Chacun connaît Gustave Doré l’artiste romantique, l’illustrateur, le peintre Né à Strasbourg le 6 janvier 1832, mort le 23 janvier 1883 à Paris… mais Doré auteur de bandes dessinées ? En dehors du cercle assez fermé des spécialistes de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le Neuvième Art, le fait demeure méconnu, occulté. Il ne s’est pourtant pas agi d’une incursion occasionnelle, d’un divertissement en marge de l’œuvre proprement dite. Non, les quatre albums publiés par Doré, à savoir Les Travaux d’Hercule (1847), Trois artistes incompris et mécontents (1851), Les Des-agréments d’un voyage d’agrément (1851) et l’Histoire de la Sainte Russie (1854), sans compter quelques histoires courtes données à la presse, représentent un véritable cycle, un corpus, une œuvre en soi. Certes, ils ont été composés et publiés dans les premières années de la carrière de l’artiste strasbourgeois, de sorte qu’il est aisé de les tenir pour de simples « péchés de jeunesse ». Un tel jugement serait bien imprudent, et insuffisamment informé.
Outre leurs qualités intrinsèques [1]. et la place éminente qui reviendra plus tard à leur auteur parmi les illustrateurs de son temps, ce qui rend ces livres passionnants est le moment historique qui les a vu naître. Doré fut en effet l’un des tout premiers continuateurs de l’œuvre pionnière de Rodolphe Töpffer, le père de la « littérature en estampes ». Il est assez raisonnable de penser qu’il fut, avec Wilhelm Busch, Caran d’Ache et Christophe, l’un des quatre plus importants au XIXe siècle.
D’une remarquable précocité artistique, Gustave Doré ne se contente pas de dessiner dans ses cahiers d’écolier et en marge de sa correspondance ; il compose, dès l’âge de huit ans, plusieurs histoires visuelles. Dans un petit carnet, il ébauche ainsi, pour sa voisine Madame Braun, Les Brillantes Aventures de M. Fouilloux, dont le protagoniste n’est autre que le chien des époux Braun. A dix ans, dans un autre carnet [2], il couvre 28 pages de dessins à la plume figurant un bestiaire anthropomorphe directement inspiré des Scènes de la vie privée et publique des animaux, de Grandville, publiées en 1830.

Il écrit et illustre également La Mythologie ou les Aventures de Jupiter (dont il ne subsiste plus aujourd’hui qu’un seul feuillet [3]), un Voyage à l’Enfer [4] (préfigurant sa grande confrontation avec le texte de Dante, en 1860), une Histoire de Calypso [5], Les Aventures de Mistenflûte et de Mirliflor [6] et peut-être d’autres récits dont l’existence n’aurait pas été transmise à la postérité.

Sa famille est divisée quant à sa vocation : le père, polytechnicien, ingénieur en chef du Département de l’Ain, rêve pour son fils d’études brillantes, la mère est en adoration devant le génie naissant de Gustave.
De 1843 à 1847, il passe quatre années à Bourg-en-Bresse. C’est au collège de la ville qu’il conçoit Les Travaux d’Hercule, qui deviendra son premier livre édité.
En 1847, Charles Philipon, éditeur-imprimeur, directeur de la maison Aubert et Cie, à Paris, annonce le lancement d’un nouveau magazine humoristique hebdomadaire intitulé le Journal pour Rire. Gustave Doré, alors âgé de quinze ans, profite d’un séjour de trois semaines à Paris pour se présenter au 29 Place de la Bourse, au siège de la maison Aubert, avec un dossier de caricatures sous le bras. Les témoins ont donné des versions divergentes quant aux circonstances exactes de sa rencontre avec Philipon. Ce qui est certain, c’est qu’émerveillé par ce jeune prodige autodidacte, l’éditeur lui fait bientôt signer un contrat s’assurant l’exclusivité de ses dessins pour une période de trois ans. Le contrat stipule également que le Journal pour Rire publiera au moins un de ses dessins chaque semaine. Le père (qui décédera subitement le 4 mai 1848) a approuvé les termes du contrat et le fait que Gustave s’établisse à Paris, à la condition que, tout en dessinant, il poursuivît ses études au lycée Charlemagne.
Le Journal pour Rire
La rencontre avec Philipon ne pouvait qu’encourager Gustave à persévérer dans ce qui aurait pu n’être qu’un divertissement d’adolescent : la caricature, et singulièrement le récit en images. Etant donné le rôle déterminant que ce premier mentor a joué dans la conception et la diffusion des quatre livres qui nous occupent ici, il convient de rappeler brièvement les états de service de cet important personnage.
Né à Lyon, Charles Philipon (1800-1862) s’installe à Paris en 1823. Il fonde la Maison Aubert en 1829, en s’associant avec sa demi-sœur, Marie Françoise Madeleine Aubert, et son mari, Gabriel Aubert, un ancien notaire ruiné par des spéculations financières.
La première publication du nouvel imprimeur lithographe est un Abécédaire en action, enregistré au dépôt légal le 26 décembre 1829.
Lui-même dessinateur (il est l’auteur de la célèbre caricature de Louis-Philippe en poire, mais on lui doit plus de 450 lithographies, pour la plupart galantes ou libertines), Philipon est le véritable directeur de la maison. Homme de presse, il crée en novembre 1830 La Caricature, sur le modèle d’un autre journal illustré républicain lancé quelques mois plus tôt, à l’administration duquel il avait été associé, La Silhouette.
La Caricature (dont la parution, frappée à plusieurs reprises par des interdictions politiques, cesse définitivement en 1835) sera suivie en 1832 par Le Charivari (titre qui survivra, lui, jusqu’en 1937). Ces deux publications sont déterminantes pour l’essor de la caricature moderne en France. Ayant compté parmi ses collaborateurs Cham, Daumier, Gavarni, Grandville et Nadar, pour ne citer que les plus connus, Philipon pourra à bon droit se vanter d’avoir « répandu par centaines de mille les livres à vignettes, par millions les albums, par milliards les épreuves ; développant ainsi le goût du dessin, popularisant les auteurs parisiens et le nom des artistes français sur tous les points du monde… [7]. »
En lançant, en février 1848, un troisième périodique, Le Journal pour Rire (qui sera rebaptisé plus tard Journal pour Rire, Journal amusant, et paraîtra jusqu’en 1872), Philipon montre qu’il entend tirer profit du nouvel essor de la presse illustrée, dont témoigne le succès de L’Illustration, fondée en 1843.
Doré est présent dès le n° 1, qui paraît sur quatre pages, dans un format à l’italienne. Le Journal est entièrement illustré. On y trouve des macédoines [8], des portraits-charge, des parodies de spectacles parisiens, des scènes de genre et des caricatures politiques. Si quelques dessins sont des reprises en provenance d’autres publications, l’essentiel du matériel est inédit, fourni par une équipe qui, outre Doré, comprend initialement Edmond Forest et Henri Emy (lesquels publieront aussi, l’un et l’autre, au moins un album de bandes dessinées), Lorentz, Bertall, Monta, E. de Beaumont, V. Adam, Edmond Morin, etc. Nadar [9] les rejoint en 1850.
