Le texte ci-après est la version française originale de la conférence prononcée, en anglais, au colloque international de Kyoto (18 au 20 décembre 2009), sur un thème proposé par les organisateurs. Sur le plan factuel, la plupart des données évoquées nécessiteraient une actualisation. Mais je n’ai pas varié quant aux idées défendues alors devant un parterre de chercheurs très international.
Au regard de l’étude de la bande dessinée, la question de la prise en compte de sa dimension internationale se pose différemment selon la partie du monde où elle est posée.
En effet, l’accessibilité de la production étrangère est très inégale d’un continent à l’autre, et même d’un pays à l’autre. À cet égard, le pays d’où je viens, la France, est sans aucun doute très privilégié.
D’abord, parce que c’est en France que le marché de la bande dessinée est le plus dynamique sur le continent européen, ce qui veut dire que la France attire à elle bon nombre de dessinateurs étrangers qui viennent travailler sur le sol de ce qu’il considèrent comme un Eldorado de la bande dessinée, directement pour des éditeurs français. Hugo Pratt hier, plus récemment le scénariste chilien Alexandro Jodorowsky, le dessinateur argentin José Muñoz ou son confrère italien Lorenzo Mattotti sont de bons exemples de cette attractivité.
Ensuite, parce que les bandes dessinées créées aux États-Unis ou en Asie sont rapidement et massivement traduites. Avec 265 éditeurs*, petits et grands, qui publient de la bande dessinée en langue française, il s’en trouve toujours un pour s’intéresser à tout nouvel auteur de talent qui émerge sur la scène internationale et pour le traduire. Cette ouverture du marché s’est faite par étapes, progressivement ; jusqu’au début des années 1990, la production asiatique était à peu près complètement inconnue chez nous. En une quinzaine d’années, elle en est venue à représenter 40 % des nouveautés qui sont publiées. Mangas japonais, mais aussi, dans une mesure moindre, manhwas coréens et manhuas chinois représentent aujourd’hui ensemble plus de 1400 titres traduits en un an [1]. La langue anglaise fournit, quant à elle, plus de 8 % des nouveautés, avec environ 300 titres. L’essentiel des autres traductions proviennent d’Europe, tout particulièrement de l’Italie, de l’Espagne et des Pays-Bas. Au total, plus d’une bande dessinée sur deux publiée en France est une bande dessinée étrangère traduite (en tout 1856 titres en 2008, sur 3592 nouveautés).
Tous ici nous savons que ni le marché américain ni le marché japonais ne font preuve de la même perméabilité ; de sorte que, pour les chercheurs qui, dans ces pays, souhaitent travailler sur la bande dessinée d’un point de vue international, le premier problème auquel ils sont confrontés est celui de l’accessibilité très réduite de la production étrangère sur leur sol et dans leur propre langue.
Au-delà de ce constat, la situation que j’ai décrite, s’agissant du marché français, conduit à une deuxième conclusion : il devient très problématique d’étudier ce qui oppose les différentes cultures nationales de la bande dessinée entre elles, dès l’instant où celles-ci sont elles-mêmes devenues très hétérogènes et traversées de ligne de fracture très nettes.
Ainsi, parler d’une culture française de la bande dessinée avait encore du sens il y a vingt ans mais n’en a plus guère aujourd’hui. On peut grossièrement repérer au moins quatre formes de bandes dessinées bien différenciées qui se partagent désormais les faveurs du public français et qui se disputent ses suffrages : les séries qui perpétuent la tradition franco-belge « classique », celle de Tintin, Spirou et Astérix ; les « romans graphiques », caractérisés par une plus forte pagination, une ambition plus littéraire et par leur autonomie, au sens où ils ne s’inscrivent pas dans une série ; les bandes dessinées asiatiques traduites ; et, pour terminer, les comics américains traduits. À ces quatre marchés correspondent des publics différents, relativement étanches les uns aux autres (même si aucune enquête sociologique précise ne permet à ce jour de savoir exactement dans quelle proportion ces différents lectorats peuvent être en recouvrement partiel) et des « cultures BD » différentes.
