C’est avec un considérable retard sur l’émergence et l’affirmation de la bande dessinée (du triple point de vue sociologique, économique et artistique) que l’histoire du média a commencé d’être écrite.
Rodolphe Töpffer, le « père fondateur », en avait esquissé la généalogie en évoquant les caricaturistes anglais et les imagiers populaires qui l’avaient précédé. Mais si, par hypothèse, l’on prend 1833 – l’année de parution de son premier album, l’Histoire de Mr Jabot – comme an 1 de l’histoire de la bande dessinée, alors nous parlons d’un retard de quelque cent trente ans, puisque c’est seulement dans les années 1960 que s’écriront, sous les plumes de MM. Pierre Couperie, Maurice Horn, Gérard Blanchard et Francis Lacassin, les premiers ouvrages de langue française sur l’histoire de ce moyen d’expression plus que centenaire, pour lequel Lacassin revendique alors l’appellation de « Neuvième Art » dans le titre de son livre-manifeste [1].
En 1967 paraissait à la SERG la première étude abordant la bande dessinée d’un point de vue global. Bande dessinée et figuration narrative était le catalogue de l’exposition du même nom, organisée par la SOCERLID [2] et présentée du 7 avril au 30 juin 1967 au musée des Arts décoratifs. Le livre proposait notamment un survol de l’histoire de la bande dessinée dû, pour l’essentiel, à la plume de Pierre Couperie, chef de travaux à l’École pratique des Hautes Études.
Ce livre a établi une vulgate, qui ne sera sérieusement remise en question que dans les années quatre-vingt-dix, selon laquelle l’Amérique fut le berceau des bandes dessinées. La littérature en images serait née aux Etats-Unis, dans les journaux, à la fin du XIXe siècle. Tout ce qui ressemble à de la bande dessinée mais qui est antérieur au Yellow Kid d’Outcault (1896) appartiendrait tout au plus à la préhistoire de « l’art figuré narratif ».
Ce tropisme américain s’explique aisément. Les membres de la SOCERLID appartenaient tous à une génération bercée, dans l’enfance, par la lecture d’« illustrés » tels que Le Journal de Mickey, Robinson, Hop-là !, Jumbo, Junior ou L’Aventureux, dans lesquels la bande dessinée états-unienne occupait à peu près toutes les pages.
D’autre part, Couperie s’était inspiré de deux ouvrages américains, comme le confirme le témoignage de son coauteur Claude Moliterni : « L’écriture du catalogue a été une dure épreuve ; d’une part, parce que nous avons dû le rédiger rapidement, et d’autre part, la documentation était rare à l’époque… (…) Pour le côté historique, il y avait deux ouvrages essentiels qui existaient aux États-Unis : le Comic Art in America de Stephen Becker et The Comics de Coulton Waugh. [3] » A ses débuts, l’histoire de la bande dessinée s’est donc écrite, en France, de seconde main.
En 1969, l’essai de Gérard Blanchard, La Bande dessinée, Histoire des histoires en images de la préhistoire à nos jours, est à la fois mieux documenté et nettement plus équilibré parce que, ainsi que l’indique son titre, il remonte beaucoup plus en amont : l’art rupestre, les fresques égyptiennes, la tapisserie de Bayeux, la colonne Trajane, les « Bibles des pauvres » et autres suites d’estampes ou de gravures sont sollicités comme formes anciennes des histoires en images et, à ce titre, proto-bandes dessinées. Longtemps les thuriféraires de la BD se serviront de ces glorieux antécédents comme arguments en faveur de la légitimité culturelle du genre. Quant au rôle historique du Yellow Kid, qui fut essentiellement de précipiter la transformation de la bande dessinée en média de masse, il est ici correctement apprécié et remis en perspective.
