Publié sous un titre faisant directement écho au Système de la mode de Roland Barthes, le dernier ouvrage de Thierry Groensteen pourrait bien occuper dans la carrière de l´auteur une place comparable à celle du livre de Barthes dans son curriculum à lui. En effet, pour Groensteen aussi, ce " système " à été conçu, puis élaboré comme une vraie thèse de doctorat. Qui plus est, le présent ouvrage semble, exactement comme chez Barthes, moins ouvrir que parachever un cycle de réflexions et une certaine manière de penser bien connus depuis un certain nombre d´années et de publications. L´exemple de Barthes, qui après son Système a écrit S/Z, démontre toutefois que pareille situation peut signifier aussi une libération, permettre des recherches inédites, encourager même une rupture méthodologique. On nes´étonnera donc pas trop que le " nouveau Groensteen ", celui de 2000 ou de 2001, s´oriente vers des pistes que sa thèse laisse peut-être encore à peine soupçonner.
Système de la bande dessinée est à première vue un livre qui frappe par sa grande diversité. Tout en étant fort systématique (que personne ne reproche à Thierry Groensteen de manquer de rigueur ou de cohésion !), ce livre n´a nullement la prétention de régler une fois pour toutes les difficultés qui s´accumulent depuis trois décennies sur les tables des spécialistes, universitaires et autres, de la bande dessinée (sans appartenir à la sémiotique pure et dure, le travail de Thierry Groensteen se réclame pourtant de l´héritage structuraliste qui continue d´inspirer les analyses les plus stimulantes en la matière). Au contraire, tout se passe un peu comme si l´auteur, se limitant à examiner surtout les pièges oú se sont enlisés tant de ses précécesseurs, préférait à l´édification présomptueuse de quelque nouvelle théorie la prudente éviction d´une série de faux problèmes.
Cette démarche est on ne peut plus louable dans la mesure oú elle nous aide à délaisser enfin une série de discussions stériles ayant perdu au cours du temps tout enjeu réel. Je pense à la recherche des " unités minimales " de la bande dessinée (Thierry Groensteen montre que cette recherche est une perte de temps et d´énergie, le médium de la bande dessinée ne disposant d´aucun élément spécifique à ce niveau ou de ce point de vue-là) ; je pense encore aux multiples tentatives de fixer " le " seuil minimum de la narrativité (Thierry Groensteen montre que ces tentatives font obstacle à une analyse bien plus nécessaire, celle de la narration elle-même) ; je pense enfin, mais cette liste est loin d´être exhaustive, aux querelles d´école sur les rapports entre texte et image, pour ne rien dire des prises de position gratuites pour ou contre le phylactère comme trait d´identification du médium (Thierry Groensteen montre que les arguments qui vont et viennent en ce domaine ne résistent guère aux réalités du genre, qu´il définit comme un récit visuel, c´est-à-dire, selon un mouvement emprunté à Paul Ricoeur, essentiellement narratif mais pratiquement modulé par la mise en jeu d´un matériau avant tout visuel).
La circonspection du théoricien ne se traduit pas seulement par le refus d´entrer dans des débats qui n´en valent plus toujours la peine, elle se manifeste non moins dans la grande ouverture d´esprit qui caractérise la mise en place d´un système personnel rétif à tout esprit de système avec majuscule. Dit autrement : Thierry Groensteen propose, les oeuvres disposent. Le cadre méthodologique dans lequel il se meut s´avère donc d´une clarté sans pareille. Grosso modo, Thierry Groensteen aborde la bande dessinée de deux points de vue successifs : il examine d´abord comment un album se construit pièce par pièce, pour étudier ensuite quelles relations se nouent entre ces divers éléments et comment la narration parcourt, traverse, en un mot structure ces réseaux avec une multiplicité irréductible à tout principe unique ou isolé. Au passage, il nous offre aussi des pages lumineuses sur un grand nombre de problèmes oú régnait jusqu´ici une cacophonie souvent assourdissante : l´étude du cadre, celle aussi du blanc intericonique, celle enfin de la notion (épineuse) de séquence ou celle (plus épineuse encore) de mise en page, constituent quelques exemples de la manière brillante dont Thierry Groensteen apporte une clarté très attendue à des dossiers fort troubles. L´auteur le fait en plus sans nulle acrimonie, même quand il discute avec des auteurs qui n´ont pas toujours été très tendres avec lui.
Ce livre pose toutefois aussi de réels problèmes, mais qui curieusement n´ont pas grand-chose à voir avec son propre contenu. D´une part, force est de reconnaître qu´il arrive... un peu tard. Certes, la faute en est aux éditeurs, mais la situation n´en est pas moins regrettable. En effet, l´absence d´ouvrages universitaires de référence dans le domaine de la bande dessinée fait que la place, pour parler en termes de marketing (et de mauvaises habitudes), est parfois prise par d´autres livres qui, tout en ayant leurs qualités intrinsèques, ne méritent peut-être pas de s´imposer comme des travaux incontournables (sans le nommer, disons que je pense ici à Scott McCloud, dont la pensée est fort maigrelette en comparaison à celle de Thierry Groensteen). D´autre part, un livre comme ce Système indique aussi que les études de la bande dessinée ne peuvent se renouveler qu´à condition de passer vraiment à autre chose (un dialogue plus serré avec la narratologie contemporaine, par exemple, ou le retour à des lectures microscopiques d´oeuvres entières, seraient plus que les bienvenus).
Thierry Groensteen est bien placé pour mener de front cette double mutation. On attend donc avec impatience non pas la suite de ce Système de la bande dessinée, mais son prochain ouvrage, qui nous apportera à coup sûr bien des surprises.
Jan Baetens