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Trop grande vitesse (1ère partie)

Récit d’exploration

Ce 31 mars 2001, je me trouve à huit heures trente sur le quai numéro deux de la gare d’Angoulême. Les premiers voyageurs pour le TGV en direction de Lille Europe de huit heures cinquante-six prennent possession de la plate-forme. La journée s’annonce douce et sèche, sous une mince couverture ouateuse.

C’est jour de grève à la SNCF. Une fois de plus !, pestent les usagers, et ils n’ont pas tort de dénoncer ces manquements répétés au service public, qui sont un véritable fléau national. Toutefois, ce mouvement social n’affecte pas les Trains à Grande Vitesse. Il en partira bien quatorze à destination de Paris, comme tous les autres jours, qui desserviront Poitiers et Saint-Pierre-des-Corps (Tours) avant de terminer leur course en gare Montparnasse.

On ne les voit arriver qu’au dernier moment, car ils surgissent dans une courbe. Quand la voix diffusée par haut-parleur annonce l’arrivée du TGV, tous les regards se tournent vers la vieille ville, perchée sur cet éperon rocheux que l’on appelle le « plateau ». Le marché couvert et l’hôtel de ville se trouvent presque à l’aplomb de l’endroit où les trains entrent dans le champ visuel des voyageurs. On ne les aperçoit qu’à travers l’entrelacs des caténaires et de leurs supports, tout un embrouillamini de consoles, de cables porteurs, de pendules et d’isolateurs.

La rame en provenance de Bordeaux surgit des entrailles de la ville, de ce rocher percé en son milieu par un tunnel. On peut regretter que l’entrée nord du tunnel soit invisible depuis le quai. Il ne s’en faut que de quelques mètres. L’entrée en gare du train s’apparenterait davantage à une apparition, elle serait plus théâtrale.

Le percement du tunnel remonte aux années 1845-46. Balzac n’en a donc pas parlé, puisque c’est deux ans plus tôt qu’il avait donné Eve et David, la troisième et dernière partie des Illusions perdues, celle où Jean Vautrin fait irruption, à Angoulême, dans la vie de Lucien de Rubempré. On imagine le parti qu’aurait tiré le romancier réaliste d’un aussi formidable chantier. Deux mille ouvriers mobilisés, qui se relayaient jour et nuit ! « Les uns coupent le rocher, les autres maçonnent ou plutôt posent les pierres de la voûte toutes disposées d’avance au dehors et que traîne souvent sur un petit wagon et en assez grande quantité un seul homme qui, au retour, amène au dehors les débris… », rapporte dans son journal un négociant du quartier de L’Houmeau.

Pour la première fois, je me trouve sur ce quai alors que je n’ai pas de train à prendre. Je ne suis venu que pour vérifier ce que j’ai déjà vu tant de fois, mais sans y prêter, à l’ordinaire, qu’une attention flottante. Aujourd’hui, la gare d’Angoulême est le point de départ d’une aventure dont je ne serais pas étonné qu’on la jugeât quelque peu excentrique.

En juillet 1989, je quittai Bruxelles, où j’avais vécu depuis ma naissance, pour m’installer à Angoulême. Je connaissais la ville de longue date ; des raisons professionnelles m’y avaient conduit chaque année depuis 1980 ; cependant je n’avais jamais soupçonné que j’aurais un jour de bonnes raisons d’y établir mes quartiers.

Quelques mois plus tard, tandis que j’étais encore à déballer mes derniers cartons, le TGV Atlantique reliant Paris à Bordeaux était mis en service. Angoulême en bénéficiait. Relativité de la géographie : hier distante du double, elle ne se trouvait plus qu’à un peu plus de deux heures de la capitale (deux heures et douze minutes pour les trains les plus rapides, qui ne marquent pas d’arrêt entre Paris et Angoulême, deux heures et trente-cinq minutes pour les plus lents).

Au cours des années suivantes, au rythme d’un aller-retour en moyenne tous les huit à dix jours, je devais parcourir le trajet Paris-Angoulême en train sans doute près de cinq cents fois dans chaque sens. La conversion de ces voyages en temps cumulé représente environ deux mille cinq cents heures, soit un peu plus de cent jours pleins. Comme toutes les évaluations de ce genre (par exemple le temps passé, dans une vie, à se laver les dents, à manger ou à dormir), ce rapide calcul me laisse abasourdi.

A n’en pas douter, je dois à la SNCF quelques-unes de mes plus fortes émotions littéraires de ces dernières années.

Car, dans le TGV, je lis. Je lis avec avidité, ravi de disposer enfin d’une plage de temps libre, que la lecture ne doit disputer à aucune autre occupation plus pressante. Le grand serpent d’acier qui m’entraîne à vive allure de la capitale de l’Etat français à la Préfecture de la Charente et réciproquement ne saurait rivaliser avec le pouvoir évocateur des mots, qui me propulsent encore plus vite et plus loin, en des contrées étrangères où, loin de se mouvoir en ligne droite, l’esprit s’aventure sur des chemins escarpés, vagabonde, s’éparpille, folâtre en toute liberté, ne craint pas quelquefois de revenir sur ses pas.

Lisant, ma perception du paysage qui défile est nécessairement fugace, intermittente, limitée aux brefs instants où je relève la tête.
Chacun de ces coups d’œil est un coup de sonde dans un territoire inconnu. Elle a beau prendre toutes les nuances de l’attention distraite, de la curiosité, de la perplexité intéressée, c’est toujours la même question qui surgit : où sommes-nous ? Ces étangs, ces forêts, ces villages, ces châteaux, ces vestiges industriels, ces chantiers, ces ponts, ces fermes, ces cimetières, ces silos pour moi n’ont pas de nom, et ils défilent à trop grande vitesse pour pouvoir être contemplés, interrogés.

Je suis de ceux qui admirent la France, ma patrie d’adoption, pour ses régions si diverses, si contrastées, dont les beautés majestueuses ou secrètes paraissent inépuisables. C’est pourquoi je suis frustré, après tant et tant de navettes ferroviaires, d’ignorer toujours aussi superbement les pays traversés, ces terres que je ne peux pas reconnaître des yeux puisqu’elles demeurent incognitae. Il me semble que j’ai contracté une dette envers ces paysages, et que ce serait leur faire offense que de ne pas tirer, ne fût-ce qu’une fois, le signal d’alarme pour stopper cette course aveugle.

Cette idée procède peut-être d’une sentimentalité un peu ridicule. Ce serait assez mon genre. Je suis homme à ressentir, au cinéma, une étrange compassion pour l’ouvreuse, si elle parcourt les allées de la salle avec son panier de friandises sans trouver aucun amateur. J’ai éprouvé cette même gêne dans les situations les plus variées, par exemple dans les fêtes foraines, en passant devant un stand de tir ou de loterie momentanément sans client ; dans les salons du livre, en observant du coin de l’œil tels écrivains auxquels personne ne venait demander de dédicace ; ou encore en avion, quand l’hôtesse ou le steward explique les consignes de sécurité dans une indifférence désormais générale. En ces diverses circonstances, je ne peux m’empêcher de voir des êtres humains dépossédés de leur justification sociale et professionnelle, niés dans leur fonction et comme renvoyés à l’inexistence. Que peut-il y avoir de pire, quand on exerce son métier au contact du public, que de constater que ce que l’on fait ou propose n’intéresse personne ? J’en éprouve à chaque fois une souffrance, assurément hors de proportion avec la banalité de ces situations, et alors que les intéressés eux-mêmes n’en sont probablement pas le moins du monde affectés.

Que dire, alors, d’un paysage qui déploie toutes ses séductions et auquel le voyageur ne jette pas un regard ? Lui du moins ne connaît pas l’inutilité de ses efforts. Peu lui chaut que je le contemple ou que je lui tourne le dos. Comme l’a dit le poète, « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, / N’a souci d’elle-même, ne désire être vue. »
Je ne m’en sens pas moins solidaire de cette terre de France et d’Europe, par les liens du sol, de l’histoire partagée, de la culture et de l’agriculture. Ayant toujours vécu dans les villes, en appartement, j’éprouve comme beaucoup de citadins une nostalgie de la campagne, un appétit de grand air, un désir de courses à travers champs et forêts, l’envie de me laisser émerveiller par les mille et uns petits miracles de la nature. Le développement du tourisme vert et la vogue de la randonnée, activité sportive de plein air, hygiénique et conviviale, sont des symptômes récents de cette aspiration qui se répand dans notre civilisation de la concentration urbaine.

Tout cela est banal. Comme il est banal d’observer que les progrès de la technique isolent les personnes au moins autant qu’elles les rapprochent. La télévision a tué le dialogue au sein des familles ; internet met chacun en relation virtuelle avec le monde entier mais le temps passé devant les écrans coupe de toute vie sociale ; les jeux vidéo et autre game-boys sont des loisirs essentiellement solitaires, au contraire des bons vieux jeux justement appelés de société ; le téléphone portable permet d’être joint par tous à tout moment mais il interrompt souvent, de manière intempestive, un face à face, une vraie conversation. De même, le TGV fait gagner du temps aux voyageurs, il rapproche les villes mais il éloigne de tout ce qui se trouve entre elles, il efface le pays entier au profit des seules métropoles. Ceux qui l’empruntent ne voyagent plus, ils sont simplement en transit. Doit-on aller jusqu’à affirmer, comme le fait une brochure publiée en 1998 par les Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, élégamment titrée Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse, que l’implantation du TGV « contribue à un nouvel enclavement de régions entières, à la désertification de ce qu’il reste de campagne, à l’appauvrissement de la vie sociale » ? Suis-je adversaire ou partisan de la vitesse, moi qui ai fait partie, jusqu’à une date récente, de ces « turbo-cadres » qui en croquent – pour reprendre le vocabulaire du pamphlet ? Sur ces questions comme sur tant d’autres, mes idées sont embrouillées, contradictoires, incertaines d’elles-mêmes.

J’ai donc formé le projet d’entreprendre ce voyage en direction de Paris, au départ d’Angoulême et jusqu’à Tours, que j’effectuerai à pied et en voiture, en me tenant toujours au plus près de la voie ferrée ; de visiter tous les villages aperçus, de leur donner un nom, d’en rencontrer les habitants ; et d’en tirer un récit qui, peut-être, saura racheter douze ans d’indifférence.
Un autre ordre de curiosité s’ajoute à celui-là. J’aimerais savoir aussi ce que c’est que de vivre dans ces maisons d’où l’on voit passer sous son nez le TGV. Se sent-on coupé de l’autre côté ? A-t-on l’impression de vivre sur une rive ? Règle-t-on ses activités sur le passage des trains ? Quelles histoires, enfin, se raconte-t-on à leur sujet ?

