ai fait pas mal de petits boulots mais j’ai essentiellement travaillé dans le théâtre, à la création/ construction de décor, à la régie mais aussi à l’écriture et à la mise en scène. J’ai publié deux BD, Ice Cream en 2005 et Hotel Koral en 2008.

Comment t’es-tu retrouvé dans le milieu théâtral ?
A l’université j’avais beaucoup d’amis qui faisaient de la BD, mais en rentrant aux Arts-Déco j’ai commencé à rencontrer des gens dans le théâtre. J’avais toujours vu ma mère jouer dans des troupes amateurs et j’aimais ça. J’ai vite apprécié le travail en groupe, le plaisir du spectacle vivant, très opposé au travail solitaire du dessinateur face à sa planche à dessin. Mais la BD ne m’a jamais quitté, sauf que, entre une chose et l’autre, j’ai mis du temps à aboutir un projet. Ce n’est qu’à 30 ans que j’ai décidé de m’y remettre sérieusement ; si je ne le faisais pas alors, j’avais l’impression que je ne le ferai jamais. Jusqu’en 2007, je menais mes deux activités parallèlement mais aujourd’hui je ne travaille plus dans le théâtre, je me concentre sur la BD. J’y reviendrai peut-être plus tard.

Est qu’il y a une accointance entre la bande dessinée et le théâtre, pour toi ou en général ?
La BD est très formatrice, ça m’a toujours servi, tout le travail que l’on fait autour de la narration, des décors, des personnages. On doit tout gérer et, ce faisant, on apprend beaucoup sur le fait de raconter et d’exprimer des choses. C’est un médium différent mais le but est le même. Quand on raconte des histoires on se nourrit de tout, mon expérience dans le théâtre me sert forcément aujourd’hui et m’aide certainement à mieux mettre en scène une situation, à mieux choisir un décor, ou à savoir bien aller à l’essentiel, ou encore à s’attacher aux symboles. Il est aussi tout à fait possible de se servir plus explicitement de procédés théâtraux, comme un plan fixe, un décor unique. J’ai déjà fait des essais dans ce sens. On peut très bien adapter un texte de théâtre en BD. D’un point de vue technique, j’essaie de penser parfois aux éclairages comme si j’étais sur une scène. Il y a donc de multiples ponts. J’en vois encore un, quand on aborde une pièce de théâtre, on essaie d’apporter une vision particulière, on ne fait pas forcément du Shakespeare en costumes d’époque aujourd’hui. J’ai gardé ce genre de réflexes. Pour Hotel Koral, j’ai planté un décor américain alors que ce n’était pas prévu au départ. Ça m’arrive aussi d’inverser des rôles pour mes personnages, comme au théâtre quand on s’amuse à donner un rôle masculin à une femme par exemple.

Est-ce que tu peux imaginer un projet interdisciplinaire entre le théâtre et la BD ?
On peut sûrement faire des choses... Il faudrait une rencontre... Si c’était un projet personnel je pense que je ne mélangerais pas forcément les genres, je prendrais plutôt le théâtre comme des vacances, l’occasion de faire des choses que je ne peux pas faire dans les livres

Alors, parlons de ton travail. Hotel Koral est ton deuxième livre. Peux-tu dire à nos lecteurs quelque chose sur l’histoire et l’arrière-plan ?
Hotel Koral est venu d’un thème assez précis, je voulais parler des crimes de guerre, des génocides, notamment ceux de la Deuxième Guerre mondiale. Je suis sensibilisé à ces thèmes depuis tout petit par mon grand oncle qui était un républicain espagnol, survivant de Mauthausen. Il est décédé depuis peu. Je me suis toujours posé des questions par rapport à la survivance de la mémoire. Voilà le point de départ, mais je ne voulais pas parler trop précisément de la Shoah. Je me suis documenté sur d’autres tragédies, comme celle du Cambodge sous les khmers rouges. Je voulais essayer d’en retirer des points communs, mais je n’avais pas l’ambition d’en donner une vision... Je savais que je devrais juste en évoquer quelques aspects. Je me suis orienté vers une sorte d’huis-clos en partant sur la rencontre d’une victime et de son ancien bourreau...

