Le phénomène de l´adaptation sera considéré ici comme relevant de l´Esthétique. Il demande à être mis en perspective dans l´évolution générale des pratiques artistiques, et en situation au sein du paysage culturel d´aujourd´hui. Bien qu´il s´agisse, au sens oú nous l´entendons aujourd´hui, d´une pratique somme toute assez récente, il oblige à reprendre à nouveaux frais une très ancienne et vaste discussion : celle de la spécificité de chacun des arts.
La multiplication des adaptations est en effet la conséquence historique d´un bouleversement général du champ artistique et culturel. Car c´est l´apparition de nouveaux arts narratifs, au premier rang desquels le cinéma et la bande dessinée, puis celle de nouveaux canaux de diffusion (les mass media), qui ont permis et encouragé, non seulement la prolifération des récits (la catégorie de la narration tendant à supplanter celle, millénaire, de la représentation), mais le commerce de ceux-ci entre disciplines rivales.
Arts purs, arts hiérarchisés
La question de la spécificité des arts connaît sa première formulation moderne avec le Laocoon (1766) de Lessing. Réagissant contre la confusion qui régnait alors dans les esprits et chez les artistes mêmes, Lessing s´était efforcé de montrer que les Beaux Arts sont irréductibles les uns aux autres, pour cette raison qu´ils mobilisent des matériaux différents, des signes d´un genre particulier. Sa thèse consiste, on le sait, en une réfutation de l´ut pictura poesis, cette théorie qui, s´autorisant de citations empruntées à Horace et Aristote, postulait une analogie profonde entre la poésie et la peinture. Pendant quatre siècles environ (du XVe au milieu du XIXe), la peinture a pris modèle sur la littérature, dont elle croyait partager la nature profonde et la finalité.
La théorie de l´ut pictura poesis ne validait pas tant la possibilité d´une traduction d´un art vers l´autre, qu´elle ne légitimait l´imitation des mêmes sujets. La peinture était considérée comme soeur de la poésie parce que l´une comme l´autre se voyaient assigner comme fin première la description des objets du monde et des activités humaines. Cette assimilation n´était pas dépourvue d´un certain militantisme ; elle exprimait la prétention des artistes de la Renaissance à gagner, pour la peinture, la même dignité que celle accordée depuis longtemps à la poésie.
Ainsi, les traités d´esthétique, sous couvert de disputer des fins respectives de chaque forme d´art, et des moyens pour chaque artiste de parvenir à l´excellence dans sa partie, ont, explicitement ou non, longtemps mis au centre de leur réflexion le problème de la hiérarchie entre les arts. Connue sous le nom de " Paragone ", la question de savoir quel art, de la peinture ou de la sculpture, était naturellement supérieur à l´autre, était la grande affaire qui, au XVIe siècle, agitait les Académies de Florence et d´ailleurs [1]. Mais, à cette époque comme au cours des siècles suivants, jusques et y compris sous le Romantisme, c´est à la littérature, et singulièrement à la poésie, en tant que modèle et prototype reconnu de tous les arts imitatifs, qu´est revenu le privilège d´occuper le sommet de la hiérarchie.
En 1967 déjà, Jean Ricardou constatait : " L´on n´assimile plus guère, comme au temps de Lessing, peinture et poésie. Le problème s´est déplacé : l´on préfère aujourd´hui confondre roman et cinéma. " [2] Plusieurs facteurs d´évolution ont conduit à ce déplacement. Et les conditions du débat que nous avons aujourd´hui sur l´adaptation ont commencé d´apparaître au moment même oú l´ancienne problématique se dénouait.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les avant-gardes, s´opposant aux conceptions bourgeoises et académiques de l´art, ont mis l´accent sur la forme des oeuvres plutôt que sur leur sujet. Ce n´est pas un hasard si l´article fameux dans lequel le critique américain Clement Greenberg a commenté cette évolution a pour titre Towards a newer Laocoon (1940). Il y relève, par exemple, qu´avec les impressionnistes la peinture devint " un exercice qui concerne la vibration des couleurs plutôt que la représentation de la nature". Chaque art s´est engagé dans la voie d´une purification censée le reconduire à ce qu´il a d´essentiel et d´irréductible, à sa matérialité constitutive. Bref, la physicité de l´art s´est vue érigée en ontologie, jusqu´à lui dicter ses fins [3].
Greenberg a mis en évidence le fait que, supplantant la littérature, la musique était à son tour devenue le premier des arts, le parangon de toutes les disciplines. Pourquoi la musique ? " En raison de sa nature "absolue", de son éloignement de l´imitation, de son absorption presque totale dans la qualité proprement physique de son médium, et aussi à cause de son pouvoir de suggestion ". La musique apparaissait soudain comme l´art abstrait, la " forme pure " par excellence [4]. Evoquant notamment Mallarmé, Picasso et Paul Klee, Greenberg observait : " Se laissant gouverner, consciemment ou inconsciemment, par une notion de pureté dérivée de l´exemple de la musique, les arts d´avant-garde ont au cours des cinquante dernières années atteint un degré de pureté et une délimitation radicale de leur champ d´activité sans précédent dans l´histoire de la culture. Désormais, les arts campent en sûreté à l´intérieur de leurs frontières " naturelles", et le règne du libre échange a été remplacé par le régime de l´autarcie. " [5]
Aucune citation ne résume mieux ce vaste mouvement de reconduction de chaque art à son principe matériel que la célèbre définition proposée par Maurice Denis en 1890, selon laquelle un tableau, " avant d´être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ". Ainsi, les Beaux-Arts ne se sont pas seulement, selon le voeu de Lessing, " émancipés de la tutelle du langage " [6], mais, jetant en quelque sorte le bébé avec l´eau du bain, ils se sont aussi affranchis de la dictature du sujet et de l´obligation de représenter le monde.