Pour parler honnêtement, je ne suis pas sûr d’être très qualifié pour écrire un récit de voyage comme je les aime, charnu, évocateur, plein de sève et de couleur. Comme tant d’autres infortunés citadins, je suis à peu près analphabète quand il s’agit de désigner par leur nom les êtres vivants : arbres, plantes, fleurs, oiseaux, insectes… Véritable infirmité, dont je me fais reproche depuis des années sans jamais rien tenter de sérieux pour m’en guérir, cette méconnaissance de la botanique, de la géologie, de l’ornithologie ne fait pas la nature moins aimable, mais elle la rend indéchiffrable et distante. Pas de familiarité entre nous.

Dans mes jeunes années pourtant, en ai-je passé des weeks-ends et des mois d’été à la campagne, dans la petite propriété achetée par ma grand-mère maternelle au lendemain de la guerre ! Un peu moins grand qu’un hectare, le terrain n’était alors qu’un champ de petits pois ; elle en avait fait un verger. C’est peu dire qu’elle communiait avec sa terre. Du matin au soir, on pouvait voir sa silhouette menue trottiner entre les arbres, les bras tendus, projetant ses mains en quête d’un fruit à cueillir, d’une branche morte à ramasser ou d’une mauvaise herbe à extirper, grattant ici, arrachant là. Ces mains qui n’avaient jamais exercé aucun métier avaient trouvé en ce jardin leur tardive justification. Pour moi, les journées à Loonbeek (puisque tel est le nom de ce très modeste village du Brabant flamand) s’écoulaient en tâches routinières et paisibles : aller chercher du lait à la ferme, jouer au jardin, couper la haie ou entretenir les parterres, dessiner ou lire pendant que mes grands-parents faisaient la sieste, puis les accompagner dans une promenade qui nous occupait jusqu’au soir. Des choses de la terre, je n’ai rien assimilé, hélas !, à la faveur de ces séjours répétés.
Peu instruite, ma grand-mère ne m’a jamais nommé les essences d’arbres, d’arbustes ou de plantes qui peuplaient le jardin et agrémentaient nos promenades. Quant aux paysans du cru, il ne fallait pas songer à communiquer avec eux : je n’entendais rien au patois flamand dont ils usaient, qui me semblait aussi étranger que possible au beschaafd Nederlands étudié à l’école.

Est-ce pour se venger de l’ignorance où je restais à son endroit ? La campagne, dès l’adolescence, n’a plus voulu de moi. Terrassé, à chaque belle saison, par le rhume des foins, je devais désormais m’en tenir éloigné. Voudra-t-elle, près de trente ans plus tard, se laisser de nouveau apprivoiser ? Ma tentative doit trouver place dans les quelques semaines qui me restent avant d’avoir, je n’y couperai pas, le nez pris, les yeux gonflés et l’éternuement volcanique.

Allons, que je sois ou non habilité à la chanter, la route m’attend. Mon récit sera ce qu’en feront les hasards des rencontres et les caprices de la pensée.
Faut-il le préciser ? L’idée de ce petit livre m’est venue… dans le train. C’était le 11 septembre 2000.

***

Dans la salle des pas perdus de la gare, on peut voir une plaque rappelant : « Ici se trouvait le collège royal de la marine, 1818-1830 ». Ce collège avait été ouvert grâce à la bienveillance du duc d’Angoulême, grand amiral de France et fils du futur Charles X. L’existence de l’établissement fut de courte durée. Les mendiants qui se tiennent quelquefois devant la gare, ou qui se contentent de la traverser quand ils arrivent tôt le matin de je ne sais où par le train, souvent flanqués d’un chien, pour prendre position aux endroits les plus passants de la ville, ignorent certainement qu’en 1811, sur ce même emplacement, le bâtiment qui avait commencé d’être érigé était destiné à recevoir un dépôt de mendicité.
Ainsi progresse la roue de l’Histoire : les nécessiteux que la marine royale avait chassés, la SNCF nous les a ramenés.

En sortant de la gare, je me trouve nez-à-nez avec une affiche qui reproduit la couverture du Point de cette semaine. Un gros titre barre une photo de l’un des murs peints du centre ville : « Spécial Angoulême : saisir l’avenir ».
Sans avoir besoin de lire les neuf pages du dossier, je sais que l’avenir, pour cette ville, s’appelle Magelis. Ainsi a été baptisé le « Pôle Image » qui cherche à mettre en synergie des filières de formation, un bassin de développement économique et un projet touristique et culturel, le tout consacré aux images, fixes ou animées, du support papier au support écran. La plus grande partie des subventions d’équipement du département de la Charente se concentreront sur Magelis dans les prochaines années.

Cependant l’avenir, c’est aussi, c’est encore le TGV. Le vrai, cette fois. Car il serait malhonnête de le dissimuler plus longtemps : ce qui en tient lieu jusqu’à présent a la forme du TGV, la couleur du TGV, mais n’a pas les performances du TGV. En effet, le « TGV Atlantique » ne développe sa vitesse de pointe – 300 km/h – que de Paris à Tours ; après quoi, roulant sur des voies anciennes et inadaptées, qui l’obligent à juguler sa force, il se traîne à seulement 220 km/h jusqu’à Bordeaux. Pauvre TGV Atlantique, qui aimerait certainement faire la démonstration de sa supériorité sur son aîné, le TGV Sud-Est ! Son moteur ne développe-t-il pas une puissance deux fois plus grande, pour une masse inférieure ? N’a-t-il pas battu expérimentalement le record du monde de vitesse ferroviaire avec une pointe à plus de 500 km/h ? Ne bénéficie-t-il pas des progrès technologiques réalisés dans les domaines de la traction, du frein, de l’aérodynamisme ? N’est-il pas équipé d’une suspension pneumatique révolutionnaire, avec amortisseurs anti-gite, anti-lacet et anti-galop ? (J’ai l’air de m’y connaître, mais je prends tout simplement ces informations dans un numéro de la Revue générale des chemins de fer. Ne me demandez pas si le galop du TGV a quoi que ce soit en commun avec celui d’un cheval lancé à fond de train…)

Oui, ce TGV de la deuxième génération est de la belle ouvrage, je n’en disconviens pas, mais enfin ! voilà bientôt douze ans qu’il ronge son frein et qu’on ne l’autorise pas à dépasser l’allure du trot. Mais patience : l’aménagement des nouvelles voies qui le mettront en site propre, à compter de 2007 au plus tôt (d’aucuns pronostiquent qu’il faudra encore attendre vingt ans), lui rendront sa fierté. Les débats soulevés par la question du tracé de cette nouvelle ligne ont été byzantins, donnant lieu à des luttes d’influence politique et des marchandages dans lesquels je n’ai pas le goût d’entrer. Ignorée par l’autoroute qui relie Nantes et Paris à Bordeaux, laquelle passe à quelque soixante-dix kilomètres plus à l’ouest – un mauvais coup qu’elle n’a jamais digéré –, Angoulême a gagné cette dernière partie. Elle conservera « son » TGV, et sera donc, un jour prochain, à une heure quarante de la capitale.

A quelques mètres de l’affiche du Point, en voici une autre qui arbore le logotype de la Région Poitou-Charentes. L’injonction à « saisir l’avenir » trouve un écho dans le slogan de la Région : « la dynamique Atlantique ». Le logo est un carré dans lequel s’inscrit, en vert et bleu, une carte de France stylisée. Une ligne courbe de couleur rouge la traverse. Est-ce un hasard si cette balafre semble représenter schématiquement le tracé du TGV, de Lille à Hendaye en passant par Paris, Tours, Poitiers, Angoulême et Bordeaux ? Emblème de la modernité et quintessence du dynamisme industriel, le train semble bien avoir inspiré les concepteurs de cette image promotionnelle.

***

Quand il quitte Angoulême, le TGV se trouve tout de suite pris dans une sorte de tranchée assez encaissée, entre deux berges. La rue du Général Leclerc (anciennement rue de Pisany) le surplombe sur sa droite, côté est donc. Je l’emprunte souvent en voiture, c’est l’une des voies de pénétration proposées à l’automobiliste qui, arrivant de Poitiers ou même de Paris, aborde l’agglomération par la commune de Gond-Pontouvre. On ne saurait y passer sans être frappé par la tristesse qui exsude de cette rue ouvrière, aux maisons basses et grises, où quelques volets peints en bleu, vert ou saumon paraissent autant d’efforts pathétiques pour faire oublier les façades lépreuses et le sentiment général d’abandon.

A l’instar de toutes les rues situées en bordure de voies ferrées, elle n’est construite que d’un côté. Ces façades d’un autre âge n’ont devant elles que le vide ouvert sur la pente abrupte d’un talus livré à l’herbe folle, et même le grand souffle intermittent du progrès mécanisé ne dérange pas leur torpeur. J’imagine que l’absence de vis-à-vis doit faire naître une forme peut-être imprécise, inavouée, de solitude, une sourde inquiétude. Mais le piéton ou l’automobiliste de passage ne s’y attarde pas : il apprécie plutôt l’élargissement de la vue qui, n’étant plus barrée par aucun édifice, offre enfin la ville entière sur son plateau. On distingue bien d’ici la grande masse sombre de la maison d’arrêt qui, en ce début de saison, n’est pas encore masquée par le feuillage de la double rangée de marronniers du Boulevard Thiers. La ville forme un ensemble d’apparence paisible, altière, compacte, d’où émergent, comme sur quelque gravure ancienne, les flèches de l’hôtel de ville, de l’église Saint-Martial et, plus gracile, celle de la chapelle des Bézines, ainsi que l’imposant clocher plat de la Cathédrale Saint-Pierre.

Un pont qui n’est autre que l’avenue de la République enjambe la voie ferrée et vient couper la rue du Général Leclerc. A leur intersection se dresse un assez joli bâtiment dont la façade est animée par deux angles : c’est l’ancienne gare du Petit Mayrat, d’où partait naguère le train pour Rouillac.

Le pont marque à peu près la sortie d’Angoulême et l’entrée sur le territoire du Gond-Pontouvre. Le dernier aiguillage est maintenant dépassé, les voies ne sont plus que deux, pour permettre aux TGV de se croiser. Dans quelques minutes, quand il en passera un, je prendrai conscience d’un détail que je n’avais encore jamais noté : il roule sur la voie de gauche, à rebours des règles auxquelles obéit le trafic automobile. Je noterai aussi que l’oreille le perçoit près de trente secondes avant qu’il ne surgisse, déjà lancé à pleine vitesse.

Les accidents du relief confèrent au train une position alternativement enterrée ou dominante. Tout à l’heure il creusait son sillon à travers un vallon, le voici, deux ou trois cent mètres plus loin, qui roule sur un talus. A vrai dire, cette éminence est ici le résultat d’un remblai, dont je ne perçois pas bien la nécessité. Il offre en tout cas aux voyageurs une occasion d’apprécier, à peine sortis de la ville, un paysage déjà bucolique que déparent toutefois, sur la droite, d’assez vilains hangars et les silhouettes de quelques hauts silos. L’enchevêtrement des potagers et des jardins d’agrément forme un orchestre charmant, où les arbres fruitiers, les genêts et les tulipes tentent de s’accorder. Les oiseaux donnent le la, saluant à plein chant l’arrivée du printemps. Le passage du TGV n’a pas interrompu leurs vocalises : ils sont habitués à l’orage.