Les comics et l’approche américaine : des histoires parallèles
Jusqu’aux années soixante, l’histoire de la bande dessinée d’expression française se confond, pour l’essentiel, avec l’histoire de la presse illustrée, les albums étant restés relativement peu nombreux. L’histoire de la bande dessinée américaine, elle [4], se trouve clivée dès la fin des années trente par l’existence concomittante de deux supports clairement distincts, le newspaper strip et le comic book, correspondant à l’existence parallèle d’une double industrie.
L’antériorité du strip (Little Nemo in Slumberland débute en 1905 ; la première série à paraître quotidiennement est Mutt and Jeff, de Bud Fisher, en 1907 ; et c’est à partir de 1912 que se développe le système des syndicates) est cause que la première génération d’historiens américains tend à voir dans cette forme la seule bande dessinée authentique ; le comic book est ignoré ou traité de façon succincte, pour mémoire.
Dans l’ouvrage de Coulton Waugh déjà cité, The Comics (1947), seul un chapitre sur vingt est consacré aux comic books. Cinq ans plus tôt, le livre de Martin Sheridan Comics and Their Creators : Life Stories of American Cartoonists, que Harry Morgan et Manuel Hirtz décrivent à raison comme la « première tentative de panorama de la bande dessinée américaine » [5], n’en faisait aucunement mention, alors qu’il faisait une place au dessin animé.
Il importe de souligner que, au contraire des historiens français recrutés parmi les lecteurs, les érudits, les intellectuels, Sheridan et Waugh étaient l’un et l’autre des hommes du métier : le premier avait été l’assistant de Russ Westover sur le strip Tillie the Toiler, le second avait repris Dickie Dare des mains de Milton Caniff et créé le strip Hank. Cette tradition de dessinateurs historiens de leur propre média se perpétuera Outre-Atlantique dans la deuxième moitié du siècle et au-delà, avec les contributions de Jules Feiffer (1965), James Steranko (1970), Art Spiegelman (1988, dans Print), Harvey Kurtzman (1991) et Brian Walker (2002 et 2004), sans oublier les approches plus théoriques de Will Eisner et de Scott McCloud [6]. C’est d’ailleurs l’ouvrage du cartoonist Feiffer, The Great Comic Book Heroes, qui constitue la première histoire de l’industrie du comic book.
Il est frappant de constater que les ouvrages récents continuent d’éviter la synthèse. Il n’existe tout simplement pas de livre de référence sur l’histoire de la bande dessinée américaine considérée dans sa totalité, car la littérature spécialisée reste partagée entre histoires du comic strip et histoires du comic book [7] – la synthèse ne se faisant que dans les sommes de type encyclopédique, où toute récapitulation narrative est abandonnée au profit d’une structure émiettée entre mille entrées monographiques. L’essor plus récent du graphic novel (roman graphique), dont le support est le livre, a ouvert une troisième voie et inspire à son tour des approches sectorielles (par ex., sous la plume de l’expert britannique Paul Gravett, Graphic Novels : stories to change your life, Aurum Press, 2005). L’unique ouvrage qui embrasse réellement l’ensemble du champ (avec des aperçus sur la BD européenne et les mangas) est celui d’un autre spécialiste anglais, Roger Sabin (1996), Comics, Comix & Graphics Novels : a History of Comic Art.
Préférences personnelles et générationnelles
Chez la première génération d’historiens français, on observe non seulement des découpes arbitraires dans le champ de la bande dessinée, mais des ostracismes fondés, non sur des clivages industriels, mais sur des jugements de goût et, en fin de compte, des préférences idiosyncrasiques.
Bannis de l’exposition de 1967 pour cause de « mauvais goût », les comic books avaient fait, dès 1963, l’objet d’une condamnation sans nuances par Couperie : « Personnellement, je ne vois pas comment aimer les BD sans éprouver pour le comic book le même mépris et la même haine que pour son complément la commission de censure [8]. »
Lacassin, de son côté, répudiait les bandes comiques (« forme renouvelée et démultipliée de la caricature ») et affirmait que la seule bande dessinée qui vaille est celle qui « exprime une action dramatique » [9].
