La naissance du genre " bande dessinée " demeure un sujet de controverse. Certains chercheurs, animés d’abord par le souci de légitimer un art réputé mineur, ont voulu la faire remonter aux peintures rupestres. Cette thèse a pour vice majeur de dissoudre les spécificités de la bande dessinée dans l’histoire générale de la représentation ; c’est confondre un média moderne avec la tradition millénaire de l’expression par l’image.
L’Occident peut faire valoir la richesse de la narration imagée au Moyen-Age, et le Japon rappeler sa technique de l’E-Makimono, dont l’âge d’or se situe entre le IXe et le XIVe siècle. Se limiterait-on à ne considérer que la production imprimée moderne, qu’il faudrait encore faire la part des revendications nationales : les Allemands voient volontiers en Wilhelm Busch le grand précurseur (ses Max und Moritz sont de 1865), tandis que les Britanniques brandissent avec fierté Ally Sloper (1867), réputé premier personnage graphique récurrent.
Depuis quelques années, le débat théorique a pourtant été progressivement circonscrit autour de deux thèses antagonistes. L’année 1996 lui confère une actualité toute particulière, puisqu’elle voit coïncider un double anniversaire : le centenaire de la création du Yellow Kid par Richard F. Outcault dans les pages du New York World, et le cent-cinquantenaire de la mort du genevois Rodolphe Töpffer.
Le Yellow Kid marquait en 1896 l’essor des comics américains, c’est-à-dire d’une bande dessinée de presse imprimée et diffusée sur un mode industriel. A ses débuts, il ne s’agissait pourtant pas encore d’une bande dessinée, et l’on vit Outcault réinventer peu à peu des procédés que Töpffer maîtrisait déjà plus d’un demi-siècle plus tôt. Du point de vue formel, le Kid ne s’en distingue que par la couleur et par l’usage du speech balloon, cette " bulle " qui appartenait de longue date à la tradition de la caricature anglo-saxonne.
On aurait tort de penser que, des deux thèses en présence, l’une reflète le point de vue européen, tandis que l’autre exprimerait la position américaine. L’attribution à Töpffer du brevet de paternité de la bande dessinée a trouvé aux Etats-Unis mêmes ses plus ardents défenseurs, tant dans le monde universitaire que parmi les créateurs.
J’ai présenté ailleurs, avec Benoît Peeters, une synthèse des arguments qui, selon nous, doivent nécessairement conduire à voir en Töpffer le véritable inventeur du genre désormais reconnu comme " 9e art ". Je ne reprendrai donc pas ici cette démonstration, et me contenterai de rappeler que les innovations décisives introduites par le genevois concernent l’organisation de la planche de bande dessinée, le découpage séquentiel, le support album, enfin le héros comme personnage graphique. Non moins déterminant apparaît le fait que l’auteur de Mr Jabot avait clairement conscience d’inaugurer un mode d’expression nouveau et promis à quelque avenir, comme en témoignent ses écrits théoriques.
En définitive, il paraît raisonnable de se ranger à la position conciliante qu’énonce Benoît Peeters : " Née une première fois à Genève aux environs de 1830, la bande dessinée va connaître un second démarrage à New York à partir de 1896 ".
Genre littéraire ou graphique ?
Petits livres " d’une nature mixte " ; histoires écrites " avec des successions de scènes représentées graphiquement " : Töpffer n’a, somme toute, donné de ses albums que des définitions assez vagues. Les commentaires dont il les a assortis, s’ils abondent en intuitions géniales (sur la spontanéité graphique, le trait comme écriture, l’exigence de clarté et de lisibilité, l’importance des expressions physionomiques, etc.), ne contribuent pas toujours à faire ressortir l’originalité foncière de la littérature en estampes. Jusque dans l’emploi de ce terme générique, il faut bien constater en effet — comme le souligne Annie Renonciat — que Töpffer restait souvent prisonnier de modèles littéraires lorsqu’il réfléchissait à ses bandes dessinées, alors même qu’il s’en affranchissait bien davantage dans sa pratique.
La notice nécrologique que lui consacre en 1847 le Magasin pittoresque (titre fondé en 1833 par Edouard Charton, et dont Töpffer avait été un collaborateur occasionnel) propose en revanche une définition assez précise et fort intéressante des histoires en estampes. Elle en parle comme de " séries de croquis humoristes, dont chacune forme l’histoire satirique d’un personnage imaginaire " . Chaque mot est ici pertinent et mériterait un développement. Mais le plus remarquable est peut-être le fait que la définition du Magasin pittoresque passe entièrement sous silence la présence d’un texte accompagnant les images ; elle paraît tenir pour acquis que l’essentiel de la narration s’accomplit à travers " la série de croquis ".
Je m’intéresserai ici aux scénarios de Töpffer, à leur genèse, à leur construction, à l’imaginaire qui s’y déploie, à l’humour qui les caractérise, à leur incarnation en textes et en dessins. Il sera donc notamment question des légendes dans les histoires en estampes, mais en évitant toute confusion entre la catégorie du récit et le niveau de l’écrit, qui n’en est qu’une des composantes matérielles.
La mécanique et le feuilleton
Nous manquons d’éléments pour retracer précisément la genèse de chacune des histoires. Une chose est sûre, Töpffer venait généralement à bout du premier jet en quelques jours à peine. Ainsi le manuscrit de Mr Jabot a-t-il été conçu entre le 29 janvier et le 5 février 1831. Nonobstant son indéniable facilité, Töpffer (partagé qu’il était entre de nombreuses occupations) aurait eu de la peine à dessiner ses histoires aussi rapidement s’il les avait improvisées page à page, au gré de l’inspiration. L’exécution de cette première version, à l’usage exclusif de l’auteur et de ses proches, n’était sans doute pas entièrement spontanée. Les manuscrits que nous connaissons sont plus vraisemblablement l’adaptation graphique et l’amplification d’un canevas préexistant. J’en veux pour preuve certaines notes retrouvées dans les papiers de l’auteur, qui s’apparentent à de véritables scénarios. Ces notes sont relatives à des histoires que Töpffer n’a pas dessinées ou en tout cas pas menées à bien, mais il y a tout lieu de croire que ses albums avaient connu une gestation analogue.