Comme j’arrête la voiture à l’entrée d’un quartier pavillonnaire appelé la Cité des Castors, deux mésanges viennent battre des ailes contre mes vitres et s’attardent, il me semble, à se mirer dans le rétroviseur. Elles regagnent ensuite un arbre encore nu, en bordure de la voie ferrée. Sur le seuil de la maison devant laquelle je stationne paraît une famille composée d’un couple dans la force de l’âge et de deux grands enfants. Je m’attends à ce que l’on m’invite à aller me garer ailleurs, mais non : je suscite une curiosité bienveillante. Nous engageons la conversation.

— Ils ne sont pas trop bruyants, ces TGV qui passent juste devant chez vous ?
— Oh, nous ne les entendons même plus. Ils nous ont gênés les trois premiers jours, peut-être, mais après… , dit le père en secouant la tête.
— Ils sont moins bruyants que les anciens trains, et puis ils passent plus vite, ajoute la fille.
— Moins bruyants, surtout, que les trains de marchandises, approuve la mère.

Seul le fils ne dit rien. Son regard soupçonneux laisse entendre qu’il me trouve trop curieux.

Construite par les habitants eux-mêmes dans les années cinquante, la Cité des Castors porte bien son nom : elle atteste que l’être humain a conservé, entre autres dons ancestraux, celui de bâtisseur. Les rues qui la composent filent d’ailleurs la métaphore industrieuse et animale : voici l’impasse des Abeilles, plus loin l’impasse des Fourmis. Toutes les maisons sont en retrait de la rue, et s’annoncent par un petit jardin coquet.

Je descends à pied jusqu’à la rue Pasteur qui passe, en contrebas, sous le pont du chemin de fer, ou plutôt sous le viaduc de Foulpougne. A mon avis, ce pont de pierres fait de six arches a une belle élévation mais pas la longueur suffisante pour prétendre au titre de viaduc ; c’est pourtant ainsi qu’il se nomme. Cet ouvrage d’art enjambe la Touvre, qui se jette dans la Charente à moins d’un kilomètre d’ici. Dans la partie haute de la rue, un mur dissimule une propriété que l’on devine ancienne et belle, avec un parc qui descend doucement jusqu’à la rivière. Le cœur se serre à la vie d’un grand cèdre tout cicatrisé, certainement victime de la tempête historique de décembre 1999. La plupart des branches ont dû être coupées ; quelques-unes se seront abattues sur l’appentis situé juste sous lui : on est en train d’en refaire la toiture.

Au pied du viaduc, un bâtiment en forme de T arbore, sculpté dans la pierre, le blason richement ouvragé de la ville d’Angoulême, sous lequel se laissent encore lire les mots : « usine élévatoire ». L’édifice semble avoir perdu sa vocation initiale, la régulation du cours de la Touvre par un système de retenue et de dérivation des eaux, et ne sert aujourd’hui, pour ce que j’en peux juger, que de simple entrepôt aux services municipaux. C’est aussi un point de départ pour une très agréable promenade aménagée au bord de l’eau, des passerelles en bois reliant les chemins de terre. Sur les berges ont été plantées diverses essences d’arbres. Des pannonceaux didactiques permettent de les identifier, mais le sol est tellement détrempé que, n’étant pas chaussé de bottes, je ne peux lire que le premier de la série, le seul à se trouver en bordure du chemin. Sans lui, certes, je n’aurais pas identifié ces petites feuilles arrondissant leur robe de printemps vert tendre comme appartenant à un aulne glutineux. En revanche, je n’ai aucune difficulté pour m’approcher du grand écriteau qui signe ce programme de « mise en place de protection de berge en génie végétal ». En l’occurrence, c’est surtout l’inimitable génie linguistique de l’administration qui m’impressionne. Mais il en faut plus que ce vocabulaire étrange pour troubler les quelques pêcheurs qui ont déjà pris place sous les arbres et lancé leur lignes dans la rivière, rendue impétueuse par un niveau proche de la crue. La pêche à la truite saumonée est autorisée depuis le 10 mars, ils sont décidés à en profiter.

De la fenêtre du TGV, je n’avais jamais remarqué ce petit coin sylvestre et bouillonnant. J’en suis à ce point ravi que j’en oublierais presque la masse impressionnante du pont qui le surplombe. Elle se rappelle à moi en se mettant à vibrer à l’approche d’un train.

A l’instant où je regagne ma voiture, l’une des mésanges réapparaît et c’est tout juste si elle ne s’engouffre pas avec moi par la portière. Elle a quitté son arbre pour venir me remercier de cette visite rendue à son quartier.

De l’autre côté de la Touvre se trouvent la cité du Petit Vouillac et la cité des Peupliers, d’où l’inévitable « rue du souvenir » conduit au cimetière de Roffic, étendue herbeuse qui monte en pente douce pour s’arrêter à trois mètres des voies, en léger surplomb. Je ne suis pas certain que les morts enterrés là, après avoir emprunté, pour leur dernier voyage, la barque lente et solennelle de Charon, goûtent fort les trépidations rugissantes du TGV, qui leur rappellent tout au long du jour la vaine agitation des vivants. Mais nous sommes ici entre Touvre et Charente, et non sur les bords du Léthé.

A deux pas du cimetière, une petite rue à circulation alternée traversant le talus me permet de repasser de l’autre côté des voies. L’une des découvertes que j’aurai faites en ce début d’expédition concerne la fréquence bien plus élevée que je ne me l’imaginais des points de passage permettant de franchir les voies, par au-dessus ou, le plus souvent, par en dessous. Depuis le train, on ne s’aperçoit pas de la multiplicité de ces routes que l’on croise et recroise ; on a plutôt l’impression, naïve et orgueilleuse, d’être partie prenante d’une force souveraine qui coupe le pays en deux comme Moïse séparait les eaux, de chevaucher un grand soc motorisé qui trace aveuglément un sillon infranchissable. Mais non : vérification faite sur la carte qui me sert de viatique, il n’y a pas moins de dix points de franchissement entre la gare d’Angoulême et le village de Balzac, où nous arriverons bientôt, et cela continue ensuite avec une belle régularité.

J’aborde le quartier résidentiel du Treuil, avec ses pavillons cossus qui s’entourent de petits murets. La commune a multiplié les ralentisseurs sur la route à hauteur des écoles maternelle et élémentaire. A 20 km/h, j’ai tout loisir d’observer les environs, mais il me faudrait des yeux dans le dos pour apprécier la vue exceptionnelle dont on jouit encore, depuis ce belvédère, sur la ville dont je m’éloigne.

Le relief de la « Nouvelle Cité du Treuil » est très accidenté. Ici aussi, les animaux sont chez eux, ou plus précisément les oiseaux : la rue des Colombes, l’impasse des Mésanges, l’impasse des Hirondelles et la rue des Fauvettes montent, descendent et tournent tellement que je me perds dans leur dédale. J’arrive finalement sur la commune de Chalonne par la D737, et non par le chemin que m’étais proposé d’emprunter, pour le seul plaisir de voir si la Fontaine de Pisse-Menu, renseignée sur ma carte, mérite son nom humble et poétique. Elle roule, cette départementale, sur l’étroite bande comprise entre fleuve et train. A ma gauche, la Charente a tellement monté que l’eau affleure dans certains jardins et n’est pas loin d’inonder la route. Sur ma droite, les rails prennent de la hauteur, permettant aux voyageurs de toiser le village et d’admirer, pour les plus attentifs, l’enchevêtrement de ses toits de tuile.

Chalonne est un petit village très resserré, au contraire de Balzac, gros bourg éclaté qui semble profiter de ce que fleuve et train s’écartent comme les deux branches d’un V pour prendre ses aises. Le château est lui-même en retrait, à trois kilomètres du centre. On ne peut apercevoir depuis le TGV les grands murs et les toitures de cet édifice du XVIIe, enserré dans une boucle du fleuve. Ce fut la demeure de Guez de Balzac, écrivain né à Angoulême en 1595. (En ville une plaque, apposée sur la façade de ce qui est aujourd’hui l’Hôtel Mercure, face au marché couvert, rappelle d’ailleurs que cet académicien bien oublié, grand épistolier, fut un important réformateur de la langue française.)

Au centre du bourg se trouve le Plessac, une petite ferme-château d’allure bien plus modeste, mais joliment ceinte de potagers et de vergers. Presque en face, au lieu dit du Bois de la Grange, s’ouvre une place très large où parvient pourtant à se dissimuler, dans un angle, l’Auberge de la Poste. C’est de la malle-poste qu’il s’agit bien sûr, et non des PTT, comme le confirme l’enseigne en fer forgé qui représente une diligence tirée par des chevaux. La malle-poste : l’ancêtre du TGV, en somme. Le moyen le plus romanesque qu’on inventa jamais pour transporter des voyageurs ! Et si l’on se souvient que les Romains couvraient déjà l’Empire de relais pour changer de chevaux, on doit aussi en saluer la longévité.

L’idée même du voyage avait alors un autre sens. On avait tout loisir de lier connaissance, de s’assoupir, de compter les cahots ou de conter fleurette, de sortir la tête pour s’inquiéter d’un ciel virant au noir. On se demandait à quoi ressemblerait l’étape, quels nouveaux compagnons de route s’y trouveraient peut-être, et si l’on ne ferait pas de mauvaise rencontre. Etait-on pris d’un besoin naturel pressant, on n’avait pas d’autre choix, homme ou femme, que de demander au cocher d’arrêter et de chercher l’hospitalité des fourrés. « Pauvres voitures, ou pour mieux dire, pauvres tortues qui n’avez rien de mieux à offrir que des chevaux au galop et quatre méchantes lieues à l’heure, votre règne est fini ! », s’écriait déjà un rédacteur du Charentais le 9 juin 1852.

Nous nous imaginons souvent que nos ancêtres étaient beaucoup moins pressés que nous. Il est certain qu’ils vivaient plus au rythme des saisons et ne connaissaient pas le stress de la vie moderne. Cependant, ils pouvaient être appelés d’urgence à la ville pour affaires, ou par un deuil ; et les amoureux, en ce temps-là comme de tout temps, trouvaient assurément bien trop longues les heures qu’ils mettaient à se rejoindre. Pouvons-nous seulement encore imaginer ce que c’est que d’être pressé d’arriver et de ne progresser que de quelques lieues par heure ? L’enseigne de l’Auberge de la Poste, en déclenchant cette rêverie, m’a ramené dans un autre monde.