Doré devient rapidement le dessinateur vedette du journal. On lui doit notamment une série de dessins intitulés « Grotesques », représentant des personnages affligés de têtes caricaturales ou d’autres déformations anatomiques. Et des illustrations de nouvelles, comme ce texte de Henri Henriot intitulé Comment Cyprien Machinvert tenta de devenir écrivain réaliste.
Toujours fidèle à ses ambitions narratives, Doré livre en 1849 une bande dessinée composée de trois pages, qui paraît sous la forme d’un feuilleton dans les n°s 55, 59 et 60. Cette Histoire d’une invitation à la campagne invite le lecteur à compâtir avec M. Berniquet, qui, invité à la campagne par son ami M. Godinot, s’ennuie copieusement et jure qu’on ne l’y reprendra plus.
D’autres histoires courtes suivront, qui sont ici reproduites pour la première fois dans un ouvrage de librairie. Mentionnons seulement L’Homme aux cent mille écus, sur un texte d’E. Bourget (n°s 102, 106, 111, 115 et 124), une histoire d’héritage où l’on remarque particulièrement les rêves prêtés au protagoniste, Narcisse Pomponet. Puis Voyage sur les bords du Rhin (1851 [10]) et Une Ascension au Mont Blanc [11] (12 juin 1852), deux récits narrés à la première personne, sur le mode des « impressions de voyage » qui caractérisera aussi l’album des Dés-agréments d’un voyage d’agrément.
Le titre dudit album fera écho, quant à lui, à la légende d’un dessin paru le 2 février 1850 dans le Journal pour Rire n° 105 : « Désagréments des animaux d’agrément » (où l’on voit un singe, un chien et un perroquet assiéger un homme et son fils). Ce dessin fait lui-même partie d’une remarquable bande dessinée en trois planches écrite et dessinée conjointement par Gustave Doré et Edmond Morin : Les Animaux socialistes. L’histoire conte comment, l’homme ayant instauré à l’égard des animaux « un despotisme aussi abusif que culinaire », ceux-ci se sont révoltés, lapins en tête, ont pris le pouvoir et ont à leur tour réduit l’homme en servitude. C’est une véritable guerre à laquelle les auteurs nous font assister, dans laquelle les vers luisants sont utilisés comme… éclaireurs, et les castors pour construire des barricades. Le texte, qui alterne slogans militaires, bouts rimés, scène dialoguée, etc., est assez spirituel, et les dessins, souvent remarquables, préfigurent les futures illustrations pour les Fables de La Fontaine.
Au nombre des innovations dont il faut créditer Doré, on n’aura garde d’oublier les 17 vignettes composant Une Heureuse Vocation, qui n’est rien moins, à notre connaissance, que la première bande dessinée autobiographique jamais produite (1852 ?). On sait que c’est essentiellement à partir des années 1970 que la bande dessinée s’est mise à cultiver le territoire de l’intime et le genre confessionnel. Avec largement plus d’un siècle d’avance, Doré se met en scène dessinant depuis le plus jeune âge et partout, à l’école, au collège, à la caserne. Il dépeint aussi, en deux vignettes, ses débuts professionnels : « Je conçus l’idée d’offrir mes services à l’éditeur Aubert. / Je fus reçu par un grand monsieur qui me fit beaucoup d’éloges et me dit que j’avais d’énormes dispositions. » Sauf à établir la précocité de sa vocation et à s’offrir un peu d’autopromotion, on ne comprend pas bien quelle visée Doré poursuit en dessinant ces scènes. La « morale » en est bien plate : « Les dispositions sont un germe précieux, mais qu’il faut cultiver. » Or le dessin est ici plutôt bâclé, et les traits que se donne l’auteur beaucoup moins avantageux que sur la couverture des Des-agréments.
La collection des Jabot
En cette même année 1847 qui voit le lancement du Journal pour Rire, Aubert publie le premier album de Gustave, Les Travaux d’Hercule. Cet ouvrage paraît dans la « collection des Jabot », qui doit son nom au fait d’avoir été inaugurée en 1839 par des versions piratées de trois albums de Töpffer (dont les éditions originales étaient parues à Genève, à compte d’auteur), au nombre desquels l’Histoire de Mr Jabot. Les deux autres titres contrefaits étaient Mr Crépin et Les Amours de Mr Vieux Bois. Par la suite, la collection a accueilli des histoires originales créées par des artistes français : sept albums du prolifique Cham, ainsi que l’Histoire de Mr de Vertpré et de sa ménagère aussi (1840), d’Edmond Forest. Les Travaux d’Hercule s’inscrit donc au douzième rang dans ce qu’il convient de considérer comme la toute première collection dédiée à la bande dessinée dans l’histoire de l’édition française.
L’éditeur en fera la publicité dans les termes suivants : « Les Travaux d’Hercule ont été composés, dessinés et lithographiés par un artiste de quinze ans, qui s‘est appris le dessin sans maître et sans études classiques. Il nous a semblé que ce n’était pas la chose la moins curieuse de cet album original et nous avons voulu l’inscrire ici, non seulement pour intéresser davantage le public aux travaux de ce jeune dessinateur, mais encore pour bien établir le point de départ de M. Doré, que nous croyons appelé à un rang distingué dans les Arts. »
Les Travaux d’Hercule paraissent l’année qui suit la mort de Töpffer, et deux ans seulement après la sortie du dernier album de la main du Genevois, l’Histoire d’Albert.
L’un des concurrents d’Aubert sur la scène éditoriale parisienne se nomme Jacques-Julien Dubochet (1794-1868). D’origine vaudoise, cet éditeur se trouve être précisément le cousin de Rodolphe Töpffer. Dubochet est non seulement l’un des cofondateurs de L’Illustration (magazine auquel Töpffer donne des textes et des dessins), mais aussi l’éditeur de plusieurs ouvrages de son cousin, tels que les Voyages en zigzag ou les Nouvelles genevoises. Töpffer entretient une correspondance assidue avec lui, dans laquelle il se plaint amèrement des contrefaçons publiées par la maison Aubert.
L’influence de Töpffer sur Doré ne peut être mise en doute. Les Travaux d’Hercule présente nombre de caractéristiques empruntées au « modèle töpfférien », notamment le format à l’italienne, le placement bord à bord des vignettes contiguës, séparées par un simple filet, leur dimension élastique, s’adaptant au contenu représenté, ou encore l’importance accordée au mouvement des personnages, qui apparente certaines scènes à une forme de pantomime.
On ignore, cependant, si Gustave Doré a découvert les albums de Töpffer par Philipon, qui n’a pu manquer de lui montrer sa « collection des Jabot », ou s’il les connaissait d’avant. Cette dernière hypothèse doit être retenue, si l’on tient pour acquis – conformément aux principaux témoignages – que le manuscrit des Travaux figurait parmi les œuvres présentées à Philipon lors de la première visite du jeune artiste.