Comme ta première BD, c’est aussi un thriller politique.
Non la première est un polar d’ambiance, rien de politique, plutôt de la métaphysique, le personnage principal cherche à approcher la mort. En fait, je suis plus à l’aise avec des histoires d’ambiance, tissées autour des relations humaines... Le genre du polar ou du thriller n’est qu’un emballage, un système pour faire avancer l’histoire, un prétexte à l’analyse des atermoiements humains. Il y a des chances que cette parenthèse un peu plus politique d’Hotel Koral soit une exception. D’ailleurs le traitement que j’en ai fait est plutôt assez flou sur l’aspect politique.

Tes dessins sont tout en hachures, et ton trait est extrêmement réaliste, dynamique. En regardant les images pendant un moment, on a l’impression qu’elles commencent à bouger.
Quand j’ai commencé à réaliser Ice cream, je me posais des problèmes sur le style du trait, le trait de contour, j’avais au départ prévu de travailler dans un style beaucoup plus lâché et moins réaliste. Au fil des essais, j’ai fini par évacuer ce problème en travaillant uniquement avec des valeurs, sans contour, cela m’a amené vers un rendu que je qualifierais de photographique. Après une longue période que j’avais passée sans dessiner, j’éprouvais le besoin de travailler mes gammes, d’analyser l’ombre et la lumière, et je ne me sentais pas assez confiant pour simplifier trop vite, d’où ce style assez fouillé. Par contre, je voulais le faire avec un minimum de moyens, j’ai choisi le stylo à bille, médium ingrat au départ. C’était un espèce de challenge personnel, peut-être un peu vaniteux...

Comment conçois-tu tes histoires et comment procèdes-tu pour les emmener jusqu’au bout ?
Ma méthode de travail, s’il y en a une, est en train d’évoluer à chaque nouvel album. Jusqu’à présent j’avais plutôt écrit l’histoire en la dessinant sous forme d’un story-board assez classique pour de la BD, avec des bulles, c’est comme ça que j’écrivais plus facilement. Pour mon premier livre j’ai pris la liberté d’improviser à partir de ce premier canevas ; j’ai avancé par le dessin en oubliant un peu le texte. Une fois les dessins terminés les dialogues que j’avais prévus dans des bulles ne collaient plus au rythme beaucoup plus lent des deux images par page et j’ai retravaillé un texte complètement différent. Pour le deuxième, j’ai un peu plus suivi mon premier story-board, je l’ai juste réadapté à un découpage en deux cases. Pour le troisième, à venir, j’ai écrit l’histoire avant de dessiner, j’ai donc en main un vrai scénario écrit. C’est vrai que la BD est un boulot de longue haleine et jusqu’à maintenant j’ai essayé de trouver, pour avancer, un équilibre entre un peu d’improvisation (la liberté d’accueillir les changements qui s’imposent avec le temps qui passe) et la nécessité de suivre une ligne conductrice, qui permet de ne pas tout remettre en cause à chaque instant.

Quelques artistes disent qu’ils dessinent quelque chose (un thème) pour le comprendre mieux... toi aussi ?
J’essaie de raconter une histoire, et je dessine parce que je suis plus à l’aise avec ce médium qu’avec l’écriture seule. Du coup, je crois que je dessine plutôt pour poser des questions. Souvent j’aime justement dessiner des objets très quotidiens, pour évoquer le fait que derrière ces choses que l’on croit connaître se cache des grands mystères. Je ne crois pas que, le dessin fini, je les ai mieux comprises. Le dessin serait plutôt un constat d’échec à appréhender la réalité, mais c’est ce qui fait que l’on a toujours envie de réessayer. On peut considérer que ça revient à essayer de mieux comprendre notre monde, mais c’est une tentative vaine.

Quelles sont pour toi les facettes les plus intéressantes dans ce métier ?
Mettre en scène en toute liberté, créer des situations et des personnages et les voir évoluer sous mes yeux jusqu’à ce qu’ils m’échappent. Sans restriction de budget (en comparaison avec le cinéma).

Où prends-tu ton inspiration ? Et qu’est-ce qui te donne la discipline et l’énergie de faire un travail aussi intense ?
L’inspiration je la pioche un peu partout, de la vie, de lectures, d’images... Au départ c’était un rêve d’enfant, c’est devenu une chance, la chance de faire ce qui me plaît. Mais c’est un travail aussi, et ça n’enlève rien au rêve. J’ai le côté travailleur, avoir une discipline régulière ne me pose pas de problèmes. Et puis j’ai une petite famille et je compte bien réussir à la nourrir, ça c’est mon côté fils d’immigré.