Le paysage sollicite lui aussi mon attention. Car voici enfin, étirant ses vallons, la campagne charentaise dans toute sa quiète beauté. Le maïs, à peine sorti de terre, forme de loin un tapis vert qui ne se distingue guère, à cette heure, de l’herbe des pâturages. Le colza lui-même paraît encore un peu timide sous la grisaille : il aurait besoin de soleil pour laisser éclater sa stridence. Des rideaux d’arbres et quelques plants de vignes, rescapés du terrible phylloxéra de 1875, structurent cette mosaïque à travers laquelle la ligne SNCF tire un trait discret. Mais je sais, pour m’y être déjà promené, que l’arrière du bourg, à l’ouest, vers Vindelle, est encore bien plus beau. La petite route goudronnée qui relie la Font-Saint-Martin au château y forme un véritable balcon d’où l’on jouit de vues magnifiques sur la Charente, ses îles et ses moulins. Le Guide du routard conseille, à juste titre, de consacrer quelques heures à suivre le chemin de randonnée balisé « circuit des ponts ». Par beau temps, quand une brise légère fait bruire les ramures, c’est un coin enchanteur, un petit paradis.

Pour cette fois, je me limiterai à faire deux ou trois pas dans le village, pour interroger quelques Balzatois – ainsi qu’on nomme les habitants de Balzac, en référence à une orthographe plus ancienne. Je voudrais savoir si, pour cette population rurale, le fait d’avoir une gare TGV à quelques kilomètres a changé quelque chose dans les habitudes. Je pose successivement la question à un vieil homme en train de bêcher son jardin, à un fermier sortant son tracteur de la grange et à une femme qui passe sur son vélo. Aucun des trois n’a jamais emprunté le TGV ! Ils n’en ont pas eu l’occasion, ni la curiosité. Ma question les surprend, comme si je leur soumettais une éventualité qui ne leur était même jamais venue à l’esprit.

Cet échantillon de trois Balzatois n’a sans doute pas de valeur statistique, je n’en suis pas moins surpris par l’unanimité de ces premières réponses. Je décide de pousser jusqu’à la mairie, pour compléter mon information.

— Je viens d’interroger trois de vos administrés, qui m’ont dit n’être jamais montés dans le TGV. Avez-vous une idée du pourcentage de la population qui se trouve dans ce cas ?
Le point que je soulève laisse le secrétaire de mairie perplexe. Il appelle deux collègues assis dans le bureau voisin. A peine la discussion s’engage-t-elle qu’une femme d’âge moyen fait son entrée.
— Toi, Josette, tu l’as déjà pris, le TGV ?
— Oui, je l’ai pris quelquefois, mais ma mère, elle, jamais elle ne l’a pris.
Après un instant de réflexion :
— Ah ! si, une fois, pour aller voir la Tour Eiffel.

Finalement, il ressort de mes investigations que, sur les 1 237 habitants de Balzac, une forte minorité, composée surtout des plus âgés, ne connaît le TGV que pour le voir passer de loin. Les usagers les plus réguliers sont les jeunes qui font leurs études à Poitiers. Pour le personnel de la mairie, le train à grande vitesse n’a induit aucun changement notable dans la vie du bourg. Belle illustration de la « fracture technologique » dont on nous rebat les oreilles à propos d’internet.

***

Scènes vécues dans le TGV
I
28 octobre 1995

Une jeune femme enceinte, proche de la délivrance, est assise face à moi. Elle a un beau visage lisse, elle paraît épanouie par sa grossesse. De son sac, elle sort le livre de Semprun L’Ecriture ou la vie. Elle en lit quelques pages, puis le pose devant elle. Elle ferme les yeux, met les mains sur son ventre arrondi. Sur une feuille du carnet dans lequel j’étais en train de prendre des notes, je la dessine. Le dessin ne vient pas mal, je détache donc la feuille et je la glisse sous son livre. Quand la jeune femme ouvre les yeux, elle est surprise. « C’est une image que vous m’avez volée », dit-elle d’abord. Puis, ravie : « Cela me fera un souvenir de mon dernier déplacement avant l’accouchement ».

***

Des Naudins, où dix vaches accourent pour me regarder passer, jusqu’à Vars, j’emprunte le chemin qui longe la voie ferrée, séparé d’elle seulement par une frange d’arbres et d’arbustes. Cette sorte de haie protectrice paraît être le refuge de quantité de busards, qui s’envolent l’un après l’autre à mon approche, filant comme des traits d’archer. Elle s’interrompt par endroits, offrant au promeneur un accès direct aux rails. Car les voies du TGV, seigneur des trains français, ne sont pas impénétrables. Je fais d’ailleurs quelques pas sur le ballast, qui crisse sous mes semelles et rend la marche difficile. Il me suffit de parcourir une centaine de mètres pour m’apercevoir de l’inéluctable rétrécissement de mon attention : je ne regarde plus ni à gauche ni à droite, le regard encadré, hypnotisé par ces quatre fils d’argent qui étincellent au soleil et semblent n’avoir pas de fin.

Ainsi exposé au surgissement du monstre d’acier bleu et gris, ma pensée se tourne vers ceux qui, lassés de la vie, choisissent d’y mettre fin en se jetant sous un train. C’est un suicide dont le résultat paraît garanti, mais je n’ose imaginer dans quel état il laisse les corps. La SNCF, on le comprend, ne communique pas de détails, ni de statistiques, sur le sujet. De tels drames sont pourtant plus fréquents qu’on ne pense, notamment à la sortie d’Angoulême, côté sud, à proximité de l’hôpital psychiatrique de Breuty. Comme voyageur, j’ai plus d’une fois entendu le chef de train justifier au micro un arrêt en rase campagne ou un retard important par ce qu’il désigne ordinairement, en termes pudiques, comme un « accident de personne ». Ces arrêts prolongés sont dus, comme me l’expliquera par la suite le chef de gare de Ruelle, à la nécessité d’attendre que la police judiciaire se transporte sur les lieux, car il lui incombe de vérifier si un apparent suicide ne cacherait pas un meurtre ; d’attendre, aussi, que l’on achemine jusqu’au train un nouveau conducteur. Celui qui a vu un malheureux se précipiter au devant du train, ou qui a heurté de plein fouet un corps couché en travers de la voie, a subi un traumatisme qu’on imagine sans peine ; il doit être relevé.

La petite gare de Vars, où aucun train ne s’arrête plus, est un bâtiment à un étage percé de cinq fenêtres, manifestement transformé en maison d’habitation. Peut-on vivre là, à deux mètres des voies, exposé au vacarme, au souffle, aux trépidations du trafic ferroviaire ? Les rideaux proprets retenus par des embrasses suggèrent pourtant une tranquillité toute bourgeoise.

L’édifice se repère facilement depuis le TGV, encadré qu’il est par une entreprise de transports et une entreprise de déménagements, dont les camions respectivement jaunes et bleus sont rangés comme à la parade, et flanqué en outre de hauts silos. Le village, lui, est à un kilomètre en retrait, mais de l’autre côté des voies. L’église romane, ceinturée d’échafaudages, paraît bien malade mais sa cloche, qui sonne midi à toutes volées à l’instant où je m’y arrête, n’a rien perdu de sa vigueur.

De Vars on arrive bientôt à Montignac, resserré autour de son donjon en ruine. La montée vers ce dernier vestige de la forteresse érigée par les Comtes d’Angoulême, et singulièrement par Guillaume IV Taillefer, s’effectue par un escalier qui passe d’abord sous une belle porte ogivale fortifiée. Cette ascension ne manque pas d’allure mais ne tient pas ses promesses. Le panorama ne vaut pas, à mon goût, ce qu’en disent les brochures touristiques, d’autant que des arbrisseaux et des ronciers montent presque à hauteur d’homme, empêchant d’en jouir. On chercherait en vain un panneau évoquant l’histoire du site.

Voici tout de même, en redescendant, un point de vue plus dégagé. Tourné vers la Charente, le visiteur qui s’improvise sentinelle observe d’abord les toits de la bourgade, sans charme particulier, puis embrasse des yeux la vallée, qui a pudiquement tiré ses rideaux de peupliers, de frênes et de saules. Le fleuve a tellement monté qu’il recouvre présentement jusqu’à mi-pente la petite impasse des Normands, qui débouche sur la place des Tours, face à l’escalier. Nul doute qu’une nouvelle invasion de ces terribles Vikings, que le système défensif de Montignac prétendait arrêter jadis, serait favorisée s’ils débarquaient maintenant.

***

Ce ne sont pas les Vikings qui ont eu raison de moi, mais un petit incident de santé qui, dès le lendemain, m’a valu d’être hospitalisé d’urgence. Comme le Capitaine Haddock immobilisé par une entorse, j’ai eu beau protester : « Mais docteur, je pars aujourd’hui même pour l’Italie !… » (entendez : pour Ruffec et Poitiers), la réponse fut à peu près : « Pas question !… Plâtre et repos absolu pendant quinze jours ! »

Le temps de recouvrer des forces suffisantes, et les caprices du ciel se sont à leur tour mis en travers de mes projets. Le printemps s’est révélé impuissant face aux derniers bataillons de l’hiver : quelques semaines durant, la pluie, le froid, les bourrasques m’ont dissuadé de reprendre la route. Après quoi mon mauvais génie a encore fait jouer d’autres clauses rhédibitoires : des engagements professionnels et, sitôt le soleil revenu, les cruelles attaques de l’allergie saisonnière.

Quelle ironie, de prétendre écrire sur le plus rapide des moyens de transport terrestres, et de rester ainsi cloué sur place à ronger son frein ! J’en venais à me demander si je ne ferais pas mieux d’écouter ces avis du destin et de me tourner définitivement vers quelque travail en chambre. Mais aujourd’hui, 9 juillet, après que trois jours d’orage succédant à une brève période de canicule viennent de laver le ciel, rien ne s’oppose à ce que, plus de trois mois après, je reprenne mon pélerinage à l’endroit où je l’avais interrompu.

Il n’est bruit, en ce début d’été, que du tout nouveau TGV Méditerranée reliant Paris à Marseille, suivant un parcours qui abonde en ouvrages d’art et en gares à l’architecture innovante. Un parcours qui constitue en outre, selon la phrase sémantiquement approximative d’un des dirigeants de la SNCF, « un spectacle sur certains des plus beaux paysages de France ». On ne peut en dire autant, je l’admets, de la ligne que j’ai entrepris d’explorer, et mon projet apparaît soudain bien modeste.

Il n’importe, me revoici d’attaque au pied du donjon de la cité féodale de Montignac, en haut duquel quatre drapeaux claquent au vent pour saluer mon retour. En mon absence, la campagne a eu le temps de sortir sa garde-robe d’été. Les foins sont déjà coupés, dispersant par milliers, en ordre aléatoire ou selon des alignements de sept ou huit unités, ces bottes de paille cylindriques qui répondent, paraît-il, au nom anglais de roundballers, et qui ressemblent aux crottes qu’aurait pu laisser, pour seules traces de son passage parmi nous, le grand lapin Nanabozo. La moisson se prépare, le maïs commence à bien lever, le tournesol est en train d’endosser la casaque jaune que le colza lui a abandonnée, la luzerne ajoute sa douce note violette au damier, et des sacs de billes vertes pendent déjà aux vignes. Le pays ruffécois est entré dans la saison de l’opulence et de la fécondité.

