1990 © Thierry Groensteen
L’histoire de l’art atteste que toutes les disciplines créatives ont, dès leur apparition ou presque, entrepris de se réfléchir, c’est-à-dire à la fois de susciter leurs propres simulacres et de soumettre à examen les méthodes par lesquelles adviennent le sens et les affects perçus par le public. Quelles manières de spécularité la bande dessinée a-t-elle cultivées, et selon quels fonctionnements spécifiques, voilà les questions auxquelles cet article voudrait tenter de répondre [1].
Je distinguerai cinq grands types de procédures réflexives, qui se manifestent chacune par un traitement particulier du code : l’objectivation, le travestissement, la dénudation, la métaphorisation et l’égospection.
Il y a objectivation du code chaque fois qu’une bande dessinée fait de la bande dessinée l’objet même de son récit ; travestissement du code lorsqu’une bande dessinée objective la bande dessinée en faux, offrant du code une perception erronée ; dénudation du code quand une bande dessinée se désigne explicitement comme bande dessinée ; métaphorisation du code lorsqu’une similaire désignation s’opère sur le mode implicite de l’analogie ; égospection du code, enfin, dès l’instant où une bande dessinée anticipe de quelque façon sur l’acte de lecture, soit qu’elle manifeste sa « conscience » d’être regardée, soit qu’elle accueille au sein de la diégèse une réplique de l’instance lectorale, un personnage tenant lieu de lecteur.
Hors de toute référence à l’orthodoxie sémiotique, le mot code me sert ici de raccourci pratique pour désigner la bande dessinée comme telle. Plus précisément, ce terme équivaut à la somme des quatre aspects constitutifs qui me semblent les plus pertinents par rapport au thème de la réflexivité. Ces quatre aspects sont : 1) la « matière graphique » de la bande dessinée ; 2) son dispositif de représentation/énonciation, fondé sur la notion de séquence ; 3) son processus d’élaboration — lequel, nonobstant les variantes qu’il connaît dans la pratique, peut être considéré comme relativement stable, et dans sa chronologie, et dans ses instruments ; 4) enfin, ce que Christian Metz nommerait son « institution » : festivals, récompenses, circuits de distribution, tribunes critiques, c’est-à-dire tout ce qui gouverne l’accès du public aux œuvres, sur le plan pragmatique mais aussi sur le plan symbolique, en tant que LA bande dessinée se pare pour certains d’une dimension mythique.
Cette définition restrictive du code suffit à expliquer pourquoi je n’inclurai pas dans le champ des procédures réflexives la parodie de telle ou telle BD spécifique (par exemple, les innombrables détournements pirates des Aventures de Tintin). En effet, ce que s’emploient à railler les parodistes, ce sont toujours des éléments de la fable prise pour cible. Ils ne visent que le contenu diégétique des oeuvres, et ignorent leur mode d’inscription particulier dans le code de la bande dessinée, tel qu’il vient d’être défini. Rien, en somme, ne distingue formellement la parodie graphique d’une bande dessinée de la parodie graphique d’un film, ou d’un roman.
Pour des raisons du même ordre, j’écarterai aussi les bandes dessinées qui, en telle de leurs séquences (l’ouverture de Chaminou et le Khrompire de Macherot et la fin du Rendez-vous de Sevenoaks de Floc’h et Rivière me tiendront lieu d’exemples), se désignent comme fictions, et par là rendent manifeste leur inscription dans le « genre narratif » en général, mais sans spécifier aucunement leur appartenance à l’ « espèce » bande dessinée plutôt qu’à d’autres. (Sevenoaks se donne même, tout au contraire, les apparences d’un récit littéraire, d’inspiration borgesienne).
On l’aura compris : le point de vue défendu ici requiert deux conditions pour qu’une bande dessinée soit admise comme réflexive. Elle doit, sans doute, faire retour sur elle-même ou sur la forme expressive dont elle se réclame ; mais c’est en outre et précisément le fait même de cette appartenance à la bande dessinée que cette « réflexion » doit souligner ou interroger, indépendamment de toute autre caractéristique.
Les cinq procédures dont se compose la typologie proposée ne s’excluent pas mutuellement, et même, on ne les rencontre pas si souvent à l’état pur. Comme la définition succincte déjà donnée suffit à le faire apparaître, l’objectivation et le travestissement sont des procédures cousines, tout comme la dénudation et la métaphorisation marchent de pair. Dans les exemples considérés, je signalerai certaines occurrences mixtes ; d’autres fois, je ne retiendrai volontairement que la procédure dominante, laissant au lecteur le soin d’en chercher les ramifications et les métissages.
Seuls seront signalés, pour chaque type de procédure, quelques exemples, sans souci d’exhaustivité. Les œuvres citées — dont je ne pourrai fournir d’analyse détaillée, faute de place — ont été retenues, soit pour leur notoriété (les classiques), soit pour leur singularité (les curiosités), soit encore pour leur qualité d’évidence (les cas exemplaires).
1. L’OBJECTIVATION DU CODE
« Objectiver » le code, c’est, ai-je suggéré, en faire l’objet même du récit. Il arrive en effet qu’un récit emprunte explicitement ses personnages, objets et décors au milieu professionnel de la bande dessinée, à son folklore, voire à sa mythologie. En tant qu’institution, la bande dessinée compte plusieurs « emplois » susceptibles d’être objectivés et d’accéder aux premiers rôles ; ainsi le fan, épinglé notamment par Jean-Claude Forest ([A Suivre] "spécial Hergé", pp. 78-79), le collectionneur (cf. Florence Cestac, "Mickson et les collectionneurs", dans Métal hurlant n°79, ou certaines planches de l’album de Jannin et Delporte Les collectionneurs), l’éditeur de fanzines ("Lucien, Ricky, Gillou et Riton à la Convention"", de Margerin, dans Bananes métalliques) ou encore le critique (Francis Lacassin portraituré en François de la Jacassine dans L’indispensable Achille Talon, de Greg, mais aussi le personnage de Milos imaginé par Fromental et Floch dans En pleine guerre froide), tous personnages évoqués, bien sûr, dans l’exercice de leur fonction institutionnelle.
C’est toutefois le plus souvent la figure du dessinateur qui fait l’objet d’une mise en « scène », empreinte soit d’ironie (l’expression de « mise en boîte » serait alors préférable), soit de sympathie, voire d’une certaine commisération.
Si la vie de Jijé (alias Joseph Gillain, le créateur de Blondin et Cirage, Jean Valhardi et Jerry Spring) dessinée par Chaland mêle l’hommage et l’irrévérence, conformément à la stratégie de l’ambiguïté typique de cet auteur [2], l’ironie (confinant parfois à l’autoflagellation) imprègne diverses productions de Joost Swarte, Régis Franc, Nikita Mandryka, Elzie Crisler Segar et Carlos Gimenez. Plusieurs clichés sont ainsi tournés en dérision : celui de la vocation (Swarte, "Les aventures d’Hergé il y a cinquante ans"", pp. 23-25 de l’album "30/40"), celui de l’humoriste-qui-n’est-pas-drôle-dans-la-vie (voir l’épisode de Popeye intitulé "Le clairon quotidien", 1934, repris dans le vol. 4 de l’édition "Copyright"), celui de la création avilie par l’argent ("Les aventures de moi", par Mandryka, dans le n° 1 de L’Echo des Savanes, 1972).
La série de Gimenez Les professionnels (trois albums parus chez Audie) retrace la vie d’une agence de BD barcelonaise dans les années soixante. La bande dessinée y occupe toutefois moins de place que les fantasmes sexuels, et singulièrement scatologiques, qui agitent des dessinateurs-potaches dont l’infantilisme parait entretenu (à dessein ?) par un directeur paternaliste. Le message est ici foncièrement ambigu, la dénonciation de conditions de travail aliénantes ayant comme effet pervers le renforcement de cette idée reçue : les auteurs de bandes dessinées seraient de grands enfants attardés. La même ambivalence se retrouve dans le récit de Régis Franc, "Super Débyll" (dans Histoires immobiles et récits inachevés), ou la complainte d’un dessinateur désabusé qui aurait voulu être pianiste.
En revanche, c’est un regard empreint de sympathie que pose Will Eisner sur Billy Eyron, le protagoniste de The Dreamer (1986 ; version française en 1988, intégrée dans l’album Soleil d’automne à Sunshine City), ce jeune homme pauvre « entré en bande dessinée » dans les années trente comme on entre en religion. Chez Eisner, le rapport à l’enfance perd toute connotation péjorative : le héros finira par réussir parce qu’il s’obstine à prendre ses rêves pour des réalités.