Un autre point réunit et oppose les postulats américain et français : en vigueur sur les deux continents, l’expression d’« Age d’or » n’y a pas le même contenu. Les Américains ont coutume d’évoquer le Golden Age of Comic Book quand il se réfèrent à la période qui va de 1938 à 1955, celle qui vit l’affirmation de ce nouveau support et la naissance de la première génération de superhéros [10]. En France, les bédéphiles et critiques des années soixante, membres du CELEG [11] et/ou de la SOCERLID, ont parlé d’Age d’Or [12] en référence aux « illustrés » publiés sur le sol national entre 1934 (date de lancement du Journal de Mickey) et 1940 (ou 42, pour ceux qui résistèrent le plus longtemps à la débâcle).
La génération suivante de critiques ne produisit qu’un seul ouvrage de langue française proposant un panorama complet de l’évolution du média : ce fut l’Histoire de la bande dessinée en France et en Belgique : des origines à nos jours, coécrit par Henri Filippini, Jacques Glénat, Thierry Martens et Numa Sadoul. Edité par Glénat, l’ouvrage connut deux éditions : 1979 et 1984. Il frappe surtout par son déséquilibre. Six pages de texte suffisent à évoquer (survoler serait plus exact) l’histoire de la BD française de Christophe jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Suivent quarante pages consacrées à la BD belge classique et moderne, puis un long développement sur l’après-guerre et les années cinquante en France (développement qui se conclut sur un passage au titre pour le moins discutable : « Pilote ou le triomphe de la bande dessinée traditionnelle ») ; quant à la partie contemporaine (après 1968), elle est traitée sous la forme d’une plate énumération des faits survenus année après année, sans aucune problématisation ni mise en perspective. Autrement dit, les auteurs, réputés pour leurs goûts extrêmement classiques, se montrent expéditifs ou maladroits quand il s’agit d’évoquer les origines ou la création contemporaine. Leur « Age d’Or » implicite est maintenant celui de l’après-guerre, l’époque de Tintin, Spirou, Coq Hardi, Vaillant et Pilote ; la bande dessinée qu’ils aiment et qu’ils célèbrent est une bande dessinée pour adolescents (garçons) structurée par le système des genres, des séries, des héros inamovibles. Il se vérifie ainsi que chaque génération de critique tend naturellement à fétichiser l’époque correspondant à ses lectures de jeunesse.
L’unique étude complète sur l’histoire de la bande dessinée d’expression française publiée au cours du dernier quart de siècle est mon propre ouvrage Astérix, Barbarella et Cie (Somogy-CNBDI, 2000) [13].
A la recherche des origines
Premier historien anglo-saxon à se pencher sérieusement sur les récits dessinés antérieurs au Yellow Kid, le professeur américain d’origine britannique David Kunzle publie en 1973 un livre somme qui s’inscrit en faux contre l’ensemble de ses confrères, en faisant coïncider l’origine de la bande dessinée avec l’invention de l’imprimerie, au XVe siècle. Kunzle définit trois principaux jalons dans son histoire pré-töpfférienne, trois catégories de gravures narratives : les gravures politiques (inspirées par des événements tels que les guerres de religion, la censure huguenote, la Guerre de Trente Ans, le couronnement de Cromwell ou la révocation de l’Édit de Nantes) ; les gravures satiriques, édifiantes et moralisatrices ; enfin la production de William Hogarth et de ses successeurs.
Le volume II de son histoire de la bande dessinée, publié en 1990, est intitulé The Nineteenth Century. Non sans provocation, Kunzle s’arrête précisément en 1895, c’est-à-dire à l’endroit même où les historiens américains « classiques » commencent leurs investigations. Le prière-d’insérer de l’éditeur (sur le premier rabat de la jaquette) ironise à propos du « cultural phenomenon generally assumed to have been a twentieth-century invention : the comic strip ».
