Nemo, c’est-à-dire « Personne ». Voilà, quand on y songe, un nom bien peu valorisant pour un héros. Ce n’est pas sans malice, sans doute, que, pour lui signifier la bienvenue au Slumberland, des lampions, des enseignes et des draperies répéteront à des dizaines d’exemplaires ce nom où s’abolit toute identité. Non sans dérision, Winsor McCay, lui, en avait affublé son chien.
Le petit Nemo a pourtant des raisons de s’appeler ainsi. En faisant l’impasse sur sa vie diurne, la fiction dont il est l’anti-héros le prive de tout ce qui est constitutif d’une existence. Soyons sans regrets : le peu que nous pouvons entrevoir des journées de Nemo laisse augurer d’une vie bien peu exaltante. Au réveil, ses parents ne lui parlent que de leçons, catéchisme, hachis, beignets et oignons crus. Et quand Nemo, le temps d’une image (d’un flash), fait incursion dans une « chambre des laideurs » peuplée d’êtres difformes, le commentaire établit que « ces gens lui rappelaient trop ceux qu’il croisait tous les jours » (11/02/1906).
Pour un psychanalyste, les rêves de Nemo sont une matière trop belle pour être vraie. On imagine sans peine les édifices théoriques qu’un Jung ou un Bettelheim auraient pu construire relativement à la surprenante fréquence des songes aquatiques (où l’eau se révèle tantôt complice de jeux agréables, par exemple avec les sirènes, tantôt milieu menaçant peuplé de monstres et prêt à engloutir le petit garçon) ; ou encore l’intérêt qu’aurait présenté, pour un Didier Anzieu (l’auteur du Moi-Peau, 1985), ces corps pris dans une succession infinie de métamorphoses, tour à tour travestis, diffractés, rapetissés ou démultipliés…
Mais si l’œuvre de McCay autorise toutes les lectures symboliques qu’on voudra (elle semble même les avoir déjà programmées), il serait vain, en revanche, de psychanalyser Nemo, le personnage. Sans même prendre en considération le fait qu’une créature de papier est par définition privée d’inconscient, il reste que l’interprétation des rêves ne vise rien d’autre que l’éclaircissement de la vie éveillée. Or, Nemo en est dépourvu. De ce côté-là, il n’y a Personne, l’auteur nous en a prévenus. Comme eût dit Rimbaud, la « vraie vie » est ailleurs — sur la scène du Slumberland, au pays de la Somnolence.
On se demande même où Nemo, qui n’a pas d’existence, trouve les ingrédients qui alimentent ses rêves. Certainement, ce n’est pas lui qui les enfante ; ce sont eux qui le constituent : il est fils de ses rêves (ou, en d’autres termes, une construction de la fiction).
Winsor McCay fut le premier auteur de comics à comprendre que la bande dessinée n’a aucun compte à rendre au réel. Composée d’images mentales couchées sur le papier sans nul intermédiaire entre le cerveau et la main, elle est le mode de narration le plus approprié aux récits oniriques, que ceux-ci soient « automatiques » (au sens surréaliste ; Moebius s’est plus d’une fois adonné à cet exercice) ou parfaitement concertés.
Le lecteur complice
Après que certains eurent reproché à Tintin d’être un héros assez terne, sans aucune particularité saillante, d’autres firent valoir que, loin d’être un défaut de son œuvre, ce relatif effacement du personnage principal était au contraire un effet du génie de Hergé. L’extraordinaire plasticité d’un personnage sans caractère tranché ni situation définie serait précisément ce qui facilite l’identification des lecteurs de tous âges, de tous sexes, de toutes origines. Tintin est cette enveloppe vide que chacun peut habiter pour courir l’aventure avec lui, à sa place.
Ce qui vaut pour le héros de Hergé ne vaut pas moins pour celui de McCay. Tous les enfants (public auquel s’adressait la série, contrairement aux Dreams of the rarebit fiend conçus pour des lecteurs adultes) pouvaient sans peine se projeter en Nemo. De n’être personne lui permettait de les représenter tous, et de leur faciliter à tous l’accès au Merveilleux.
McCay s’y entendait pour mettre ses lecteurs en phase avec le jeune protagoniste. Déjà la vignette terminale de chaque planche, celle du réveil, sempiternellement identique à elle même, accomplit cette coïncidence : le lecteur quitte la fiction (plus exactement, c’est la fiction qui prend congé de lui) quand le héros sort du rêve (c’est-à-dire que le rêve l’abandonne). Le rêve dissipé, le lecteur est assuré qu’il ne se passera plus rien en son absence qui vaille d’être conté.