Plus émouvant encore est ce chapitre des Histoires amicales du bar à Joe intitulé "Petits desseins". Nous y faisons connaissance avec Sammy, dessinateur de comics pour la « Wagner », au moment de son départ à la retraite. Cet événement coïncide avec une prise de conscience, certes tardive, de la médiocrité de son œuvre comme de son existence, et avec un sursaut d’ambition. Sammy se fixe un nouveau modèle de vie (traduction dans la diégèse : la femme avec laquelle il nous une idylle exerce la profession de modèle), il change de regard sur lui-même (on le voit casser ses lunettes et chausser une paire de rechange). Dessinant désormais pour son seul plaisir, il esquisse un nouveau personnage inspiré par un quidam aperçu peu auparavant. Le quidam n’était autre qu’Alack Sinner [3], le « héros » habituel de Muñoz et Sampayo, qui se trouvent être aussi les auteurs de ces "Petits desseins".
Enfin, leur double expérience d’auteurs et d’éditeurs a incité Florence Cestac et Jean-Marc Thévenet à nous donner, avec Comment faire de la « bédé » sans passer pour un Pied Nickelé (Futuropolis, 1988), un témoignage critique, mais complice, sur les « gens de BD », à travers une galerie de portraits souvent savoureux.
La réflexivité, lorsqu’elle emprunte la procédure de l’objectivation, ne va guère au-delà de l’anecdote. Aussi offre-t-elle peu de matière au théoricien de la bande dessinée. Il est cependant permis de s’intéresser, en sociologue, à l’image que la bande dessinée propage d’elle-même, et à la conformité de cette projection imaginaire avec son image sociale et son statut symbolique réels.
Un sort particulier doit être réservé aux BD dans lesquelles l’auteur introduit, sous la forme d’un « double de papier », sa propre effigie. Je précise aussitôt que, conformément au postulat énoncé tout à l’heure, ce phénomène d’autoreprésentation m’intéresse seulement quand le personnage né de cette projection dans la diégèse conserve le statut de dessinateur (ce qui écarte notamment de mes propos les transcriptions en bande dessinée de souvenis d’enfance et les fictions où, selon une pratique chère notamment à Guido Buzzelli, le dessinateur prête ses traits à un héros qui, par ailleurs, ne lui correspond en rien).
Soit donc, entre autres cas, l’auto-interview dessinée par Jean Giraud (alias Moebius) pour Les cahiers de la bande dessinée, et des séries comme Pauvre Lampil, de Willy Lambil et Raoul Cauvin, ou Le gang Mazda, de Darasse et Hislaire (toutes deux éditées par Dupuis). J’ai exploré ailleurs la veine autoreprésentative chez les Américains Harvey Pekar, Art Spiegelman et surtout Robert Crumb [4]. A égalité avec celle de Gotlib, l’œuvre de Crumb est sans doute la plus riche en incarnations graphiques du Moi aussi diverses que passionnantes.
C’est le regard du psychologue qui est, cette fois, prioritairement sollicité. Mais s’il vaut la peine de s’intéresser aux thèmes de la mortification chez Crumb ou du narcissisme chez Gotlib (et de montrer combien ces deux auteurs sont passés maîtres dans l’art d’ironiquement superposer les masques), il me faut reconnaître que le phénomène autoreprésentatif dans la bande dessinée ne présente aucun trait distinctif notable par rapport à la « mythologie du créateur » telle qu’elle s’est constituée ailleurs, mythologie dont Claude Abastado a recensé les figures [5]. Ainsi voit-on Gotlib, dans la Rubrique-à-brac et plus tard dans des récits comme La coulpe ou Veillée des chaumières, se projeter successivement en Messie, en visionnaire, en dandy, en rebelle, en saltimbanque ou en pitre, et revenir sans relâche à des thèmes aussi rebattus que le fardeau de la célébrité, ou que sa vanité.
Le fait de s’introduire dans la diégèse comme personnage a-t-il pour conséquence de rappeler au lecteur la présence agissante, derrière chacun des dessins, du dessinateur comme instance d’énonciation ? Il me semble que l’opération aurait plutôt tendance à lui enlever de la réalité. Comme s’il était difficile de concevoir qu’un même individu puisse être à la fois dedans et derrière, visible et caché, diégétiquement actif et souterrainement agissant. Ainsi, de telles occurrences, si elles participent bien de l’objectivation du code, ne doivent pas être perçues comme des mises en cause de l’illusion référentielle (sauf à s’accompagner d’une mise en abyme, comme à la page 65 de Viet Blues, dans laquelle Muñoz se représente en train de dessiner cette même page où il figure). Elles affirment bien plutôt la toute-puissance de la diégèse, capable d’assimiler jusqu’à l’envers du décor.
N’y aurait-il aucun autre élément à objectiver, de la bande dessinée, que son personnel humain ? Est-ce que, en particulier, les techniques expressives qui lui sont propres ne peuvent pas faire l’objet d’une dissertation au sein même d’un récit dessiné ? Si, bien sûr — et maints exemples viendront immédiatement à l’esprit du lecteur d’Achille Talon. Mais, pour des raisons expliquées plus loin, il convient en réalité de ranger ces occurrences sous la rubrique de la dénudation. Patience, donc.
2. LE TRAVESTISSEMENT DU CODE
Le travestissement n’est qu’une forme perverse de l’objectivation. En effet, il y a travestissement quand le code devient non seulement matière à fiction, mais encore et davantage sujet à feinte. Le travestissement est une anti-pédagogie.
Nombre de bandes dessinées dont le thème explicite est la bande dessinée la donnent, en parfaite connaissance de cause, pour ce qu’elle n’est pas. Il ne s’agit plus alors de dévoiler les coulisses du métier ou de démystifier certains rituels participant de la vie du genre ; il s’agit de donner au lecteur une version erronée, travestie, du fonctionnement même du code — non pour le duper (quel en serait le profit ?), mais pour que, l’ayant identifié comme tel [6], il se divertisse du leurre qu’on lui présente.
Prononçant une conférence sur le thème "Pour faire une bonne bande dessinée, que faut-il ?", Achille Talon fait appel à un accessoiriste versé dans les phylactères (cf. L’indispensable Achille Talon, Dargaud, 1971, p. 4). Monté sur une échelle, ce technicien ampute une bulle de son appendice à grands coups de ciseaux, puis la déplace, le tout après avoir, d’un coup d’œil, pris la mesure de l’objet : il s’agit d’un « ballon modèle américain 1938 modifié Spirou 47 recalibré op-art » ! Par un surcroît d’incongruité, Talon avait auparavant dû souffler dans le dit ballon pour le gonfler aux proportions désirées.
On l’avouera, c’est accumuler beaucoup de pieds de nez au réel, et même au simple bon sens. La description donnée par l’accessoiriste renvoie à une typologie de pure fantaisie ; cependant elle pourrait encore, peut-être, faire illusion devant un profane. Mais qui croira qu’on puisse couper dans un ballon préalablement gonflé d’air sans qu’il perde rien de sa superbe ? Et pourquoi a-t-il fallu gonfler ce ballon alors que prolifèrent partout alentour d’autres bulles sur le mode de la « génération spontanée » ? Enfin, si la fonction d’accessoiriste existe bien dans le monde du théâtre — et Talon est censé prononcer une conférence, sur une scène, devant un public —, elle n’a aucune pertinence dans l’univers de la bande dessinée. Or c’est bien d’une convention graphique, sans aucune réalité hors du code de la bande dessinée, que cet accessoiriste prétend s’occuper. Deux paradigmes, ici, sont confondus à dessein, débouchant sur l’absurde.
Le phylactère a vécu bien d’autres aventures ! Chez Verli (Emile et le phylactère apprivoisé, feuilleton en 28 planches paru dans Pilote en 1969), d’étranges précisions furent données sur ses mœurs. Les phylactères se nourrissent de lettres croissant dans de certains pâturages ; les moins farouches se laissent apprivoiser par les héros de bandes dessinées, mais leur « société protectrice » a obtenu pour eux un jour de congé hebdomadaire, qu’ils passent en famille, dans une auberge où leur obésité est soignée à grand renfort de douches, saunas, massages. Libérés de leurs tuteurs, les phylactères peuvent enfin parler librement, avant de goûter un sommeil réparateur, matérialisé par les ZZZZ et autres RRR qui s’inscrivent... à l’intérieur d’eux-mêmes. Etonnante chosification du Verbe : en congé de son locuteur, il se parle lui-même, devenant à la fois l’énoncé et l’énonciateur.
Apprendre à « phylactériser » : voilà d’ailleurs le secret du métier de héros, s’il faut en croire le personnage fétiche de Gennaux (L’Homme aux phylactères, Lombard, 1987). Héros de BD, serait-ce donc une profession ? C’est en tout cas ce que voudrait faire accroire un autre, et le plus fréquent, des travestissements infligés au code.