Du strict point de vue graphique, Doré ne cherche pas vraiment la ressemblance avec le dessin au trait éminemment libre et vivant du père de la bande dessinée. Il introduit dans ses vignettes des valeurs de gris, et soigne davantage certains accessoires du décor – même si le fond des images est souvent laissé blanc, comme si les personnages se mouvaient en apesanteur. C’est probablement ce qui amènera l’artiste à supprimer les cadres vignettaux dans ses trois albums ultérieurs, et à juxtaposer librement ses images dans la page, sur le modèle des « macédoines ».
Le texte est placé sous l’image, comme chez Töpffer, mais à la différence de ce dernier Doré n’écrit pas à la main : ses phrases sont composées typographiquement. Il en résulte une moindre intimité entre les deux composantes du médium, qui, chez le Genevois, étaient tracées par la même plume, ce qui faisait du texte et du dessin deux écritures complices.
Il est vrai que dans les éditions pirates des albums töpffériens proposés par Aubert, le texte manuscrit était déjà remplacé par un pavé typographique, et les dessins contrefaits. Ces différences s’expliquent par le fait que les versions parisiennes ont recours à la méthode usuelle de la gravure, alors que les éditions originales genevoises faisaient usage d’un procédé original, baptisé autographie, grâce auquel l’artiste dessinait et écrivait à l’endroit sur un papier spécial permettant le transfert des inscriptions sur la pierre lithographique.
Doré assure lui-même la transcription lithographique des Travaux. La technique lui est déjà familière : il avait exécuté ses premières lithographies à la plume à Bourg-en-Bresse à l’âge de treize ans.
Les Travaux d’Hercule
Cinq ans plus tôt, les Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse, de Cham, dans la même « collection des Jabot », avaient inauguré la veine de la bande dessinée à sujet mythologique. Cham parodiait le célèbre Télémaque de Fénelon, qu’avait également choisi Doré comme source de son récit de jeunesse intitulé Histoire de Calypso [12].
Dans Les Travaux d’Hercule, la parodie use d’un procédé éprouvé, qui consiste à traiter d’un sujet noble en style commun, trivial, voire vulgaire. Cette dégradation du sujet relève de ce que l’on désignait plus précisément, à l’époque classique, comme le travestissement burlesque. Elle se marque notamment dans le fait que les exploits accomplis par Hercule deviennent ici autant de défis que lui lance, sans autre raison que d’éprouver sa force, son frère Eurystée [13] ; dans la planche 39, Doré révèle que le pari avait pour dérisoire enjeu… une bouteille de bière. Eurystée, s’avouant vaincu, la « paye royalement ».
Le héros lui-même est avili. Hercule ici n’a plus rien d’un demi-dieu, ni d’un colosse ; plus petit que son frère, il promène une silhouette rondouillarde, avec une ceinture de feuillage pour unique vêtement, et arbore un air tantôt ahuri, tantôt dépité. La planche 33, où notre benêt de héros sort crotté de son « voyage de découverte dans les écuries d’Augias », achève de lui ôter toute prétention à quelque forme de grandeur.

Michel Thiébaut remarque à juste titre que les exploits successifs donnent lieu à des séquences de longueur passablement inégale. « Ainsi [Doré] s’attarde-t-il relativement longuement sur l’épisode du lion de Némée, ou encore sur celui de la biche de Cérynie, passe plus rapidement sur la capture du sanglier d’Erymanthe et ne consacre que deux images à la conquête de la ceinture de la reine Hyppolité. [14] » Le même auteur note aussi que les anachronismes délibérés sont nombreux, affectant tantôt l’image (ainsi de « cette amazone dont l’uniforme rappelle celui des cantinières de l’époque impériale ») que le lexique (« l’armure constituée par la peau du lion de Némée devient un simple “paletot” »). L’exagération est un autre ressort du comique : la foule des curieux qui assiège l’atelier du tanneur (planche 6) s’étire à perte de vue, et Hercule se retrouve, au terme de sa longue course derrière la biche de Cérynie, « éloigné de 1 000 000 000 lieues de l’endroit d’où il était parti ». Mais quelquefois Doré lui préfère la litote : les « parages fort humides » désignent ainsi des marais dans lesquels Hecule manque de se noyer.
On ne saurait blâmer un artiste de quinze ans pour une narration quelque peu approximative et un humour encore incertain de ses moyens. Le contraste héroï-comique est exploité de façon plutôt maladroite, et rares sont les dessins dont la vue provoque le sourire (mentionnons tout de même cette vignette de la planche 4 où Hercule plante une flèche dans le derrière d’un lion à la raideur cataleptique). Le même sentiment d’à-peu-près affecte la gestion du temps. Les ellipses sont souvent peu convaincantes : le texte nous apprend en tel endroit que six mois se sont écoulés entre deux vignettes immédiatement consécutives (pl. 21), un peu plus loin (pl. 24) que l’on vient de franchir un nouveau laps d’un an et demi, mais la contiguïté des images paraît démentir ces informations.
L’album comporte 46 planches et 104 vignettes. Si une majorité de planches sont composées de deux dessins, plusieurs n’en comptent qu’un seul, et le nombre de vignettes monte à cinq dans la planche 16. Les légendes ne comptent généralement que deux ou trois lignes de texte, mais tendent à devenir un peu plus longues dans les huit dernières planches.
Les deux albums de bandes dessinées suivants paraissent l’un et l’autre en 1851, soit après l’expiration du contrat initial conclu avec Philipon. A la différence du premier, ces deux albums sont dessinés au crayon lithographique. Cette technique, qui permettait à l’artiste de graver directement en dessinant avec un crayon, sans avoir besoin de l’intercession d’un copiste, avait ouvert la voie à la caricature d’artiste. Philipon en prônait l’usage, contrairement à Töpffer qui l’avait désapprouvée, jugeant qu’elle produisait « un trait mou et sans caractère [15] ».
Trois artistes incompris et mécontents
Doré adopte pour cet ouvrage un format vertical, à la française, qui rompt avec le modèle töpfferien, instauré en norme par la « collection des Jabot ». L’ouvrage compte 153 images, réparties sur 35 pages. Comme dans les deux albums encore à venir, les vignettes sont ici de dimensions et de proportions éminemment variables, et dépourvues de cadre. Il en résulte un agencement très libre à l’intérieur de l’espace paginal.
Trois Artistes narre les mésaventures de MM. Sombremine, auteur dramatique, Badigeon, artiste peintre, et Tartarini, violoniste et compositeur. Voyageant en province où ils mènent une vie de Bohême, ces messieurs, affublés tous les trois d’une barbe hirsute, s’installent dans la petite ville de B., dont la population ne reconnaîtra pas le génie dont ils s’estiment dépositaires. Les trois artistes s’associent d’abord pour tenter de produire ensemble un spectacle. Le récit se focalise ensuite successivement sur chacun d’eux, s’attardant plus longuement sur les déboires du « badigeonneur », obligé pour survivre d’enseigner le dessin aux enfants (à cinq sous la leçon ; son élève, doué, développe un don pour la caricature, que son père réprouve avec la plus grande vigueur) ou de se faire peintre… en bâtiments !
