ACTES SUD - l'An 2

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Interview de Milan Hulsing

par

Reprise du site www.maxoe.com, avec l’aimable autorisation de Sébastien Moeg.

Peux-tu te présenter à nos lecteurs ?

Je suis né à Amsterdam en 1973, d’un père néerlandais et d’une mère tchèque. Même si mes parents étaient très ouverts d’esprit, on ne peut pas dire que j’ai grandi dans une ambiance artistique. Pourtant, cela ne nous a pas empêchés, mon frère et moi, de nous diriger vers la bande dessinée et l’animation. J’ai commencé à écrire de courts récits pour des petits magazines. Ces récits étaient toujours un peu bizarres, jouant sur le suggéré et les dangers. Il y a, aux Pays-Bas, beaucoup de bons dessinateurs mais comme le pays n’est pas très grand, il est difficile de vivre de la bande dessinée. Par chance, me débrouillant assez bien dans l’animation, j’ai fini par travailler dans ce domaine. J’ai ainsi réalisé par exemple le film Magic Show, en 2009, pour Sylvia Kristel. Il y a cinq ans, ma femme a eu une proposition de travail en Egypte et nous avons décidé de déménager là-bas avec nos deux enfants. J’aime travailler dans le film d’animation mais, intellectuellement, j’avais besoin d’un autre stimulant. C’est pour ça que tout en poursuivant dans l’animation, j’ai commencé à réfléchir à la réalisation d’un long roman graphique. En Egypte, j’ai trouvé le temps et l’inspiration pour l’entreprendre.

Cité d’argile est basé sur la nouvelle Over the Bridge de Mohamed El-Bisatie. Quand as-tu découvert ce texte et quand as-tu décidé de l’adapter en bande dessinée ?

C’est ma femme qui a découvert ce texte. Je l’envie d’être une si bonne lectrice. J’aime bouquiner mais je prends mon temps. En revanche ma femme est une véritable dévoreuse de livres ! Connaissant mes goûts, elle m’a recommandé ce texte. Un de mes livres préférés est Les Ames mortes de Gogol. Le livre de Mohamed El-Bisatie possède beaucoup de points communs avec lui. Ce n’est pas étonnant car Gogol et la littérature russe ont eu une grande influence sur la littérature égyptienne.

Tu vis en Egypte depuis quelques années. Peux-tu nous parler de la situation actuelle de ce pays ?

C’est assez fluctuant. Il y a une semaine, beaucoup de nos amis étaient déprimés de voir grandir ce que nous appelons la « contre-révolution silencieuse » et la position souvent peu claire des militaires. Il y a aussi la crainte de voir la révolution récupérée par les forces religieuses. Récemment s’est tenue une grande manifestation à Tahrir, dans l’esprit des premiers jours de l’insurrection. Un mélange de personnes et de groupes radicalement différents mais qui ont entamé entre eux des discussions saines. Il reste donc de l’espoir, en ce moment du moins...

Salem, le héros de l’histoire, construit une ville imaginaire afin de détourner de l’argent public. L’idée de la ville imaginaire est une thématique très présente en littérature (Platon, Italo Calvino, Jorge Luis Borges...), ici pourtant elle est loin d’être une ville idéale. Khaldiya est-elle un raccourci des problèmes que rencontre l’Egypte actuellement ?

Je ne pense pas que Khaldiya soit une cité utopique. Elle est ce que l’on appelle une dystopie (ou contre-utopie). Salem doit créer une ville qui coûte suffisamment cher à l’administration pour que son existence ne soit pas remise en cause. Pour cela, il est obligé de mettre en place une police d’état et d’inventer des problèmes de sécurité. La réalité devient fiction. Tous les rapports de police archivés peuvent aussi être factices. Mais comme l’histoire n’est pas très linéaire et qu’elle est parfois coupée, on ne peut pas affirmer que Salem soit l’auteur réel des chapitres sur Khaldiya. Une tension naît de ce que nous lisons.

Ce qui inquiète, dans cette histoire, c’est que, si Salem détourne de l’argent, le lecteur ne connaît finalement pas son but réel. La tension qui s’installe progressivement dans cette histoire est-elle pour toi l’une des clefs de ce drame ? Salem n’est-il pas finalement la victime d’un système qui favorise l’exclusion et l’isolement ?