Si la question de la suprématie de tel ou tel art sur les autres cesse progressivement d´être un enjeu théorique, l´émergence de l´art moderne coïncide cependant avec un nouveau développement des recherches en "esthétique comparée ". Un livre comme La Correspondance des arts d´Etienne Souriau (1947) atteste la faveur dont jouit encore au milieu du siècle cette discipline. "Une anatomie et une physiologie de tous les êtres qui peuplent (le) monde de l´art" : ainsi Souriau définit-il l´horizon de ses recherches, en précisant que " c´est évidemment le programme d´une science, non le sujet d´un livre " ;. En fait, l´auteur semble avoir eu pour ambition de répondre à une nécessité nouvelle : celle de retrouver des principes communs entre des activités créatrices qui, engagées dans l´approfondissement de leurs identités respectives, semblaient vouées à diverger toujours davantage. Comme si le besoin s´était soudain fait sentir de "sauver" le concept même d´art, en réaffirmant, par-delà la diversité de ses manifestations, son unité profonde. La question liminaire posée par Souriau est celle-ci : " Qu´y a-t-il de commun entre une cathédrale et une symphonie, un tableau et une amphore, un film et un poème ? "
Le récit : un genre en expansion
Ce qui ne devrait pas laisser de nous étonner, c´est qu´à l´époque oú Greenberg et Souriau, parmi d´autres, réfléchissent aux rapports entre les différentes disciplines de l´art, ni l´un ni l´autre ne prennent véritablement en compte un certain nombre de bouleversements majeurs qui, déjà alors, dessinent les contours d´un nouveau paysage culturel. La pratique de plus en plus massive de l´adaptation en est peut-être le symptôme le plus manifeste. Parmi ces bouleversements, j´en mentionnerai quatre qui me paraissent avoir eu une incidence directe sur le développement du phénomène de l´adaptation.
Il revient à Walter Benjamin d´avoir formulé le premier dans son texte capital sur L´oeuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée (1936). Les progrès techniques ont rendu possible de multiplier en grand nombre les textes, les images, les documents sonores. L´oeuvre d´art y gagne une diffusion de masse et une forme d´ubiquité, mais elle reçoit du même coup le statut de marchandise, avec la perte d´aura que cela suppose. Benjamin note que lorsqu´une oeuvre, comme c´est en particulier le cas des films, est proposée à une "réception collective", sa fonction sociale en est transformée, de même que le mode de participation du public ; le recueillement cède la place à la distraction. (Parce que, contrairement à Benjamin, je m´intéresse ici au film en tant qu´il s´agit d´un art narratif, je parlerais plutôt du passage d´une attitude contemplative à une attitude participative. Mais, ce point mérite d´être noté, la catégorie du récit n´est pas plus déterminante pour Benjamin qu´elle ne l´est pour Greenberg ou pour Souriau.)
Le deuxième facteur de changement est la multiplication du nombre des lecteurs. L´analphabétisme est en régression constante depuis le Siècle des Lumières ; et les lois qui, en France comme en Angleterre, rendent l´école primaire gratuite et obligatoire dans les années 1880, parachèvent les progrès de la lecture. Après avoir été pendant des siècles l´apanage de la classe bourgeoise, la jouissance directe de la littérature (j´entends : autrement que par le biais de la lecture oralisée) devient, au moins théoriquement, accessible à tous.
Or, l´instruction se généralise alors que la hiérarchie des genres littéraires est elle-même bouleversée. Longtemps reine incontestée des Lettres, la poésie est détrônée par le roman, dont Balzac, Sand, Stendhal, Zola, Flaubert et bien sûr les auteurs russes assurent le triomphe. Naguère objet de suspicion, le roman s´impose comme le genre le plus apte à rendre compte de la vie moderne et de la condition humaine dans toutes leurs dimensions. C´est le troisième élément fondateur du nouveau paysage culturel qui émerge au tournant du siècle : les nouvelles catégories gagnées à la lecture (femmes, employés, ouvriers) liront avant toute chose des romans, c´est-à-dire des histoires, de la fiction. Peu importe ici qu´elles aient été exposées à des chefs-d´oeuvre ou seulement aux feuilletons et aux "romans à quatre sous".