Pour gagner Saint-Amant-de-Boixe, je fais un crochet à l’est par le village de Nitrat, histoire de m’assurer, en la traversant par deux fois, de la présence de la voie ferrée. De la sorte, je découvre en arrivant le plus beau front de Saint-Amant, un peu gâché toutefois par la longue barre d’une construction moderne (peut-être un collège ou un lycée ?) qui, depuis le coteau qu’elle saigne horizontalement, a l’audace de surplomber l’église abbatiale qui fait, à juste titre, la réputation de cette tranquille bourgade. Erigée à partir du XIIe siècle, elle me présente son abside, percée d’une fenêtre en ogive. De la route, je ne peux apercevoir les vestiges du cloître ni les autres bâtiments abbatiaux destinés à accueillir, quand s’achèvera la restauration en cours, un Centre d’interprétration de l’art roman. L’église elle-même est fermée et je n’en pourrai admirer, pour cette fois, que la large et sobre façade, dont le portail à cinq voussures constitue le principal ornement. A l’étage, deux oculi aveugles ont curieusement chu dans le bas des arcades latérales.

A la sortie de Saint-Amant-de-Boixe, j’emprunte une route bordée de platanes pour gagner le lieu-dit La Station. La voie ferrée est bien là, mais de gare il n’y a aucune trace. J’interroge une femme qui sort de sa voiture, qu’elle vient d’immobiliser devant la porte de son garage. Par chance, son mari est conducteur de train. Elle l’appelle, et je me présente à cet homme affable, assez en chair, qui porte un bouc et des lunettes fumées. Il confirme : c’était bien ici, au bout de la rue, que se trouvait la gare autrefois, où s’arrêtaient seulement les omnibus. Désaffectée, elle a été détruite il y a quelques années.

— Puis-je vous demander si vous conduisez des TGV ?
— Non, je ne le souhaite pas. C’est trop stressant.
— … ?
— Bien sûr ! Plus un train roule vite, plus il faut être vigilant. Le moindre instant d’inattention peut être lourd de conséquences… Franchement, je préfère être aux commandes d’un Corail, d’un TER ou d’un train de marchandises.
— Cela se conçoit.

Vervant est une des portes d’entrée de la forêt de Boixe, forêt partagée en deux moitiés par une « Grande Allée » tracée au cordeau, qui fut certainement arpentée maintes et maintes fois par Delacroix, ancien propriétaire de ces lieux. Comme la plupart des villages environnants, il doit son charme à la pierre du pays, qui accroche joliment la lumière et confère à la plus modeste demeure un aspect chaleureux. La région a su heureusement préserver son patrimoine rural : elle a davantage de puits, de lavoirs, de fontaines et de fours à pain à offrir que de hangars ou de silos. Sur ce fond d’authenticité, on dirait que les habitants ont à cœur de passer une couche de vernis : la plupart des fermes ont désormais des façades nettoyées, des parterres fleuris, des volets repeints de frais, la moindre place de village a son carré de pelouse, ses bancs, ses vasques dégorgeant des cascades de couleurs et de parfums. Je ne sais si c’est l’exemple des citadins, toujours occupés à parer et bichonner leurs résidences secondaires pour les faire ressembler aux « maisons de charme » ou « de caractère » des magazines, qui, au long des années, aurait déteint sur les paysans et suscité, en quelque sorte, une émulation. Je ne peux en tout cas me défendre du sentiment que le pays entier a revêtu ses habits du dimanche et fait maintenant pour séduire des efforts dont la campagne autrefois n’avait cure. Mais à qui sont-ils destinés ? Aux rares touristes allemands, belges ou hollandais qu’on voit errer à bicyclette par les chemins, faisant naître un bouquet changeant de sauterelles et de papillons ? Les regards perplexes qui se tournent vers moi comme je circule au ralenti de par les rues disent suffisamment que les visiteurs, ici, ne sont pas légion et que leur intérêt même est un objet de spéculation, voire un motif de suspicion.

Pour compléter la carte postale, des petits nuages ronds, d’un blanc laiteux, piquent le ciel. Peut-être surveillent-ils ces étranges rampes d’arrosage qui, montées sur roues, décrivent des cercles dans les champs de maïs autour d’un pivot central. Sous un certain angle, leur structure métallique arquée n’est pas sans évoquer la colonne vertébrale de quelque formidable dinosaurien aux trois quarts enfoui.

Laissant sur la gauche Villognon et le Bois de la Vergnette, la route me conduit à Luxé Gare, situé à l’intérieur d’une boucle de la Charente, et qui regarde en chien de faïence Luxé, sur l’autre rive. Je n’imagine pas, en me garant sur la vaste esplanade qui s’ouvre devant la gare, la surprise qu’a ménagée une administration communale facétieuse, ou à tout le moins adepte du trompe-l’œil. Piégé par l’aspect pimpant de cette petite station dont la façade abricot, repeinte il y a peu, est soulignée par un parterre d’œillets, et où une enseigne signale la présence d’un bureau de poste, je m’étonne d’en trouver l’accès fermé. Ayant constaté que les deux portes résistent à ma poussée, je contourne le bâtiment pour y accéder par l’arrière. Quelle n’est pas ma stupéfaction de découvrir que toutes les ouvertures, côté quai, ont été obturées par de gros moëllons ! Ce n’était qu’un décor, et voici son envers : plus de fleurs ici, seulement des graminées et des plantes sauvages lancées à l’assaut des murs. Cependant, il apparaît que le site conserve encore un semblant d’activité. Un peu plus loin sur le quai, en effet, un distributeur automatique permet de faire l’acquisition d’un billet pour l’un des quatre ombibus quotidiens qui, reliant Poitiers à Angoulême, desservent encore la fantomatique gare de Luxé.

La préposée m’apprendra que le bureau de poste n’est installé là que depuis une semaine. C’est pour lui seul que la gare a été ravalée, donnant l’illusion qu’elle assure un service normal. La SNCF, me dit-elle, était prête à la détruire, mais la municipalité a préféré la racheter. Peut-être un commerce voisinera-t-il bientôt avec la poste, pour redonner vie à la bien nommée salle des pas perdus…

A moins d’une encablure de la gare se trouve l’une des bonnes tables de la région. Bien qu’il ne soit pas l’heure de succomber, je ne peux m’empêcher d’en examiner la carte et de saliver à l’évocation d’une « salade au pressé d’agneau et de jeunes légumes à l’huile de truffes », à la pensée d’une « jambonnette de canard farcie au fenouil et vin de Poitou », au fantasme d’une « poire pochée au vin et sa gelée glacée aux épices ».

Le modeste Hôtel de la Gare, qui se dresse de l’autre côté des voies, ne laisse pas augurer de semblables merveilles. Quels voyageurs peuvent bien s’arrêter ici, et pour quel crime viendraient-ils se morfondre à l’ombre d’une gare désaffectée ? Pour en avoir le cœur net, j’emprunte le passage souterrain qui conduit à cette autre rive. En dépit de l’impression d’abandon que donnent l’absolue tranquillité des lieux et la peinture qui s’écaille aux volets, l’hôtel suscite la sympathie par l’exubérance de sa décoration végétale. C’est d’une petite tonnelle attenante, précisément, que surgit la patronne, en robe bleue, les bras chargés de deux paquets de gaufres. Elle s’immobilise en m’apercevant.

— Pardonnez ma curiosité… J’imagine que la fermeture de la gare a été un mauvais coup pour vous… ?
— Oh ! ce n’est pas tant ça. C’est la fermeture du passage à niveau qui nous a tués. Voyez : il ne passe plus aucune voiture devant chez nous. C’est un cul-de-sac, ici, maintenant.
Et de me montrer la route qui s’interrompt en effet quelques mètres plus loin.
— Quand a-t-il été condamné, le passage à niveau ?
— En 1987, au moment où ils ont commencé à aménager le parcours en prévision du TGV.
— Vous n’avez pas reçu de dédommagement ?
— On ne nous en a pas proposé, et mes parents n’ont rien réclamé.
— Pourtant, l’hôtel est toujours ouvert, quatorze ans après… ?
— Oui, mais je suis décidée à remettre l’affaire… si je trouve un repreneur.
— Quelle clientèle avez-vous ?
- Le midi, j’ai encore des ouvriers qui viennent déjeuner. Quelquefois, quand il en vient pour un chantier dans le coin, ils occupent mes chambres.
— Je vois. Et, dites-moi, y a-t-il encore beaucoup de voyageurs qui empruntent l’omnibus ?
— En période scolaire surtout. Un car fait du ramassage dans les villages et amène une quarantaine de lycéens pour le train de 6 h 55, qui les fait arriver à Angoulême à 7 h 30.
- Ah oui. Merci Madame, merci beaucoup.

J’ai senti que mes questions commençaient à l’importuner, et qu’il était temps de battre en retraite. Retraversant les voies, je m’attarde dans le souterrain, dont les murs blancs sont presque entièrement recouverts de tags colorés et de graffiti. Ce sont, à n’en pas douter, les lycéens navetteurs qui ont élu ce lieu discret pour y inscrire leurs confidences, leurs querelles, les joies et désespoirs de leur âge ingrat. Je relève quelques-unes de ces interpellations pathétiques ou savoureuses, émaillées de fautes d’orthographe grossières.
« Sabine, pourquoi tu veux sortir avec Nicolas ? Moi, je l’aime. » D’une autre main suit la réponse, laconique : « Désolée ».

En face des noms d’Anaïs et Ophélie, cette apostrophe distinguée : « Connasses, on n’aime pas les salopes. Rentrées (sic) chez vous. »
Ou encore celle-ci, véritable épure d’une intrigue à la Marivaux : « MA PAUVRE AURORE (la belge). On c’est (re-sic) très bien c’est toi qui aime David alors arrête de te faire passer pour Mélanie ».
Ce ne sont pas tout à fait, certes, les parois de Lascaux, de Chauvet ou d’Altamira que ces murs badigeonnés, griffés, scribouillés, et l’on se demande quels sentiments pourraient bien inspirer ces inscriptions à l’archéologue qui les retrouverait intactes dans quelques dizaines de milliers d’années…

Les environs de Luxé et de La Boixe recèlent justement de plus nobles et anciens vestiges, en l’espèce des monuments funéraires mégalithiques remontant au IVe ou Ve millénaire avant notre ère. Je ne verrai pas cette fois de tumulus, dont ma carte renseigne pourtant les emplacements, mais je ne résiste pas à l’appel de deux dolmens dont s’enorgueillit, entre vignes, labours et sombres boqueteaux, la terre des Perottes, à mi-distance de Châteaurenaud et de Villesoubis. Caressés par un sentier de grande randonnée, ils surgissent sur une petite éminence, une motte encerclée de tournesols. Le premier, abrité par quelques modestes chênes formant un demi-cercle, me paraît gigantesque. La table est une pierre aujourd’hui brisée en trois morceaux, dont l’un gît sur le côté, les deux autres continuant de plomber une cavité entourée d’une couronne de pierres verticales. Je m’assieds à ses pieds pour grignoter quelques biscuits et profiter du sentiment de paix que dégage ce géant minéral défiant les siècles. Des papillons font une ronde autour de nous, insectes folâtres et fragiles qui n’osent effleurer le monument cyclopéen tout en paraissant attirés par lui. La table du dolmen jumeau, à une dizaine de mètres, est intacte, mais sa base est lacunaire, de sorte que le côté le plus épais de cette masse formidable ne repose plus que sur une seule pierre, qui semble un bien fragile étai.