De son côté, l’historienne française Danièle Alexandre-Bidon (1996) s’est attachée à une période encore plus ancienne, celle du Moyen Age. Dans un article qui aurait mérité d’être développé aux dimensions d’un livre, elle a produit toutes sortes d’exemples démontrant sans ambiguïté – autant qu’un non-spécialiste de cette époque peut en juger – que tous les procédés du récit dessiné séquentiel étaient connus des artistes enlumineurs dès le XIIIe siècle. Dans les manuscrits enluminés, dont certains comptent jusqu’à 4 000 ou 5 000 vignettes, on trouve de véritables planches compartimentées, des phylactères, des bulles de pensée, des onomatopées, des lignes indiquant un déplacement, des entrées et sorties de cadres, des mouvements rapides décomposés en plusieurs images, et des raccords graphiques entre images contiguës. Madame Alexandre-Bidon conclut qu’« il est peu de procédés, soi-disant “modernes”, que l’artiste médiéval n’ait pas découverts ». Toutefois ces manuscrits, destinés aux seuls seigneurs et érudits du temps, n’étaient pas imprimés et répandus dans le public.
On peut donc se demander si la thèse défendue et illustrée par Kunzle ne repose pas sur un contresens fondamental. En effet, l’imprimerie a entraîné une dissociation entre le texte et l’image, désormais produits et reproduits selon des procédés techniques différents. Une histoire en images ne peut plus être exécutée d’une seule et même plume, mais seulement laborieusement reconstituée à partir d’éléments disparates (pavés typographiques, gravures sur bouts de bois) impliquant la collaboration de plusieurs ouvriers spécialisés. C’est seulement au XIXe, quand des dessinateurs auront l’audace de s’affranchir des contraintes de la gravure (Töpffer, en Europe, optant pour le procédé de l’autographie, ou Frost, aux Etats-Unis, choisissant la zincographie), que redeviendra possible l’émergence d’œuvres usant d’un trait libre, dynamique, expressif, en bref du dessin proprement narratif qui est au fondement de la bande dessinée. Le procédé autographique offrait de surcroît à l’artiste l’avantage de pouvoir écrire ses légendes à la main, faisant ainsi du texte et du dessin deux écritures complices, l’une et l’autre signées.
En vérité, les travaux de Kunzle sont déterminés par un postulat théorique et, une fois encore, par une nostalgie de l’enfance. Le postulat est que la bande dessinée ayant vocation à être imprimée, ses antécédents doivent être recherchés exclusivement à l’intérieur du champ ouvert par l’invention de l’imprimerie ; vouloir remonter plus en amont relèverait « d’un désir analogue à celui de faire remonter son arbre généalogique à Adam et Eve ». Quant à la nostalgie… l’historien confesse n’aoir jamais lu de comic book dans son enfance, mais s’être délecté dès l’âge de sept ou huit ans d’une édition des cycles gravés de Hogarth que détenait son grand-père, ses « immersions » dans ce vénérable livre ayant été pour lui « une expérience sacrée, profondément intime » [14].
En guise d’introduction à son compte rendu de quelques récentes publications spécialisées, Harry Morgan notait très justement que l’étude de la bande dessinée – ou, comme il lui plaît de l’appeler, la « stripologie » – est depuis quelques années « en plein bouleversement, du fait d’un renouveau d’intérêt pour les productions du XIXe siècle, et d’une réappréciation de certaines littératures dessinées du XXe siècle jusque-là tenues pour marginales, l’un et l’autre de ces développement étant favorisé par le progrès des technologies (scans, consultation de ressources documentaires en ligne, etc.) et par l’apparition d’une communauté de chercheurs disposant d’une méthodologie véritablement scientifique, et prenant réellement les littératures dessinées pour objets d’études, sans les instrumentaliser dans une perspective sociologisante. [15] » Ces quelques lignes résument fort bien la plupart des grandes évolutions récentes de la recherche, notamment historique, sur le domaine qui nous intéresse.