Enfin, cette consécration du roman et l´accroissement corrélatif du public acquis à la fiction coïncident à peu près avec l´apparition de nouveaux arts narratifs rendus possibles par les progrès techniques. La bande dessinée est "inventée" par le suisse Rodolphe Töpffer dans les années 1830, soit au cours de la même décennie qui voit la mise au point du daguerréotype. Elle ne suscite une production régulière et massive, à destination de la presse, qu´à partir des années 1890, marquées, quant à elles, par l´invention du cinématographe.
Depuis des siècles sinon des millénaires, la création artistique s´incarnait dans six disciplines qui paraissaient épuiser le domaine du possible : l´architecture, la musique, la danse, la peinture, la sculpture et la littérature. Voici qu´en à peine plus d´un demi-siècle surgissent plusieurs nouveaux supports à l´investissement créatif. Et cette extension des voies offertes à l´art ne s´arrêtera pas là, puisque le siècle suivant, le nôtre, inventera successivement la radio- puis la télédiffusion, la vidéo, enfin les images de synthèse.
Il est remarquable que, par-delà la diversité des techniques et des matériaux mis en oeuvre, les arts de l´époque moderne se sont tous voués en partie, et pour certains en quasi-totalité, à une même fonction : celle de raconter des histoires. La littérature avait jusqu´alors l´apanage, et presque l´exclusivité, de cette vocation narrative, qu´elle déclinait d´ailleurs sur différents modes, du roman à la satire en passant par le poème épique, sans oublier le théâtre ni les livrets d´opéra. Mais pour nous, le récit est devenu, avec l´image, l´une des deux grandes catégories génériques à partir desquelles il est possible de penser ensemble des oeuvres physiquement très dissemblables. L´art cinématographique et celui de la bande dessinée n´ont emprunté des chemins non narratifs qu´à titre expérimental et très minoritaire [7]. La narration s´est très rapidement imposée comme leur pente naturelle, leur vocation objective. La photographie connaît des usages plus variés mais, depuis l´interview du centenaire Eugène Chevreul immortalisée par Nadar (1886) jusqu´aux séquences qui font la réputation d´un Duane Michals depuis 1966 - et pour ne rien dire des romans-photos -, elle n´a cessé de s´intéresser au déroulement de situations évolutives. On sait l´impact que les feuilletons radiophoniques ont eu sur les générations d´avant la télévision, et comme le petit écran, ensuite, privilégiera la fiction dans ses programmes.
Sous l´effet conjugué de ces langages et médias colporteurs d´histoires, le récit, et plus particulièrement le récit de fiction, n´a cessé d´étendre son empire. Or, cette extension du domaine fictionnel s´est accomplie alors que la peinture et la sculpture, pour leur part, tournaient majoritairement le dos au concept de représentation. Tout s´est passé, en somme, comme si l´une des fonctions majeures de l´art : parler aux hommes d´eux-mêmes, exprimer leur mode de vie, leurs rêves, leur condition et leur destin, se trouvant délaissée par les arts plastiques traditionnels, s´était trouvée réendossée au même moment par les nouvelles formes narratives. Le " quoi " de la création - son sujet, ou référent - avait été chassé par la porte ; il est revenu par la fenêtre.
Les mouvements d´avant-garde, on ne l´ignore pas, ont creusé un fossé d´incompréhension entre le grand public et l´art. La peinture non figurative, l´art conceptuel, la musique sérielle et telles directions de la danse contemporaine ne concernent qu´un public averti et constituent désormais ce que certains ont appelé la " culture cultivée ". Au contraire, le cinéma, la bande dessinée, le roman-photo, les feuilletons ou téléfilms, et une partie au moins de la littérature (les polars, les romans historiques ou sentimentaux, les biographies) parlent - tendanciellement sinon effectivement - au plus grand nombre. Le cas particulier de la musique mis à part, il apparaît que l´art n´est jamais si populaire aujourd´hui que lorsqu´il raconte des histoires.
Non seulement nous consommons un nombre de fictions sans précédent [8], mais la sensibilité contemporaine est structurée par la forme récit ; il faut que le monde et notre propre existence nous soient relatés pour que nous ayons prise sur eux, pour que nous ayons au moins l´illusion de les comprendre. L´une des différences majeures entre la "réclame" d´autrefois et la publicité moderne n´est-elle pas que les produits ont cessé de nous être seulement présentés et vantés pour devenir les enjeux de mini-scénarios ? Des reality shows aux émissions qui (telles hier La nuit des héros ou Les marches de la gloire) reconstituent des actes de bravoure, la télévision s´emploie à fictionnaliser la vie quotidienne et les faits divers. L´actualité elle-même est traitée comme un feuilleton ; là encore, et pour le pire, la fiction parvient d´ailleurs à s´immiscer, comme l´ont suffisamment montré la révolution roumaine et la guerre du Golfe. Du débat politique aux grands événements sportifs en passant par les émissions de jeux, partout il faut introduire ou fabriquer des péripéties, du suspense et de l´émotion, soit les ingrédients de base d´une intrigue.
Le triomphe du récit modifie, de façon jusqu´ici insidieuse et discrète, notre mode d´insertion dans le réel, nos schémas mentaux. Mais il affecte de manière bien plus visible notre relation à l´art, nos attentes à l´égard de la chose artistique. Que l´art soit le premier concerné n´a d´ailleurs rien d´étonnant : si le modèle narratif a essaimé partout, jusqu´à devenir une sorte de nouveau paradigme anthropologique, c´est bien la tradition littéraire qui l´a d´abord constitué.