Leur sort semble prendre un tour meilleur quand le conseil municipal les invite à un dîner de gala ; mais le repas dégénère en pugilat général.
Doré n’hésite pas à imputer à ses « Pieds Nickelés » la responsabilité des événements révolutionnaires de 1848 ; une échauffourée chez le maire de B. devient, par la magie du télégraphe (et, très vraisemblablement, le souvenir de son utilisation par Töpffer dans Mr Pencil), une « révolte de la province », qui à son tour fait tache d’huile.
La conclusion de l’album est, elle, d’un goût douteux : découragés, tenaillés par la faim, les trois artistes ne voient plus d’issue que dans le suicide. Faute de trouver de l’eau, de disposer de pistolets ou de cordes, ils décident de s’entredévorer. Et les voilà qui se « rongent mutuellement jusqu’à la tige », en une scène macabre qui semble métaphoriser leur ambition dévorante.
En lieu et place de la satire du monde de l’art à laquelle on aurait pu s’attendre (un thème que Doré avait pourtant déjà abordé dans Les Oiseaux de concert, histoire courte parue dans le Journal pour Rire en 1850 [16], qui avait pour protagonistes un couple de mélomanes décidant d’organiser un festival de musique), on a surtout un pamphlet sur l’inaptitude supposée des petits-bourgeois de province à goûter les choses de l’art. Entre les trois artistes et le public provincial, la méfiance, l’incompréhension et finalement le rejet sont réciproques.
Comme dans les Des-agréments qui paraîtront quelques mois plus tard, Doré distille, non sans ambiguïté, des notations dévalorisantes pour le genre dont relève son œuvre. Ainsi lorsqu’une déconvenue jette les artistes « dans un abîme de réflexions beaucoup trop élevées pour qu’on les insère dans un méchant album de caricatures. »
Du point de vue graphique, on appréciera particulièrement les faciès que Doré prête aux conseillers municipaux de la petite ville, qui nous font songer aux parlementaires croqués – et sculptés – par Daumier.
Des-agréments d’un voyage d’agrément
Avec cet album, qui compte 24 planches et 174 vignettes, Doré retrouve un format oblong, mais plus grand que celui des Jabot. L’impression est assurée par Lemercier, l’un des meilleurs lithographes de l’époque.
Comme dans les Trois artistes, l’auteur brocarde à nouveau des personnages médiocres. Il semble qu’il ait retenu des Travaux d’Hercule la difficulté qu’il y a à faire rire d’une figure héroïque, et qu’il en ait déduit que la caricature, parce qu’elle ne peut s’exercer qu’aux dépens, requiert plutôt des « anti-héros ».
César et Vespasie Plumet forment un couple « retiré tout récemment de la passementerie ». Ils entament leur nouvelle vie de retraités par un voyage alpestre qui sera loin d’être de tout repos. Mais ni le bain forcé, ni les dépenses imprévues, ni les rencontres brutales ni les intempéries ne viendront à bout de l’exaltation de M. Plumet, intimement persuadé que « les Alpes ont été, sont, et seront toujours la plus belle chose qui soit au monde ». Contrairement aux Trois artistes accablés par la disgrâce, M. Plumet est une nature heureuse, contente de son sort.
La thématique du voyage occupe une place centrale dans la bande dessinée naissante ; des récits töpffériens comme Le Docteur Festus ou Mr Cryptogame accompagnent les personnages dans leur itinérance mouvementée, mais Töpffer lui-même s’était inspiré du Doctor Syntax (1812), pédant personnage voyageant « à la recherche de pittoresque », né des talents conjugués du caricaturiste anglais Thomas Rowlandson et de l’écrivain William Combe. Jusqu’à Christophe et sa célèbre Famille Fenouillard, qui inaugurera son tour du monde par la visite de l’Exposition universelle de 1889, toute une théorie de voyageurs s’ébattront sous le crayon de dessinateurs comme Cham [17], Gabriel Liquier [18] ou Léonce Petit [19].
Outre les histoires en estampes, les Des-agréments font immanquablement penser à une autre œuvre de Töpffer, en l’espèce les Voyages en zigzag (1844), récits humoristiques et illustrés relatant les excursions entreprises chaque été dans les Alpes par les élèves de la pension que dirigeait l’auteur, à Genève. Il n’est toutefois pas certain que Doré ait eu cette référence à l’esprit. Amoureux de la nature, il était lui-même particulièrement fasciné par les montagnes, qui seront un sujet récurrent de ses dessins et peintures. Et la satire du tourisme naissant est alors un sujet commun à beaucoup d’humoristes. Comme l’a relevé Susan Pickford, « les pages du Journal pour Rire regorgent de dessins satiriques visant les voyageurs, particulièrement en 1851, l’année de l’Exposition Universelle à Londres. [20] » D’ailleurs l’auteur des Dés-agréments se moquera une nouvelle fois des touristes (notamment britanniques) en 1860, dans ses illustrations pour le Voyage aux Eaux des Pyrénées de Taine. En fait, à cette époque encore, l’ironie est de mise quand il s’agit d’évoquer cet étrange spécimen qu’est le touriste, jusque dans les pages des dictionnaires. L’article « touriste » dans le tome 15 du Grand Larousse du 19e siècle, paru en 1876, apporte à cette vision satirique une caution scientifique. D’un texte qui emprunte à Taine, justement, pas moins de trois colonnes, extrayons seulement ces quelques lignes qui sont dans le ton général : « Le touriste pur sang se sent agité à la belle saison, des mêmes inquiétudes que l’oiseau de passage à l’époque des migrations. Il faut qu’il parte… [21] ».
L’album de Doré est encore émaillé d’autres réminiscences töpffériennes, empruntées aux Amours de Mr Vieux Bois : c’est Plumet tombant amoureux d’une lady au premier regard, ou le même « engagé dans la roue d’un moulin » comme l’était le rival de Vieux Bois ; ce sont aussi des tournures littéraires typiques de l’inventeur de la bande dessinée, comme « Mr Plumet croit devoir informer Vespasie qu’elle vient d’assister à une tempête sur le lac », et l’usage humoristique du refrain (« Le soir, grande discussion avec Vespasie sur la passementerie genevoise » répété six fois).