S’agissant de la consultation de ressources documentaires en ligne, mention doit être faite ici du travail exemplaire entrepris par l’équipe du site Coconino-world [16], surtout dans sa première version, de 1999 à 2007. En plus d’animer un site de création et un portail fédérant de nombreux sites d’auteurs, l’équipe de Coconino a développé, sous l’impulsion particulière de Thierry Smolderen, une vaste section consacrée à l’histoire de la narration graphique, où les pionniers de la bande dessinée côtoient les meilleurs illustrateurs qui furent leurs contemporains ou les inspirèrent. Quoique évidemment lacunaire, « Coconino-classics » s’est affirmé comme une ressource encyclopédique où quelques-uns des meilleurs travaux de dessinateurs aussi divers que Frank Bellew, Gus Bofa, Milton Caniff, Lyonel Feininger, Thomas Rowlandson ou T.S Sullivant, parmi des dizaines d’autres, sont consultables en ligne avec une qualité de reproduction et un habillage graphique optimals.
Une autre ressource nouvelle doit être mentionnée ici, qui est l’existence de musées de la bande dessinée qui rassemblent un matériau précédemment dispersé. Collections de planches originales et archives imprimées (notamment de précieuses collections des grands titres de la presse illustrée) y sont à la disposition du public mais aussi des chercheurs. Dans l’espace francophone, on retiendra le Centre national de la bande dessinée et de l’image, à Angoulême, et le Centre belge de la bande dessinée, rejoints en 2009 par le musée Hergé, édifié sur la commune de Louvain-la-Neuve (Belgique) [17], Angoulême, CNBDI, 2001.]].
Le « renouveau d’intérêt pour les productions du XIXe siècle » mentionné par Morgan s’est cristallisé en 1996 à l’occasion de l’épisode désormais connu sous le nom de « querelle du centenaire ». Cette année-là [18], la commémoration du cent-cinquantenaire de la mort de Töpffer coïncida avec la célébration du centenaire du Yellow Kid. Une grande exposition töpfferienne voyagea, dans des configurations chaque fois un peu différentes, de Genève (Musée Rath) à Angoulême (CNBDI), d’Angoulême à Bruxelles (Musée d’Ixelles), de Bruxelles à Hanovre, avec un détour par Zürich et par le centre culturel suisse de Paris. Un gros livre collectif (Töpffer, aux éditions Skira) et un colloque scientifique, à Genève, firent opportunément le point des connaissances sur l’œuvre du pionnier genevois, tandis qu’une nouvelle édition de ses histoires paraissait aux éditions du Seuil.
Simultanément, emboîtant le pas à l’administration des postes américaines qui avait émis quelques mois plus tôt une série de timbres commémorant les cent ans du newspaper strip, quelques initiatives européennes crurent devoir célébrer le soi-disant « centenaire de la bande dessinée ». Le magazine L’Histoire publia un article de Jean-Maurice de Montremy intitulé « La bande dessinée à cent ans ! » [19] ; en Belgique, le Centre belge de la bande dessinée se livra à d’étranges contorsions, s’associant officiellement à la célébration du centenaire et organisant parallèlement un colloque international dont les participants furent à peu près unanimes à dénoncer cette position, en démontrant l’existence d’une importante production de bandes dessinées, sous diverses latitudes, dans les deux derniers tiers du XIXe siècle [20].