Ces différentes cultures s’opposent les unes aux autres suivant de multiples critères, tels que :
- la segmentation du public du point de vue sexuel : en France, les comics américains ont un lectorat essentiellement masculin, le public des romans graphiques semble à majorité féminine, les mangas sont clivés entre kodomo, shôjô, shônen, jôsei, seinen, etc. – une distinction que ne connaît pas la BD franco-belge classique ;
- les lieux de vente privilégiés : les mangas se vendent surtout en librairies spécialisées, les romans graphiques en librairies générales, les comics en maisons de la presse ;
- la nature des produits dérivés dont la commercialisation accompagne celle des bandes dessinées, produits qui sont notamment, – pour les comics (relayés par des adaptations cinématographiques) : des figurines, des cartes à collectionner, – pour les mangas : des posters, des art books, – pour la BD franco-belge : des articles de papeterie, des vêtements ; tandis que les romans graphiques, eux, n’engendrent aucun produit dérivé ;
- le niveau de légitimation culturelle : le roman graphique est encensé dans la presse, reçoit des prix, etc., alors que les comics et les mangas restent perçus comme relevant d’une culture du divertissement et sont quelquefois critiqués, avec les mêmes arguments qui servaient autrefois à disqualifier la bande dessinée comme telle, quand celle-ci était méprisée par les éducateurs et par l’intelligentsia.
Ces différentes cultures de la bande dessinée qui se côtoient à l’intérieur d’un même pays, en l’occurrence la France, sont certainement très difficiles à percevoir pour un observateur étranger, qui aura tendance à voir le marché français comme un tout relativement homogène et indifférencié, et qui privilégiera les traits susceptibles de fonder ou de souligner une opposition entre cette supposée « culture française » de la bande dessinée et la sienne.
Je soulèverai maintenant un point spécifique montrant la complexité de la question de la légitimité culturelle de la bande dessinée, légitimité sans laquelle la recherche peut difficilement se développer et trouver des débouchés. J’ai parlé tout à l’heure d’Eldorado : effectivement, la France est généralement perçue à travers le monde comme l’un des pays (voire le pays) où la bande dessinée est la plus largement médiatisée, prise au sérieux, intégrée au paysage culturel. Or le degré de légitimité dont bénéficie la bande dessinée en France – question à laquelle j’ai consacré un livre entier : Un objet culturel non identifié, L’An 2, 2006 – est très difficile à estimer, car tout dépend des critères pris en considération. Ainsi, il n’existe à ce jour qu’un seul musée de la bande dessinée en France, celui d’Angoulême, alors qu’ici même, au Japon, vous en avez davantage, puisque outre le musée de Kyoto qui nous accueille, on en recense plusieurs, consacrés notamment à des artistes majeurs tels que Tezuka Osamu, Kitazawa Rakuten, Yokoyama Ryuichi ou Hasegawa Machiko. Il n’existe à ce jour aucun musée d’auteur dans mon pays. (La Belgique vient, quant à elle, d’inaugurer un musée Hergé, bâti et financé par les héritiers de l’artiste.)
Plus significatif est le fait qu’en France, la bande dessinée n’est, depuis des années, pratiquement pas enseignée à l’université – contrairement à ce qui s’observe dans des pays voisins tels que la Belgique ou l’Allemagne. À l’exception d’un seul (Pierre Fresnault-Deruelle), les spécialistes les plus reconnus, les chercheurs qui, au cours des vingt dernières années, ont publié sur le « Neuvième Art » les travaux qui font autorité – je pense ici particulièrement à Benoît Peeters, Harry Morgan, Thierry Smolderen et moi-même – sont tous étrangers au monde universitaire ; aucun d‘entre nous n’y occupe de poste ; nous sommes, les uns et les autres, des chercheurs indépendants de l’institution académique.