Le commerce des fables
Dans l´appréciation critique que nous émettons à propos d´une oeuvre narrative, nous mêlons ordinairement des considérations sur son sujet à des jugements d´ordre formel. C´est que, dans un récit, l´idéel et le matériel sont étroitement intriqués, et qu´en définitive, il est souvent malaisé de déterminer auquel de ces deux domaines ressortit la " valeur " artistique de l´oeuvre. Jadis, le poète, le peintre ou le sculpteur étaient célébrés pour leurs qualités d´imitation. Nous voyons qu´aujourd´hui, chez qui se mêle de raconter des histoires, c´est plutôt l´imagination qui passe pour une qualité ; et un conteur sera loué, entre autres critères, parce qu´il développe un sujet neuf ou, d´un thème éprouvé, tire des effets inédits en adoptant sur lui un " point de vue " original.
Il est dans la nature de tout récit de focaliser l´attention du public sur son déroulement fictionnel et d´occulter, dans une certaine mesure, le travail accompli par l´artiste sur les signes à travers lesquels le récit se manifeste. Les linguistes parlent à cet égard d´un " effet de traversée ", mais ils en parlent généralement comme d´un phénomène propre à la langue, et qui tiendrait à ce que, de cette langue, nous faisons, dans le quotidien, un usage familier et transitif. Leur position est indûment restrictive car cette transparence relative de la forme n´est nullement un effet spécifique à la littérature ; elle s´observe (avec des nuances) dans tous les arts narratifs. Elle est le résulat de l´impérialisme intrinsèque de la forme récit qui, toujours, récupère à son profit l´ensemble des éléments composant l´oeuvre. Comme le dit Christian Metz : " Dans un film narratif, tout devient narratif, même le grain de la pellicule ou le timbre des voix. " [9] Bref, un film, un roman ou une BD est essentiellement, pour un public avide d´histoires et aiguillonné par la curiosité, la manifestation concrète d´un scénario, son corps phénoménologique. Serge Daney parlait à bon droit de ces gens " qui n´ont jamais eu d´émotions cinémato- graphiques et les ont toujours confondues avec des émotions littéraires " [10].
Le développement de l´adaptation peut donc apparaître comme une conséquence du mode de participation que suscite le genre narratif en tant que tel. Adapter un récit pour un autre médium, c´est, semble-t-il, assumer jusqu´au bout le postulat de cette prééminence de l´histoire, et tenir pour contingents son lieu d´apparition, son corps initial. C´est reconnaître, avec Philippe Hamon, que " la caractéristique fondamentale " des " énoncés narratifs (récits, mythes, contes, etc.) " serait " d´être résumables (Balzac en digest), transposables (Balzac au cinéma), traductibles (Balzac en anglais), paraphrasables " [11]. Il suffisait que se multiplient les systèmes sémiotiques à vocation narrative et les canaux de diffusion pour que la migration des sujets et des intrigues devienne la règle. Philippe Hamon rappelle, dans la même page, que le " but principal " d´une société de consommation est de " faire circuler les objets ". L´oeuvre d´art y échappe d´autant moins que, vivant à l´ère de sa reproduction mécanisée, nous avons appris à en jouir sans être nécessairement en contact avec l´original.
Sitôt après avoir inventé la bande dessinée, Rodolphe Töpffer n´a rien de plus pressé que de la confronter à la littérature. En 1840, il publie simultanément deux versions des Voyages et aventures du Docteur Festus, l´une étant une " histoire en estampes " - ainsi nomme-t-il la BD - , l´autre un roman (avec quelques illustrations hors texte). Dans sa préface au roman, Töpffer remarque, à propos de ces deux versions, que " ce qu´elles ont de différent change beaucoup ce qu´elles ont de semblable ". Plus près de nous, les Japonais ont réalisé des dessins animés inspirés du Journal d´Anne Frank ou de telles pages de Michelet. Les " ciné-romans " (romans-photos tirés d´un film) ont été publiés par milliers et connu une vogue énorme pendant l´entre-deux-guerres. France 2 a entamé en 1992 la diffusion d´une série intitulée La Grande Collection, dont le principe est d´"offrir à certains chefs-d´oeuvre de la littérature déjà adaptés au cinéma une troisième forme d´existence, la plus contemporaine de toutes : celle d´oeuvres télévisuelles" [12]. Jules et Jim et Senso, notamment, devraient en faire les frais. Quant au film Dracula de Francis Ford Coppola, d´être lui-même déjà adapté du célèbre roman de Bram Stoker ne l´empêche nullement de susciter à son tour une version " novellisée " du scénario (soit le roman issu d´un film issu d´un roman), ainsi qu´une bande dessinée. Poussée par son mercantilisme, l´industrie des loisirs s´abandonne désormais sans aucune réserve à l´ivresse des adaptations en cascade. Et s´il est encore des cas oú l´adaptation sert une véritable intention artistique, il en est de plus en plus oú elle se confond avec une simple opération de merchandising.