Ces controverses et le constat que l’information sur la bande dessinée des premiers temps était encore par trop lacunaire et dispersée, firent sentir la nécessité d’une plate-forme d’échange entre spécialistes. La liste de discussion sur internet « Platinum Age Comics » [21], où plusieurs dizaines de chercheurs échangent leurs informations et leurs découvertes, vint opportunément remplir cet office. Elle est animée depuis décembre 1999 par l’Américain Robert Beerbohm (épaulé, après quelques années, par le Portugais Leonardo De Sa). Les faits établis et discutés sur Platinum ont considérablement fait évoluer les conceptions jusque-là majoritaires. Ainsi, les spécialistes ne peuvent plus ignorer que Töpffer fut publié aux Etats-Unis de son vivant. En 1842, l’édition anglaise des Amours de Monsieur Vieux Bois, parue à Londres l’année précédente sous le titre The Adventures of Mr. Obadiah Oldbuck, fut reprise sous la forme d’un supplément par l’hebdomadaire humoristique new-yorkais Brother Jonathan, puis en livre. Ce fut ensuite (1846) au tour de Monsieur Cryptogame de traverser l’Atlantique, sous la forme d’un album très semblable aux éditions européennes. Ces titres furent réimprimés plusieurs fois, au moins jusque dans les années 1870, et suscitèrent diverses imitations par des artistes américains. De sorte que la thèse d’une naissance des comics ex nihilo ne peut plus être sérieusement soutenue [22].
La parution, en 2007, de la première édition intégrale des histoires en estampes de Töpffer en langue anglaise, sous la direction de David Kunzle et avec un appareil critique fourni [23], doit être saluée comme une initiative majeure, susceptible de provoquer une révolution des esprits.
Peu à peu, et non sans résistances, c’est toute la production antérieure au Yellow Kid qui sort de l’ombre. Cependant un nom aussi important que celui d’Arthur B. Frost, s’il est mentionné dans la World Encyclopedia of Cartoons dirigée par Maurice Horn (1980), n’apparaît dans aucune des éditions successives de l’autre somme du même auteur, The World Encyclopedia of Comics. Comme il est toujours absent de l’édition 2004 du Larousse de la bande dessinée, de Patrick Gaumer, où il a en outre fallu attendre l’édition de 2010 pour trouver une entrée au nom de Caran d’Ache [24].
Nécessité d’une définition élargie
Dans les années 1970 et 80, toutes les définitions traditionnelles de la bande dessinée se sont trouvées remises en cause par l’apparition d’œuvres rompant avec la tradition. Désormais, l’histoire était quelquefois peinte au lieu d’être dessinée (Mattotti), ou bien composée à partir d’un montage de photographies retouchées à la photocopieuse (Teulé) ; il lui arrivait même, dans des créations expérimentales ou avant-gardistes, de se passer de personnage, de narration, voire de dessin. La réhabilitation des bandes dessinées du XIXe, obéissant à d’autres formules que la production moderne, le déferlement des œuvres venues d’Asie, respectant d’autres codes culturels, l’affirmation d’un nouveau format, celui du « roman graphique », le développement, enfin de la bande dessinée numérique, ont aussi contribué à reproblématiser la question d’une définition de la bande dessinée.
C’est dans ce contexte que les spécialistes ont été tentés de réapprécier « certaines littératures dessinées jusque-là tenues pour marginales ». Les bandes dessinées muettes (pantomime strips) ont été d’autant plus faciles à réhabiliter et à réintégrer dans le champ du Neuvième Art (contre les définitions que le définissent constitutionnellement comme un langage composite, associant l’image et le texte) que quantité de jeunes auteurs se sont appropriés cette forme : citons seulement Nicolas de Crécy, Lewis Trondheim, Peter Kuper, Frédéric Coché, Jens Harder, Micol, Winshluss, Thomas Ott, Shaun Tan ou encore Blanquet.
Un autre critère définitoire qui semble en voie d’être réexaminé, sinon abandonné, est celui de la planche comme « multicadre », espace nécessairement compartimenté en un certain nombre de vignettes. Admettre comme bande dessinée un récit séquentiel dont toutes les pages seraient composées d’une image unique (comme cela se fait couramment dans l’édition pour la jeunesse) permettrait à l’historien de réintégrer dans son corpus des œuvres aussi dissemblables, mais également marquantes, que Monsieur Lambert de Sempé [25] (1965), La Cage de Martin Vaughn-James (1986 pour l’édition française) ou encore les nombreux livres d’Edward Gorey.