Cette position de franc-tireur se traduit par une certaine précarité matérielle mais elle a surtout pour conséquence de nous autoriser une approche plus inventive, moins stéréotypée, moins prisonnière des cadres théoriques existants et des présupposés idéologiques qui les sous-tendent. Les collègues et amis chercheurs que j’ai cités et moi avons tendance à développer des concepts originaux à partir d’une étude attentive et d’une fréquentation intime de l’objet bande dessinée, plutôt qu’à essayer de vérifier, à partir de cet objet, des théories déjà constituées. Ainsi, l’extériorité par rapport à l’institution se traduit par une liberté, voire une hétérodoxie intellectuelle, qui nous confirme en retour dans une certaine marginalité par rapport aux cadres de recherche hégémoniques, non seulement en France, mais dans le milieu académique en général.
Il m’est difficile d’expliquer pourquoi l’université française s’intéresse si peu à la bande dessinée, car cela m’apparaît à moi-même comme une anomalie. Mais peut-être une partie de l’explication tient-elle à la manière dont la recherche universitaire est structurée, c’est-à-dire aux champs disciplinaires qui sont plus ou moins développés et en faveur. À cet égard aussi, on ne le mesure pas toujours suffisamment, il existe des spécificités nationales fortes. Ainsi, le domaine des cultural studies, qui connaît dans le monde académique anglo-saxon depuis déjà plusieurs décennies un développement considérable, est encore marginal en France, où il commence seulement à avoir droit de cité – alors que nous sommes restés, depuis le règne du structuralisme dans les années 1960, beaucoup plus concernés par l’approche des médias en termes sémiotiques. Je ne sais pas ce qu’il en est au Japon de la prise en compte de ces différents axes de recherche, mais entre le discours anglo-saxon sur la bande dessinée et le discours français, le clivage est net parce que les recherches s’inscrivent dans des horizons très différents, parce que les traditions intellectuelles et les frontières académiques n’y sont pas les mêmes. Et, à vrai dire, l’hégémonie exercée dans le monde par les travaux en langue anglaise a pour résultat que la France fait plutôt figure d’exception culturelle au plan international.
Un autre champ disciplinaire considéré comme essentiel aux États-Unis et qui demeure quasi inexistant dans l’université française est celui des gender studies. Je peux d’ailleurs illustrer cette situation par un exemple qui me touche directement. Une universitaire de Chicago, Amanda MacDonald, a signé un compte-rendu critique de mon essai La Bande dessinée mode d’emploi (Les Impressions nouvelles, 2008) dans la revue European Comic Art (vol. 1, n° 2), publiée par la Liverpool University Press, en Angleterre. Son article commence par dénoncer ma « complicité avec le masculinisme de la BD », au prétexte que mon livre « ne répertorie pas la question du genre comme un élément lisible et dynamique structurant le champ de la bande dessinée, et ne prend pas en considération le sexe des auteurs ». Critique qui me semble à moi tout simplement hors sujet, parce que ce livre en particulier relève d’une approche globalement sémiologique et esthétique de la bande dessinée et ne s’intéresse ni à l’analyse des contenus ni à la sociologie du média. Mais la question du gender figure en tête de liste sur l’agenda d’Amanda MacDonald et elle correspond à une doxa si forte dans le monde académique anglo-saxon qu’il lui est tout simplement impossible de concevoir qu’un ouvrage sur la bande dessinée ne fasse pas automatiquement un sort à cette question [2].
J’ai commencé mon intervention en évoquant le problème de l’accessibilité des œuvres. Le fait de vivre dans un pays où la production internationale est accessible, non pas, bien sûr, dans sa totalité, mais beaucoup plus largement qu’ailleurs, peut sembler un avantage pour les chercheurs. Cependant cet avantage a aussi un prix, en termes d’exigences méthodologiques. Tout d’abord, confronté à une production pléthorique, le chercheur est obligé d’opérer des choix et de faire des impasses, parce qu’il est désormais impossible de prétendre à l’expertise universelle. Il y a beaucoup trop de bandes dessinées publiées, sous toutes les latitudes, pour qu’un homme ou une femme puisse se tenir au courant de toutes les évolutions, étudier, de première main, toutes les tendances, toutes les écoles, tous les genres. Les limites que l’on rencontre sont simplement celles des capacités humaines et du temps disponible.