Pour toutes les raisons qui ont été évoquées, je crois que le phénomène de l´adaptation apparaît comme particulièrement révélateur d´un état historique de la création. J´ai dit, en commençant, qu´il obligeait à reconsidérer différemment certaines questions fondamentales d´Esthétique. J´en formulerai trois, pour tenter ensuite d´apporter quelques éléments de réponse. 1° Que reste-t-il, aujourd´hui, de l´idée d´une hiérarchie entre les arts ? 2° Les arts narratifs connaissent-ils encore la tentation de l´" art pur " ? Comment revendiquent-ils désormais leur spécificité respective ? 3° Existe-t-il une adéquation spontanée entre certains sujets de récits et telle ou telle forme narrative ? Y a-t-il des " sujets de romans " et des " sujets de films " ?
Ces questions sont souvent abordées par les créateurs eux-mêmes au cours d´interviews ou d´autres interventions. Qu´ils en parlent de façon directe, incidente ou seulement par allusion, presque tous énoncent comme des faits d´évidence universellement valables et reconnus ce qui ne sont que des opinions fondées sur une pratique singulière. Ces propos définissent des positions idéologiques sur l´art. (Je n´utilise pas le terme d´idéologie dans son acception politique, mais en référence à des doctrines esthétiques, dont quelques-unes sont historiquement constituées, et d´autres, implicites, sont demeurées informulées ou inorganisées.) Plus qu´aucun autre fait culturel, le phénomène de l´adaptation se tient, me semble-t-il, au carrefour des idéologies artistiques contemporaines.
La littérature, matrice et terre d´élection de toutes les fictions
L´apparition d´un nouveau mode d´expression suscite toujours des interrogations quant à ses potentialités et, au-delà, quant à sa légitimité. Cherchant quelle place lui faire au sein de ce que Henri Van Lier a nommé " le concert des médias ", on compare immanquablement les mérites du dernier venu à ceux des autres disciplines. Tout au long du XIXe siècle, on a disputé sur la valeur artistique respective de la peinture et de la photographie. Dès son apparition, le cinéma a été glorifié et vilipendé en termes également excessifs. Ces débats appartiennent certes au passé, mais le problème d´une hiérarchisation entre les arts trouve sans cesse une actualité nouvelle. Un récent ministre de la Culture se mêle-t-il d´aider la création et la diffusion de la musique rock, de la haute couture et de la bande dessinée ? Il n´en faut pas davantage pour que des voix autorisées crient à la confusion des valeurs et appellent à distinguer entre les arts majeurs et les arts mineurs. Le cinéma suscite des positions moins tranchées, mais il est intéressant d´observer que la bande dessinée, elle, ne manque pour ainsi dire jamais d´être reléguée parmi les arts mineurs (appellation réservée jadis aux arts décoratifs). Pour le roman-photo, la question n´est pas même posée.
Si, comme le suggère Greenberg, la musique avait, au tournant du siècle, détrôné la littérature comme art de référence, la montée en puissance des arts narratifs a eu pour effet de réinstaller le roman à une place éminente. Pour tous les défenseurs de la culture humaniste traditionnelle, fondée sur l´écrit, la littérature fait même figure, vis-à-vis des autres arts du récit, à la fois d´Ur-sprache (langue mère) et de modèle insurpassable.
L´une des personnalités les plus combattives de ce " Parti de l´Ecrit " en France est actuellement Danièle Sallenave. Dans un essai sur la littérature, elle assène des formules aussi péremptoires que : " Il y a un privilège du livre sur tout le reste " (page 41), ou encore : " Ce qui nous porte vers la littérature ne peut se comparer à rien d´autre " (page 114). Mais comment ne pas remarquer que, dans nombre de passages visant à établir la supériorité de l´oeuvre écrite sur les autres créations artistiques, et notamment sur les récits en images, les arguments qu´elle avance concernent la fiction en général et sous toutes ses formes, sans rien avoir de spécifiquement littéraire ? Lisons (page 97) : " Ce qui nous porte donc vers la littérature, c´est une demande qui n´est comblée par aucun autre ordre de la spéculation ou de la jouissance esthétique. Lire, comme écrire, repose sur l´idée que ce monde-ci pour être compris, et pour être vécu, doit être doublé d´un monde autre, d´un monde imaginé. " [13] C´est là, il me semble, ce qui nous porte, non pas particulièrement vers le roman, mais vers la fiction comme telle, et donc aussi bien, à qualité égale, vers un film ou une bande dessinée.
A qualité égale : oui, mais justement, le privilège reconnu à la littérature se fonde sur la conviction de sa supériorité naturelle, ontologique, sur les autres arts narratifs. Toute adaptation de roman, par exemple à l´écran, serait alors a priori un appauvrissement de l´oeuvre. L´adaptation ne pourrait se parer d´aucune autre justification que pédagogique : en vulgarisant les chefs-d´oeuvre, elle les fait circuler, les garde vivants, permettant au plus grand nombre d´y être, fût-ce indirectement, exposé.