Sam, le héros d’un daily strip créé en 1961 par Jerry Dumas et Mort Walker et ressuscité épisodiquement après une brève mais mythique carrière (Sam’s Strip fut diffusé dans une soixantaine de journaux par le King Features Syndicate), ou encore les deux compères figurés par Pévé dans sa Plus mauvaise BD du monde (série de strips parus dans Spirou entre le n° 2384, 22/12/83, et le n° 2586, 3/11/87), sont des héros se sachant tels et ayant pour seule préoccupation de remplir, avec plus ou moins de réussite, cet office.
Mais cette apparente aberration qu’est la profession de « héros de bandes dessinées » peut-elle se concevoir ? Quel sens lui donner ? Etre « héros » au lieu d’être aviateur, détective, reporter ou explorateur, c’est, d’une certaine manière, refuser la spécialisation, et rester disponible pour occuper successivement des emplois différents : hier aviateur, aujourd’hui détective, demain reporter, explorateur après-demain. Le terme de « héros », en effet, doit s’entendre ici dans son acception la plus large : le héros ne se distingue par aucune qualification particulière, il est simplement celui à qui quelque chose arrive [7].
Donner au héros de bandes dessinées la possibilité d’incarner des personnages différents équivaut à voir en lui une manière d’acteur, de performer susceptible de jouer toutes sortes de rôles... Le personnage cesserait donc d’adhérer à lui-même — son « moi privé » demeurant inconnu du lecteur.
Cette idée de l’acteur, on la trouve illustrée dans la planche d’hommage dessinée par Margerin pour le numéro "spécial Hergé" de [A Suivre] : Lucien, son héros habituel, coupe sa banane et se sculpte une houppe pour aller postuler l’emploi de Tintin devenu vacant.
Mais en quoi consiste le fait de « jouer » dans une bande dessinée ? Devant quelle « caméra » (ou quel autre appareil d’enregistrement), sur quelle scène, pour quel public le héros se donne-t-il en spectacle ? Questions délicates, auxquelles peu de bandes se sont souciées d’apporter une réponse.
Dans une histoire en huit pages de Godard et Ribera, Je suis un héros de bande dessinée (Pilote n° 575, nov. 1970), on apprend que le dessinateur travaille au siège du journal qui l’emploie, dans des studios où les personnages, dûment costumés, prennent la pose sous le feu croisé des projecteurs, et doivent, pour chaque vignette, garder l’immobilité le temps nécessaire à l’exécution du dessin. Sans être aussi explicites, des séries comme Sam’s Strip ou La plus mauvaise BD du monde multiplient les anecdotes attestant que leurs héros sont bel et bien dessinés.
La mécanique qui gouverne ces récits consiste à alterner les moments où le héros « joue son rôle », et les moments où, s’émancipant de son rapport de sujétion au dessinateur, il se met en congé de la fiction [8] — soit pour mener une vie privée, donc censément soustraite à la curiosité du lecteur, soit pour fréquenter un lieu imaginaire où vivent en phalanstère tous les personnages de l’histoire de la bande dessinée, lesquels organisent des congrès spécialisés et se rendent de menus services (Sam’s Strip).
Distinguer entre ces divers moments, c’est progresser d’un tour sur la spirale de l’absurde. Car, à la différence de l’acteur de théâtre ou de cinéma, c’est bien sur la même scène — entendez : sur la page imprimée, et dans des vignettes que rien ne distingue des vignettes à contenu diégétique « normal » — que le héros de bande dessinée mène sa vie privée, et sous nos yeux. Ailleurs, cet être de papier n’a aucune réalité matérielle.
Le naïf posera la question : qui dessine le personnage lorsque celui-ci n’est pas « en fonction » ? Techniquement, la réponse va de soi : il s’agit toujours bien du même dessinateur. mais, dans la logique paradoxale que le travestissement impose à la diégèse, cette question ne souffre pas de réponse.
Quick et Flupke, Gai-Luron et le décidément incontournable Achille Talon — hôte du journal "Polite" — font partie de ces héros qui, à l’occasion (et non de façon permanente comme chez Pévé ou chez Dumas et Walker), manifestent qu’ils se savent tels.
Monsieur Illico lui-même adhère au club dans la planche du 14 juillet 1940 (reprise dans le volume 3 de la série "Copyright"), où, frappé d’insomnie, il déambule de pièce en pièce sans trouver à s’occuper. Avant de se recoucher, il conclut, face au lecteur : « J’ai téléphoné à McManus qui n’est pas encore levé ! Je ne sais pas quoi faire, alors… »
Les velléités d’émancipation des personnages, l’inaliénable interdépendance du créateur et de ses créatures, l’échange de leurs fonctions et la perméabilité des mondes (celui de l’histoire racontée, celui où l’histoire s’élabore), tels sont quelques-uns des principaux thèmes qui nourrissent maints autres gags placés à l’enseigne du travestissement.
C’est Quick et Flupke qui, prenant une semaine de congé, décrètent : « Hergé n’a qu’à tirer son plan » ; ou, à l’inverse, Gai-Luron qui trace lui-même le cadre de la vignette dont il occupe le centre, se confectionne un phylactère et écrit son texte à la main, non sans multiplier les fautes d’orthographe. En voici la teneur : « AhIala ! Jvou jurent ! Il faut tout fère dans cette maison quant les déçinateurs sont an vacansse ! ». Citons encore le strip où les héros de La plus mauvaise BD du monde (un gros et un petit monstres à l’air ahuri) délivrent un génie qui se déclare prêt à exaucer n’importe lequel de leurs vœux. « Que notre dessinateur ne soit pas le plus mauvais du monde ! », s’écrient les deux compères, qui atterrissent aussitôt dans une corbeille à papier : enfin talentueux, le dessinateur a d’emblée renoncé à poursuivre une série aussi stupide.
Ecrite par Tiziano Sclavi et dessinée par Attillo Micheluzzi, la série italienne Roy Mann a pour protagoniste un auteur de BD qui détient le pouvoir de s’introduire lui-même dans les histoires qu’il dessine pour le comic book "Histoires incroyables", et d’y participer à l’action aux côtés de ses personnages.
La contribution de François Boucq au numéro de [A Suivre] publié en hommage posthume à Hergé reposait sur une idée forte. Représenté chez lui, Tintin réalise que, son créateur ayant disparu, il devra désormais vivre seul. A peine met-il le pied dans la rue qu’il se fait renverser par une voiture. Sans son père spirituel, Tintin doit bel et bien renoncer à vivre. Aucun autre dessinateur ne pourrait le ressusciter ; comme pour en fournir la preuve, le graphisme de la séquence, d’abord conforme au style habituel de Boucq, s’est progressivement amendé pour rejoindre celui d’Hergé. (Une des images de l’accident est même une citation presque littérale du Sceptre d’Cttokar).
La tentation de se passer du dessinateur, voire de le supplanter (révolte de la créature contre Dieu), nombre de personnages la connaissent.
Elle constitue le thème central de l’album de Tha et Zentner Contes glacés (Glénat, 1987), fiction à tiroirs qui culmine dans la révolte de l’ensemble des personnages contre la fin imposée par l’auteur. Mais l’ultime réplique laisse assez clairement entendre que ce soulèvement aussi était programmé, orchestré par l’auteur lui-même, à la dictature duquel il n’est aucun moyen d’échapper.
Dans le strip du 9 novembre 1961, Sam, s’apercevant dans une glace, décrète "Je pourrais me dessiner mieux que ça !". Il fait irruption chez Jerry Dumas, lui arrache le crayon des mains et s’assied à sa table à dessin. La quatrième et dernière vignette, qui le voit maugréer sur la nécessité de tout faire soi-même, témoigne de la métamorphose survenue : Sam ressemble désormais à un graffiti presque informe, à quelque dessin d’enfant maladroit. (De même, dans un récit complet de Walthéry — Un personnage froissé, dans Spirou n° 2139 —, un petit personnage figurant sur un dessin inachevé se voit conférer le don de vie par des fées ; dès lors, il tente vainement de se dessiner lui-même les jambes qui lui font encore défaut. L’échec de toutes ses tentatives l’empêche de quitter la feuille de papier à laquelle il doit rester soudé). D’autres conflits peuvent motiver des confrontations entre héros et dessinateur. Hergé a plus d’une fois mis en scène les récriminations de Quick, venu se plaindre de n’avoir pas été envoyé à l’Exposition Universelle, ou même lui casser la figure pour lui apprendre à l’avoir maladroitement « jeté contre le cadre du dessin ».