Rien de plus trivial et décevant, en général, que le procédé par lequel, dans la littérature fantastique, un récit déroutant se termine par la révélation qu’il ne s’agissait que d’un rêve, ou d’une hallucination. Si l’on en croit Roger Caillois, l’intelligence reste, en pareil cas, sur « l’impression qu’elle a été dupée » [1]. Si l’œuvre de McCay échappe à cette critique, c’est que le réveil y est une situation récurrente, un passage obligé, le point d’orgue attendu de chaque séquence, un équivalent, en quelque sorte, du traditionnel to be continued.
Un autre opérateur de la « mise en phase » est le calendrier. Tout au long de l’année, McCay dispose de rendez-vous fixes avec le lecteur. Ce sont, dans l’ordre : la Saint-Valentin, la Saint-Patrick, le 1er avril, Pâques, la Fête nationale, la rentrée des classes, le Columbus Day, Thanksgiving, Noël et la Saint-Sylvestre. Tous ne sont pas systématiquement exploités chaque année. Mais il y a là, proposés à l’artiste, une dizaine d’événements assez également répartis, qui lui permettent de raccrocher la vie de son petit bonhomme aux moments forts de la vie publique, intensément vécus par les lecteurs. McCay excelle à intégrer l’événement dans sa toile narrative, exhibant à point nommé des lapins de Pâques, un drapeau, un feu d’artifice, une parade ou une dinde géante.
Un feuilleton paradoxal
L’œuvre compte environ 600 pages, et se divise en trois périodes : elle parut d’octobre 1905 à juillet 1911 dans le New York Herald, puis de septembre 1911 à décembre 1914 dans le New York American sous un titre différent — In the Land of Wonderful Dreams —, enfin d’août 1924 à décembre 1926 dans le Herald Tribune où elle retrouva son titre original.
Deux objets de désir motivent d’emblée la quête de Nemo, qui ne se confondent que partiellement. Le premier est la Princesse, fille du roi Morphée, qui a élu Nemo pour compagnon ; le second est son royaume, le Slumberland, pays de tous les possibles, creuset de toutes les merveilles, Eldorado de l’imaginaire. Nemo sera tout à la fois un chevalier servant et un touriste.
Relisant les épisodes des premières semaines, on constate qu’ils se caractérisent par la conquête progressive de la continuité feuilleton- nesque. Alors que les planches initiales se présentent comme autant de variations sur un même thème (Nemo perd le chemin du Slumberland qu’un messager lui avait indiqué), peu à peu apparaissent des raccords entre deux planches consécutives. Liaison formelle : la page du 29 octobre 1905 répète le même dispositif « en escalier » que celle du 22, mais l’investit sur un mode différent. Liaison diégétique : il faut attendre dix semaines pour que, Nemo mis à part, un même personnage (qui n’est autre que le Père Noël) figure dans deux épisodes consécutifs (17 et 24 décembre 1905). Cependant, la permanence narrative ne s’instaure vraiment qu’entre la planche du 25 février 1906 et la suivante : on quitte Nemo devant les portes monumentales de Slumberland, on le retrouve assis sur la même marche une semaine plus tard. Un écriteau accroché au portail avait d’ailleurs fixé rendez-vous au lecteur, lui annonçant que « Slumberland sera de nouveau ouvert dimanche prochain ».
Il est remarquable que cette entrée dans Slumberland marque le début du véritable feuilleton, de l’histoire à suite, faisant dès lors de Little Nemo l’un des premiers continuity strips de l’histoire des comics. Brusquement, la série bascule du régime de la variation thématique (dans lequel certains comics, et non des moindres, se complaisent éternellement : voir Krazy Kat) dans celui, tout différent, de la progression dramatique. Une histoire prend enfin son envol : celle des aventures du petit Nemo in Slumberland.
C’est pourtant à ce même instant symbolique entre tous, l’arrivée au pays des songes longtemps convoité, que le travail du scénariste McCay devient difficile. Que faire de l’encombrante princesse après l’avoir embrassée ? Et comment jouir de Slumberland sinon en explorant sans fin ses moindres recoins ? La série a bel et bien perdu son ressort dramatique. Le feuilleton commence à peine que le voici à court de carburant. McCay va en effet se révéler incapable de le doter d’un nouvel enjeu capable de vectoriser vers une fin les épisodes très divers qui, dès lors, vont se succéder sans véritable nécessité. Désormais, improvisées « à la petite semaine » sans rien qui leur serve de vecteur, les planches seront surtout motivées par des idées d’ordre visuel, l’ambition de l’auteur se situant au plan artistique (celui du spectacle graphique) beaucoup plus qu’au niveau narratif.