A égale distance de la voie ferrée, côté ouest, se trouve Ligné et son cimetière médiéval dit « des chevaliers », une nécropole datant des croisades. Ligné protège Tusson, l’un des plus beaux villages du Ruffécois, élu pour résidence par Marguerite d’Angoulême, dont on visite encore l’agréable logis Renaissance. Ainsi, du néolithique au XVIe siècle en passant par le haut Moyen Age, toutes les époques ont laissé leur empreinte dans la pierre, accumulant les sédiments d’un patrimoine qui fait aujourd’hui la richesse du Poitou-Charentes comme de tant d’autres régions de France. On peut se demander quel sera, dans ce pays de haute tradition, le legs architectural de notre temps. Les rares constructions modernes que l’on croise en sillonnant les provinces du Poitou, de l’Aunis, de la Saintonge et de l’Angoumois défigurent les sites plus qu’elles ne les embellissent. Le meilleur témoin du génie contemporain sur ces terres serait-il, décidément, le TGV ? Ce serait bien le symbole d’une civilisation qui a troqué la pierre contre la vitesse, le permanent pour l’éphémère et le réel pour l’immatériel.

Quelle représentation les bâtisseurs d’autrefois pouvaient-ils avoir de la notion de « grande vitesse » ? Si elle avait un sens pour eux, ce devait être, j’imagine, celui du vol en piqué du faucon fondant sur sa proie à 400 km/h… Aujourd’hui elle ne conditionne pas seulement les transports mais la communication et l’économie, à telle enseigne qu’un penseur comme Paul Virilio, dont il n’est pas indifférent de savoir qu’il fut longtemps urbaniste, dénonce, en chacun de ses livres, la « dictature de la vitesse absolue ».

***

Les nuages bas remontent comme moi vers le nord, leur ombre mouvante s’imprimant sur les parcelles de taille moyenne de la campagne entre Ligné et Charmé (ici les villages se déclinent au participe passé), qu’un léger vallonnement soustrait à la monotonie, puis ils s’enfuient jusqu’à Tuzié et Courcôme. Des corneilles et des geais s’ébrouent dans les champs et viennent quelquefois se percher sur les piquets d’arrosage. La plupart des lieux-dits portent, comme il est fréquent, des appellations renseignant sur leur taille, comme s’ils voulaient rivaliser d’importance : les « Longs Sillons » répondent aux « Grandes Vignes », aux « Grandes Plantes » et aux « Grands Essarts » ; « la Grande Ouche » flirte avec « les Gros Chirons ». Cependant « les Versennes courbes » s’amusent à mystifier « les Champs Ronds ».

Et le train ? Son long sillon à lui se fait oublier. Le plus souvent enterré dans une tranchée, que signale seul à la vue un liséré végétal, il est plus discret que les lignes électriques maillant le territoire, de village en village. Si on ne le voit pas, en contrepartie les voyageurs qu’ils transporte n’aperçoivent pas grand-chose, eux non plus, du paysage, pas même les clochers qui balisent l’itinéraire et pourraient les renseigner sur la survivance, en ces contrées, de quelques clans sédentaires.

Quand on y songe, l’expérience du paysage à laquelle est convié le voyageur assis dans un train est chose curieuse. Plus satisfaisante, sans doute, quand on est installé dans le sens de la marche, car on voit alors venir à soi tout ce qui frappe l’œil, au lieu que dans le sens contraire, les visions s’encourent à peine entraperçues. Mais soumise, quelle que soit l’orientation du siège et, partant, du regard, à d’étranges modulations verticales. Tandis que l’écart entre la ligne des yeux (qui, soit dit en passant, ne coïncide pas toujours avec ce qu’on appelle la hauteur de vue) et le sol, c’est-à-dire les rails, est constant, les terres que l’on regarde ne cessent de monter et de descendre, tantôt s’élevant pour former un talus, boucher toute vue et vous menacer d’ensevelissement, tantôt s’abaissant plus bas que terre, quand les terrassements forment un remblai d’où on les regarde comme on balaie depuis la digue une étendue de polders.
L’effet de ces ondulations du sol qui provoquent des apparitions et disparitions subites du paysage tient du trucage, de l’escamotage. Il y a de la magie dans cette impression de yo-yo ressentie alors même qu’on ne s’écarte pas d’un axe rigoureusement horizontal.

A Moussac, un écriteau fixé au grillage d’une propriété indique qu’il s’agit d’un élevage canin. S’agirait-il d’un leurre ? Quelques mètres plus loin, ce sont en tout cas, derrière ce même treillis, trois lamas que j’aperçois mastiquant leur fourrage. Pas la queue d’un chien, en revanche, ni l’écho du plus petit jappement.

La route fait à cet endroit un décrochement vers la droite pour déboucher aussitôt, sans crier gare, sur l’ancienne station de Salles-Moussac. Laissée à l’abandon, elle n’a pas été murée comme celle de Luxé mais, ici comme là, on reconnaît un ancien passage à niveau condamné. Ouverte à tous vents, la gare, adossée à un quai bitumé, me laisse pénétrer dans sa minuscule salle d’attente. Depuis plus de dix ans, personne ne s’est assis derrière ce guichet, que ne protège plus guère une vitre désormais brisée. Côté voyageurs, deux bancs méditent sur leur inutilité ; les araignées, seules à fréquenter les lieux, préfèrent patienter en leurs toiles, dans les angles du plafond. Je jette un œil aussi sur l’appartement du chef de gare, trois pièces tapissées d’un papier à fleurs quelque peu oppressant.

Devant la maison d’en face, des hommes chargent des palettes sur un camion. Celui qui commande la manœuvre m’apprend que la gare est à vendre et que lui-même s’en porterait bien acquéreur pour l’utiliser comme entrepôt. Mais comme il se refuse à payer le prix demandé par la SNCF, il y a toute apparence que la gare de Salles-Moussac, à l’instar de celle de Saint-Amant-de-Boixe, sera bientôt démolie.

Un peu partout en France, des associations s’efforcent aujourd’hui de ressusciter ou de maintenir en vie d’anciennes lignes de chemin de fer, transformées en itinéraires touristiques, sur lesquelles on voit même rouler à nouveau, ici et là, des locomotives à vapeur. Mais toutes les régions n’exercent pas la même attraction ; en Charente comme dans bien d’autres départements, des gares se meurent dans l’indifférence, victime du « progrès ».

C’est ce même progrès, pourtant, qui les avait jadis amenées à l’existence. On imagine la fierté des habitants de ces petites communes et de leurs édiles arrachant, au milieu du XIXe siècle, leur accès direct aux bienfaits du chemin de fer ! La Compagnie des Charentes, qui exploitait le réseau du département, n’avait pas, d’ailleurs, le pouvoir discrétionnaire de distribuer les stations où bon lui semblait. Pour éviter à la Compagnie de subir les pressions des populations locales, le ministre des Travaux publics s’était réservé le privilège des affectations, décidées après les enquêtes d’usage. Pas une commune de quelque importance qui ne luttât alors pour obtenir sa gare. Et comment n’auraient-elles pas accordé foi à la prédiction énoncée en juin 1837 par l’ingénieur civil Alexandre Corréard, lors de sa présentation à la Chambre des Représentants du projet technique de ligne Paris-Bordeaux : « Avoir ou n’avoir pas de chemin de fer sera bientôt une question de vie ou de mort pour chaque localité, petite ou grande, importante ou non » !

L’ouvrage de Dominique Audet-Perrier sur Les Premiers Pas du chemin de fer en Charentes [1], où je prends cette citation, rappelle aussi que l’activité de la Charente était, à cette époque, « essentiellement tournée vers le travail agricole. Sur les mille trente-cinq usines répertoriées en 1838 dans le département, neuf cent vingt-cinq étaient "employées à moudre des grains". Les cent dix autres se répartissaient en : carrières de pierre et de plâtre, forges pour le fer et le cuivre, fours à chaux, fabriques de tuiles et poteries, tanneries, huileries, distilleries et papeteries… » L’impact du chemin de fer sur les petites localités fut plus limité qu’on ne l’avait imaginé. La population rurale profita, certes, de la diffusion désormais plus égalitaire de produits de grande consommation, notamment de certaines denrées alimentaires comme les fruits ou le poisson frais. Elle s’ouvrit aux modes venues des villes. Mais sur le plan de l’activité industrielle et commerçante, ce sont ces mêmes villes, principaux nœuds ferroviaires, qui tirèrent les plus grands bénéfices, attirant à elles toujours plus d’hommes et de femmes en quête d’une meilleure fortune. Ainsi commença l’exode rural, le dépeuplement des campagnes qui n’a cessé, depuis, de s’accentuer. Plus d’une ligne de train d’intérêt local cessa d’ailleurs d’être rentable dès les années 1930, quand le développement du réseau routier désenclava les petites localités. Des gares comme celle de Salles-Moussac ont résisté plus longtemps que d’autres, parce qu’implantées sur le tracé d’une liaison importante, qu’il ne fallait pas entretenir pour le seul passage de quelques omnibus. Cependant le train à grande vitesse les a condamnées à leur tour et, laissant la grande roue inexorable du progrès refermer la parenthèse qu’elle avait ouverte moins d’un siècle et demi plus tôt, les a livrées aux herbes folles et aux ruminations mélancoliques.

***

Scènes vécues dans le TGV
II
18 septembre 1999

J’occupe un « carré » avec un couple de Hollandais et un homme approchant la cinquantaine, qui arbore des lunettes, un double menton et des bretelles. Sa chemise est trempée de sueur. Il mange d’abord une pomme, qu’il mastique bruyamment, la bouche grande ouverte. Puis il se met à lire un journal, si froissé et déchiré qu’on le dirait récupéré dans une poubelle. Quand vient le contrôleur, il se lève pour chercher son billet dans la veste qu’il a posée auprès de ses bagages, au-dessus de lui, et fait tomber de ses poches une pluie de pièces. Nous l’aidons à les rassembler ; au lieu de les mettre dans un porte-monnaie, il les range dans un petit sachet en plastique. Il entreprend ensuite de se nettoyer les dents avec les ongles. Cette opération terminée, il pèle une orange sur son journal qui, non content de ressembler à un torchon, est maintenant constellé de taches de jus.
Pendant ce temps, les Hollandais imperturbables, ayant sorti tartines et thermos, déjeunent flegmatiquement.