Ces emprunts ne doivent pas faire occulter l’inventivité propre de l’auteur. Le dessin raturé de la planche 10 et la zone grisée de la planche 20 (« je ne sais que mettre à cet endroit ») préfigurent les images aveugles de l’Histoire de la Sainte Russie. La même planche 10 est maculée par une pseudo-empreinte de pied qui oblitère en partie les zones censément dessinées. Cette semelle a sur le papier les dimensions d’un pied réel ; elle introduit une rupture d’échelle spectaculaire par rapport aux personnages miniaturisés des vignettes, et le lecteur ne peut manquer d’en être frappé (le même effet se reproduit à la planche 21 avec le museau de la vache qui vient lécher le dessin). La séquence la plus remarquable et la plus souvent commentée est celle composée des planches 15, 16 et 17, qui proposent dix-sept vues circulaires représentant ce que peut observer Vespasie à travers sa lunette, tandis qu’elle suit « d’un œil inquiet » l’ascension du Mont Blanc par son mari. Annie Renonciat a qualifié cette séquence de « suite exceptionnelle dans l’histoire des arts graphiques : ces variations sur le noir et blanc, ces tracés-traces – de pas, de glissades, de mains, de visages, etc. – interrogent les ressources plastiques, sémiologiques et narratives du trait, confrontées à celles, linguistiques, des légendes, dont l’énoncé diffère comiquement du représenté de la vignette. Et elles explorent les différents registres de l’image : de la figuration (vignette 4, pl. 16) à l’hallucination (vignettes 5 et 6, pl. 15), jusqu’à la quasi abstraction (vignettes 1 et 4, pl. 15 ; vignette 5, pl. 16). [22] »

Le récit du voyage est assumé, à la première personne, par M. Plumet lui-même. Ce récit est enchassé dans une narration qui le déborde. C’est au terme d’un prologue introduisant personnages et situation que le narrateur principal cède la responsabilité de l’énonciation à son héros : « M. Plumet (…) achète un album pour y jeter ses impressions. (…) La 1ère planche commence ci-après. » Ce même narrateur principal reprendra ses droits à la dernière page. L’essentiel de l’ouvrage se donne donc comme la reproduction de l’album dans lequel M. Plumet – animé par l’esprit d’imitation qui le caractérise en toutes circonstances – est censé, sur le modèle des livres emportés par sa femme, avoir consigné et illustré lui-même ses impressions de voyage. Toutefois, on n’observe pas de différence entre le style graphique des images prêtées à Plumet et celui des pages inaugurales et terminale – la signature de Doré apparaissant d’ailleurs indifféremment au bas des unes et des autres. Et le fait que Plumet soit figuré dans presque chaque vignette est en soi une procédure d’objectivation, qui le désigne comme le sujet plutôt que comme l’auteur du récit.
Ce dédoublement entrave quelque peu la verve de Gustave. On voit bien qu’il a conçu M. Plumet comme une figure comique : un boutiquier, affligé d’une petite taille, qui se croit supérieurement avisé et se donne, au contact des cimes, des airs inspirés. Cependant, comme Plumet fait fonction de narrateur, Doré ne peut donner libre cours à ses intentions satiriques. Plumet, qui ne se sait et ne se veut pas comique, ne peut être drôle que malgré lui. Et l’ironie qui pourrait naître des contradictions entre ses commentaires et la réalité qu’attestent les images est d’un maniement délicat, la paternité des dessins étant, tout autant que celle des légendes, attribuée à Plumet.
Les seules images qui ne sont pas expressément de la main de Plumet sont les fameuses vues circulaires qui correspondent aux observations de son épouse. On se demande évidemment comment ces observations ont pu venir s’inscrire sur les pages de l’album de voyage. Ou doit-on supposer que Plumet les a dessinées a posteriori, sur les indications de Vespasie ?
L’ouvrage intègre en tout cas deux notations étrangères à la main de Plumet, sous la forme de « notes de l’éditeur » supposées introduire une distanciation amusante par rapport au récit de l’alpiniste.
Comme pour corser encore un peu plus cette situation énonciative déjà passablement enchevêtrée, Gustave Doré imagine enfin la rencontre de son héros, César Plumet, avec lui-même. C’est dans « un bas-fond sauvage » qu’à la planche 22 du récit, « guidé par la voix secrète de la gloire », Plumet rencontre « le célèbre Gustave Doré » occupé à peindre, sur une immense toile (qu’on imagine mieux dans un atelier que sur un chevalet de campagne), une scène mystérieuse montrant un homme couché à terre, en train de se vider de son sang, devant une forêt de sapins.

Au compliment que lui adresse Plumet (« votre génie comique s’étend donc jusqu’à caricaturer le paysage »), Doré réagit en lui bottant les fesses, sans que le motif de son ire soit rendu explicite. Fait-il payer au malheureux touriste le fait d’avoir été interrompu dans son travail ? Ou se serait-il senti insulté par les mots « comique » et « caricaturer », au moment où il se consacre, au contraire, à une œuvre empreinte de gravité (évoquant sans doute, comme le suggère Susan Pickford, « une scène quasi-wertherienne de suicide sur les bords d’un lac ») ? Toujours est-il qu’une réconciliation intervient le soir même ; c’est sur la recommandation de Doré que Plumet ira présenter son album chez Aubert.
La confrontation du créateur et de son personnage deviendra un topos de la bande dessinée au XXe siècle. Zig et Puce croisent plusieurs fois Alain Saint-Ogan et se recueillent même sur sa tombe (« Ce n’était pas un mauvais type mais il était bien indiscret. Nous ne pouvions pas lever le petit doigt sans qu’il le raconte à tout le monde. ») ; Flupke présente régulièrement ses doléances à Hergé ; Muñoz et Sampayo s’installent pour un temps chez Alack Sinner afin de nourrir de leurs observations le récit de détective qu’ils ont entrepris ensemble (épisode La Vie n’est pas une bande dessinée, baby). Gustave Doré a probablement été le premier à imaginer pareille rencontre, à ce détail près que, ayant délégué à Plumet la paternité du récit, il n’intervient pas ès qualité, en tant que créateur du personnage ; il ne peut endosser qu’un rôle d’intercesseur (et d’auteur secondaire, responsable de « quelques retouches » ; mais, preuve que Doré est décidément embarrassé par le dispositif narratif qu’il a imaginé, la « morale » dispensée in fine semble lui réattribuer l’ouvrage entier et à l’inscrire dans le corpus des « albums de Gustave Doré [qui] tendront toujours à embellir la nature et la triste réalité »).
Doré occupe aussi une place centrale sur l’illustration de couverture. Ceint des rayons de la gloire, il prend la pose avantageuse du jeune artiste romantique, avec cape et canne à pommeau (cette dernière faisant écho aux alpenstocks dont sont munis tous les autres personnages, ours compris), assis à côté des attributs de l’homme de Lettres et de Sciences. Plumet est rejeté à l’extrême-droite du dessin, où il figure de dos, conduit par un autre personnage qui l’écrase de sa haute taille. La composition de cette image est aussi amusante qu’ingénieuse : le titre est encadré par un pin à gauche, que vient équilibrer à droite le cône d’une montagne plus lointaine coiffée d’un refuge vers lequel grimpe une armée de touristes, tandis qu’un rapace aux ailes d’une envergure exceptionnelle relie les deux pointes, offrant à la couverture une sorte de toit, par-dessus un vaste panorama de cimes enneigées.