Il s’affirmera toujours davantage comme le dessinateur par excellence de la métamorphose progressive ; ce qui l’intéresse avant tout, c’est de prendre un motif et de l’engager dans un processus de distorsion ou de transformation décomposé en phases. Quelquefois poussée jusqu’au minimalisme (comme dans la séquence où le visage du Petit Sammy s’anime par degrés jusqu’à l’éternuement), cette procédure graphique obsessionnelle devait nécessairement le conduire à s’intéresser au cinéma d’animation naissant.
La dimension spectaculaire de Nemo se renforçait des particularités du support : dans le supplément dominical du Herald, McCay (seul à bénéficier de ce privilège avec son rival Outcault) investissait un espace qui, eu égard à ses dimensions — plus de 50 cm de haut sur près de 40 de large —, se rapprochait davantage du « poster » que des pages de BD proposées dans les illustrés européens. Avec une science jamais prise en défaut, il composait d’ailleurs sa planche comme une véritable affiche ; une page de Nemo se prête à une lecture globale autant qu’à une lecture analytique, et se présente sous l’autorité d’un titre qui barrait toute la largeur.
McCay fera jusqu’au bout une extraordinaire dépense de personnages et de décors. Chaque élément de la fable est comme démultiplié : innombrables sont les voies d’accès à Slumberland, inépuisables les moyens de transport empruntés par les héros, inextricable la hiérarchie du personnel pléthorique de ce royaume enchanté. Mais c’est la débauche de costumes qui frappe le plus ; Nemo en change tout le temps, pour respecter une étiquette dont le code nous échappe.
Nemo gourmand
Au-delà de l’apparente diversité des anecdotes, plusieurs filons thématiques irriguent l’ensemble de la série. J’en décrirai trois, qui sont à mes yeux les principaux : la gourmandise, les allusions aux jeux de l’amour et les procédés réflexifs par lesquels la bande dessinée se cite ou se questionne elle-même.
Il serait fastidieux d’énumérer toutes les friandises proposées à la convoitise de Nemo : confiseries du Père Noël, cerises confites, fontaine de soda, dinde géante, gâteaux à la crème, palais en crème glacée, îles de sucre candi, tarte aux fraises gigantesque ne représentent que quelques plats de cet interminable festin. Le page Bonbon, tout en sucre, est un membre régulier du casting. Et entre Nemo et Flip, les avis divergent quant à savoir si la lune est faite en miel ou en fromage de gruyère (20/03/1910).
Cependant, il s’agit là d’un thème réversible ; les plaisirs alimentaires tournent quelquefois au cauchemar. Au détour d’un article très suggestif, Mireille Dottin a déjà montré comment
« cette nourriture devient souvent terrifiante : dans la planche du 1er novembre 1908, un gâteau effrayant se fait dévorant à son tour et illustre ce qu’on pourrait appeler la peur marécageuse, celle d’être englouti par une pâte traîtresse qui finit par tout submerger. Ailleurs, Nemo manque de se noyer dans un lac de mélasse, ou risque d’être assommé par la chute d’une framboise géante. La nourriture devient maléfique, se fait poison, ou du moins impropre à la consommation : Nemo mourant de faim (24 novembre 1907), nouveau Tantale, voit des crustacés et des volailles géants dont il ne peut rien faire. Devenu nourriture à son tour, il craint sans cesse d’être avalé ou mangé. Tigres, lions sont dans les planches de Little Nemo des animaux dévorateurs classiques, mais un motif plus curieux est celui des nymphes géantes et trop affectueuses qui veulent le sucer comme un bonbon (25 février 1906) [2]. »
On retrouve cette obsession alimentaire, conjuguée avec le thème du rêve, dans les Dreams of the Rarebit Fiend, qui attribuent aux excès de table la responsabilité des pires cauchemars. Dans un certain nombre d’épisodes de cette série, le rêve est d’ailleurs explicitement corrélé à l’indigestion latente : le dormeur s’imagine englué dans du fromage, ou servi en pâture à des cannibales, ou victime d’un pari stupide censé démontrer sa résistance à l’alcool.