Voici, cité intégralement, l’un de ces brefs mais passionnants synopsis :
" Histoire d’une maladie.
Le père, la mère. Le grand benêt fils aîné, le fils cadet qui va chercher les drogues. M. le docteur. M. l’apothicaire. Brigands, etc. Le médecin prédit toujours. Il arrive toujours le contraire. Il explique toujours après coup comment il a dû en arriver ainsi. Le malade par diverses aventures change et le médecin le prenant pour le même explique en conséquence. Les drogues sont toujours changées en route - bues par d’autres, etc., etc. "
On aura peut-être reconnu, dans ses grandes lignes, l’argument de Mr Trictrac, histoire dont le manuscrit fut dérobé à l’auteur et qui resta donc inachevée . Ce synopsis résume bien quelques traits caractéristiques de la méthode de création töpfférienne. Outre la démarche, symptomatique, de commencer par définir, même sommairement, des personnages — agents et moteurs de l’intrigue —, on y observe le principe d’un récit comme mécaniquement structuré par la répétition des mêmes éléments, que résume l’adverbe toujours, lui-même répété quatre fois dans ces quelques lignes ! On y relève également le recours à un autre procédé typique, celui de la substitution, source de méprises et de quiproquos sans nombre. Qu’on se souvienne, par exemple, de la force armée suivant n’importe quel porteur de l’habit de Maire dans Festus !
Ce canevas est à la fois très évocateur, puisque la logique du récit s’y résume tout entière, et très ouvert, puisqu’ aucune des circonstances n’est précisée. Il suggère que, pour Töpffer, c’est la mécanique du récit qui était première. Chacune de ses histoires est ainsi animée par une logique singulière et implacable, qui, soit l’entraîne vers une fin annoncée, soit la voue à répéter inlassablement les mêmes séquences d’événements. Episodes, anecdotes et incidents sont, eux, laissés dans le flou, Töpffer se réservant probablement de les préciser au fur et à mesure de l’exécution.
En un même artiste se succédaient donc, dans le procès d’élaboration d’un album, deux personnalités distinctes et complémentaires : un scénariste que l’on pourrait presque qualifier de conceptuel, qui s’effaçait ensuite au profit d’un feuilletoniste débridé. L’un et l’autre se caractérisent par une imagination folle. Mais le premier canalise cette folie, il lui imprime une direction, il la vectorise ; tandis que le second, qui s’exprime par le dessin au trait (que l’intéressé jugeait si "admirablement fécondant pour l’invention"), se laisse entraîner sur tous les chemins de traverse, sans rien censurer de sa fantaisie capricieuse — fantaisie dont le "petit zéphir" de Mr Pencil est une trop évidente métaphore.
Malade dont l’état allait s’aggravant, Töpffer était manifestement très désireux de dire leur fait aux médecins, et ne se consolait pas de s’être fait dérober le manuscrit de Mr Trictrac. Outre le projet d’un Mr Crépin à Vichy évoqué au détour de sa correspondance, il avait travaillé à une troisième satire de la médecine. Dans ses papiers inédits figure en effet le scénario d’une Histoire de Claudius Berlu. Le document se présente comme une suite numérotée de notes brèves. Rien ne permet d’affirmer qu’il s’agissait d’un projet d’histoire en estampes, et non de l’ébauche d’une nouvelle. J’incline cependant vers la première hypothèse, parce que ce scénario est prodigue en idées avant tout visuelles : le protagoniste " se livre à des transports et cabrioles", "plonge dans la fontaine publique ", " leur jette des emplâtres à la tête ", etc. Quant à la fin projetée, elle est bien dans la manière que nous connaissons : " et les enterrements se multiplient, et le voleur y passe, et le docteur aussi, et l’histoire finit là ". On peut même supposer que la numérotation des notes renvoyait à celle des planches à réaliser, et représente l’ébauche d’un découpage.
A la lecture de tels canevas, on est frappé par la vitesse imprimée au récit dès son jaillissement. L’alacrité de la plume de Töpffer rend déjà compte du tempo effréné qui animera les albums, où les péripéties s’enchaîneront sans la moindre pause, obéissant à ce " comique de catastrophe " qu’a fort justement décrit Gisela Corleis.
Le chantier töpfférien
A l’exception de celui de l’Histoire d’Albert, les manuscrits des histoires en estampes comportent peu de traces de repentirs. L’auteur allait gaillardement de l’avant, sans trop se soucier de perfection. Quatre de ces histoires, rappelons-le, étaient nées hors de toute idée de publication (soit Vieux-Bois en 1827, Festus en 1829, le premier Cryptogame — qui s’écrit alors Criptogame — en 1830, et Jabot en 1831). La comparaison entre ces manuscrits originaux et les versions autographiées ultérieures montre que Töpffer est souvent resté très fidèle à lui-même, limitant son intervention à des ajustements de détail. (C’est notamment le cas pour Jabot, comme plus tard pour Crépin, dont le manuscrit et l’autographie sont de la même année : 1837. Je montrerai cependant plus loin, sur un exemple, comment il s’efforçait de donner au texte, notamment, plus de relief.)