Ce n´est pas, on l´aura compris, ma position. Il me suffira d´évoquer les films, d´animation ou en prise de vue réelles, réalisés d´après Little Nemo in Slumberland et Tintin, ou encore tel roman inspiré de Krazy Kat [14], pour établir qu´une bande dessinée, par exemple, dès lors qu´elle exploite magistralement les ressources particulières du médium, a tout autant à perdre dans une transposition que le meilleur des romans.
Entre les arts, la fin de l´étanchéité
Un art doit-il cultiver sa spécificité, se développer dans un sens oú il est seul à pouvoir aller ? Non moins que la précédente, cette question suscite des positions idéologiques très contrastées. Ecrivant en 1940, Greenberg analysait la reconduction des arts plastiques, de la musique et de la poésie à leur physicité. On imaginerait facilement les arts narratifs gommant au contraire leurs spécificités respectives, puisqu´ils partagent cette vocation à raconter des histoires, et puisqu´elle les conduit, comme on l´a vu, à multiplier les échanges de sujets, sinon les copies d´oeuvres. En fait, l´idéologie de la purification de l´art ne les a nullement épargnés. Et pour un art narratif, quel que soit son support physique, les velléités de purification ont toujours pris la même forme : celle d´un affranchissement vis-à-vis du récit, c´est-à-dire, et non sans paradoxe, d´un reniement de sa vocation narrative.
Sans doute, il a fallu peu d´années au 7e art pour s´approprier la comédie, le récit historique, le western et la science-fiction. Mais d´Eisenstein à Godard, des cinéastes parmi les plus grands ont plaidé pour une " dé-anecdotisation " des films. Le mot est du réalisateur d´Octobre, qui proclamait : " Est cinématographique le film dont le sujet peut se résumer à deux mots " [15]. Le roman lui-même avait, dès le XIXe siècle (à une époque, donc, oú il n´avait pas encore de concurrent direct en matière de fiction), manifesté des velléités de s´affranchir du narratif dans sa dimension anecdotique et proprement romanesque, bref d´empêcher les marquises de sortir à cinq heures. Ce sacrifice du sujet répondait à une volonté de s´ennoblir pour rivaliser avec la poésie, encore considérée comme l´étage supérieur de la littérature. Répondant à la fameuse enquête de Jules Huret sur l´évolution littéraire, Edmond de Goncourt ne craignait pas d´affirmer : " Ma pensée, en dépit de la vente plus grande que jamais du roman, est que le roman est un genre usé, éculé, qui a dit tout ce qu´il avait à dire, un genre dont j´ai tout fait pour tuer le romanesque, pour en faire des sortes d´auto-biographies de gens qui n´ont pas d´histoire ". Et chacun a en mémoire la magnifique rêverie de Flaubert à propos d´un " Livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son styleÉ " (Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852).
De l´épisode plus récent du " Nouveau Roman ", je ne rappellerai que ces quelques lignes très explicites de Jean Ricardou : " Éselon toutes sortes de procédures, le Nouveau Roman met en cause (...), avec une virulence croissante, un phénomène d´envergure, insidieusement actif dans la plupart des institutions humaines et peut-être l´objet d´un tabou idéologique clandestin : le RECIT. " [16]
Le roman, donc, n´a pas été épargné par la tentation de la forme pure. Entre la tradition du roman miroir du monde, dominante de Stendhal à Kundera, et celle du roman jeu d´écriture, la littérature moderne n´en finit pas d´être écartelée, quelques grandes oeuvres de référence (notamment celles de Cervantès, Flaubert, Proust, Joyce, ou plus près de nous Georges Perec) tirant leur exemplarité du fait qu´en elles les deux voies convergent, s´équilibrent et se réconcilient.
Mais tout en étant travaillé par ce mythe de la forme pure, l´art du XXe siècle s´est caractérisé, dans toutes les disciplines, par une perte d´homogénéité. Comme l´observe, en sémioticien, Roger Odin, au sein de chaque médium les oeuvres expérimentales opèrent un renversement des traits pertinents dans la grande production [17]. Si bien qu´il est devenu à peu près impossible aujourd´hui de donner une définition scientifique, non réductrice et non normative, de ce que sont le cinéma, la musique, la sculpture, la bande dessinée et la vidéo, chacun de ces domaines s´étant révélé un champ de possibles au sein duquel peuvent coexister des options contradictoires.
Nombreux sont même aujourd´hui les créateurs qui, tels Jean-Luc Godard ou Jean-Christophe Averty, se réclameraient au contraire d´une " impureté spécifique ". Auteur de nombreuses adaptations d´oeuvres littéraires pour la télévision (notamment Hugo, Shakespeare, Lautréamont, Jarry, Apollinaire, Roussel), Averty n´a eu de cesse que de croiser les disciplines : " Il met en image des textes de peintres (Henri Rousseau, Pablo Picasso), il choisit desoeuvres qui convoquent d´emblée plusieurs arts ", l´exemple le plus célèbre étant le ballet Parade. Ses émissions montrent que " l´éclectisme étant inhérent au système télévisuel lui-même, le spécifique et l´hétérogène ne s´y opposent pas. " [18] S´agissant de Godard, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier a développé l´idée d´une " écriture de l´impropriété " [19]. On se souvient aussi du texte fameux d´André Bazin en faveur de l´adaptation, dont le titre était Pour un cinéma impur. Mais n´est-il pas déjà significatif que bien des films, lorsqu´ils connaissent les phases successives du scénario et du storyboard, mobilisent d´abord l´écriture puis le dessin, avant de revêtir leur habit photosensible ?