Plus paisible, la rencontre peut aussi se jouer sur le mode de la coïncidence. Pour justifier leur intrusion chez Alack Sinner, Muñoz et Sampayo remarquent : « Vous portez les mêmes nom et prénom que notre personnage » (Viet Blues, p. 47). Curieuse illusion que celle de ce décollement par lequel un personnage cesse d’être lui-même pour figurer son propre modèle, ou sa doublure. C’est aussi ce que laissait entendre Alain Saint-Ogan lorsque, s’introduisant dans une de ses planches en 1928, il se présentait à son personnage en ces termes : « Monsieur Puce... C’est moi qui raconte vos aventures dans ’Dimanche-illustré’. J’espère que vous voudrez bien me donner quelques détails inédits ». Scène hautement paradoxale, puisqu’elle ne peut avoir lieu qu’en coulisses, c’est-à-dire ailleurs que dans les pages de Dimanche-illustré, où pourtant elle paraît. Scène qui rend précisément indécidable si nous assistons aux exploits de Zig et Puce « en direct », ou si nous n’y avons accès que par le truchement du rapporteur Saint-Ogan.
Après ce long développement sur le métier de héros — assurément la plus riche des supercheries inventées par les travestisseurs —, je crois bon de signaler très brièvement qu’il en est encore bien d’autres, touchant notamment : 1° — au décor ; (dans La plus mauvaise BD du monde, un élargissement du champ révèle soudain que la jungle représentée dans les cases précédentes était constituée de plantes en pot ; fausse application à la BD de l’expédient du trucage, qui lui est étranger) ou, 2° — au processus de fabrication d’une bande dessinée (dans l’épisode Dick Tracy et les dessinateurs, paru de juillet à septembre 1964, Chester Gould ironise sur l’industrialisation de la production en montrant quatre dessinateurs qui travaillent simultanément — produisant chacun une case — sur un même strip dont, par surcroît, les images ne représentent que des agglomérats informes de points personnalisés, c’est-àdire doués de parole), ou encore, 3° — à son statut même.
Divers subterfuges permettent en effet à une bande dessinée de se faire passer pour autre chose que ce qu’elle est. Par exemple, pour une représentation théâtrale (dans Krazy Kat, Herriman fait régulièrement évoluer ses personnages sur une scène munie d’un rideau, d’une rampe, etc. ; à d’autres moments, il encadre ses vignettes comme s’il s’agissait de tableaux), ou pour un film (cf. notamment divers épisodes de Cinémastock, par Gotlib et Alexis, en particulier Notre-Dame de Paris, récit qui trouve un équivalent graphique au procédé du fondu-enchaîné).
L’un des exemples les plus subtils de travestissement — et le dernier que j’évoquerai — se trouve dans l’oeuvre de Muñoz et Sampayo (cf. Rencontres, Casterman, 1984, p. 67, vignette 5, et p. 68, lère vignette) : à l’intérieur d’une seule vignette sont représentées côte à côte une scène de meurtre se déroulant dans la rue et la main du dessinateur, lequel dessine cette même scène à l’instant précis où elle a lieu sous ses yeux (plus précisément sous ses fenêtres).
Image polysémique, où l’on est libre de lire que la plume peut constituer une arme aussi redoutable qu’un revolver, mais où se trouve aussi inscrite une conception de la bande dessinée comme procédé d’enregistrement du réel, la plume devenant alors une sorte d’équivalent à la « caméra-stylo » prônée naguère par un certain cinéma. Cette idée, de toute évidence contraire au processus réel d’engendrement d’une bande dessinée, est filée dans la vignette suivante, où la victime tombe devant un autoportrait de Muñoz, dont le visage est coupé par une bande horizontale, qui est aussi bien un montant de la fenêtre qu’un « blanc intericonique » séparant deux strips de la planche en cours d’élaboration (nous, lecteurs, serions alors de l’autre côté de cette planche devenue transparente). Impossible de trancher si la chute du corps se produit de l’autre côté de la fenêtre ou de l’autre côté de la planche (l’autre côté s’entendant, dans les deux cas, par rapport au Muñoz diégétisé). De cette ambivalence découle une conception de la vignette en parfait accord avec l’idée précédemment énoncée : le cadre serait, selon une formule passablement usée, une « fenêtre ouverte sur le monde ».
3. LA DENUDATION DU CODE
Sous cette rubrique [9], je rangerai toutes les procédures tendant à exhausser les composantes matérielles du code et les mécanismes de la représentation, que le représenté ait le code pour objet apparent (comme dans les deux procédures précédemment examinées) ou non. Pour faire miennes les catégories désormais classiques proposées naguère par Benveniste, je dirai qu’il y a dénudation chaque fois que l’ « histoire » et le « discours » cessent de coïncider, chaque fois que le discours perd en transparence, en transitivité, et se donne pour ce qu’il est réellement : non le véhicule naturel de l’histoire, mais le résultat d’un certain nombre d’opérations qui sont de l’ordre d’un langage, celui, spécifique, de la bande dessinée. Dans sa visée, la dénudation, qui est à l’évidence la plus importante des cinq procédures réflexives, diffère donc de l’objectivation : celle-ci était une glose sur le code (comme il peut s’en trouver ailleurs — et par exemple dans le présent article — sous une forme strictement verbale), celle-là intervient dans telle ou telle œuvre pour attester son inscription dans le code [10].
Les éléments constitutifs d’une bande dessinée qui se prêtent à une dénudation sont nombreux : le dessin comme « matière de l’expression » (Hjelmslev), le cadre, la bulle, les couleurs et autres constituants formels, le dispositif séquentiel et tabulaire d’énonciation, enfin certains contenus idéels (motifs, thèmes, schémas narratifs), dans la mesure où ils font appel à une mémoire générique. J’examinerai successivement ces diverses manifestations d’exhibitionnisme du code.
A. Images certifiées dessinées
Comme tout système de notation placé sous le contrôle d’un récit, le dessin tend, sinon à faire totalement oublier sa matérialité graphique [11], du moins à banaliser, du seul fait de sa permanence et de son homogénéité, ce qui, appartenant au style du monstrateur, ressortit à l’arbitraire, au contingent. La permanence, au long des vignettes, d’un style homogène, est garante d’un effacement progressif des conventions graphiques et produit un effet de réel. La dimension proprement iconique (ce qui, dans le dessin, « ressemble » à la portion de diégèse que l’image prétend évoquer) prend le pas sur la schématisation, la stylisation, les altérations de toutes sortes auxquelles a procédé l’énonciateur. Par exemple, cette identité à soi-même explique pourquoi, comme l’avait fort bien relevé Alain Rey, « l’animalcule bavard de Copi, cerné en un tour de main, vaut en tant que personnage le dessin le plus détaillé, le plus ombré et fignolé d’un personnage de Foster, de Giraud [12]. »
Parmi les diverses stratégies susceptibles de mettre le lecteur face à face avec la matérialité graphique de l’image, on citera donc en première instance l’hétérogénéité stylistique, qu’elle passe par l’introduction, au sein d’une bande principalement dessinée, de documents frappés d’altérité et techniquement irréductibles : photographies (dans certains ouvrages de Crespin et de Druillet, notamment), gravures (chez Fred, ou Masse) et autres « pièces rapportées », ou par des modifications sensibles dans le régime du dessin. Les motivations de la coexistence, à l’intérieur d’un même récit, d’esthétiques nettement différenciées, peuvent se révéler d’ordres variés : partage des tâches entre plusieurs assistants conservant chacun son style propre (le phénomène est assez fréquent dans les BD japonaises), recherche volontaire d’un effet de distanciation censément « moderne » (comme chez Milo Manara, où le code est soumis à une forme assez vaine d’hystérisation [13], et, bien avant, dans la Saga de Xam de Nicolas Devil), ou encore recherche d’expressivité allant de pair avec une conception ludique du médium — chez Daniel Goossens, par exemple (voir La vie d’Einstein, où le savant est soumis à d’incessants changements de visage, de proportions et d’aspect).
Quelles qu’en soient les raisons, les ruptures de style sont perçues comme renvoyant à l’existence d’un agent responsable de l’énonciation graphique : le dessinateur. Cela est vrai principalement lorsque ces ruptures sont immotivées, c’est-à-dire non corrélées à un changement explicite de niveau d’énonciation dans la diégèse. Si au contraire la rupture coïncide soit avec le passage d’une séquence « réelle » à une séquence onirique, soit avec l’irruption d’un souvenir, soit encore avec la présentation d’un document simultanément proposé à la vue des personnages et des lecteurs (les exemples de tels décrochages abondent, qui font apparaître des pastiches ou d’authentiques citations de photos, gravures ou peintures), elle ne sera perçue comme une procédure de dénudation qu’à un degré très inférieur, le récit cautionnant et dès lors naturalisant le procédé [14].
En fait, la cohabitation des styles n’a d’incidence réflexive qu’implicite, ou plutôt incomplète ; elle arrache l’image à sa pseudo-évidence pour la rendre à son arbitraire, mais elle n’en spécifie pas explicitement la nature graphique.