Pour Festus, toutefois, il modifie la séquence finale. En effet, la dernière planche de la version d’origine nous conte que, 1° le Docteur " arrive chez lui, le 24 juillet au soir, et retrouve sa famille en bonne santé " ; 2° " Le Docteur Festus assemble sa famille pour lui raconter tout ce qu’il a vu " ; 3° " Réfléchissant qu’il n’a rien vu, le docteur va se coucher, la famille aussi. Et tout finit par là. " Mais les pages de garde du manuscrit portent des notes au crayon indiquant une fin différente, celle que Töpffer retiendra finalement pour la version imprimée. Selon cette autre conclusion, on s’en souvient, le Docteur évanoui est transporté chez lui où, s’éveillant, il pense qu’il a fait un rêve et n’a pas réellement voyagé.
Lorsqu’en 1840 Töpffer publie simultanément son Festus dessiné et son Festus romanesque, l’idée lui vient d’un deuxième volume qui conterait un nouveau voyage du Docteur, à partir d’une donnée inverse. Il développe cette idée dans une note manuscrite :
" Il s’achemine, et s’étant endormi quelque part, il fait un rêve qui lui paraît positivement une veille. C’est ce rêve qui constituerait le second voyage (descriptif, allus., amour délicat et comique, vie pastorale, vie militaire, vie politique, etc.). Par quelqu’artifice, il se retrouverait vers la fin sur son mulet, la veille se lierait au rêve, et il rentrerait chez lui, persuadé d’avoir exécuté son grand voyage d’instruction. "
Il est intéressant de voir les étapes successives que franchit l’imagination de Töpffer. Composant son Festus, il improvise d’abord un voyage échevelé et quelque peu paradoxal puisque, en fait d’instruction, le voyageur n’en revient pas plus savant. De ce que le bénéfice du voyage est nul découle sans doute l’idée du rêve, qui dépouille le voyage de sa réalité objective. Puis, ayant exploité cette idée dans un sens donné, Töpffer voit presqu’aussitôt le parti inverse qu’il en pourrait tirer, ébauchant alors le principe d’un second volume symétrique au premier.
Un autre principe de symétrie permet de mettre en parallèle les amours de Mr Vieux Bois et celles de Mr Cryptogame. L’auteur lui-même a été frappé par le caractère antithétique des deux intrigues : " l’une où [Cryptogame] fuit une femme qui l’adore excessivement, et l’autre où [Vieux Bois] poursuit une femme qui l’adore avec une modération bien rare chez une amante. " Inventé en 1827, le volume des Amours de Mr Vieux Bois ne sera repris, pour l’édition autographiée, que dix ans plus tard. A cette date, Festus et Jabot ont déjà paru, Crépin est sous presse, mais Cryptogame reste inexploité. C’est probablement lorsqu’il entreprend de mettre Vieux Bois au net que Töpffer envisage un moment de réunir les récits de ces deux carrières amoureuses si dissemblables, de les fondre en un seul album. Une note témoigne en tout cas de ce projet resté sans suite : " Unir à cette histoire ce qu’il y a de meilleur dans celle de Criptogame - par ce moyen : il raconte à l’ermite ses antécédents, qui sont ses amours avec Elvire ".
Ces différentes observations me confirment dans la conviction que l’idée, le procédé, la structure avaient, chez Töpffer (pourtant réputé pour le tour si libre de ses intrigues), une importance au moins égale au sujet, à l’histoire. Au stade de l’invention, la mise au point des péripéties est laissée pour plus tard : " le malade par diverses aventures change ", " par quelqu’artifice il se retrouverait sur son mulet ", etc. La priorité de l’auteur va à la mise en place d’une combinaison idéelle, d’une mécanique narrative.
Les manuscrits de Mr. Pencil et de l’Histoire d’Albert (qui s’intitule encore, à ce stade, "Histoire de Jaques") comprennent également des notes de travail sur les pages de garde mais, contrairement à ce qui s’est passé pour Festus, les corrections suggérées n’ont pas été introduites dans les versions autographiées. Soit que Töpffer les ait envisagées puis écartées, soit que ces notes aient été ajoutées sur le manuscrit après la parution des histoires, dans l’idée d’une éventuelle version remaniée à venir.
S’agissant de Mr Pencil, Töpffer semble s’être avisé que le héros désigné n’y tenait, somme toute, qu’un rôle secondaire. Et il aurait même songé à supprimer purement et simplement la figure encombrante de l’artiste éponyme : " Il faudrait retrancher tout Mr Pencil et ouvrir par le petit zéphir qui joue ", suggère une note. Un effet de boucle aurait dès lors été ménagé entre le début et la fin de l’histoire, puisqu’une autre note indique : " Le petit zéphir peut servir à finir - le télégraphe aussi. C.-à-.d. la crise cesse avec ces deux moyens. "
Loin de s’en remettre à la première inspiration, Töpffer, on le constate, n’a cessé de remettre ses histoires sur le métier et de chercher à les améliorer. Il est assez vraisemblable que seule une mort prématurée l’empêcha d’en donner, comme pour Vieux Bois, une " édition définitive ". Outre les versions imprimées, nous disposons en tout cas, avec les manuscrits et leurs notes additionnelles, les scénarios inédits, les histoires interrompues, d’une masse de documents assez considérable, témoignant d’une grande effervescence créatrice. De 1827 à 1846, le premier auteur de bandes dessinées s’est ébroué au milieu d’un chantier de plus en plus foisonnant, sans cesse partagé entre plusieurs nouveaux projets d’histoires, et le perfectionnement des anciennes.
L’idée fixe
Des péripéties qui émaillent les histoires en estampes, l’on pourrait presque dire qu’elles "ne sont que les accessoires d’un jeu dont la vitesse est l’essentiel". J’emprunte cette formule à Valéry : elle figure au début de L’Idée fixe . Or c’est bien l’idée fixe qui tient lieu d’alpha et d’omega de la psychologie chez les (anti-)héros töpffériens. Et cette remarquable permanence de leur obsession exclusive assure cette vectorisation du récit qui, à travers toutes les digressions, maintient un degré nécessaire et suffisant de cohérence.