Lessing fait pourtant encore des émules, et l´idéologie de la spécificité est loin d´avoir disparu. Elle peut même réunir des cinéastes aussi dissemblables que Peter Greenaway et Eric Rohmer. Conversant avec Bernard-Henri Levy, le réalisateur de Prospero´s Books dit ceci : " L´essentiel du cinéma d´aujourd´hui est resté fidèle à cette volonté d´illustrer le monde dont, pour ma part, je ne veux plus. De quoi est-il contemporain, au fond ? Du roman du XIXe. Même pas le roman du XXe. Le roman du XIXe.(...) La question est : pourquoi le cinéma n´a-t-il pas davantage confiance en lui-même. Pourquoi s´oblige-t-il toujours à prendre, par exemple, son origine dans la littérature ? (...) Il y a sûrement des résistances de fond - en Angleterre et en Amérique en tout cas - face à l´idée que le cinéma puisse être un art. " [20] Quant à Rohmer, " il se plaît régulièrement à rappeler une de ses "idées-force" selon laquelle "le cinéma n´est pas un art qui imiterait avec plus ou moins de succès les autres arts, un art qui dirait dans un langage les mêmes choses qu´eux : le cinéma est un art qui veut dire des choses différentes". " [21]
Vers l´abolition des frontières ?
La fortune de l´adaptation n´a donc pas entraîné l´abandon de l´idée de spécificité. Mais elle relance - et contribue sans doute à renouveler - la réflexion sur les compétences respectives des différents médias. Ne plus " illustrer le monde ", dire " des choses différentes " : il s´agit moins de sacrifier le sujet que de le redéfinir à partir de critères matériels et formels propres à chaque art.
Il est assez rare qu´on assigne des limites a priori aux capacités d´expression du langage, donc de la littérature. En revanche, on s´interroge encore fréquemment sur la possibilité de dire telle ou telle chose à travers les autres formes narratives, comme le film ou la bande dessinée. Ce qui nous ramène à ce soupçon d´une infériorité constitutive des médias modernes au regard de la chose littéraire... Quoi qu´il en soit, la question du lien motivé et des affinités spontanées qui pourraient exister entre un système sémiotique donné, d´une part (système homogène comme la littérature ou composite comme la BD et le cinéma), et un répertoire thématique fini, d´autre part, constitue un enjeu théorique d´importance.
Je serais personnellement enclin à l´examiner sous deux aspects, selon que le référent envisagé ressortit davantage à l´existant ou au spéculatif. Deux questions se poseraient alors : 1° Quelles strates du Réel chaque médium peut-il représenter ou questionner ? Que peut-il prendre en charge de la condition humaine, du vivant et de son environnement ? 2° Quelles voies particulières ouvre chacune des formes narratives à l´imagination ? Est-ce que des signes de natures différentes suscitent (nécessairement ou tendanciellement) des imaginaires différents, est-ce qu´ils engendrent leurs propres chimères ?
Le cadre limité de cette communication ne permet pas de discuter des questions aussi vastes. Juste d´entrevoir comment elles traversent les discours contemporains sur l´art et les médias. Introduisant la dernière édition du Laocoon, Jolanta Bialostocka remarque que le postulat d´un nécessaire accord entre le caractère du signe et celui de l´objet représenté est la partie la plus anachronique de la théorie de Lessing. Ce postulat est en effet celui-là même que Ricardou dénonçait naguère sous le nom d´illusion réaliste ; quand on prétend " représenter les choses mêmes ", alors, de " deux systèmes de signes, c´est celui qui est censé se rapprocher le plus, en sa représentation, du contenu préalable, qui est de préférence choisi " [22]. Si ce postulat est devenu anachronique, et se voit aujourd´hui dénoncé comme illusion, la multiplication des adaptations n´y est certainement pas étrangère, puisqu´elle suggère que tous les systèmes de signes s´équivalent quant à leur capacité représentative.
Mais est-il bien sûr que les idées aient beaucoup évolué sur ce point ? Dans Pour un cinéma impur, André Bazin écrivait déjà : " De ce que sa matière première est la photographie, il ne s´ensuit pas que le septième art soit essentiellement voué à la dialectique des apparences et à la psychologie du comportement. " [23] En sens inverse, un pédagogue de l´image assurait pourtant encore, il n´y a guère (et sans autre démonstration), que " de tous les héros modernes, Corto Maltese est le plus graphique, James Bond le plus cinématographique (malgré son origine littéraire) et Maigret le plus littéraire " [24].