La constance de ce thème chez McCay demande à être expliquée. Certains critiques ont risqué l’hypothèse que la gourmandise était peut-être une métaphore pour un autre vice. Intoxiqué du tabac, McCay se serait « puni » par des voies détournées. Mais, comme l’indique Mireille Dottin, le thème a deux aspects ; d’un côté la satisfaction boulimique (et son éventuel châtiment), de l’autre la peur d’être soi-même dévoré. Il paraît raisonnable d’y voir deux expressions d’une même angoisse profonde. Ou plutôt, la preuve que plaisir et tourment étaient vécus par McCay comme indissociables. Sa biographie le confirme : Winsor McCay s’est bel et bien laissé « dévorer », par sa femme Maude d’abord, dont les exigences financières le poussaient à travailler toujours plus, mais dont il recevait par ailleurs des satisfactions amoureuses, par son éditeur William Randolph Hearst ensuite, qui a brisé toutes ses aspirations artistiques tout en satisfaisant ses appétits pécuniaires.
Nemo amoureux
Sous ses dehors innocents de série enfantine, Little Nemo est truffé d’allusions sexuelles, McCay ayant manifestement pris plaisir à ménager plusieurs niveaux de lecture. Si le séjour au Slumberland du petit Nemo est initiatique, c’est au sens d’une initiation sexuelle. La princesse le veut pour compagnon, et Nemo répond avec empressement à l’appel de la Femme.
Récapitulons les faits. Dès la troisième semaine, des « oiseaux d’amour » trop affectueux et quelques cactus enseignent à Nemo que le chemin de l’amour n’est pas sans épines (29/10/1905). Présenté à la Reine Crystalette — introduite pour faire patienter le lecteur, c’est une réplique par anticipation de la fille de Morphée —, il éprouve un coup de foudre si peu résistible qu’il se précipite pour embrasser sa Majesté à pleine bouche (19/11/1905). Plus loin, il défend contre une tribu d’indiens une jeune captive qui l’encourage de la voix : « Vas-y Nemo ! Tire ! » (7/01/1906). Et le malheureux se retrouve transpercé de flèches, dont la signification apparaît mieux quand on sait que Cupidon fait son entrée dans la série cinq semaines plus tard. C’est alors pour Nemo l’occasion de faire sa cour à une nouvelle élue (« J’aimerais, un jour, vous présenter à mes parents », 11 février 1906). Dans cette première époque, Nemo est donc en proie à un désir pressant, mais encore flottant, qui le porte successivement vers tous les jupons qui passent. La planche du 18 février 1906 le montre prêt à n’importe quelle audace pour goûter au « fruit défendu ».
Dans ce contexte, comment se passe l’approche de la fille de Morphée, sa partenaire officielle, désignée ? Nemo l’entrevoit le temps d’une image, dès le 10 décembre 1905. Elle l’attend debout dans la gueule du dragon royal. Epouvanté, le jeune héros recule. Pourtant vêtu en chevalier, il ne se sent pas du tout l’étoffe d’un Saint-Georges ou d’un Saint-Michel ! A leur seconde rencontre, la princesse est à dos d’éléphant. D’un vigoureux coup de trompe, celui-ci projette Nemo à travers une fenêtre de son domicile, il le « remet à sa place ». Ayant une nouvelle fois manqué de courage (ou de réussite) au moment de passer à l’acte, Nemo redevient le petit enfant qui ne veut pas grandir : « Papa, Maman, c’est votre fils qui revient ! » (14/01/1906).
Enfin, le 15 juillet, un baiser est échangé entre les deux enfants, qui scelle leur (ré)union. Nemo reste muet quand la Princesse lui lance un « On ne va pas s’ennuyer tous les deux » qui, pour le moins, prête à équivoque. Mais que dire de la promenade qui suit aussitôt, à l’occasion de laquelle Nemo, sans doute rasséréné par une aussi heureuse entrée en matière, a consenti à prendre place dans la gueule du dragon ? La Princesse lui fait voir ses « boutons de miel » et l’invite à admirer son « jardin suspendu » ! Flip, que l’on sait jaloux de Nemo, intervient opportunément pour interrompre un flirt dont l’issue n’était que trop prévisible. La suite, outre qu’elle voit proliférer les substituts du phallus (épée, fusée, chapeau buse, baguette magique, etc.), propose encore, ici et là, quelques scènes assez suggestives. La moins étonnante n’est pas la planche du 5 juillet 1908, où l’apparition de la Princesse a pour effet de faire entrer le cigare de Flip en éruption ! Mais celle du 23 septembre 1906, qui voit Jumbo, l’éléphant de la Princesse, se rapprocher progressivement du lecteur, n’est pas moins troublante si l’on veut bien la regarder attentivement.