Mr Jabot " se dispose à réussir dans le monde " ; Mr Crépin veut mettre ses onze enfants " dans la voie du travail et de l’honnêteté " ; Mr Vieux Bois n’aspire qu’à conquérir l’Objet aimé ; le Docteur Festus n’est désireux que de s’instruire ; Mr Cryptogame ne se soucie que d’échapper aux assiduités d’Elvire. Albert et Pencil font exception à cette règle mais, dans le même temps, ils la confirment. Si Pencil est à peu près absent de l’histoire à laquelle il prête pourtant son nom, et n’y joue finalement qu’un rôle très secondaire, c’est sans doute faute d’avoir été doté, comme ses pairs, d’une idée fixe qui mît l’intrigue sur des rails. (En l’occurrence, le procédé de l’idée fixe s’est déplacé vers le personnage du Docteur, obnubilé par sa "découverte" de la planète Psyché.) Quant à Albert, archétype du velléitaire, il change continûment d’idée et de vocation, mais, chaque fois qu’il se prend d’intérêt pour une activité, il s’y consacre exclusivement et sans aucune mesure. Toutefois, la légèreté de ces engouements successifs se marque dans le fait qu’Albert se montre surtout préoccupé d’arborer les signes extérieurs de son nouvel état. Etudiant, il se fait offrir une badine et un pantalon à sous-pieds ; poète, il " ne s’occupe plus que de ressembler à son portrait " ; conspirateur, il " ne s’occupe plus que de se laisser croître une moustache et un collier ". A cet égard, Albert se montre proche d’Alphonse du Jabot, dont la règle de conduite est de faire ce qu’il " croit devoir ", c’est-à-dire ce qu’enseigne le code des usage sociaux.
Les personnages de Töpffer déploient par ailleurs une activité onirique qui mérite d’être soulignée. Des scènes de rêve se trouvent en effet dans Jabot (aux planches 30 et 48), dans Crépin (pl. 9), dans Vieux Bois (pl. 5), dans Festus (pl. 21 à 23, plus le " rêve imaginaire " de la planche 87) et dans Cryptogame (p. 3). On n’en sera pas surpris : ces rêves entretiennent une relation immédiate avec les idées fixes des intéressés. Rêves de gloire pour Jabot (ainsi que pour le maire dans Festus), rêve d’amour pour Vieux Bois (comme pour Elvire dans Cryptogame), ceux-là comblent leurs aspirations. Celui de Cryptogame a trait à sa passion de naturaliste. Mais son goût pour les papillons est à double entente : " papillonner ", pour ce célibataire, équivaut à rester à l’écart des chaînes conjugales. Seul Crépin est assailli par un songe désagréable ; encore s’agit-il d’un rêve éveillé, d’une hantise qui l’empêche précisément de dormir : le malheureux père de famille songe à la difficulté d’élever sa progéniture nombreuse et turbulente.
Le comique absolu
Chez Töpffer, le rêve apparaît donc comme l’expression la plus ramassée, la quintessence même de l’idée fixe. La confusion du Docteur Festus, qui ne sait plus s’il a réellement voyagé ou seulement fait un rêve, pourrait être celle de tous les héros töpffériens, tant leur tumulteuse destinée revêt les apparences d’un rêve qui se prolonge. En somme, tous se comportent comme s’ils vivaient sur la planète Psyché ! Töpffer ne cherche pas à cultiver un quelconque effet de réel : la vitesse, la bouffonnerie et l’hyperbole sont les marques d’un art narratif qui s’autorise toutes les libertés de l’imaginaire.
Symptomatique, à cet égard, est la rapidité avec laquelle les personnages sautent directement d’une première impression à des résolutions définitives. A peine Mr Vieux Bois a-t-il entrevu une femme inconnue, qu’il lui dédie toute son existence. Mr Cryptogame n’est pas plus long à s’éprendre de sa Belle Provençale. La Marquise de Mirliflor entend-elle son voisin Mr Jabot s’écrier " Je brûle ", aussitôt elle " ne doute plus qu’elle n’ait inspiré une passion d’une violence extraordinaire ". Au premier mot, Madame Crépin trouve admirables tous les systèmes de tous les instituteurs. Le Docteur n’a besoin que de jeter un rapide coup d’œil sur le soulier et le parapluie tombés dans son jardin pour en déduire les moeurs et la civilisation des habitants de sa planète. Cette rapidité dans le jugement, ce passage quasi instantané des prémisses aux conclusions sont partagés par la plupart des personnages töpffériens. La psychologie ne tient donc aucune place dans leur caractérisation ; les tempéraments des uns et des autres présentent des différences superficielles, mais les ressorts de leur conduite sont à peu près toujours les mêmes. Ils doivent tout à une poétique, qui est celle du burlesque, de l’extravagance, du grotesque. " Folie, et fantastique mêlé de satire générale " : telle était la recette que Töpffer donnait lui-même de son inspiration.
Baudelaire faisait observer que " le rire causé par le grotesque a en soi quelque chose de profond, d’axiomatique et de primitif qui se rapproche beaucoup plus de la vie innocente et de la joie absolue que le comique causé par le comique de mœurs ". Töpffer se situe résolument du côté de ce " comique absolu " que le poète oppose au " comique significatif ". Il possède cette " prodigieuse bonne humeur poétique nécessaire au vrai grotesque ", et son comique n’a nul besoin d’être analysé : il doit être " saisi par intuition ". C’est pourquoi, en dépit de ses protestations sur le rôle édifiant que devrait jouer la littérature en estampes, on ne saurait tenir Töpffer pour un dessinateur moraliste.