Ainsi marginalisé sur la couverture, Plumet se trouve encore ridiculisé tout au long de ses aventures par son couvre-chef et par les agressions successives qui viennent altérer son aspect physique. Doré l’a coiffé d’une casquette pourvue d’une visière démesurée ; un peu à la manière des ailes du casque d’Astérix, l’inclinaison de cette visière se modifiera au gré des péripéties. Malheureusement, elle ne protègera son détenteur ni contre les punaises de bois qui le défigureront, ni contre l’empreinte d’un pied venu lui frapper la joue droite, puis celle d’une main sur la joue gauche, pas davantage des champignons qui lui pousseront sur tout le corps après une nuit dans un chalet humide. Noyé, gelé, amaigri jusqu’à devenir méconnaissable, le pauvre Plumet ne perd jamais son enthousiasme et, de retour à Paris, il adopte bientôt les moustaches et le chapeau à la mode tyrolienne.
Les Des-agréments d’un voyage d’agrément connaissent un indéniable succès de librairie ; ils seront réimprimés deux fois au XIXe siècle, par Arnauld de Vresse (qui avait également repris les Trois artistes) et par Féchoz et Letouzey.
Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la Sainte Russie
Le dernier des quatre albums de bandes dessinées de Gustave Doré est une superproduction publiée, non plus chez Aubert, mais chez J. Bry aîné, libraire-éditeur parisien installé au 27 de la rue Guénégaud. Pour cet ouvrage, la gravure sur bois a été préférée à la lithographie, et il a fallu réunir toute une équipe de graveurs, sous la direction de Sotain, pour venir à bout des quelque 500 vignettes réparties sur 104 pages. Doré a dû travailler avec une très grande rapidité. L’instabilité stylistique qui caractérise cet album relève en partie d’un parti-pris esthétique, mais s’explique aussi par la répartition des dessins entre un grand nombre de graveurs.
L’Histoire de la Sainte Russie est généralement tenu pour le sommet de la carrière de Gustave Doré comme caricaturiste et narrateur. Emmanuel Guigon y voit « une farce énorme qui témoigne de son extraordinaire talent parodique, dans le droit fil de la tradition rabelaisienne » [23]. C’est aussi un livre de propagande et d’agitation, un pamphlet politique très violent. Alors que Napoléon III vient d’engager la France dans la Guerre de Crimée aux côtés des Anglais, pour soutenir les Turcs attaqués par la Russie, Doré, mû par une fièvre patriotique et un esprit revanchard (la France n’a pas encore digéré la défaite de Napoléon en 1812), dénonce avec une rare virulence le caractère despotique des tsars et les mœurs barbares du peuple russe, l’ennemi désigné.
Il ne s’agit pas de la première bande dessinée de langue française à visée politique. L’Histoire d’Albert (1845), de Töpffer, était une charge à peine voilée contre le leader radical genevois James Fazy ; l’Histoire de Môssieu Réac, de Nadar, visait Louis-Napoléon Bonaparte, alors candidat à la présidence de la République. Mais la cible de Doré est beaucoup plus vaste : il prétend faire œuvre d’historien, et démontrer, 1° que la Russie n’a connu, depuis les temps les plus reculés, qu’une lugubre succession de conflits internes et d’épouvantables massacres ; 2° que les tsars ont depuis toujours été obsédés par l’Empire ottoman. Ce qui ne l’empêche pas d’inviter le lecteur au scepticisme devant la prétention de son récit à l’historicité : « c’est de cet incrédule et orgueilleux sourire, cher lecteur, que je te conseille d’accueillir ce qu’une folle érudition ou une haine aveugle du nom russe ont pu seules inspirer ».
L’historien de la bande dessinée David Kunzle a produit une longue et minutieuse analyse de l’Histoire de la Sainte Russie dans son livre-somme : The History of the Comic Strip, 2. the Nineteenth Century [24]. Il note qu’en faisant de l’usage du knout « [25] la clé du développement historique de la Russie, Doré « se situe dans le droit fil d’un pamphlet de l’époque, qu’il connaissait sans doute : Le Knout et les Russes (1853). » Il omet de relever le fait que, soixante-quinze ans plus tard, le jeune dessinateur belge Hergé se livrera à une satire presque aussi violente de la Russie bolchévique, et que son Tintin au pays des Soviets aura pareillement pour source principale un pamphlet, Moscou sans voiles, par l’ancien consul de Belgique à Moscou Joseph Douillet.
Ce n’est pas ici le lieu d’analyser les ressorts idéologiques de l’album de Doré, mais plutôt d’apprécier sa contribution à l’art encore balbutiant de la bande dessinée. Tout en faisant œuvre de propagandiste, Doré s’amuse prodigieusement, usant de toutes les ressources du contrepoint humoristique entre le texte et l’image. Comme l’observe encore Kunzle, « du début à la fin, Doré met ses fantaisies graphiques au diapason de ses extravagances verbales, se livrant aux joies du calembour à un point tel que c’est souvent la perspective d’un jeu de mots qui justifie le choix d’un épisode. [26] »
Un autre commentateur, Harry Morgan, observe à ce propos que souvent l’illustration prend la légende au pied de la lettre. « Une armée qui se fait “tailler en pièces” se retrouve découpée en mille morceaux, de même qu’une armée qui se fait “écraser” finit à l’état de résidu. (…) Et quand un chroniqueur “penche pour une interprétation”, il est incliné à 45 degrés. [27] »
Quand le texte fait mine de rapporter des discussions fort civiles sur les mérites respectifs des différents candidats au trône ou des diverses formes de gouvernement, l’image montre que ces controverses prennent en réalité la forme de furieuses mêlées guerrières. Quand le narrateur nous assure que « les Russes faisaient grand cas des femmes, par lesquelles ils étaient d’avis de se laisser conduire en tout et pour tout », la gravure nous révèle la véritable acception du verbe conduire : attelées comme des bœufs, deux femmes s’arc-boutent pour tirer un char transportant deux hommes.
Doré apparaît ici comme un conteur en liberté, faisant flèche de tout bois sans guère se préoccuper de cohérence stylistique ou narrative. Ce faisant il obéit, ainsi que l’a noté Gérard Blanchard [28], à cette sommation de « l’esprit à tout prix » à laquelle se conformaient les chroniqueurs de l’époque. Il manie avec une même jubilation l’anachronisme, l’exagération hyperbolique, la parodie du style universitaire avec son appareil de références érudites, la fausse citation (les pseudo « estampes populaires russes ») et les procédés réflexifs ou métanarratifs. Il prend sans cesse à témoin son « cher lecteur », se met lui-même en scène, fait état de soi-disant divergences d’opinion entre lui et son éditeur, M. Bry (« Maudit soit le jour où j’entrevis pour la première fois le visage d’un éditeur ! »).