Dans ton premier livre tu as donné un cadre à tes images, plus dans le deuxième, pourquoi ?
Après m’être écarté de la bande dessinée pendant quelque temps, j’ai éprouvé le besoin de remettre à plat les bases de la narration pour comprendre comment raconter une histoire, partir du minimun narratif. Je faisais tout en même temps, j’avais besoin d’un cadre régulier pour avancer. En m’intéressant à des artistes photographes, je cherche à trouver d’autres façons de cadrer pour enrichir mes réflexes BD, pleins de stéréotypes. Abandonner les tours de cases dans le deuxième était une façon de mieux montrer le dessin en train se faire, de moins le montrer comme une photo. Je ne sais pas si ça marche...

Qu’est-ce que tu préfères, la phase de recherche, de développement et d’élaboration ou le moment quand le livre est fini ? Quelle sont tes émotions quand tu as fini un livre ? Penses-tu déjà aux prochains ?
Le moment où l’histoire commence à germer est particulièrement excitant, ce moment où tout est encore possible. Après on fait des choix, c’est-à-dire qu’on abandonne des choses, c’est plus douloureux, mais ensuite on approfondit et on rentre dans une deuxième phase où l’histoire prend de la densité, ça aussi c’est intéressant, quand les personnages commencent à exister. Tout au long de l’élaboration on se trouve des petits plaisirs pour permettre d’avancer mais ce n’est plus comme ces premiers moments de liberté totale. Une fois le livre publié, il est déjà loin, j’ai eu du plaisir à voir le travail abouti, mais simultanément vient l’angoisse du regard du public, le livre ne nous appartient plus... J’ai besoin de repartir tout de suite sur un nouveau projet, c’est ça qui me tient.

Comment choisis-tu tes histoires, si tu dis que tu prends tes inspirations de tes lectures et des images que tu regardes ? Comment avances-tu pour développer et transformer ton scénario et ton storyboard ?
Dans la première phase de création, en général je consomme beaucoup de choses, je regarde beaucoup de photos, de films, je lis... J’ai besoin de matière. Puis plus j’avance, moins je veux voir de choses, moins je lis, sinon je changerais de direction trop souvent. Sinon, je suis souvent une structure basique en trois actes : présentation, nœud, dénouement. Je me sers d’un style de littérature policière pour faire avancer l’histoire, je mets en place une sorte d’intrigue, une sorte de suspens, même si je suis souvent loin d’une vraie enquête. Pour les images, je me laisse guider par les choses que j’ai envie de dessiner.

(...)

Est-ce qu’il y a quelque chose que tu n’aimerais jamais avoir à dessiner, jamais ?
Non je ne sais pas. Je ne dessine que ce qui me plaît, alors j’imagine que je pourrais faire une liste des choses que je ne me vois pas dessiner, mais ça ne serait peut-être pas très intéressant et puis ça pourrait changer. Je peux quand même dire qu’en général, je ne suis pas à l’aise avec des images trop violentes ou trop crues.

Tu as travaillé aussi pour quelques fanzines ? Lesquels ? Que faisais-tu ? Le fais-tu encore ?
Ça date de mes années à l’université, de 1991 à 1993, un fanzine qui s’appelait Beurk. J’y dessinais des histoires courtes. Depuis, je n’ai plus rien fait dans des fanzines, seulement quelques boulots dans la presse.

(...)

Pourrais-tu nous parler des codes de représentation que tu utilises dans tes dessins ?
Eh bien, je ne sais pas si je suis capable de faire une analyse poussée des codes que j’utilise, ni si j’en suis tout à fait conscient. Je suis toujours un peu en recherche et encore aux balbutiements de mon travail, donc je n’ai pas encore beaucoup de distance par rapport à ce que je fais. Je peux peut-être dire que j’ai choisi jusqu’à maintenant un rendu réaliste voir hyperréaliste, avec des cadrages qu’on pourrait faire avec un appareil photo, dans un souci de mettre le lecteur dans un rapport confortable et familier avec les images. Dans un premier temps, parce qu’ensuite je m’ en sers plutôt pour déstabiliser. J’essaie aussi de pousser le réel du quotidien jusqu’au symbolique.