Un degré supplémentaire est donc franchi dans la célèbre planche de Little Nemo datée du 2 mai 1909, qui voit la métamorphose progressive de Nemo et de deux de ses compagnons en « mauvais dessins » (comme il est dit à la case 12), ou plus justement en dessins d’enfant — pareils à ceux dont le personnage de Flip se déclare capable et à ceux, sans doute, que serait à même de produire le jeune lecteur auquel pensait McCay. Dès lors, l’opposition n’est plus entre un Nemo vivant et un Nemo dessiné (le nom du petit garçon rêveur est d’ailleurs un gage de son inexistence), mais entre le Nemo bien dessiné qu’on a l’habitude de voir et un Nemo mal dessiné, si mal qu’il ne conserve aucun des traits permanents qui permettent son identification.
Ici, le changement d’écriture graphique a cassé le lien de sujétion du dessin à l’ordonnance représentative, nous obligeant à sortir d’une pseudo-réalité diégétique incapable d’intégrer cette déchirure dans son continuum.
La bidimensionnalité qui caractérise toute image imprimée sur papier, mais que nie l’illusion perspectiviste au principe de la plupart de nos représentations, peut, elle aussi, se trouver dénoncée, comme dans ces deux autres planches de McCay : Nemo se choisit une cavalière, mais la « jolie mademoiselle » se révèle n’être qu’ « une de ces figurines de guirlande en papier » (11/02/1906) ; Nemo et ses amis, croyant pénétrer dans des bains publics, sont soumis à un nettoyage à sec qui se termine par un passage dans une essoreuse à rouleaux d’où ils émergent absolument plats (7/08/1910).
Cependant, il s’agit à nouveau d’une dénudation incomplète, en ceci qu’elle vise une qualité commune à toutes sortes d’images, dont les images dessinées n’ont pas l’exclusivité.
Dénuder la nature graphique de l’image, ce peut être encore :
a) figurer l’intervention, dans l’image, de la main du dessinateur, venue y ajouter, en soustraire ou en modifier un élément.
Les motivations apparentes de telles interventions sont diverses : secourir un personnage en difficulté (la main d’Hergé efface un panneau de stationnement interdit dans Quick et Flupke, celle de Fred — qui apparaît en photo, montrant par là que l’auteur n’appartient pas au même ordre de réalité que ses créatures — remonte le mécanisme qui fait avancer la roulotte du Petit cirque), ou exercer une censure (le doigt de Tillieux cache un juron dans la planche n° 153 de César), par exemple.
Ces cas ne sont pas assimilables au phénomène de la diégétisation du dessinateur, évoqué plus haut en terme d’objectivation. Cette fois en effet, le dessinateur ne fait pas mine d’échanger son statut contre celui de personnage ; il reste dans son rôle. En revanche, l’intervention, dans le vif de l’action, de la main de l’énonciateur doit être rangée aussi (en plus de sa fonction de dénudation) au nombre des travestissements. Le procédé repose en effet sur une confusion volontaire entre les performances qui ont lieu en direct (comme le théâtre, le ballet et certaines émissions de télévision), dont le déroulement peut, au moins en théorie, être infléchi à tout moment, et les arts, dont fait partie la bande dessinée (spectacles enregistrés, fictions imprimées), où rien ne peut survenir qui n’ait été prévu, programmé et avalisé.
Comme toujours, on peut trouver au moins une bande dessinée qui prend le procédé à contre-pied et en dénonce la facticité : dans un strip de La plus mauvaise BD du monde, la main du dessinateur, à peine entrée dans le champ de la vignette, est gommée par l’un des personnages !
b) laisser au personnage le soin de signifier verbalement son statut d’ « être de papier »
(dans un épisode intitulé Cruauté, Quick se plaint à Flupke : « Il fait une chaleur étouffante et Hergé me dessine encore toujours une écharpe !!! » ; de même Valentina, l’héroïne de Crepax, s’exclame-t-elle, à la toute fin de ses aventures dans le métro : « Voilà pourquoi je ne trouvais pas la sortie... Je suis imprimée sur ce journal », lequel journal est représenté tenu à la main par un voyageur ;
c) supprimer tout dessin le temps de quelques vignettes, voire d’une page entière.
De cette dénudation « par défaut », Muñoz et Sampayo, encore eux, donnent un exemple à la page 109 de Rencontres, dont plusieurs vignettes consécutives sont cadrées de manière à ne montrer que les seuls phylactères, les locuteurs demeurant, pour leur part, hors-champ. Le récitatif de la dernière vignette (qui voit le retour de l’image) justifie cette dérobade : « ça s’est passé comme ça, sans autres témoins que nous-mêmes... » Seul témoin possible, le lecteur a été frustré du spectacle et rendu aveugle. Il se découvre à la merci du dessinateur, seul habilité à ouvrir et contrôler le « robinet à images ».
Reste un processus, dont une certaine bande dessinée se montre très friande, et que j’ai jusqu’ici passé sous silence. Caractérisé par le glissement des signes, ce processus consiste à modifier le régime d’objets qui, d’abord considérés dans leur « vérité iconique » (en tant qu’objets tridimensionnels contenus, dans la diégèse), sont appréhendés ensuite dans leur seule « vérité plastique », une soudaine manipulation conduisant à ne plus voir en eux qu’ « objets graphiques », agencements organisés de traces sur un support bidimensionnel. L’illusion perpectiviste est au principe de nombre de ces échanges. Telle montagne qui paraissait éloignée (vérité iconique suggérée par la perspective) se révèle brusquement, chez F’Murr, n’être qu’un monticule hémisphérique disposé exactement sur le même plan, et mesurant donc la même hauteur (vérité graphique, mesurée en centimètres sur le papier), qu’une brebis qui nous paraissait pourtant beaucoup plus proche [15].
L’échange peut avoir lieu dans l’autre sens, de l’objet graphique vers le motif iconique. Un signe de pure convention se verra alors « matérialisé » dans la diégése : c’est Felix le chat arrachant l’appendice d’un phylactère et s’en servant comme d’un pic pour creuser la glace, ou utilisant le phylactère entier comme un lasso ; ce sont aussi ces innombrables tableaux accrochés au mur (icônes citées comme telles à l’intérieur d’une vignette) qui soudain s’animent, comme s’ils cédaient à une pression narrative, comme s’ils étaient contaminés par la surface graphique d’accueil et son pouvoir de métamorphose [16].
Un bon exemple en est cette planche de Krazy Kat de 1939 où Ignatz, s’étant muni d’un pinceau et d’un pot d’encre, trace un deuxième cadre à l’intérieur du cadre dont lui-même est l’hôte, s’y dessine en compagnie de Krazy, sans oublier la brique. Aussitôt se reproduit, dans cet espace « cité » et censément figé qui accueille la représentation en abyme, le sempiternel jet de brique dont on peut dire, sans jeu de mots, qu’il constitue la pierre de touche de la série. Comme ce n’est pas le « vrai » Ignatz qui a commis le délit mais son double, Pupp, le chien policier, prend à son tour le pinceau pour enfermer ce dernier dans une prison tout aussi fictive.
Parfois, un même objet graphique signifiera successivement deux motifs iconiques différents, la queue de Felix le chat pouvant, par exemple, se transformer en hameçon.
Antonio Altarriba avait déjà rangé parmi les « processus de surface » à caractère « autonymique » (le terme est donné comme synonyme de « réflexif ») « tous les cas où des reflets, des ombres ou des images en principe inanimées (tableaux) acquièrent une vie autonome », cas où se trouve dénoncée « l’essence graphique de la bande dessinée » [17].
Tout en me rangeant à cet avis, je crois nécessaire de relativiser quelque peu l’impact sur le lecteur de tels décrochages. Leur vertu réflexive est atténuée par le fait que nous n’accordons pas aux vignettes manufacturées d’une BD le même crédit qu’aux empreintes photographiques et cinématographiques. D’emblée, nous savons bien que les premières n’engagent pas le témoignage de la vue, qu’elles ne sont pas frappées de l’irrécusabilité du fameux « ça a été ». Parfois documentés, les dessins des bandes dessinées sont le plus souvent des transcriptions d’images mentales. Aussi sommes-nous disposés à leur reconnaître les mêmes qualités de malléabilité, de liberté et d’ironie qu’aux fantômes qui peuplent l’écran de nos rêves.
Sans doute, nombre de bandes dessinées se proposent de nous raconter une fiction crédible, « réaliste », de nous mener en bateau avec la même efficacité persuasive qu’un film. Mais le plaisir qu’on y prend est, davantage qu’au cinéma (où c’est un plaisir captif), un plaisir consenti, complice. Tout en s’abandonnant à l’illusion diégétique et en se délectant de la fiction, le lecteur s’émerveille aussi de sa bonne volonté, de sa capacité à se laisser convaincre, emporter par des dessins [18]. D’ailleurs, par la multiplicité des conventions qu’elle met en œuvre, et par leur caractère souvent ostentatoire (ces conventions n’ont d’équivalent aussi massif et voyant dans aucune autre forme de fiction, sauf au théâtre), la bande dessinée se charge à tout instant de rappeler sa véritable nature d’artefact entièrement codé qui, en même temps qu’à une logique événementielle, obéit à une logique graphique.