Faire des choix et des impasses, cela signifie travailler sur un corpus de référence. La question de la représentativité de ce corpus et des limites qu’on lui assigne se trouve nécessairement posée. Cette question est aisée à trancher dès l’instant où la problématique sur laquelle on travaille est elle-même circonscrite ou quand cette problématique concerne, par définition, un corpus spécifique. On peut ainsi s’intéresser au sentiment d’hyperpuissance dans les comics de superhéros, au thème du souvenir d’enfance dans les bandes dessinées autobiographiques, ou à l’esthétique du noir et blanc dans le roman graphique contemporain.
Mais la question du corpus est infiniment plus complexe quand on se donne pour ambition de bâtir une théorie générale de la bande dessinée, ou tout simplement quand on prétend parler de « l’art de la bande dessinée » ou du « phénomène bande dessinée » comme tels. Dans le passé, certains chercheurs français ont affirmé sans rire que les comic books n’étaient pas de la bande dessinée ; d’autres, que la véritable bande dessinée était nécessairement épique, aventureuse, et que le reste n’était qu’avatars modernes de la caricature ; et tous ignoraient en toute bonne conscience l’existence des mangas. Aujourd’hui, de telles exclusions ne sont plus possibles. Mais comment traiter comme un tout indifférencié, ou du moins suffisamment homogène, un mode d’expression qui recouvre des formats et des supports si différents (newspaper strips, comic books, albums cartonnés, livres de poche, et désormais écrans d’ordinateur ou de téléphone) ? Comment appliquer les mêmes schémas d’analyse à la production industrielle, calibrée pour le divertissement d’un large public, et à des créations expérimentales, alternatives, d’avant-garde, à la diffusion parfois confidentielle ? Comment, enfin, vérifier qu’une théorie bâtie sur l’analyse approfondie de quelques exemples choisis puisse être extrapolée à l’ensemble des œuvres conçues dans des aires culturelles très différentes les unes des autres ?
Je me pose cette dernière question à l’endroit des propositions théoriques que j’ai avancées dans mon livre Système de la bande dessinée. Paru en France en 1999, ce livre a connu une édition américaine en 2007 (University Press of Mississippi) et vient tout juste d’être publié au Japon par les éditions Seido Sha. C’est, à ma connaissance, le seul livre sur la bande dessinée écrit par un Européen à être disponible sur trois continents. J’en conçois beaucoup de fierté, mais aussi certaines appréhensions.
La traduction américaine avait déjà mis en lumière certaines difficultés d’ordre terminologique. Pour n’en citer qu’une, les Américains opposent couramment le daily strip à la sunday page. En France, le mot strip sert à désigner chacune des bandes dont se compose la page de bande dessinée, dans une mise en page traditionnelle. La planche est constituée pour nous de trois ou quatre strips superposés, de sorte que planche, strip et vignette sont des unités gigognes. C’est dans ce sens-là que j’utilise continûment le mot strip dans mon essai et, même s’il s’agit d’un mot emprunté au lexique anglophone, il est source de confusion pour les lecteurs américains qui voient plutôt le strip comme un format qui s’oppose à celui de la page.
Je m’expose d’ailleurs en ce moment même à une autre difficulté du même ordre. Mon prochain livre à paraître, aux Impressions nouvelles, a pour sujet la parodie. Il se trouve que dans le monde anglo-saxon, le concept de parodie est utilisé dans une acception beaucoup plus large qu’en France. Ainsi, si l’on se réfère au livre de Linda Hutcheon A Theory of parody (University of Illinois Press, 2000), on voit que cette spécialiste n’établit pas de différence nette entre ce qu’elle nomme la parodie et ce que nous nommons, plus largement, l’intertextualité. Dès l’instant où une œuvre se réfère, de quelque manière que ce soit, à une œuvre antérieure, Hutcheon voit dans cette référence un phénomène de nature parodique. Ce qui lui permet, par exemple, d’écrire que des écrivains modernes tels que Borges, Robbe-Grillet et Nabokov ont utilisé dans leurs œuvres « des versions parodiques des structures du roman policier ». Pour moi, et pour la communauté de langue française en général, la parodie est indissociable de l’idée de satire, elle consiste en une transformation d’une œuvre préexistante, mais cette transformation est nécessairement de nature comique ou satirique. De sorte que, dans l’hypothèse d’une traduction à venir, conserver le terme de parodie serait, inévitablement, source de malentendus ; le meilleur équivalent de ce que nous, Français, entendons par parodie est sans doute le terme de lampoon.