Accepter les deux critères du récit muet et des images pleine page conduit inévitablement à poser la question de l’appartenance à la bande dessinée des romans en gravures, lesquels composent un genre en soi, apparu vers 1920 pour s’éteindre dans les années 50, qui eut pour inventeur et probablement pour meilleur ouvrier le belge Frans Masereel (1889-1972). Le roman en gravures traversa l’Atlantique, puisque, avec quelque six livres à actif, l’Américain Lynd Ward (1905-1985) s’imposa comme le principal rival de Masereel.
En 1978, Will Eisner se réclamait de Ward dans l’introduction d’Un Pacte avec Dieu, le livre qui inaugura le « roman graphique » moderne comme une variante plus littéraire et plus noble de la bande dessinée. Plusieurs publications récentes ont remis le roman en gravures à l’honneur, en particulier l’anthologie conçue et présentée par George A. Walker, Graphic Witness : four wordless graphic novels [26] (2007) et l’ouvrage de David A. Berona, Wordless Books : the original graphic novels (2008, avec une introduction de Peter Kuper). En leur temps, ni Masereel ni Ward ni aucun de leurs imitateurs ne s’étaient réclamés de la bande dessinée, concevant plutôt leurs ouvrages comme une déclinaison du livre d’artiste. Rien qu’à lire les titres des deux livres cités ci-dessus, la volonté d’annexion a posteriori est patente.
Nouvelles orientations, nouveaux chantiers
Pour des motifs à la fois de patriotisme culturel et de difficulté d’accès aux sources (si la plupart des grands auteurs américains de bande dessinée ont été traduits en français, la réciproque ne se vérifie malheureusement pas), les chercheurs anglo-saxons ont longtemps été peu diserts sur le domaine franco-belge. Ce relatif désintérêt ne semble plus de mise, les raisons de cette évolution étant probablement la publication, par Pantheon Books, des œuvres majeures de David B, Marjane Satrapi et Joann Sfar, et la dimension résolument internationale prise par la vogue du roman graphique. Quoi qu’il en soit, des ouvrages tels que Unpopular Culture : Transforming the European Comic Book in the 1990s, de l’Américain Bart Beaty, et Reading Bande Dessinée. Critical Approaches to French-language Comic Strip, de la Britannique Ann Miller, tous deux publiés en 2007, témoignent d’une bonne connaissance de la création contemporaine de langue française. En sens inverse, des chercheurs français ont récemment publié d’éclairantes synthèses sur l’histoire du comic book : Jean-Paul Jennequin avec le premier volume de son Histoire du comic book : des origines à 1954 (2002) et Jean-Paul Gabilliet avec Des Comics et des hommes. Histoire culturelle des comic books aux Etats-Unis (2005). Il y a, nous semble-t-il, beaucoup à attendre de cette recherche croisée, la connaissance des traditions propres aux grands foyers de production ne pouvant que s’enrichir grâce au regard neuf d’auteurs animés par des présupposés culturels et méthodologiques différents. De façon globale, en effet, le discours français sur la bande dessinée demeure principalement informé par l’approche sémiotique, tandis que le discours anglo-saxon relève plus volontiers des Cultural Studies.
L’histoire de la bande dessinée, en tant que discipline, a encore de beaux jours devant elle. On demeure notamment dans l’attente de l’équipe internationale qui osera s’atteler au grand chantier d’une histoire comparée de la bande dessinée sur les différents continents. A notre connaissance, les seules tentatives de cet ordre remontent aux années quatre-vingt. Ce furent, en France, l’Histoire mondiale de la bande dessinée, (Pierre Horay éditeur, 1980 et 89, sous la direction de Claude Moliterni), ouvrage très inégal (le Japon est traité en sept pages !), de consultation malaisée et aujourd’hui largement dépassé ; et, en Espagne, Historia de los Comics, série de 48 fascicules publiés par l’éditeur barcelonais Josep Toutain, en 1982-83, sous la direction de Javier Coma, ultérieurement rassemblée en quatre volumes de plus de 300 pages chacun.