Plutôt qu´une diachronie dans la réflexion, les prises de position des créateurs et des critiques font apparaître un clivage idéologique fondamental, dont les termes évoluent peu dans le temps. Cette dimension idéologique du débat se marque dans la dimension prescriptive des propos qu´il suscite : s´agissant des compétences d´un médium, on tend fréquemment à confondre le possible avec le souhaitable, voire avec l´impératif. La question : " que m´est-il permis de dire dans ce langage ? " conduit souvent à l´affirmation d´un génie propre à tel ou tel art ; puis à la conclusion que la création doit se mettre au service exclusif de ce génie supposé, qu´elle aurait pour fin de manifester avec le plus d´éclat possible. De Stevenson à Kundera, nombreux sont les romanciers qui ont tenu des propos de cette nature. Régis Debray résume cette position en une phrase : " Chaque art doit faire ce que les autres ne peuvent pas faire, en cette originalité réside sa raison de vivre. " [25]
Or, il n´est pas impossible que toute dispute sur le génie respectif des modes d´expression soit condamnée à l´inanité. Soit l´exemple du fantastique comme genre, et la question de son terrain d´élection. C´est encore André Bazin qui écrivait : " Le fantastique au cinéma n´est permis que par le réalisme de l´image photographique. C´est elle qui nous impose la présence de l´invraisemblable, qui l´introduit dans l´univers des choses visibles. " [26] L´analyse ne manque pas de pertinence. Pourtant, si le réalisme de l´image conditionnait notre adhésion au fantastique, comment pourrait-on expliquer l´extraordinaire faveur du genre dans la bande dessinée (notamment la BD d´expression française des vingt dernières années, avec Moebius, Druillet, Bilal, Andreas, Schuiten, Comès...), dont les images ne peuvent se prévaloir des mêmes qualités ontologiques pour emporter notre croyance ? Ce qui, au cinéma, est atteint grâce à une image que Bazin qualifiait d´"hallucination vraie", la bande dessinée le réalise avec une égale réussite par une autre magie, celle de " la sublimation ou la stylisation de ses caractères ", comme le notait Francis Lacassin [27].
Si le débat tourne court, c´est ensuite parce qu´il oppose des arts narratifs, et que ces disciplines ont en commun de soumettre leur public à une double exposition, à une expérience clivée. Les lecteurs ou spectateurs sont à la fois impliqués dans une fiction et exposés à tel médium particulier, si bien qu´ils ressentent des émotions participant de deux ordres différents, comme l´ont notamment suggéré les travaux de Daniel Serceau et Jean-Louis Schefer. L´attente du public, son désir, peuvent être polarisés par l´un ou l´autre aspect de l´oeuvre : désir de partager une grande histoire d´amour ou de vibrer aux péripéties d´un récit d´aventures, mais tout aussi bien désir plus diffus d´" aller au cinéma " ou de " s´offrir une BD ".
Une fiction se présente donc toujours au public sous la forme d´une fiction révélée. On ne peut l´apprécier qu´à travers un corps phénoménologique donné, qui agit de façon particulière sur notre système neurophysiologique. Wittgenstein observait qu´un tableau " me dit quelque chose en se disant lui-même " [28]. Ces deux dimensions, transitive et réflexive, caractérisent plus nettement encore les oeuvres narratives. Y prélever un récit aux fins d´adaptation est une opération chirurgicale délicate au terme de laquelle les deux dimensions se trouvent séparées. Au stade de l´intention déjà, ce n´est pas nécessairement le roman comme tel que l´on prétend adapter, mais quelquefois seulement les données d´une intrigue, la strate narrative isolée du texte qui l´incarne.
Pour conclure, je ferai mienne la conviction de Christian Metz, qui me paraît la seule défendable d´un point de vue esthétique et même éthique : " Chaque moyen d´expression permet de tout dire ; "tout" : entendons par là un nombre indéfini de "choses" (?), en très large recouvrement d´un langage à l´autre. " [29] Dans tous les domaines de l´art, les grandes oeuvres que nous admirons représentent en effet des avancées que l´état du champ dans lequel elles s´inscrivent ne laissait pas présager : elles ont reculé les frontières du pensable, du faisable et du dicible. Ces grandes oeuvres sont-elles adaptables ? Que peut-il advenir de Proust sur une scène, de Joyce en BD, de Fellini en roman ou de Spiegelman au cinéma ?
Renversant le plus célèbre axiome de Wittgenstein, l´écrivain Valère Novarina a donné pour titre à l´un de ses textes : Ce dont on ne peut parler, c´est cela qu´il faut dire. Si la transécriture, en dépit de l´énorme quantité de déchets artistiques qu´elle suscite, est néanmoins porteuse d´une démarche progressiste, c´est parce qu´elle relève d´un semblable acte de foi, assimilant la création à une conquête de l´esprit : ce que telle forme d´art ne paraît pas capable d´exprimer, c´est précisément cela qu´il faut tenter de lui faire dire.
© Thierry Groensteen - août 1993.
Texte paru dans André Gaudreault et Thierry Groensteen (dir.), La Transécriture. Pour une théorie de l´adaptation, Nota-Bene/CNBDI, Montréal-Angoulême, sept. 1998, p. 9-29.
Le premier paragraphe a été modifié.