Un grand nombre de ses trouvailles relèvent d’une même idée, qui est que l’histoire de la Russie est tellement horrible qu’elle ne peut être représentée et oblige à une forme de censure. Cette soi-disant censure prend ici des formes multiples et singulièrement ingénieuses. C’est d’abord une page composée de cinq cadres vides, cinq vignettes blanches, afin que le lecteur ne soit pas « indisposé » par « des dessins trop ennuyeux ». (Page d’autant plus remarquable que les autres dessins qui composent le livre ne sont, eux, pas encadrés ; Doré ne rétablit le cadre que pour cerner le vide, et accuser ainsi l’absence de représentation. Ce faisant, il donne le schéma canonique de ce que sera, au XXe siècle, une page de bande dessinée ordinaire, avec ses trois bandes superposées.) Vient ensuite la substitution d’une scène par une autre : « Vous vous étonnez, chers lecteurs, de voir mon dessin représenter une orgie romaine, au lieu d’une orgie russe ; mais, vous répondrai-je à cela, avez-vous jamais vu une orgie russe ? (…) alors vous avez compris qu’une pareille chose n’est point faisable dans un livre de bonne compagnie. » Sitôt après, c’est le crayon de Doré – auquel l’artiste prête une forme anthropomorphe et une conscience – qui se refuse à illustrer telles scènes décrites par les historiens. L’évocation du règne de Catherine se voit « feuildevignée », une grande feuille de vigne masquant en effet la quasi totalité de la page. Quant au règne d’Ivan-le-Terrible, l’auteur renonce à l’évoquer en détail : « devant tant de crimes, clignons l’œil pour n’en voir que l’aspect général ». Or cet « aspect général » est celui d’une grande flaque de sang, matérialisée sur la page par un aplat rouge en forme de tache, appliqué au pochoir dans chacun des exemplaires.

Une deuxième tache rouge intervient d’ailleurs quatre pages plus loin, lorsque les « puissants et honorables successeurs d’Ivan mettent toute leur gloire à récurer le sol [ensanglanté] de la Russie » [29].
Quand les Polonais plongent les députés russes « dans de sombres cachots », l’image devient noire. De même quand, en manière d’incipit, Doré évoque par une simple flaque d’encre l’origine de l’histoire de la Russie, qui « se perd dans les ténèbres de l’Antiquité ».
Vignettes entièrement blanches ou noires, tache rouge : ces images aveugles sont autant de monochromes facétieux. On songe immanquablement à Alphonse Allais (qui, la coïncidence mérite d’être relevée) vint précisément au monde en 1854, l’année où paraît l’Histoire de la Sainte Russie. On sait en effet que, bien avant Malevitch ou Yves Klein, Allais exposa aux Arts Incohérents un carton de bristol blanc intitulé Première Communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige, un carton uniformément bleu dont le titre était Stupeur de jeunes recrues apercevant pour la première fois ton azur, ô Méditerranée ! puis un morceau d’étoffe rouge : La Récolte de la tomate, sur le bord de la mer Rouge, par des Cardinaux apoplectiques – avant de publier, en 1897, son Album primo-avrilesque composé de sept aplats monochromes. D’autres Incohérents – notamment Paul Bilhaud, avec sa toile intitulée Combats de nègres dans une cave, pendant la nuit – se sont illustrés dans le même registre. On sait moins que, quelques décennies plus tôt, l’idée du monochrome apparaît déjà dans certaines caricatures de Bertall et de Cham [30]. Au sein de cette génération, c’est Doré, incontestablement, qui est allé le plus loin dans l’exploration des potentialités narratives de ces vignettes où la couleur matérialise l’idée, sans le secours d’aucune représentation.
A cet égard, l’inspiration lui était certainement venue aussi de Laurence Sterne, dont le Tristram Shandy, publié dans les années 1760, est un roman dépourvu d’illustrations mais qui comporte des bizarreries typographiques, des pages laissés en blanc, d’autres encore ponctuant d’un aplat noir une méditation sur la mort.
Cette filiation ne se résume pas à la réexploitation du monochrome. Doré et Sterne partagent la même vénération pour Rabelais. Ils s’inscrivent, l’un et l’autre, dans une tradition qui est celle du récit excentrique, caractérisé par un usage immodéré de la digression, de l’incongruité, de l’extravagance [31]. En ce XIXe siècle, des écrivains aussi divers que Hugo, Nerval, Gautier, Champfleury ou les frères Goncourt se réclameront eux aussi de la fantaisie, du grotesque, de l’excentricité promue valeur artistique [32]. Dans le champ de la bande dessinée, Doré est sans conteste le meilleur représentant de cette mouvance, dont on trouvera des résurgences, au siècle suivant, chez des dessinateurs comme Samivel ou F’Murr.
L’excentricité semble avoir été pour Gustave Doré une pente naturelle de son caractère. Ses premiers biographes et critiques s’accordaient à le décrire comme un « personnage farceur, fantasque, un peu frondeur, d’une imagination débordante, d’une prolixité étonnante [33] ».
La folle inventivité dont Doré fait preuve dans son quatrième et dernier album de bande dessinée se paie malheureusement de quelques défauts de structure et de conhérence. Comme l’a très pertinemment observé Harry Morgan, l’Histoire de la Sainte Russie, réputée pour être la plus longue bande dessinée produite au XIXe siècle (un « roman graphique » avant l’heure), « cesse d’être une histoire en images au bout d’une centaine de pages pour devenir un pastiche de Rabelais abondamment illustré. Puis la formule du dessin légendé reprend, mais c’est une chanson que [Doré] illustre (sur l’air du Bon Roi Dagobert). Enfin, sous prétexte de morale et d’épilogue, l’album se termine par des caricatures sur l’expédition françaises en Crimée, qui accusent leur origine : des dessins de presse, probablement refusés au jeune Doré. [34] »
Ces grandes illustrations terminales sont semblables, en effet, à celle que Doré allait donner au Musée Français-Anglais, une publication mensuelle bilingue lancée par Philipon en 1855, pour exalter les troupes françaises engagées en Crimée.
S’il faut en croire Christine Hamm, « l’Histoire de la Sainte Russie connut un succès de librairie impressionnant. En 1856 cependant, pour ne pas entraver le Congrès de Paris qui devait établir le traité de paix, Napoléon III jugea prudent de faire interdire l’ouvrage. Tous les exemplaires encore disponibles en librairie furent confisqués et mis au pilon. [35] »
Il est peut-être intéressant de signaler ici que, quelques années plus tard, Doré donnera libre cours à une verve anti-militariste dans ses illustrations pour l’Histoire aussi intéressante qu’invraisemblable de l’intrépide capitaine Castagnette (Hachette, 1862), un texte de Ernest L’Epine – sous le pseudonyme de Manuel – où l’épopée du Premier Empire est essentiellement traitée sous l’angle des souffrances, blessures et mutilations endurées par le héros et ses frères d’armes.
Adieux à la caricature
Au cours de l’année 1854, qui voit la parution de l’Histoire de la Sainte Russie, l’artiste, âgé de vingt-deux ans à peine, donne aussi trois autres livres : La Ménagerie parisienne et Les Différents Publics de Paris (deux albums de lithographies, comprenant respectivement 24 et 20 planches), mais surtout la première version de son illustration des Œuvres de Rabelais éditée par Paul Lacroix. Il voit s’ouvrir les portes de la célébrité.