Soulignons au passage que si les divers personnages qu’il a créés nous donnent le sentiment d’appartenir à une même famille, cela n’est pas seulement dû au partage de mêmes schèmes comportementaux, à ce mode d’existence poétique et bouffon qui leur est commun. D’autres l’ont noté, non seulement ces héros sont tous masculins (les enfants et les femmes n’étant vus qu’à travers le prisme de l’homme), mais — à l’exception peut-être d’Albert — ils appartiennent à une classe sociale homogène, celle des grands bourgeois, des rentiers. Töpffer n’a fait qu’ébaucher l’histoire de Mr Calicot, le marchand d’étoffes ; il revient à son disciple Cham d’avoir " plébéisé " le genre en s’intéressant au sort de Mr Lamélasse, un simple épicier.
Vers une grammaire du cadre
Le dernier des albums publiés par Töpffer, l’Histoire d’Albert (composé en 1844, autographié l’année suivante), semble témoigner d’une certaine perte de facilité. Est-ce dû à l’aggravation de son état de santé, ou au fait qu’abordant pour la première fois un sujet plus politique, l’auteur se sentait moins à l’aise ? Toujours est-il que le manuscrit montre un dessinateur plus hésitant, qui se contente de croquis sommaires mais surtout multiplie les ratures et même — le fait est sans précédent — procède à des collages pour masquer les vignettes dont il n’est pas satisfait.
Ces hésitations nous valent cependant de pouvoir observer, sur un point exemplaire, l’invention en marche. Il s’agit de l’image, sept fois répétée, du coup de pied paternel au cul d’Albert, qui symbolise toute une éducation. La première fois que Töpffer dessine cette image, fidèle à ses habitudes, il représente les deux personnages (père et fils) en totalité. S’avisant après coup d’un moyen pour rendre la scène encore plus… percutante, il note en marge : " on peut couper l’image au mollet du père " ; et en effet, on le voit revenir sur la composition d’origine, qu’il ampute de sa partie droite. Le père, dès cette première occurrence du coup de pied et dans toutes les suivantes, ne sera donc plus représenté qu’en amorce, métonymiquement figuré par son extrémité.
L’Histoire d’Albert amorce à cet égard une évolution remarquable dans l’esthétique töpfférienne, que l’auteur n’aura malheureusement pas le loisir de pousser plus loin. Outre l’épisode du coup de pied, cette histoire comporte aussi deux planches fameuses pour leur division " en images nombreuses et très étroites — en tuyaux d’orgue ou en lames de parquet " (pour reprendre les termes de l’historien de la bande dessinée Pierre Couperie ), dans lesquelles on voit des jambes, ou un bras levé, suffire à rappeler des personnages ; elle contient enfin le seul " plan rapproché " sur un protagoniste, en l’espèce un portrait d’Albert en poète. Ainsi, le dernier album publié par Töpffer témoigne diversement d’une plus grande souplesse dans la gestion du cadrage. En réduisant le corps à l’une de ses parties, le dessinateur semble, pour la première fois, tirer pleinement les conséquences de la règle que, s’appuyant sur ses récentes trouvailles, il énoncera bientôt dans l’Essai de physiognomonie : " dans une histoire suivie, [les] croquis cursifs (…), en tant que chaînons d’une série, n’y figurent souvent que comme rappels d’idées, comme symboles, comme figures de rhétorique éparses dans le discours et non pas comme chapitres intégrants du sujet. " (Chapitre quatrième ; c’est moi qui souligne).
Sous cet aspect, la bande dessinée ne se "libérera" vraiment que sous l’influence du cinéma, découvrant peu à peu les vertus du gros plan et, plus généralement, la grammaire de la mise en scène (ou plutôt de la mise en cadre). Sous sa forme primitive — chez Töpffer comme, par exemple, chez Christophe —, elle se tient toujours à égale distance des personnages, qui sont représentés en pied. Avec cette différence que le cadre, chez Christophe, est constant et prédéterminé, tandis que la vignette töpfférienne fluctue, tant en hauteur (selon l’importance du texte qui occupe sa partie inférieure) qu’en largeur. La taille de l’image dépend de l’action représentée ; expressif, le cadre épouse son contenu, selon cette logique rhétorique qu’a fort bien théorisée Benoît Peeters.
Les avatars du corps
Dans le célèbre système de notation du mouvement mis au point par le chorégraphe hongrois Rudolph von Laban, le volume spatial qui cerne étroitement le corps du danseur est appelé " kinésphère ". On pourrait dire de la vignette töpfférienne qu’elle correspond, idéalement, à la traduction bidimensionnelle de ce volume. Nous voyons les personnages se mouvoir comme sur la scène d’un théâtre, tenus à égale distance du lecteur ; mais un cache doué d’élasticité recadre en permanence les corps en déplacement, concentrant notre attention sur leur " espace vital " immédiat.
Le parallèle avec Laban n’est pas gratuit, car certaines séquences töpffériennes possèdent une dimension véritablement chorégraphique. A cet égard, les incipit de Mr Jabot et de Mr Pencil sont particulièrement remarquables : dans les deux cas, nous voyons le protagoniste se faire admirer du lecteur " sous toutes les coutures ", pivoter sur eux-mêmes, prendre des poses. Ces deux personnages, on le sait, partagent un vif contentement d’eux-mêmes. La " glace " que prend Mr Jabot peut donc s’entendre comme une surface dans laquelle il se mire ; quant à Pencil, sous prétexte d’admirer son dessin, c’est d’abord lui-même en tant que dessin qu’il considère " avec complaisance ".