Les glissements de signes et autres procédés contribuant à dénuder la matérialité du dessin font simplement pencher la balance du côté de cette logique graphique. Elle prend momentanément l’avantage, mais elle était déjà, partout ailleurs, discrètement active (une définition de la BD serait : un dessin pérégrinant de case en case). En outre, ses incidences diégétiques sont immédiatement récupérées par la logique événementielle. Si bien que leur interaction permanente ne peut être pensée, en fait, que sur le mode d’un tourniquet sans fin.
Averti ou non, tout lecteur sait confusément que dans une bande dessinée, n’importe quoi peut arriver, y compris des événements en rupture avec les lois du monde physique. Qu’une ombre vive de sa vie propre, qu’un personnage se disloque, qu’une queue se métamorphose en hameçon, rien de cela ne provoque en lui le sentiment d’une formidable étrangeté, ou d’un miracle technologique. Ces incidents ont beau n’être pas conformes à l’expérience que nous avons du monde, l’impression de réalité n’est pas vraiment contredite. La raison en est qu’elle dépend beaucoup, cette impression, de la spécificité fonctionnelle des disciplines artistiques, de leur domaine de compétence. Réaliste dans une bande dessinée, telle manceuvre représentative sera d’une totale incongruité dans un roman-photo, et réciproquement.
B) La technique explicitée
S’il n’y a pas de technologie propre à la bande dessinée (comme peut l’être le dispositif d’enregistrement et de projection cinématographique), celle-ci n’en comporte pas moins des aspects techniques, notamment le processus de mise en couleurs, les procédés d’imprimerie et, au sens large, l’ensemble des opérations énonciatives qui constituent la grammaire de ce langage. En se servant de l’objectivation comme d’un moyen, la dénudation peut viser ces différents moments de la « technique BD ».
Songeons à cette séquence où l’un des personnages fétiches de Joost Swarte, le professeur Anton Makassar, explique à un élève comment se servir de feuilles tramées pour procéder à la mise en couleurs d’un dessin selon le procédé du Ben-Day (pages centrales de l’album "30/40" Swarte, chez Futuropolis) ; au strip de Pogo daté du 28 février 1950, dont Howland Owl procède à la « visite guidée », désignant successivement à Porky la mention de la date, celle du copyright, les phylactères et la signature de l’auteur, comme s’ils s’agissait d’objets présents dans la diégèse ; et à certaine conférence d’Achille Talon déjà citée.
Dans ces trois exemples comme dans quelques autres de même nature, l’exposé a ceci de particulier que les objets dont il s’empare pour les commenter sont toujours déjà là. Les éléments pointés par Owl figuraient dans les strips précédents de Pogo sans que les personnages fissent mine de s’en apercevoir. Avant même d’avoir dit le premier mot de son cours, Makassar est déjà lui-même perçu par le lecteur comme un-dessin-colorié-par-le-système-des-trames. Pour illustrer son propos, il sera d’ailleurs obligé de réintroduire, à l’intérieur de la représentation colorée dont il participe, une zone de blanc que la couleur pourra, le moment venu et suivant ses explications, réinvestir. Chez Greg, l’épisode cité prend la mesure de ce paradoxe et en fait le ressort principal du gag : Talon s’efforce d’introduire, tels autant de révélations, les concepts de « cadre », de « personnage » et de « ballon », comme s’ils ne fonctionnaient pas déjà dans les vignettes précédentes. Forcément, le ballon désigné comme tel restera vide, et Talon exaspéré constatera : « Je suis en train de parler partout sauf dans le ballon qui est là pour expliquer que c’est dedans que je parle. »
Lorsque le code est abordé dans sa technicité, ce qui se donne en surface comme une objectivation consiste donc toujours, en réalité, en une dénudation. (Pour l’objectivation stricto sensu, il n’est pas d’autre voie d’approche du code que celles, historique ou anecdotique, dont j’ai réglé le sort en premier). La dénudation consiste à dépouiller progressivement les éléments de technique de leur transparence initiale. Prenant conscience de certains fonctionnements, le lecteur étend forcément cette science à un champ d’application plus vaste que le lieu (vignette, séquence) où s’énonce l’explication.
Le cadre des vignettes étant un élément prépondérant de la technique BD, je rangerai encore ici toutes les occurrences où ce cadre (ou, semblablement, le pourtour d’un phylactère) subit une rupture ou une déformation. Non seulement l’existence même du cadre, qui est à l’ordinaire si absolument fonctionnel qu’on n’y prête aucune attention, est alors exhaussée, mais on s’avise qu’étant un dessin géométrique au trait, le cadre ne se distingue des motifs représentés dans l’image par aucune solution de continuité matérielle. Rien ne lui interdit donc de s’iconiciser pour être comme eux soumis à toutes sortes de (bons et de mauvais) traitements.
Les exemples sont innombrables ; pour rester dans les limites du corpus déjà traité, renvoyons seulement à l’épisode de Sam’s Strip du 8/10/62, à la planche de Little Nemo du 8/11/1908, et aux pages 46-47 de L’indispensable Achille Talon.
C) Relevés topologiques
Le principe fondateur de la bande dessinée tient, précisément, à la multiplicité des cadres, généralement regroupés à plusieurs par page, et, quelle que soit leur répartition dans l’espace, entretenant entre eux des rapports topologiques. Cette cohabitation organisée de cadres multiples, cette mise en espace (qui, dès lors qu’un contenu les investit, devient presque nécessairement une mise en réseau) peut, elle aussi, susciter des procédures spécifiques de dénudation.
Traditionnellement, en effet, les personnages présents dans une vignette « ignorent » qu’ils figurent aussi dans d’autres cadres contigus. La répétition des mêmes personnages, et de l’espace de jeu où ils figurent, est une nécessité du point de vue de l’énonciation narrative, dès lors que celle-ci procède par séquences d’images fixes. Elle est, en principe, sans influence sur le monde fictif de la diégèse, qui est le seul espace-temps que les personnages connaissent, le seul dont ils subissent les contraintes et vis-à-vis duquel ils ont des comptes à rendre.
Il y a dénudation du code lorsque, rompant avec les conventions, la coexistence matérielle effective des vignettes se trouve dénoncée, soit qu’un personnage s’avise de ce qui se passe dans une case voisine de celle où il figure
– (le phénomène s’observe notamment dans Sams Strip et chez Gotlib — voir, entre autres, la causerie du Professeur Burp sur la girafe dans une Rubrique-à-Brac. Fred en a poussé très loin les conséquences narratives dans Interférence, un récit en deux planches paru dans un ouvrage consacré à la psychanalyse et repris dans la monographie Fred de Bernard Toussaint chez Albin Michel en 1975. Citons encore la planche de Little Nemo du 23 juin 1907, où la dernière case montre le garçonnet se retournant vers la case précédente pour y chercher la preuve de ce qu’il énonce : « Je croyais que mon lit bougeait, mais c’était moi qui rêvais ») –,
soit que le passage d’une vignette à la suivante ne corresponde plus seulement à une opération de lecture, mais bien à un déplacement actif et explicite du personnage dans l’espace de la page. Le trajet du personnage sur la page épouse alors (en réalité précède) le trajet proposé à l’œil du lecteur.
Cette deuxième possibilité se trouve illustrée par les mêmes auteurs ; elle dérive fréquemment — mais pas toujours — de la première (le personnage cherchant par exemple à rejoindre son double aperçu dans la case d’à côté). Chez Fred, c’est plus souvent le fait de suivre un itinéraire (chemin, escalier, toboggan...) arbitrairement débité en tronçons par des cadres juxtaposés, qui amène les personnages à franchir ces frontières entre vignettes. Un cas curieux serait l’épisode de Little Nemo daté du 8 mars 1908. Il semble en effet que l’avant-dernière case y soit représentée sous l’espèce d’un cube scénographique dont la paroi latérale gauche, venant à pivoter sur son arête supérieure, expulse Nemo et ses compagnons vers la droite, c’est-à-dire tout à la fois hors de la case et hors du rêve... puisque cette expulsion coïncide avec le réveil du héros.
Un personnage peut accéder à la conscience de sa localisation dans l’espace de la page, et y effectuer certaine déambulation. Il peut aussi prendre en compte un espace plus vaste, qui est celui du livre (de l’album) dans son entier.