***

Le bourg de Courcôme, qui s’étire le long de la départementale 736, a beaucoup moins de charme que les villages traversés avant lui, et donne un avant-goût de la morosité qui imprègne Ruffec. L’état de la façade de la Salle des fêtes donne à penser que les derniers lampions se sont éteints il y a belle lurette. Courcôme reste toutefois un pèlerinage annuel. On y honore une Vierge à l’enfant sculptée dans la pierre, à laquelle on attribue la guérison subite et inexpliquée d’une jeune fille de Ruffec, en 1890. Elle constitue, avec les chapiteaux ornés de représentations naïves d’animaux et de personnages, le principal attrait d’une belle église de style roman, dont la nef étroite est à demi-enterrée. Des statues de saints et une Pieta lui font cortège dans le bas-côté plus tardif ajouté au sud.

A mi-distance entre Angoulême et Poitiers, la gare de Ruffec essaie de tenir son rang. Deux TGV s’y arrêtent quotidiennement : l’un qui monte vers la capitale en début de journée, l’autre qui en redescend quand vient le soir. Comment cette petite ville, qui compte moins de cinq mille habitants, a-t-elle décroché cet arrêt exceptionnel ? Grâce à l’entregent de ses élus, je suppose. Je n’apprendrai rien là-dessus de la bouche du chef de gare, dans le bureau duquel j’obtiens sans difficulté de me faire introduire. C’est un homme jeune, au visage ouvert, barré par une moustache bien taillée. Tout juste me précisera-t-il que les Ruffécois utilisateurs du TGV sont au nombre d’une vingtaine matin et soir, ce qu’il juge une fréquentation tout à fait honorable.
Mon interlocuteur, qui se prénomme Serge, ne règne pas seulement sur Ruffec ; son empire s’étend jusqu’à la gare de Saint-Saviol, et ses effectifs comptent, en tout, vingt-quatre agents. Pour lui, les TGV sont des trains comme les autres, qui n’occasionnent pas de travail particulier et comptent pour une part assez faible dans l’ensemble du trafic, par rapport au fret et aux autres trains de voyageurs.

M’étonnant de n’avoir aperçu, depuis que je me suis lancé dans cette exploration, aucun cheminot sur les voies, je m’enquiers auprès de Serge, sans imaginer jusqu’où m’entraînera cette innocente question, de la façon dont s’organise leur entretien. De fait, je touche à un sujet complexe, et qui, je m’en aperçois bientôt, présente des ramifications insoupçonnées du profane. Deux personnes postées ici, à Ruffec, s’occupent exclusivement de la vérification des feux et des signaux électriques, tandis que l’entretien des caténaires relève d’une autre équipe, cantonnée à Angoulême. Quant aux voies proprement dites, aux traverses et au ballast, c’est l’affaire d’une « brigade de l’équipement » ruffécoise de huit agents. Rattachée à l’unité « Voies et bâtiments » d’Angoulême, elle a la charge d’un tronçon d’environ trente-cinq kilomètres.

— Est-ce que je pourrais rencontrer le chef de cette brigade, pour me faire expliquer ce qui est de sa responsabilité et les détails de son travail ?
—Suivez-moi, je vais vous mener jusqu’à lui.

Et Serge de m’entraîner vers le bureau de son collègue Bernard, situé à l’extrémité de la gare. Le front penché sur ses dossiers, Bernard m’apparaît comme un fort gaillard d’une cinquantaine d’années, au teint cuivré et à la moustache en bataille. Dès qu’il parlera, je serai frappé par sa voix rocailleuse et son accent du terroir. On devine l’ouvrier progressivement monté en grade, à l’ancienneté, et qui a donné sa vie au train.

— Vous voyez ce petit carnet ? Quand je fais ma tournée d’inspection, tous les quinze jours, j’y note tout ce que je remarque. Tout, sans rien oublier. Et ces observations, je les transmets ensuite au chef d’unité, à Angoulême.
— Vous êtes seul, lors de ces tournées ?
— Non, un de mes hommes m’accompagne et marche devant. Il surveille notamment l’arrivée éventuelle d’un train.
— Pourtant, vous en connaissez les horaires…
— Oui, mais il y a de plus en plus de trains qui roulent, donc les intervalles pour travailler sont de plus en plus courts. Et puis…

Et puis, tout en parlant, et comme, étonné de la curiosité que je manifeste – c’est sans doute la première fois que quelqu’un sollicite son témoignage –, il s’échauffe peu à peu à l’évocation de son sacerdoce, Bernard se lève, tripote ostensiblement la boucle de sa ceinture, l’ouvre, esquisse le geste de descendre la fermeture éclair de sa braguette, se ravise, se rajuste et se rassied. Cet intrigant manège va se répéter à chaque minute, me laissant de plus en plus perplexe et de moins en moins concentré sur notre conversation.

— … et puis, maintenant, ils font rouler les trains dans les deux sens sur chaque voie. Aussi, avant de partir en tournée, je remplis un formulaire.
— Tenez, le voici ! C’est une « demande de protection à contre-sens ». Avec ça, une fois que mon chef l’a signée, je suis assuré qu’il ne me viendra aucun train dans le dos.
— Mais qu’est-ce au juste que vous inspectez ?
La main de Bernard s’est de nouveau portée à sa braguette, et je commence à craindre que le chef de brigade ne me montre son équipement.
— Tout, je vous dis ! Les rails à changer, les aiguillages à graisser… Par sondage, je vérifie la tenue des attaches et des tire-fonds. A l’œil, je m’assure du nivellement des voies, et si je crois déceler un affaissement, on regarde avec une mire et un viseur.

Mon point de mire à moi est cette ceinture que Bernard ne cesse plus de tripatouiller compulsivement, en donnant des signes de plus en plus manifestes d’agitation. Combien de temps cette attache-là tiendra-t-elle encore ?

— Est-ce qu’il y a des tâches que votre équipe n’est pas en mesure d’effectuer elle-même ?
— Ah ! ça, les grosses interventions, comme le débroussaillage ou le renouvellement du ballast, on les sous-traite.
Ce disant, Bernard s’est déculotté pour de bon, faisant tomber son bleu de travail sur les chevilles. Cette manœuvre me révèle un short beige s’arrêtant à mi-cuisses.
— Vous devez m’excuser, dit mon informateur en ôtant son pantalon et en entreprenant de changer de chaussures. Il est midi passé, et je n’ai droit qu’à une courte pause. J’aurais bien continué la causette, mais je dois me sauver pour aller déjeuner…

***

La gare de Ruffec est un peu exilée au nord-ouest de la ville, et se loge de travers dans le détour que fait la Nationale 10. De l’autre côté de la rue Jean Jaurès, un petit ruisseau nommé, fort à propos, le Lien, sort de terre ; il ira se fondre dans la Charente après quelques centaines de mètres. Ce Lien n’est, en fait, qu’une résurgence de la Péruse qui, elle-même, à sa naissance sur la commune de Mairé-Levescault, dans le département voisin des Deux-Sèvres, s’appelle d’abord le Pion. Un enchaînement un peu difficile à suivre, surtout l’été, quand la Péruse n’a de l’eau qu’en pointillés…

Rien de plus découageant que les abords de la gare ! Il faut deviner la ville derrière des maisons abandonnées, des fabriques désertées, sur les façades desquelles s’effaceront bientôt tout à fait les inscriptions « buvette parisienne » ou encore « manufacture de chaussures ». Le roucoulement lugubre des tourterelles salue un monument aux morts, dont on trouve des exemples identiques dans plus d’un village des environs : il est fait d’une obélisque de section triangulaire curieusement étêtée. Hasard, influence maçonnique ou illustration de la symbolique chrétienne de la Trinité ? A la sortie est de la ville, le cimetière affecte, lui aussi, la forme d’un triangle équilatéral.

La D26 enjambe les voies par un pont métallique désigné naguère comme le « pont des fainéants », parce que les habitants désœuvrés allaient s’y planter pour regarder (d’un œil bovin ?) passer les trains.

Il est au moins un domaine dans lequel Ruffec peut se targuer d’avoir innové : je ne connais pas, et je doute qu’il existe, d’autre ville jumelée avec elle-même. Or, c’est cela même que je crois lire sur le bas-côté de la route, à mon entrée dans l’ancienne sous-préfecture. Pressé par un trafic qui m’interdit tout arrêt, j’ai juste le temps d’apercevoir ces deux panneaux superposés :

RUFFEC

jumelé avec :
RUFFEC (France)
WALDSEE (R.F.A.)

On trouve certes, dans l’Indre, un autre Ruffec, mais aucune espèce d’apparentement n’a été scellée avec cet homonyme, on me le confirme à la mairie. Les explications que je sollicite sur cet étrange cas d’hermaphrodisme municipal y sèment d’ailleurs l’incrédulité et la consternation. Personne, à ce qu’il semble, ne s’était avisé jusqu’ici de cette bizarrerie. Heureusement, il est prévu de renouveler très bientôt les panneaux en question. Tout de même, on va aller vérifier mes dires, pas plus tard que ce tantôt…

On ne peut pas exclure l’hypothèse qu’après un temps de réflexion, les autorités ruffécoises se féliciteront d’avoir inventé le jumelage avec soi-même et décideront de l’officialiser. Les avantages en sautent aux yeux : des échanges débarrassés des problèmes linguistiques, plus de frais de transport ni d’hébergement des délégations, de l’autocongratulation à gogo et des cadeaux achetés avec la certitude de plaire puisqu’ils ne sont destinés qu’à soi.

(Avant de quitter Ruffec, un doute me tenaillant, j’irai m’assurer de ce que j’avais cru lire. Je fais bien, car le deuxième panneau n’est pas tout à fait libellé comme il m’avait semblé. Il dit :

Villes jumelées :
RUFFEC (France)
WALDSEE (R.F.A.
).

La formulation déroge aux usages, et me paraît foncièrement ambiguë, ce qui explique mon interprétation spontanée. Les deux villes sont évidemment jumelées l’une avec l’autre, et non jumelées toutes deux avec celle dont le nom s’étale sur le panneau placé au-dessus, ainsi que je l’ai compris d’abord. La reprise du nom de RUFFEC n’en continue pas moins de me troubler. Cet écho inutile me poursuivra jusqu’au soir.)

Les deux places qui enserrent l’hôtel de ville et le marché couvert, la place d’Armes et la place des Martyrs de l’Occupation, sont plantées d’arbres et constituent le cœur de la ville, son pôle d’animation. Les commerçants affichent les programmes d’été du Cinéma Family : on y verra bientôt Scary Movie 2, Jurassic Park III et Le Baiser mortel du dragon. Surprenante programmation pour une salle qui, nonobstant son nom fédérateur, est classée Art et Essai. Mais l’art aussi a droit à des vacances, sans doute ?