Cependant, la satire du narcissisme qui s’exprime dans ces deux planches inaugurales (planches d’exposition, au sens où les personnages ne font rien d’autre que s’y exposer aux regards) se double peut être d’une autre intention dans l’ordre de l’énonciation figurative. En montrant son héros de face, de dos et sous divers profils, tout se passe comme si Töpffer voulait lui donner de la consistance, et prendre les lecteurs à témoin de sa qualité de " particulier un et indivisible ". La faisant tourner comme une marionnette, il prouve que, sous chaque angle nouveau, cette figure graphique conserve la même identité. Cette stabilité ne permet pas seulement une reconnaissance immédiate : elle est une condition nécessaire pour que se développe une action séquentielle rapide, fondée sur de vrais enchaînements dynamiques.
L’ubiquité du personnage de bandes dessinées, représenté de multiples fois au cours d’une histoire, y compris à ses propres côtés, dans des vignettes qui se partagent l’espace d’une seule et même page, cette ubiquité à laquelle nous ne prêtons plus aujourd’hui la moindre attention, était à l’époque une convention somme toute encore peu admise et assez déroutante. Il fallait en effet se tourner vers la peinture ou la fresque pour en trouver d’autres exemples (et quelquefois à l’intérieur d’un même cadre). Les caricaturistes dont Töpffer revendiquait l’influence — singulièrement les anglais —, eux, n’en usaient pas. Même dans les épisodes du Doctor Syntax, longs récits satiriques imprimés en volume, pas moins de cinquante pages de texte séparaient quelquefois deux gravures de Thomas Rowlandson figurant le sinistre Docteur.
On comprend donc que, découvrant les albums de Töpffer, Goethe insista précisément sur ce point : " On doit admirer au plus haut point la manière dont un fantôme comme celui de Mr Jabot reproduit son individualité impossible sous les formes les plus variées, et dans un entourage qui donne l’illusion de la réalité " . On comprend aussi pourquoi Töpffer a longtemps négligé les effets de cadrage et la grammaire des plans. " Tenir Mr Cryptogame également grand ", recommandait-il à Cham, chargé de réinterpréter ses dessins pour L’Illustration. C’est que tout morcellement du corps, comme toute variation excessive dans sa taille, auraient nui à ce don d’ubiquité, cette faculté de se démultiplier, dont il fallait faire admettre la convention. Et si le texte des légendes se plaît — j’y reviendrai — à répéter toujours les mêmes tournures pour qualifier les héros töpffériens, scandant le récit à la manière de refrains, il ne fait somme toute que surenchérir sur un effet de rythme déjà là, une sorte de pulsation première qui est dans cette répétition du corps représenté dans son entier, la répétition du personnage avec tous ses prédicats.
La simplicité et la force du dispositif töpfférien, la transparence de sa " mise en scène ", laissent au corps dessiné toute latitude pour développer une exubérance superlative. Car l’humour graphique du genevois tient avant tout à une stylisation parodique de la gestualité. Les drôles d’acteurs des histoires en estampes expriment avec tout leur corps les passions qui les animent, en une théâtralité hyperbolique dont l’exhibitionnisme confine quelquefois à l’obscénité. Et la plume de l’artiste n’est jamais plus expressive que dans les scènes burlesques qui s’apparentent à la pantomime : exaltation de Mr Jabot au retour du bal, leçons d’urbanité française de Fadet, suicides de Mr Vieux Bois, etc.
C’est sans doute parce qu’elle a pour thème central la passion, et ses débordements, que l’histoire des Amours de Mr Vieux Bois représente l’apogée de l’humour töpfférien en général, et de sa verve graphique en particulier. Mr Vieux Bois entraînant la solive à laquelle il a tenté de se pendre (pl. 9 à 13), tombant dans un réverbère (pl.45) ou s’enfonçant dans une meule de foin (pl. 71) : autant d’images mémorables, d’une cocasserie rare et d’une incongruité quasi surréaliste. Dans cette histoire plus encore que dans les autres — même s’il s’agit d’une constante du comique töpfférien —, le corps est surtout le lieu de surprenantes métamorphoses et la cible d’agressions multiples. De McCay à Hergé, les plus grands maîtres de la bande dessinée feront fructifier cet héritage, que le cinéma burlesque saura aussi s’approprier. Antonio Altarriba l’a noté avec justesse : " Alors que le récit littéraire se nourrit largement des changements survenant à l’intérieur d’un personnage, la bande dessinée, elle, comme jeu de formes et de surfaces, insistera plutôt sur les modifications de l’apparence " . Dans l’exemple qui nous occupe, ces métamorphoses prennent d’abord la forme du travestissement. Seul de tous les héros töpffériens à être représenté nu (pl. 39), Mr Vieux Bois endosse tour à tour des habits d’ermite, de femme, d’officier, de pâtre et de meunier, sans compter sa chemise de nuit, son habit de noce et le linceul d’un mort. Ce n’est pas pour rien qu’après chacun de ses suicides, il n’a rien de plus pressé que de changer de linge, changement qui est comme l’emblème de cette manie du déguisement. A chaque fois qu’il revient symboliquement à la vie, Mr Vieux Bois s’apprête à usurper un nouvel état, donc un nouveau costume, et laisse derrière lui les oripeaux de ses folies précédentes.
Mais ce n’est pas seulement par des changements d’habits que l’aspect des personnages est altéré, c’est leur chair même qui subit de singulières atteintes. Non content de multiplier les chutes, Vieux Bois est étranglé, éborgné, noyé, enterré, tandis que son cheval est réduit à un " état affreux ", son chien " exténué " et l’Objet aimé " extrêmement amoindri ". Cependant, tous trois engraisseront aussi rapidement qu’ils étaient tombés à l’état de quasi-squelettes. Après quelques jours passés dans de " gras pâturages ", le cheval éclatera d’embonpoint. Par une ironie qui ne manque pas d’audace, Töpffer laisse Mr Vieux Bois appliquer le même traitement à sa bien-aimée qu’à son cheval. Il est vrai qu’après avoir été traitée à la façon d’une bête que l’on mène " boire le lait à la montagne ", cette femme d’une docilité sans pareille se transformera peu après en sac de farine. Enfin, si la femme est conduite en brouette (pl. 87), le cheval, lui, avait auparavant été transporté dans une charrette, tirée par un mulet (pl. 27).