Les deux volumes de La véritable histoire de Ashe Barrett, par Vincent Hardy, se terminent par une facétie identique : réalisant qu’ils sont rendus à la fin de l’album et que la place leur manque pour mener leur mission à son terme, les personnages introduisent une demande « en haut lieu » pour obtenir un tome supplémentaire. Ce crédit leur est évidemment accordé. De la sorte, le principe feuilletonesque de la fin différée, qui régit de nombreuses autres séries, se trouve diégétisé, problématisé par les personnages eux-mêmes. Le narrateur n’est d’ailleurs pas en reste, qui ouvrait le tome deux par ces mots : « Alors ??... Quoi de neuf depuis la fin du premier tome ? », découpant ainsi implicitement la chronologie des événements narrés, non plus en heures, jours et saisons, mais en pages de bande dessinée.
(On n’assimilera pas aux procédés qui viennent d’être décrits l’ensemble des relations entre vignettes qui tirent un profit, soit idéel soit formel, de leur juxtaposition, dépassant le niveau courant de la contiguïté inerte pour, au contraire, les faire con-figurer, c’est-à-dire figurer ensemble. Ces relations, à propos desquelles je développe ailleurs le concept de « tressage », sont à mettre au compte de stratégies narratives plus élaborées que d’autres, mais n’impliquent pas le franchissement d’une règle, la mise à mal d’une convention dont l’empire ordinaire se trouverait ainsi dénoncé.)
D) La mémoire générique
La procédure de dénudation peut enfin s’exercer à travers certains contenus narratifs, qui ne valent pas seulement comme personnages, décors, événements singuliers, mais dans lesquels on peut voir une sorte de ressassement du code. Toutefois, l’efficacité de ce rappel varie sensiblement suivant le degré de familiarité atteint par le lecteur avec la bande dessinée en général, ou telles bandes dessinées en particulier.
Umberto Eco a introduit la notion de compétence encyclopédique pour désigner l’ensemble des connaissances linguistiques et extra-linguistiques requises pour lire correctement un texte. En référence aux thèses exposées dans Lector in fabula (Grasset, 1985), je dirai qu’il y a dénudation lorsque la jouissance d’une bande dessinée passe par un recours à une « encyclopédie » spécifique composée d’autres bandes dessinées supposées connues. Nombreuses, en effet, sont les œuvres qui présentent, à un degré ou à un autre, un caractère affirmé d’intertextualité, les mettant en connexion avec des réalisations antérieures du code. Cette connexion peut s’établir de diverses manières, qui sont autant de variantes de la citation (convenons de prêter au mot citation un sens plus large que celui d’extrait littéral ; il désignera pour moi indifféremment toute forme de convocation d’une BD dans une autre).
Citation d’une autre bande dessinée en tant que telle :
personnage de Murr, Athanase fut surpris en train de lire Krazy Kat ; de même Gatony, le héros félin (projection autobiographique) de Josep Maria Bea, feuillette-t-il un numéro de l’hebdomadaire TBO, et avoue sa préférence pour le dessinateur Coll (très célèbre en son pays, l’Espagne).
Citation d’une autre bande dessinée en tant que telle, sur le mode du pastiche ou de la parodie :
dans Watchmen, le chef-d’œuvre d’Alan Moore et Dave Gibbons, de nombreuses séquences montrent un gamin lisant (et nous font lire « par-dessus son épaule », ou « à travers ses yeux ») Tales of the Black Freighter, comic book fictif dans lequel les lecteurs avertis reconnaîtront un hommage à l’ancien Piracy édité par EC. Mais l’exemple canonique serait ici Fearless Fosdick, la bande dessinée favorite de Li’l Abner, le héros de AI Capp, dont on sait qu’elle parodie le Dick Tracy de Chester Gould.
Irruption dans la diégèse de personnages issus d’une autre bande dessinée, non citée comme telle :
les apparitions, chaque fois qu’Astérix prend la mer, des principaux personnages de la série de pirates Barbe-Rouge (caricaturés par Uderzo) sont fameuses entre toutes. Mais on vit Krazy Kat surgir inopinément dans un récit complet de Régis Franc intitulé Un dimanche d’été. Et l’épisode Valentina dans le métro mit l’héroïne de Crepax aux prises avec deux ou trois dizaines de héros comptant parmi les « classiques » de l’histoire de la bande dessinée [19].
Création de personnages forgés en partie sur le modèle de héros déjà existants :
chacun des membres de l’équipe des Watchmen renvoie ainsi à un prédécesseur — peu notoire, il est vrai — appartenant à l’ « écurie » de la défunte compagnie Charlton. Citons aussi les trois neveux introduits par le dessinateur argentin Fontanarossa dans sa série Los Alfonsin, en référence aux Riri, Fifi et Loulou de Walt Disney. Ces derniers ont d’ailleurs d’autres « héritiers », et notamment les trois chatons qui apparaissent parfois aux côtés de leur oncle Fat Freddy’s Cat. De façon tout aussi évidente mais plus diffuse, puisqu’il faut assigner plusieurs modèles à chacun, les Max Carter, Jacques Francs-Jeux, Bob Fish, Albert Memory et autres Freddy Lombard imaginés par Yves Chaland renvoient à toute la lignée des détectives franco-belges des années 50.
Appel à des situations, des motifs, voire simplement des éléments de décor (il n’y aurait pas grand profit à pousser ici plus loin la discrimination entre ces divers cas de figure) empruntés plus ou moins fidèlement à une bande dessinée antérieure, et identifiables en tant qu’emprunts.
Cette pratique peut être tout à fait occasionnelle (telle demi-planche de Fat Freddy’s Cat datée de 1973, qui voit le héros félin de Shelton rêver qu’il danse le « Fandango » avec Carmen Miranda, sera aussitôt rapprochée par le lecteur compétent des danses et des séances de patinage artistique accordées à Snoopy par des étoiles féminines de ces spécialités) ; elle peut aussi être érigée en composante d’un style, le mimétisme et le recyclage s’intégrant dans une stratégie globale d’auteur. On pense bien sûr à Chaland et à Torres — dessinateurs dont on a parfois qualifié la démarche de post-moderne —, mais on pourrait aussi bien mettre en exergue le rapport de Wasterlain à Hergé. (Rappelons que des albums comme Le renard bleu, Le fils de l’inca et Yeren, pour ne citer que ceux-là, doivent respectivement une part plus ou moins importante de leur contenu narratif au Crabe aux pinces d’or, au Temple du soleil et à Tintin au Tibet.)
Enfin, appel à des stéréotypes qui se confondent avec la mémoire de la bande dessinée tout entière, leur récurrence interdisant toute assignation à une origine précise.
Une fois encore, Sam’s Strip fournit un bon exemple. Dans le strip du 23 janvier 1962, Sam dévale une pente à ski sans chercher à éviter les arbres, sachant que dans toute bande dessinée humoristique qui se respecte, ces obstacles sont franchis (ou plutôt éludés) gràce au subterfuge qui consiste à montrer le personnage au-delà de l’arbre, laissant derrière lui des traces parallèles passant de part et d’autre du tronc. Bien entendu, à peine Sam en a-t-il fait la démonstration qu’il se fracasse pour de bon contre un deuxième arbre, s’écriant : « Qui a changé le gag ? ».
Dans un registre un peu différent (car il s’agit à nouveau, non d’une occurrence ponctuelle, mais d’une stratégie d’auteur), les bandes dessinées de Charlie Schlingo renchérissent sur la réputation longtemps faite à la bande dessinée de divertissement vulgaire et débile. Que la BD soit un art mineur, Schlingo le revendique et le conteste tout ensemble en faisant dans le « plus mineur que le mineur » [20], c’est-à-dire en reprenant à son compte, en les exaspérant, toutes les tares supposées du genre.
En réalité, Schlingo ne singe pas la bande dessinée — la diversité de ses manifestations vouerait une telle tentative à l’échec — mais une certaine bande dessinée caricaturale et populaire [21]. J’ai montré ailleurs comment la parodie pouvait prendre pour cible, au lieu de réalisations ponctuelles, des genres constitués, les uns spécifiques à la bande dessinée (le genre superhéroïque, parodié dans Superdupont ; le récit animalier, parodié dans Edmond le cochon et Bébert le cancrelat), les autres non (parodies du western, de la science-fiction, etc.). Pour les premiers, ces parodies ne sont pas dépourvues d’une dimension réflexive — réflexion de la bande dessinée sur et par elle-même, celle-là seule qui m’occupe ici.
4. LA METAPHORISATION DU CODE
Des relations analogiques sont parfois tissées sciemment, sur le mode de la mise en abyme, entre la structure du code et certaine réplique miniaturisée de cette structure dans la diégèse. Cependant, les exemples avérés en sont rares dans la BD et il faut se garder, sur ce chapitre, des conclusions hâtives.