Sa puissance et son appendice nasal font de l’éléphant un symbole de la virilité par excellence : de fait, il doit conduire Nemo et la Princesse « chez papa ». Dans la vignette de droite, cependant, Jumbo, tout près de nous, lève sa trompe et découvre sa gueule fendue, soit une forme rose qui ressemble à s’y méprendre à une vulve, aux lèvres bien dessinées (le sommet de la trompe s’arrondissant en une saillie clitoridienne). Nemo conquérant plante un drapeau frappé de son nom sur cette étrange apparition, avant d’être réveillé… par sa mère. Les mots « excited » et « delightful » ponctuent cette planche (dont la traduction française n’a pas su préserver l’ambiguïté) qui nous laissent entrevoir un McCay quelque peu pervers, dissimulant ses audaces sous les apparences d’un récit enfantin.
La BD à code ouvert
Little Nemo est justement célèbre pour certaines planches où les codes de la bande dessinée sont explicitement dénoncés, et ses conventions mises à mal. Nonobstant le réalisme de ses évocations, McCay ne cherche pas à produire de l’illusion référentielle. Au contraire, il se plaît à souligner que ses images sont autant d’artefacts, et fait mine d’associer son public à leur genèse. Notre époque, qui a lu Borges, Eco et le Nouveau Roman, serait tentée de voir dans les procédés réflexifs dont use McCay la marque d’une cérébralité étonnamment moderne. Ce que nous savons du père de Nemo dément cette hypothèse ; pour lui comme pour presque tous les grands dessinateurs de son temps, il s’agissait seulement d’établir avec le public une relation fondée sur la complicité.
McCay franchit avec une remarquable aisance ce que Gérard Genette désignait comme « la frontière entre deux mondes : celui où l’on raconte, celui que l’on raconte ». Ces franchissements se manifestent de diverses manières. Quelquefois, ce sont les abstractions formelles participant du code de la bande dessinée qui, perdant de leur habituelle transparence, sont brusquement mises en évidence. Le cadre qui entoure la vignette devient ainsi un élément actif, soit que le sol bascule, soit qu’un événement disloque le cadre (par exemple, dans une autre série du même auteur, un éternuement du Petit Sammy), soit qu’un personnage s’y accroche.
Cette dénudation des principes constitutifs du langage de la bande dessinée prend aussi des formes plus métaphoriques. Ainsi, la multiplication des Nemo (le 14 janvier 1906, notamment) renvoie au dispositif de la page de BD, où, doué d’ubiquité, un même personnage figure toujours plusieurs fois, dans autant de cases juxtaposées. Le support papier, sur lequel les aventures de Nemo sont imprimées, est occasionnellement pris en compte ; sa fragilité est accusée lorsque Flip, boxant avec Nemo, déchire le décor (20/06/1909) ; sa bidimensionnalité trahie quand Nemo s’éprend d’une figurine en carton (12/02/1906), quand il figure en effigie sur une affiche qu’il quitte et réintègre à volonté (15/09/1908) ou quand il est aplati par les rouleaux d’une essoreuse (7/08/1910).
Quant au style graphique de McCay, il est renvoyé à sa contingence et apparaît dans toute sa force d’écriture propre à l’artiste lorsque, malicieusement, celui-ci en change. Je fais référence à la superbe planche du 2 mai 1909, qui voit la métamorphose progressive de Nemo et de ses compagnons en « mauvais dessins » — comme il est dit à la vignette 12 — ou plus justement en dessins d’enfant, pareils à ceux dont Flip se déclare capable et à ceux que serait sans doute à même de produire le jeune lecteur auquel pense McCay. L’opposition, en effet, ne passe pas entre un Nemo « vivant » et un Nemo dessiné, mais entre le Nemo bien dessiné qu’on a l’habitude de voir et un Nemo si mal dessiné qu’il ne conserve finalement plus aucun des traits permanents qui l’identifient.
« Maman ! Regarde ce que m’a fait le dessinateur ! », s’écrie Nemo à la date du 8 novembre 1908, manifestant ainsi la conscience qu’il a d’être dessiné. Ses parents, eux, connaissent Flip avant de l’avoir rencontré, simplement pour l’avoir vu dans les pages du New York Herald dont ils sont de fidèles lecteurs (12/07/1908). Regrettons que, en novembre 1910, la semaine où le petit garçon pénètre dans les bureaux mêmes du Herald, McCay n’ait pas été jusqu’au bout de cette logique réflexive et n’ait pas dessiné la rencontre entre Nemo et son génial papa.
1991 © Thierry Groensteen
Inédit sous cette forme, ce texte est une variante de « Nemo à nu », étude parue en 1990 dans le volume collectif dirigé par mes soins Little Nemo au pays de Winsor McCay (Éd. Milan-CNBDI). Je l’avais rédigé en vue du catalogue d’une exposition qui devait se tenir à Rome et qui n’a finalement jamais eu lieu.