Je ne pense pas que Salem soit une victime. J’ai sincèrement pitié de lui. Je crois que beaucoup de gens sont dans sa position et occupent des emplois « intellectuels » sans aucune perspective d’avenir jusqu’à la fin de leur vie. Mais lui ne peut pas. On peut dire que nous sommes dans une histoire qui parle de la folie. Il n’y a pas toujours de logique dans les actions et les choix de Salem, pas plus que dans la manière dont il façonne Khaldiya dans sa tête. Son drame personnel, celui qu’il projette sur l’inspecteur de Khaldiya, pourrait aussi être imaginé. Dans ce sens nous pouvons dire qu’il est sa propre victime. Mais c’est vrai que j’ai eu besoin de ce drame personnel pour ouvrir une fenêtre dans l’esprit fermé de Salem.

Tu as choisi de n’utiliser que peu de couleurs dans ce roman graphique (différentes teintes de brun : sépia, ocre...). Est-ce un choix délibéré et spécifique à cette histoire pour accentuer la tension ou bien est-ce quelque chose sur lequel tu travailles plus généralement ?

J’ai beaucoup travaillé en noir et blanc et certains de mes contes ressemblent à de la gravure sur bois. Il est exact que mes bandes dessinées, tout comme mes illustrations, sont généralement dans des teintes plus « conventionnelles ». Je pense cependant qu’il fallait que je fasse ce choix pour ce livre. Il est difficile de parler des partis pris esthétiques et de dire en quoi ils affectent l’histoire d’un point de vue dramaturgique. Pour moi ces couleurs correspondent très bien à l’Egypte.

L’humour, même s’il s’agit d’humour noir, n’est pas totalement absent du récit (je pense par exemple au passage avec la danseuse qui reçoit de l’argent de la part de Salem ou au formulaire administratif qui apparaît à la fin du livre). Cela donne en quelque sorte des « respirations » au récit. Est-ce aussi un moyen d’accentuer la portée de cette histoire ?

Je suis heureux que vous parliez de l’humour qu’il peut y avoir dans cet album. Des parties de l’histoire relèvent en effet du grotesque, comme le franc-parler et l’ignorance des réalités sociales de l’inspecteur. Si ce n’est pas humoristique, c’est au moins grotesque ! La violence dans mon livre n’est pas du genre de celle que l’on trouve dans certaines bandes dessinées - la douleur et les blessures sont bien réelles -, il a donc fallu que je travaille spécifiquement pour placer ici ou là des touches d’humour noir. Je ne voulais pas rire des victimes. Ce qui produit de l’humour, selon moi, c’est la différence entre les intentions de chaque personnage et les résultats concrets qu’ils obtiennent, tout comme l’idée fausse qu’ils ont d’eux-mêmes. Il fallait aussi que je place des scènes plus concrètes et plus claires pour le lecteur, pour desserrer l’emprise. Ces passages permettent de garder un contact avec le temps qui passe. J’avais besoin de m’assimiler plus ou moins à chaque personnage. Je devais me rapprocher du caractère de Younis pour avancer. Il est rongé par la tristesse mais reste pourtant foncièrement comique. Je pense que je l’aime malgré ses faiblesses. Lorsque j’ai demandé à Mohamed El-Bisatie de me parler de Younis, son visage s’est éclairé d’un sourire. Il m’a dit : « Ah Younis... », comme s’il s’agissait d’un de ses vieux amis.

As-tu rencontré des difficultés dans l’adaptation de cette histoire et as-tu pris certaines libertés par rapport au texte de Mohamed El-Bisatie ?

Dans le livre original, l’inspecteur est un personnage à part entière. Les parties concernant la ville de Khaldiya sont écrites dans un deuxième temps. Il y a dans le roman tout un jeu linguistique autour de chaque narrateur pour distinguer les parties entre elles. J’ai essayé de construire mon récit de cette façon mais cela ne fonctionnait pas. Du coup, mon histoire ne comporte pas de narrateur. Même si l’on peut dire que Salem est l’auteur des parties concernant Khaldiya, il est difficile de mettre en évidence ce lien dans ma propre version. J’ai également dû composer avec le nombre important d’anecdotes qu’utilise Mohamed El-Bisatie dans le roman. J’ai essayé de rendre l’histoire plus linéaire pour qu’elle puisse prendre la forme d’un roman graphique. J’ai aussi changé la fin de l’histoire car je la trouvais un peu abrupte. J’ai pensé qu’il était nécessaire de la retravailler. J’ai procédé à de nombreuses adaptations au fur et à mesure que j’avançais dans mon travail ce qui a modifié également l’ordre de certains évènements.

Que retiens-tu de ce travail sur ce projet ?

Je pense que je me souviendrai tout particulièrement des scènes que j’ai réalisées de Younis. Avec certains amis, je me promène de temps à autre la nuit de manière semblable, sans but précis. Nous nous asseyons dans le centre pour prendre un café. Dans les scènes que j’ai réalisées pour cet album, j’ai pu projeter ma vision du Caire.