Soit le fameux cube (puis réseau) d’Urbicande, dans l’album de Schuiten et Peeters La fièvre d’Urbicande (Casterman, 1985). De ce que la juxtaposition des ouvertures carrées ménagées par le dit réseau peut effectivement faire songer à la multiplicité des cadres cohabitant dans l’espace d’une page de bande dessinée, certains ont voulu conclure à une volonté réflexive des auteurs : ce serait une disposition du langage qui aurait généré le thème principal de l’album. Je ne tiens pas l’hypothèse pour absurde ; cependant rien dans l’album ne permet de la corroborer. Et même, si métaphore réflexive il y avait, elle devrait être tenue pour faible et insuffisamment travaillée. Son efficacité serait en effet démultipliée si toutes les vignettes de l’album observaient un format carré et une dimension égale, bref si l’ouvrage obéissait à une mise en page « conventionnelle », au sens où Benoît Peeters lui-même a défini cette notion.
Même alors, l’hypothèse, rendue plus séduisante, resterait de l’ordre de l’interprétation non vérifiable — sauf si les cases grandissaient en même temps que le cube dessiné à l’intérieur. Pour faire comprendre la circonspection qu’il faut observer sur ce terrain, déplaçons notre attention vers les Frustrés de Bretécher. Il s’agit cette fois de planches où, presque toujours, des cadres d’une absolue régularité se coupent à angles droits, divisant l’espace paginal en carrés rigoureusement identiques. Y chercherait-on une métaphore de cette disposition, qu’aussitôt telle nappe à carreaux, disposée sur une table au milieu d’un groupe de personnages, nous interpellerait. Mais s’il est loisible au lecteur de faire le rapprochement, celui-ci, que rien ne vient relayer, se révèle d’un piètre profit : on ne saurait parler de réussite réflexive. Aussi bien, je ne me hasarderais pas à identifier cette nappe à carreaux comme la marque d’une quelconque volonté réflexive chez Bretécher, ce motif paraissant bien plutôt avoir été choisi en fonction même de sa trivialité, de son insignifiance.
S’agissant de la métaphorisation du code, le problème est bien de se prémunir, par une batterie d’indices convergents — à défaut de critères scientifiques irréfutables —, contre le délire euphorique de l’interprétation. Pour autant, je ne renoncerai pas à citer deux exemples qui me semblent probants, lors même que les auteurs n’en ont pas tiré toutes les conséquences.
Dans Le timbre maudit, ouvrage de David Beauchard paru chez Bayard en 1986, il y a entre les vignettes de l’album et les timbres-poste autour desquels se noue l’intrigue un peu plus qu’une simple analogie. Et surtout, la planche 21 de L’œuvre de Will Eisner The Dreamer (1986) dévoile une partie des studios de bande dessinée Eyron & Samson à travers une large fenêtre dont les montants, qui la divisent en huit carrés d’égale superficie, font assez distinctement apparaître un équivalent métaphorique de deux strips superposés comptant quatre cases chacun. Ce qui atteste, dans cet exemple, le travail de la métaphore, c’est d’abord le fait que sur la même planche (en bas à gauche), le héros brandit une page de bandes dessinées dont seuls les cadres ont été tracés ; c’est ensuite et surtout le fait que l’assimilation fenétre-vignette est une figure de style récurrente chez Eisner (voir par exemple, dans The Dreamer, les premières cases des planches 16, 20 et 22).
5. L’ÉGOSPECTION DU CODE
Comme annoncé, je range sous l’intitulé de cette cinquième et dernière procédure tout ce qui inscrit l’instance du lecteur dans le « texte » de la bande dessinée.
Le degré le plus élémentaire de l’égospection est l’adresse au lecteur, par où la bande dessinée manifeste qu’elle se sait regardée. Cette adresse peut être verbale (à la fin du Secret de la Licorne, Tintin se tourne vers ses « chers amis » pour leur promettre encore de nombreuses aventures dans l’album suivant) ou tenir dans un geste, une mimique (le clin d’œil par lequel le même Tintin prend le lecteur à témoin de la bêtise des Dupondt à la dernière page du Sceptre d’Ottokar).
Une autre forme d’égospection serait l’assimilation explicite ou implicite du lecteur à tel ou tel personnage appartenant à la diégèse.
Explicite : Sam (décidément incontournable) et son compère Silo se placent, à la date du 11 mai 1962, devant le strip où ils « jouent » l’anecdote du jour ; question de Sam, se regardant jouer : « Est-ce que je me tiens toujours aussi voûté ? » . Mentionnons aussi Jean-Pierre Liégeois, le mythique « jeune lecteur du Var » qui, sans jamais y apparaître directement, constitue l’une des figures marquantes de la série Gai-Luron, puisqu’il entretient avec le héros de Gotlib une correspondance assidue. A lui seul, ce lecteur exemplaire (et pour cette raison invisible) résume tous les autres.
Implicite : Thierry Smolderen m’a très justement fait remarquer que dans la planche du dimanche inaugurale de la série Steve Canyon, les divers personnages avec lesquels converse le héros (le policier, le portier, le marchand de journaux, la petite fleuriste, les demoiselles d’ascenseur) ont une autre fonction que celle (notée par Umberto Eco) de compléter, par touches successives, le portrait moral de Canyon : ils incarnent les diverses composantes du public que « cible » l’auteur. A travers cette succession de flashes, Milton Caniff, en feuilletoniste roué et n’ayant pas peur des clichés, fournit à ses lecteurs les meilleures raisons de se passionner pour sa nouvelle série : si vous êtes un enfant, Canyon sera pour vous une figure paternelle ; si vous êtes une femme, il vous séduira ; si vous êtes un « vétéran », il incarnera les valeurs pour lesquelles vous avez combattu, etc.
C’est encore Thierry Smolderen qui, dans Les Cahiers de la bande dessinée n° 70, constatait chez Hergé, Andreas, Claude Renard, Moebius, Hugo Pratt, Vink, Cabanes et Ted Benoit, la résurgence du même « thème élémentaire » : « une stupeur profonde frappe le héros devant une image ou un objet dont la composante abstraite est très accentuée : lignes relâchées ou dures, labyrinthes et fluides, reflets, flammes, fumées, tourbillons d’un fleuve..."
Ce thème du héros qui, à notre exemple, s’abîme lui-même dans la contemplation d’un dessin, m’apparaît aussi comme une variante, certes minimale, de l’égospection.
Sans chercher à épuiser les possibilités, sans doute assez nombreuses et variées, offertes par cette procédure, je signalerai encore l’introduction dans le récit d’un élément qui, tout en ne paraissant pas s’adresser directement à lui, appelle le lecteur à prendre conscience de l’activité qui est la sienne. Dans Watchmen, une phrase itérative est badigeonnée sur les murs : « Who watches the Watchmen ? ». Par rapport à la diégèse, cette phrase se traduit : « qui surveille les vigiles ? » ou « qui nous gardera de nos gardiens ? » ; mais dans la perspective qui m’occupe présentement, elle peut aussi se lire : « qui assiste aux exploits des héros de cet album ? » Réponse — que chacun est invité à formuler pour son compte : moi, le lecteur.
On fera peut-être remarquer que l’activité de lecture ne s’applique pas seulement à la bande dessinée et que, dès lors, l’égospection ne répond pas à la deuxième « condition de réflexivité » énoncée tout à l’heure. Ma réponse est que le verbe lire est transitif. De même que l’on ne saurait penser à rien, on lit toujours aussi quelque chose. L’égospection est cette manceuvre par laquelle une bande dessinée dit à son lecteur : je sais que tu me lis. Moi, une bande dessinée, et non pas un roman, un journal, une publicité.
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Les dimensions de cet article ne m’autorisant pas à pousser très avant l’analyse des exemples convoqués, j’ai dû renoncer à en seulement citer deux ou trois, parce qu’ils appelaient des commentaires par trop développés, à proportion de leur richesse et de leur complexité (ainsi de No Spirit Story Today, un récit de Will Eisner paru en juin 1947). En survolant un domaine très vaste et en cherchant à y tracer quelques pistes, j’ai surtout voulu prendre une plus juste mesure d’un phénomène esthétique qui, dans la bande dessinée peut-être plus qu’ailleurs, est statistiquement incontournable (puisqu’on peut même en repérer de nombreuses occurrences dans des œuvres a priori peu propices aux jeux avec le code, comme Alack Sinner).
On l’aura remarqué, l’idée d’une interversion des rôles sous-tend bien des manifestations de la réflexivité. Dans tous les cas, il ne s’agit pourtant que d’une illusion : même « en vacances », un héros ne peut faire autrement que de rester héros ; même introduits dans la diégèse, un dessinateur n’en continue pas moins de dessiner, un lecteur de lire. Il n’est pas de permutation possible entre les diverses instances de la fiction. Tout au plus peuvent-elles nous divertir en faisant mine d’adopter temporairement un autre rôle. Quant au mien, il s’arrête ici.
Article paru dans Conséquences n°s 13-14 : Contrebandes, Les Impressions Nouvelles, Paris, 2e trim. 1990, pp. 132-165. Quelques mots ont été changés, les références aux illustrations (non reprises ici) et deux ou trois appels de notes coupés.