La France est une grande nation de bande dessinée, avec son histoire propre, l’Allemagne non. Au cours de ma recherche sur la BD indépendante, j’ai pu me rendre compte qu’il y avait beaucoup de mécontentement par rapport à l’appréciation culturelle de la BD. Et je suis tombée sur une phrase d’un Autrichien qui travaille à améliorer cet état de fait, il dit : « Le futur de la BD se trouve dans le dialogue entre les disciplines. » Peux-tu nous donner ta propre interprétation en tant que Français ?
Il est clair que la BD, même si elle a beaucoup évolué ces dernières années dans la vision que les gens en ont (en France, certains titres ont maintenant toute leur place dans des librairies dites « sérieuses », de littérature générale), elle n’en reste pas moins encore considérée par le plus grand nombre comme un divertissement léger, vite consommé et surtout réservé aux jeunes. Beaucoup de gens avouent aussi n’avoir pas accès à ce médium, littéralement ils n’arrivent pas à lire la BD. Pour résumer et en caricaturant un petit peu, la BD est un truc qu’on démarre petit, sinon on n’y comprend rien, et si on le pratique encore en étant grand c’est qu’on n’a pas grandi ! Ça évolue, mais je pense qu’il est difficile de donner des solutions rapides au problème, c’est complexe. Le dialogue entre les disciplines existe déjà, qu’il continue, qu’il soit poussé c’est très bien, mais je ne sais pas si ça résout tout. La BD doit être réellement mise en valeur en tant que telle, et ne pas attendre qu’un autre médium la mette à l’honneur, elle risque de disparaître derrière. Enfin, il faudrait discuter avec cet ami Autrichien, j’imagine qu’il sous-entendait pas mal de choses derrière cette phrase...

Comment tu évalues le succès et la grandeur, d’un point de vue personnel mais aussi dans l’approche et la chose artistique ?
Je place cette idée de succès et de force d’une œuvre essentiellement dans la durée. Avoir toujours envie de faire, avoir du plaisir, continuer à chercher, rester exigeant et honnête dans sa production, avoir le courage de prendre des virages à 90 degrés, tout ça... Quant à avoir du succès ça c’est une autre affaire. Je pense qu’en étant vrai et sincère, en faisant avec ce qu’on est, on rencontrera forcément son public. Mais il est difficile de savoir pourquoi un livre (ou un tableau) marche plutôt qu’un autre, cette une alchimie complexe, et peut-être qu’il vaut mieux pour le créateur de ne pas trop se frotter à cette analyse. On a parfois ce sentiment enthousiasmant que quelque chose est fort, quand ça nous échappe, mais parfois on se trompe. En tout cas, ce qu’on ressort après pas mal de temps et qui marche encore, a des chances d’être bien... Encore la durée.

Peux-tu nous en dire un peu plus sur ton projet en cours, Las Rosas ?
C’est un projet assez dense, il y aura un peu plus de 300 pages, avec un découpage plus libre (j’ai abandonné les deux cases par page, et j’utilise des bulles ). L’histoire se déroule dans un désert où un village de femmes, fait de caravanes, est planté au bord d’une route et d’une station-service, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, sans qu’on sache jamais de quel côté on est. Ça parle donc de femmes, mais aussi de paternité, d’amour... C’est une histoire construite autour de plusieurs personnages clés dont on suit les états d’âmes, les désillusions, les angoisses, les espoirs et les rêves. Le titre est donc Las Rosas et le sous-titre « Western tortilla à l’eau de rose ». La technique de dessin sera assez différente. Publication prévue chez Actes Sud - L’An 2 en début d’année prochaine.

D’autres projets pour le futur ?
Pas pour l’instant, peut-être que Las Rosas aura une suite, mais je ne sais pas encore s’il y aura quelque chose d’autre entre temps.

Quelles musiques écoutes-tu ?
Tom Waits, Manu Chao, Alain Bashung, du jazz, du rap ( RZA par exemple ), des groupes espagnols ( Muchachito, Macaco ), du flamenco... enfin plein de trucs.

Comment c’est, la vie dans le sud de la France, par rapport à Paris ?
Il fait plus chaud, les gens sont moins stressés et on a plus de place, entre autres. Je vis dans un petit village, donc tout est très différent, la nature est plus proche... Quand au reste, il n’y a pas d’endroit idéal, tout dépend du moment qu’on vit. Moi je me sens bien ici en ce moment, surtout pour ma vie de famille.

Eh bien, cher Anthony, je te remercie beaucoup pour cette interview très sympathique.
Merci beaucoup à toi.

© succoacido
www.succoacido.net
21 juin 2009
Nos remerciements à Marion Weber et Marc De Dieux.