Je n’ai aucun doute quant au fait que la traduction et la réception de mon Système de la bande dessinée au Japon va rencontrer des problèmes terminologiques et conceptuels analogues, mais il m’est impossible de les anticiper, et je n’en prendrai conscience qu’à travers les articles qui seront consacrés à mon livre, et encore, uniquement dans la mesure où ceux-ci me seront traduits.
Mes appréhensions concernent également le choix des exemples étudiés dans le livre. Ces exemples sont peu nombreux : il n’y a qu’une dizaine de pages de bande dessinée reproduites. Elles sont signées d’artistes français, belges, suisse, espagnols, argentins et nord-américain. Elles ont été choisies, non pas relativement aux exigences d’un corpus prédéfini, mais pour leur exemplarité ou leur vertu pédagogique, en fonction des questions théoriques posées à tel ou tel moment de ma réflexion. Si le livre ne comporte aucune page de manga, c’est parce que les planches reproduites et commentées ne prétendent pas constituer un échantillon représentatif de la bande dessinée dans sa diversité – et accessoirement parce que, dans les années où je l’ai écrit (1994-96), la présence des mangas sur le marché français était encore marginale. Je comprendrais que ces planches paraissent au public japonais trop étrangères, voire exotiques, par rapport à sa propre culture de la bande dessinée, et qu’elles le tiennent éloigné d’un ouvrage qui questionne pourtant le « Neuvième Art » dans ses fondements universaux.
Mon dessein, en écrivant cet essai, était de fournir une « boîte à outils » dont chacun pourrait s’emparer et qui pourrait servir à une appréhension plus fine des œuvres dans leur singularité. La description raisonnée, méthodique, de toutes les unités qui composent le langage de la bande dessinée occupe une place très importante dans ce livre. Peut-être m’y suis-je trop longuement attardé, au risque de donner à penser que cette description constituait l’essentiel de mon propos. En réalité, elle n’est pour moi qu’un point de départ. Je suis beaucoup plus attaché aux hypothèses théoriques qui viennent après, lesquelles concernent les opérations du découpage et de la mise en page, la manière dont elles se déterminent mutuellement, et les procédés cognitifs par lesquels le lecteur construit le sens à partir des éléments dispersés dans des vignettes contiguës ou quelquefois distantes.
Par ailleurs, je suis dans l’ignorance complète de la manière dont mon livre se positionne par rapport aux propositions qu’ont sans doute avancées, sur des questions analogues, les chercheurs japonais. L’engouement que suscitent les mangas en France ne s’est pas étendu à un intérêt pour les ouvrages de réflexion sur les mangas écrits par les Japonais eux-mêmes. Nous ne savons pas comment vous décrivez et analysez votre propre production et de quelle nature sont vos pistes de réflexion, aucun essai n’ayant, à ce jour, été traduit. Il me semble que nous aurions énormément à gagner si quelque presse universitaire prenait l’initiative de concevoir une anthologie dans laquelle se trouveraient traduits des articles, ou des fragments d’ouvrages, dont la réunion dessinerait un état des lieux de la réflexion au Japon ; ce serait une base précieuse pour de futurs échanges.