Toujours en cette même année, il livre les 65 premiers dessins pour une édition de Montaigne qui ne paraîtra chez Bry que cinq ans plus tard. Et il travaille aux Contes drôlatiques de Balzac, qui paraissent en 1855 [36].
Dès lors, Doré décide de se consacrer tout entier à l’art et prononce un adieu définitif à la bande dessinée et à la caricature (sa participation au Journal pour Rire prend fin en 1856). Décision inverse de celle qu’avait dû prendre Töpffer en 1820, quand le Genevois avait fait son deuil de la peinture pour raison de santé (il souffrait de problèmes oculaires).
A la vérité, ce tournant précoce dans la carrière de Gustave constitue un double renoncement : en même temps qu’il renonce au dessin comique, il renonce aussi à l’écriture, à la création littéraire. Auteur des textes de ses quatre bandes dessinées, Doré y avait démontré ce talent que Grandville, pour sa part, déplorait ne pas avoir. En effet ce dernier aurait dit, au sujet de Töpffer : « C’est un homme remarquablement privilégié ; j’ai souvent envié cette double faculté de traduire la pensée par le dessin et le style ; j’ai parfois essayé mais en vain ; la plume est rebelle sous mes doigts pour former des phrases. [37] » Doré, lui, avait la maîtrise du verbe et de l’image.
Dès les années 1850, il a reçu les plus grands éloges de personnalités telles que Théophile Gautier ou Nadar. Le premier cité voit en lui le probable « Delacroix de la génération qui va suivre ». Comme l’écrit Philippe Kaenel, ces encouragements donnent à Doré « un destin auquel il s’identifie spontanément ». Cependant, tout en se consacrant à la peinture et plus tard (à partir de 1877) à la sculpture, il choisit de mettre désormais son talent d’artiste, d’imagier, au service des vrais littérateurs, des écrivains de métier.
Son projet n’est rien moins que de « faire dans un forme uniforme [de grands in-folio] et devant faire collection, tous les chefs-d’œuvre de la littérature, soit épique, soit comique, soit tragique. » Les quelque cent vingt livres qui seront illustrés de sa main composeront en effet une bibliothèque de l’honnête homme où se côtoient les classiques les plus révérés : Balzac, Dante, Rabelais, Cervantès, La Fontaine, Coleridge, Perrault, Milton, l’Arioste… sans oublier La Bible.
Plus encore que des classiques, les œuvres retenues par Doré relèvent, pour la plupart, des grands mythes de notre culture, de sorte que ses illustrations agiront, ainsi que l’a relevé Samuel F. Clapp, « au niveau de notre inconscient, éveillant [des] images archétypales » [38]…
De la caricature, Doré dira plus tard qu’il ne l’a jamais aimée, mais qu’il donnait à Philipon ce que celui-ci lui réclamait. Il entre probablement de la posture dans cette déclaration. Tout grand artiste qu’il se voulût, Doré se plut toute sa vie à griffonner des caricatures dans ses dessins privés. Et dans son œuvre d’illustrateur elle-même, plusieurs styles se donnent carrière : à la solennité un peu hiératique, théâtrale et grandiloquente des gravures conçues pour la Bible ou la Divine Comédie, on peut opposer la veine pittoresque et truculente, typique de l’imagerie romantique, de celles qui célèbrent Les Aventures du Baron de Munchhausen, La Légende de Croque-Mitaine ou le Quichotte, et qui accompagnent les Contes drôlatiques. Quant aux personnages de Rabelais, ils inspirent à Doré, en marge des illustrations principales, des centaines de portraits dont certains, burlesques et caricaturaux, sont de véritables « trognes » [39]. Maître Jodelin Bridé, le « vieux gentilhomme nommé Échéphron », Nazdecabre, Chicanous ou Baisecul ne dépareraient pas une bande dessinée. De même les 95 croquis à la plume, caricatures de parlementaires versaillais et de communards, qui composent le recueil Versailles et Paris en 1871 (qui ne sera publié qu’en 1907).
On le sait, Doré échouera à obtenir la reconnaissance qu’il escomptait comme peintre et comme sculpteur, et il en concevra une grande amertume. De format souvent monumental, ses peintures seront assimilées par la critique à des illustrations agrandies.
Il est assez frappant que les dessinateurs de bande dessinée qui s’aventurent à exposer des toiles sont, aujourd’hui encore, exposés au même reproche. Leurs œuvres « n’ont aucune autonomie. Ça ne marche pas, parce qu’une illustration n’est pas une image : elle reste plate, sans vibration, sans espace poétique, sans aucun autre sens que son sujet lui-même », écrivait par exemple, début 2001, Olivier Cena dans Télérama. Et de reprocher notamment à Loustal de ne faire que « grossir une case, l’enfler jusqu’à la dimension d’un tableau ».
Sous deux aspects au moins, les illustrations de Doré nous apparaissent comme une sorte de moyen terme entre les histoires en images et la peinture. Offertes à la contemplation plutôt qu’à la lecture, elles n’en sont pas moins destinées à la reproduction ; d’autre part, même si les illustrations d’un même livre n’entretiennent pas entre elles les mêmes relations de séquentialité que les cases d’une bande dessinée, il s’y attache au moins un effet de sérialité, et comme un dialogue à distance.
Les quatre albums de Doré ne semblent pas avoir exercé d’influence déterminante sur les générations de dessinateurs immédiatement postérieures. Il faut attendre le XXe siècle pour que la bande dessinée se souvienne de lui ; et c’est alors vers ses illustrations, non vers ses albums, que se tournent ses lointains successeurs.
Jean Lacambre a nommé les principaux d’entre eux : « Calvo a repris et interprété avec génie les mises en page, les éclairages, les formes mêmes, créées par Doré. Philippe Druillet (…) a rappelé dans une interview parue dans (A Suivre) en 1978 ce qu’il devait à Doré. Il nous a même précisé que deux planches d’Yragael (1976) étaient directement inspirées des estampes du Chant du Vieux Marin. Et l’on sait que Tardi a voulu recréer (et a combien réussi) l’univers des livres de Doré dans [Le Démon] des glaces. » [40]
On peut également retrouver l’empreinte de Doré, diffuse mais irrécusable, dans les œuvres d’un François Schuiten (Les Cités obscures, avec Benoît Peeters) ou d’un Eric Liberge (Monsieur Mardi-Gras Descendres). Elle s’étend jusqu’à certains auteurs de bande dessinée d’Outre-Atlantique, comme Roy G. Krenkel ou Berni Wrightson, via l’intercession de grands illustrateurs américains, notamment Franklin Booth (1874-1948).
Il est temps de (re)découvrir en Gustave Doré l’un des précurseurs les plus inventifs de la littérature en images.
Thierry Groensteen
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