En vérité, les statuts d’homme, d’animal et d’objet ne cessent de s’échanger dans cette histoire. Il y a un devenir-animal chez Vieux Bois et sa fiancée, comme, à d’autres moments, un devenir-minéral : l’étrange amoureux observe une immobilité de huit jours après son suicide à la cigüe (pl. 21), et prend ailleurs l’apparence d’une véritable statue (pl. 80). Assurément, les héros töpffériens sont faits d’un curieux bois !
Quelle voix narrative ?
L’histoire des Amours de Mr Vieux Bois porte aussi à son paroxysme la mécanique de la répétition, qui est l’un des principaux ressorts de la vis comica de l’auteur. Des séquences entières d’événements peuvent être répétées plusieurs fois, avec des variantes, à l’intérieur d’un même récit. Pourtant, c’est avant tout dans le texte que le procédé de la répétition atteint son efficacité la plus remarquable, car il s’y pare d’une puissance mnémotechnique.
Il est en effet impossible de lire les histoires en estampes sans garder en mémoire des leitmotive tels que Mr Crépin " déjà fort embarrassé de l’éducation de ses enfants " ou le Docteur Festus poursuivant son voyage d’instruction " si heureusement commencé ". Le procédé était même suffisamment frappant pour que le dessinateur Léonce Petit (1839-1884) le reprît à son compte dans son album Les Mésaventures de M. Bêton (1869), qui reste le meilleur pastiche de Töpffer produit au XIXe siècle. A maintes reprises, le personnage du mécanicien " qui comprend de moins en moins les bizarreries de la destinée et les ambiguïtés de sa position actuelle, essaie de remonter aux causes premières ", tandis que le héros de cette aventure débridée, Mr Bêton, à tout instant " se souvient du vide de son existence ". Léonce Petit a retrouvé jusqu’au timbre si particulier de l’écriture töpfférienne.
Refusant de se servir de phylactères, Töpffer se privait de la possibilité de faire parler directement ses personnages. L’écriture dialoguée lui était pourtant familière, puisqu’il écrivit quelque huit pièces de théâtre, dans les mêmes années qui virent l’élaboration de la plupart des histoires en estampes. Daniel Maggetti et Jérôme Meizoz relèvent ici même que dans son théâtre, il " systématise le procédé, cher à Molière, de la variation des registres de langage, qui changent selon l’appartenance sociale des personnages ", et que chacun de ses personnages tend à être défini par un idiolecte . Certains auteurs de bande dessinée, au premier rang desquels il convient bien sûr de mentionner Hergé, ont cultivé avec bonheur cette ressource de la caractérisation par le langage, et il nous est facile d’imaginer le parti que Töpffer en eût tiré dans certains de ses albums. Mais ceux-ci ne comportent qu’une seule voix, celle du narrateur, qui possède ses propres caractéristiques.
Notons tout d’abord que, si les Nouvelles genevoises et Le Presbytère sont contés au passé, la narration des histoires en estampes s’accomplit entièrement au présent, tout comme celle des Voyages en zigzag. Pour la " littérature en estampes ", Töpffer n’adopte donc pas les conventions de la " grande littérature ". Sa parodie ne vise pas d’abord le modèle romanesque. Anti-littéraire, le présent de la narration est un présent de participation : il s’agit de donner au lecteur l’illusion d’assister, directement et en temps réel, au spectacle d’une folle aventure. En cela, le texte se met au diapason du dessin qui, par définition, ne connaît d’autre temps que le présent.
Le rythme et la structure du texte ne seront pas non plus ceux de la fiction romanesque. La différence se marque notamment dans les attaques des légendes ; loin de chercher à varier la construction de ses phrases, Töpffer se plaît à réutiliser avec insistance les mêmes tournures. Respectant l’enchaînement canonique " sujet — verbe — complément ", la phrase commence souvent par le patronyme du personnage dont nous suivons les évolutions. Soit, par exemple, les douze premières vignettes de l’Histoire de Mr Jabot : dix d’entre elles commencent par " Mr Jabot fait ceci " ou " Mr Jabot fait cela ". Un autre embrayeur dont Töpffer fait le plus fréquent usage est l’adverbe " cependant ", qui ne commence pas moins de vingt-deux légendes dans Mr Pencil, et de vingt-huit légendes dans le Docteur Festus. Ces deux histoires étant celles dont l’action est la moins linéaire, le récit saute constamment d’un lieu à un autre, et d’un personnage au suivant ; " cependant " marque les retrouvailles avec l’une des composantes de l’intrigue, un moment délaissée ; il suture une interruption de la continuité narrative, et devient ainsi le véritable emblème linguistique d’un narrateur démiurge capable de se transporter en tous points de la diégèse. La litanie des " cependant " a bien évidemment aussi une fonction rythmique ; supplantant toute espèce de transition, elle accélère le tempo d’un récit à l’action déjà échevelée. Il arrive que Töpffer, le temps d’une scène, change d’embrayeur, et souligne une progression logique ou dramatique plus serrée par la répétition d’une autre locution adverbiale. Ainsi trouve-t-on dans Pencil, presque consécutivement, une série de quatre " Aussitôt… " suivie de quatre " Malgré cela… " (planches 25-26 et 30).