On ferait son profit, d’autre part, de synthèses qui ne se contenteraient pas d’énumérer des auteurs, des œuvres et des dates, mais qui s’inspireraient du programme que j’appelais de mes vœux en 2000, celui d’une histoire qui serait, indissociablement, « celle des techniques, des supports, des genres, des styles, des échanges internationaux, des publics, enfin celle [du] statut culturel [de la bande dessinée], et donc de la réception critique et savante. [27] » A cette énumération, j’aurais naturellement dû ajouter l’histoire des représentations.
Exemplaires m’apparaissent les récents travaux de Thierry Smolderen sur l’histoire de la bulle (2006) et sur les diverses conceptions concurrentes de la mise en page dans la bande dessinée des premiers temps (2007) – travaux dont une synthèse provisoire a paru en 2009 aux Impressions nouvelles sous le titre Naissances de la bande dessinée. En focalisant la recherche sur des problématiques d’ordre technique ou esthétique, l’auteur démêle l’écheveau des déterminations culturelles, idéologiques et symboliques des époques étudiées, les solutions généralement portées au crédit de tel ou tel artiste apparaissant dès lors comme des réponses à des problèmes nouveaux ou des « métaphores directrices » d’un média en perpétuelle réinvention.
Parmi les évolutions auxquelles nous assistons actuellement dans le champ de la bande dessinée, tout au moins en France, plusieurs signes semblent aller dans le sens d’un rapprochement avec la littérature, d’un côté, et avec le monde de l’art contemporain, de l’autre.
Il n’y avait jamais eu autant de romans transposés en bandes dessinées, ni autant d’écrivains choisissant d’écrire pour ce média en marge de leur production littéraire. Alignement de la bande dessinée sur le format usuel des collections littéraires, le « roman graphique » milite en faveur d’une indistinction des publics et des circuits de diffusion. Actif depuis une quinzaine d’années, l’Oubapo (Ouvroir de bande dessinée potentielle) est une succursale officielle de l’Oulipo, le mouvement littéraire fondé en 1960. Il n’est pas jusqu’à la critique qui ne prenne des accents littéraires inédits ; le livre de Christian Rosset Avis d’orage en fin de journée (L’Association, “Eprouvette”, 2007) est sans doute le premier à relever, ainsi que l’a pertinemment noté Harry Morgan, du genre « essai d’homme de lettres ».
Dans le même temps, on voit des auteurs de bande dessinée, francophones (Gerner, Killoffer, Poincelet, La Police, Goblet) ou américains (Lynda Barry, Jerry Moriarty) devenir des artistes de galerie, un magazine comme Art Press s’intéresser de plus en plus ouvertement au neuvième art, les interventions de dessinateurs se multiplier dans l’espace du spectacle vivant (théâtre, danse), tandis que plusieurs expositions récentes – notamment Vraoum !, à la Maison rouge (Paris), en 2009, et la Biennale d’art contemporain du Havre, en 2010 – ont cherché à faire dialoguer auteurs de bande dessinée et plasticiens [28].
Par conséquent, on ne peut plus exclure l’éventualité que demain, certains historiens de la littérature ou de l’art « officiel » tendront à annexer la bande dessinée à leur domaine de recherche. Ils l’aborderont inévitablement à partir de catégories étrangères à son histoire propre, laquelle a jusqu’à présent été le domaine réservé des « professionnels de la profession ». Il pourrait en résulter d’intéressants changements de perspective.
Texte inédit (2010). Tous droits réservés.