Les vacances, il n’est qu’un endroit à Ruffec pour y faire songer, c’est sur les bords du Lien, où le cinéma, précisément, tient ses quartiers. L’eau presque dormante, où s’ébrouent des canards et des cygnes, l’ancien lavoir dont le toit de tuile s’étire contre la berge, et, de l’autre côté du pont, les vestiges d’un château où demeura le duc de Saint-Simon, composent, à deux pas du centre, un tableau pittoresque et reposant, hors du temps.

Je poursuis ma route par la D8, qui commence par grimper fortement pour cheminer ensuite le long de la forêt de Ruffec, à travers laquelle, à cinq ou six cents mètres de là, passe le train. L’envie me prend d’une petite promenade sous ces feuillus, que découpent en parcelles l’allée de la Grille, le chemin de la Cour, l’allée de Madame, le chemin des Orties et le chemin des Morts. La grande tempête de décembre 1999 a saigné la forêt. De façon étonnante, pourtant, seuls quelques arpents ont été décimés, créant des trouées bien circonscrites dans la masse végétale, comme si le vent s’était, lui aussi, mis à l’heure de ce que les militaires appellent « des frappes chirurgicales ». Les troncs des géants déracinés ont été débités et évacués, mais on n’a rien replanté encore. Le sol est maintenant un indescriptible fouillis de branches pourrissantes, de souches hérissées de drageons, de buissons de ronces. Plus ou moins rescapés du massacre, quelques arbres dressent leur fût isolé au milieu de ces ruines végétales. Nombre d’entre eux s’inclinent vers le nord et font avec le sol un angle de soixante degrés environ, tels des bras prêts à catapulter des projectiles vengeurs vers les cieux. J’ignore pourquoi les bûcherons les ont épargnés…

A la sortie de la forêt, Taizé-Aizie vaut surtout par sa situation. Il dévale par degrés une pente qui l’entraîne doucement vers la Charente - la petite église, sertie dans un anneau de verdure, marquant le point le plus bas du village, réceptacle de ses eaux et de ses ouailles. Un pont enjambe le fleuve, donnant accès à un ancien moulin recouvert d’un vilan crépis gris. Le brocanteur installé dans cette bâtisse essaie d’attirer le chaland en proposant à sa curiosité un petit musée de la Cafetière. Le voyageur est prévenu par affiches de ce que Taizé-Aizie accueillera bientôt sa 24e journée folklorique. Au programme, une confrontation éclectique entre un ensemble chinois de Dynastie impériale (?), Tang de Xiaps, et l’amicale laïque Temps danse, de Saint-Yrieix, l’une des communes de l’agglomération d’Angoulême. La fête se conclura par un « grand repas de l’amitié ».

La petite route de campagne file droit entre maïs et tournesol et, de D8, devient la D1 à l’instant où elle pénètre tout ensemble dans le « pays cyvraisien », le département de la Vienne et le Poitou. Je m’accorde quelques détours par Voulême, Nieullet, Comporté et le Breuil-d’Haleine, sans grand profit. L’ennui commence à me gagner à l’idée de faire halte à chacune des stations qui subsistent entre Ruffec et Poitiers : que pourront bien avoir à m’offrir les gares de Saint-Saviol, d’Epanvilliers, d’Anché-Voulon, de Vivonne, d’Iteuil et de Ligugé, sinon le spectacle prévisible et déjà trop familier de l’abandon, du délaissement et de la mort promise ?

Par acquit de conscience, me voici tout de même rendu, en quelques minutes, devant la gare de Saint-Saviol, à plus d’un kilomètre du village du même nom. Ici, le paysage est dominé par les énormes silos à grains de l’Union coopérative agricole. On peut y distinguer une manière de donjon, une série de tours accolées, une galerie couverte… mais il demeure difficile d’imaginer une gente damoiselle prisonnière en cette moderne et écrasante forteresse, et de sentir s’éveiller en soi un cœur de troubadour.

A Saint-Saviol, on reçoit certes l’omnibus qui fait encore des navettes entre Angoulême et Poitiers ; mais l’essentiel de l’activité consiste à aiguiller les wagons céréaliers vers l’est, sur l’ancienne ligne de Saint-Martin d’Usson, dont subsistent six kilomètres de voies jusqu’à Civray, qui desservent la Coopérative.

Civray est un peu à l’écart de ma route mais offre la meilleure chance d’un déjeuner consistant et il se trouve que mon estomac crie famine. Mieux vaut passer sous silence la méchante pizza qui me sera servie et retenir que, sans cette faim opportune, je serais passée à côté de l’église Saint Nicolas, l’une des plus intéressantes de la région. Edifiée sur pilotis au milieu d’un marécage dans la seconde moitié du XIIe siècle, époque charnière où le roman et le gothique se tenaient pas la main, elle se dresse aujourd’hui sur la place principale, suffisamment décentrée pour qu’on ne la remarque pas d’abord, tandis que son chevet s’entoure de jardins potagers et ouvre sur la campagne. La polychromie intérieure surprend, le goût moderne ayant partout rendu nos églises à l’austérité de la pierre nue. Cette décoration – dont même l’Abbé Morillon, ancien curé de Civray, se désolidarise dans la plaquette qu’il a consacrée à l’édifice (« les peintures qui s’étalent à l’intérieur de toute l’église impressionnent désagréablement le visiteur… ») – est du XIXe, à l’exception d’une fresque en trois épisodes relatant la légende de Saint Gilles. On peut s’amuser des figures caricaturales servant de modillons aux colonnettes de la coupole qui s’élève à la croisée du transept, œuvre d’un sculpteur abandonné à son esprit facétieux. Mais c’est évidemment le programme sculptural de la large façade rectangulaire qui retient toute l’attention.

Le thème de l’Eucharistie est traité plusieurs fois, notamment sous la forme d’un âne avalant une hostie, allégorie de l’homme qui communie sans savoir ce qu’il fait. Le saint patron apparaît, bénissant, adossé à un pilier, avec les trois petits enfants de la chanson dans un baquet posé à ses pieds. Saint Pierre et Saint Paul sont là aussi, sans les clés ni l’épée qui sont leurs attributs traditionnels et, à vrai dire, sans bras. L’Abbé Morillon fournit l’explication suivante : « En 1793, la Révolution française avait transformé l’église de Civray en temple de la Raison. Saint Pierre et Saint Paul avaient été affublés d’un bonnet phrygien et d’une pique. Lorsqu’on les a libérés de ces attributs peu conformes à leur vocation, ces deux statues ont en même temps perdu leurs bras. » Les Vierges sages et les Vierges folles se distribuent, sur la deuxième voussure du portail, de part et d’autre du Christ époux. Cependant, le plus frappant, dans cette riche iconographie, demeure pour moi le perpétuel mélange que le Moyen Age opérait entre les thèmes chrétiens et les motifs les plus fantasmagoriques : dragons terrassés par des chevaliers aussi pieux qu’intrépides, lions et oiseaux à tête d’homme, centaures, sirènes, boucs à queue de poisson, tout un bestiaire de légende, parfois de cauchemar, prospère dans la pierre, comme si la piété se renforçait du voisinage insistant des monstres et des chimères, et qu’un équilibre devait être respecté, pour l’édification des âmes simples, entre les figures du Bien et celles du Mal.

Une courte promenade dans les rues de Civray ne révèle pas d’autre curiosité marquante, même s’il ferait bon se laisser aller à une sieste sur les bords de Charente, qui sont fleuris et ombragés, séduisants en diable. Je remarque surtout que nous sommes au pays des chiens : ce n’est pas un molosse qui surgit à mon approche derrière chaque grille, mais deux et fréquemment trois ! A moins d’une cynophilie exceptionnellement développée, les Civraysiens doivent penser que trois précautions valent mieux qu’une. Par ailleurs, ils se montrent très constants dans leurs divertissements. Des affichettes m’apprennent en effet que la « Nocturne cycliste » en sera bientôt à sa 37e édition, et la « Fête du Grand-Pont » à sa 108e ! Qui aime les toutous prise la fidélité, cela va de soi.

J’y ai mis le temps mais maintenant j’ai compris que les petites gares sont presque systématiquement flanquées, sur l’arrière, des silos de la coopérative locale et, sur le côté, d’un ancien passage à niveau aujourd’hui condamné. Comme les Mousquetaires de Dumas, ces trois éléments indissociables sont souvent quatre, car il est d’usage qu’une station d’électricité parachève ce petit ensemble judicieusement coordonné.

Cependant, et si nombreux que soient les points de franchissement, les voies du TGV sont aussi jalonnées de vestiges de passages à niveau en rase campagne, loin des gares. Et l’on voit à intervalles réguliers deux petites routes désormais sans issue entretenir un dialogue muet et désespéré de part et d’autre de la digue ferroviaire. Les maisons des gardes-barrière, qui signalent à la vue ces antiques passages, sont toutes les mêmes ; étroites et couvertes d’un toit assez pentu, elles ont été construites en série.

Voici celle du Vieux Balluc, au pied du pont qui relie Blanzay à Champagné-le-Sec. Des petits rideaux proprets aux fenêtres indiquent que le logis est toujours occupé. D’ailleurs il suffit d’un petit coup de sonnette pour faire apparaître à sa porte Rachel, l’ancienne préposée aujourd’hui pensionnée, qui n’a pas souhaité quitter les murs entre lesquels s’est déroulée toute sa carrière.

— Je suis une fille du village. J’ai commencé à travailler ici à l’âge de dix-huit ans, pour des remplacements. Tout naturellement, c’est moi qui ai pris la place quand elle s’est libérée. J’ai été garde-barrière jusqu’à la construction du pont, en 1986. Elle a entraîné la fermeture de trois passages, dont le mien. Ici c’était une petite route, il passait surtout des machines agricoles. Pour mes dernières annés de service, j’ai été affectée à la brigade d’entretien des voies de Poitiers. Ce n’était pas un mauvais travail, mais j’ai tout de même traversé une fameuse déprime.

En saillie devant la maison de Rachel, une petite guérite en préfabriqué, percée de fenêtres, paraît abandonnée.

— Est-ce là-dedans que vous vous teniez pendant vos heures de service ?
— Non, ça c’était pour mon assistante, qui n’habitait pas ici. Le service doit être assuré vingt-quatre heures sur vingt-quatre, vous comprenez ? Alors elle faisait la tranche de seize heures à minuit. Moi, je me tenais dans la maison.

Rachel pense que la SNCF démolira sa maison – dont elle est locataire – quand elle ne l’occupera plus. Qui voudrait s’installer à quelques mètres des voies et à l’ombre d’un pont ? Elle, les trains ne la gênent pas, vous pensez si elle y est habituée. Pourtant, le TGV qui passe tandis que nous nous entretenons couvre totalement nos voix et nous force au silence.

Notes

[1Ed. Le Croît vif, Paris, 1997.

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