L’humour contrapuntique
Ce n’est pas ici le lieu d’analyser en détail le style de l’écriture töpfférienne dans les histoires en estampes. Soulignons pourtant, exemple à l’appui, le fait que l’inventeur de la bande dessinée en polissait les textes avec soin ; les manuscrits portent déjà la trace de corrections plus ou moins nombreuses, et de nouvelles améliorations étaient encore apportées au moment où les albums étaient autographiés. La première histoire dessinée par Töpffer, on le sait, fut, en 1827, celle de Mr Vieux Bois. Le manuscrit donne l’impression que cette histoire est née de manière improvisée. L’entrée en matière est en tout cas des plus abruptes, puisqu’une image suffit à donner l’impulsion décisive de ce roman d’une passion : " Rencontre de Mr Vieux Bois ". Suivent, toujours dans le manuscrit, deux dessins ainsi légendés : " Mr Vieux Bois voit avec peine s’éloigner la jeune fille ", et " Mr Vieux Bois amoureux ". En trois vignettes, tout est dit.
On l’aura noté, sur ces trois légendes, une seule compose une phrase complète. Il semble que Töpffer se contente de noter les éléments d’une trame, dans les termes les plus neutres. Dans la version autographiée, la légende initiale est pourtant conservée, pourvue seulement d’une ponctuation fort peu conventionnelle : " Rencontre de Mr Vieux Bois.....!!!!!!!! " ; la seconde devient : " Mr Vieux Bois voit avec amertume que l’on s’éloigne ", et ce " on ", qui remplace " la jeune fille ", anticipe intelligemment sur la fameuse désignation impersonnelle (qui sera répétée cinquante fois dans l’album !) : l’Objet aimé . Quant à la troisième légende, elle acquiert une formidable expressivité et semble anticiper les plus folles initiatives du héros : " Mr Vieux Bois sent, au feu intérieur, que c’est pour la vie… !!! "
Pourrait-on faire abstraction des dessins, et lire le texte des histoires en estampes pour lui-même, comme un récit de fiction autosuffisant ? Après examen, on peut, à cette question, répondre à la fois oui et non. — Oui, dans la mesure où la continuité du sens est presque toujours assurée par le bout-à-bout des légendes. Sauf quelques très rares scènes, le déroulement des péripéties reste intelligible lors même que les images manquent. — Non, parce que, réduit à lui-même, le texte n’est plus justiciable que d’une lecture au premier degré, qui le prive de presque toute sa dimension humoristique. Certes paradoxale, l’expérience qui consiste à dissocier le texte de la "bande image" n’est donc pas vaine : elle révèle clairement que l’essentiel du comique töpfférien (hors l’humour spécifiquement graphique dont j’ai parlé plus haut) se noue dans la relation contrapuntique entre le verbal et l’iconique. Le texte est presque constamment porteur d’une ironie (qui s’exprime souvent sous la forme d’une litote ou d’un euphémisme) qui n’éclate que si on lui oppose un dessin porteur de la "vérité" de la situation.
Les exemples, ici, sont innombrables. Je prendrai celui de la planche 7 de l’Histoire d’Albert, composée de quatre vignettes. Voici l’intégralité du texte de la planche :
" Cependant, à mesure que les constructions géométriques vont se compliquant davantage, Albert en est insensiblement moins épris. / Ce qui fait que son père est insensiblement moins content de lui / et que sa mère le réconforte. / A mesure aussi que la chimie s’éloigne de l’eau claire, Albert y met moins d’intérêt. "
Le désintérêt d’Albert pour ses études, dès que celles-ci atteignent un certain niveau de complexité, éclate dans les images inaugurale et terminale de la planche, qui voient le jeune homme pêcher à la ligne et faire du canotage, c’est-à-dire faire l’école buissonnière. Confronté à cette brutale réalité : Albert ne va plus au cours, le " insensiblement " de la première légende prend une dimension ironique que le texte seul ne contient pas. Dans la deuxième phrase, le même mot se traduit, à l’image, par une action tout aussi brutale ; en l’espèce, un coup de pied dans le bas du dos d’Albert, attestant les véritables proportions du mécontentement paternel. Quant à l’" eau claire " invoquée dans la quatrième légende, elle est triplement surdéterminée. D’abord, elle renvoie à une phrase lue deux planches plus haut : " Il est enchanté de la chimie, et, rentré chez lui, il boit savamment un composé d’oxygène et d’hydrogène appelé vulgairement eau claire. " L’expression renvoie ensuite à la clarté d’une chimie d’abord élémentaire, mais appelée ensuite à se complexifier, et donc à devenir pour Albert de moins en moins claire. Enfin, qu’il pêche ou qu’il rame, c’est bien autour de l’eau que se déploient les nouvelles activités de l’étudiant dissipé. L’image nous invite donc à interpréter le texte comme suit : si la chimie s’éloigne de l’eau claire, Albert, lui, y retourne.
Ce comique d’une grande finesse appartient à un registre assez différent du comique visuel, que caractérise l’énormité bouffonne et l’immédiateté. Il me semble pourtant qu’on peut lui appliquer une autre remarque de Baudelaire touchant au " comique absolu ". L’essence de ce comique, nous assure le poète, " est de paraître s’ignorer lui-même et de développer chez le spectateur, ou plutôt chez le lecteur, la joie de sa propre supériorité… " (art. cit.) Chez Töpffer, le comique verbal feint, en effet, de s’ignorer lui-même, abandonnant au lecteur le soin de le faire saillir en interprétant les mots à la lumière des indications graphiques.
Dans ses écrits théoriques, Töpffer ne dit rien des relations que le texte et l’image entretiennent dans la " littérature en estampes ", sinon que l’un ne se conçoit pas sans l’autre. L’auteur de Mr Cryptogame a en tout cas puisé dans cette complémentarité les ressources d’un comique foncièrement nouveau, dont il a su renouveler les tropes à l’infini. A n’en pas douter, cet homme-là possédait, d’instinct, le génie de cet art que nous nommons désormais la bande dessinée.
Octobre 1995 © Editions d’Art Albert Skira
Source : Daniel Maggetti (dir.), Töpffer, Albert Skira, Genève, mars 1996, p. 279-292.