L’exemple est ici l’ouvrage intitulé A Comics Studies Reader (University Press of Mississippi, 2009, sous la direction de Jeet Heer et Kent Worcester), qui se prévaut à juste titre de représenter « une vue d’ensemble des meilleurs écrits sur la forme, l’art, l’histoire et la signification des comics ». Parmi la trentaine de contributeurs, au nombre desquels je me compte, on ne relève malheureusement qu’un seul chercheur japonais, en l’espèce Madame Fusami Ogi, de la Chikushi Jogakuen University, à Fukuoka.
Jusqu’à quel point mangas et bandes dessinées occidentales diffèrent-ils fondamentalement ? Leurs singularités respectives autorisent-elles de songer à une théorie unifiée de la bande dessinée comme telle, ou nous contraignent-elles à bâtir des approches théoriques discordantes, à inventer des concepts spécifiques ? Cette question reste encore ouverte, il me semble, et je crois qu’elle nous occupera beaucoup, les uns et les autres, dans les années à venir. La situation historique que nous vivons, caractérisée par la diffusion massive de la culture manga à travers le monde (certains observateurs décrivent aujourd’hui le manga comme le ferment d’une nouvelle pop culture mondiale), appelle un développement des études comparatistes. Nous attendons l’émergence de la « bande dessinée comparée » sur le modèle de la littérature comparée, et je ne doute pas, quant à moi, que cette discipline nouvelle appellera et encouragera les échanges internationaux entre lieux de recherche.
Ce n’est pas le lieu d’aborder ici ces questions sur le fond, mais j’aimerais simplement rapporter une remarque très stimulante que j’ai entendue dans la bouche du spécialiste britannique Paul Gravett, lors d’un colloque qui a eu lieu au printemps dernier dans une université suédoise. Selon Gravett, « dans la bande dessinée occidentale, on lit ce qui s’est passé ensuite ; dans un manga, on lit ce qui se passe maintenant. » En d’autres termes, les techniques narratives propres au manga procurent au lecteur un sentiment d’immersion dans l’action, quand la bande dessinée occidentale suppose un rapport plus distancié.
Je me plais à rappeler ici que, comme en prélude à ces études comparatistes que j’appelle de mes vœux, j’ai fait paraître en 2001, à l’enseigne du CNBDI d’Angoulême, un Guide international des musées de la bande dessinée, qui non seulement décrit vingt-six lieux ressources à travers le monde, mais qui comprend un lexique international dans lequel plus de cent termes techniques utilisés dans le monde de la bande dessinée sont traduits en neuf langues, dont le japonais.
De son côté, l’École supérieure européenne de l’Image, à Angoulême, dans laquelle j’enseigne, propose depuis l’année dernière à ses étudiants de contribuer à la mise en place d’un « Observatoire de la bande dessinée asiatique ». Nicolas Finet y donne un cours sur l’histoire de la narration japonaise et coréenne, et le professeur coréen Wan-Kyung-sung vient spécialement de Séoul animer un séminaire.
Si chacun, parmi nous, est convaincu de la nécessité de promouvoir les échanges entre chercheurs et s’efforce, là où il se trouve, d’y contribuer par des initiatives concrètes, nous pouvons en attendre des résultats très féconds.
La bande dessinée a une longue histoire, qui puise ses racines plus loin que l’invention du cinématographe.
L’histoire de la bande dessinée a elle aussi une histoire. Grâce à une meilleure connaissance du passé lointain, à une prise en compte d’aires culturelles différentes et à une nouvelle problématisation de l’objet lui-même, nous ne l’écrivons plus aujourd’hui comme ont pu le faire certains de nos précédesseurs.
La théorie de la bande dessinée, enfin, a sa propre histoire. Rodolphe Töpffer, que beaucoup tiennent pour le principal inventeur du média, vers 1830, en fut aussi le premier théoricien et nous a laissé des textes dont les intuitions fondamentales continuent de nous interpeller et de nous sembler pertinentes. Cependant, quand, plus d’un siècle après, l’université commencera à s’intéresser au sujet, on sera en plein âge sémio-structuraliste et les présupposés théoriques seront quelque peu différents. Cinquante ans plus tard, il nous appartient, à nous aussi, de repenser la bande dessinée dans le contexte nouveau d’une culture mondialisée.