Epanvilliers est le seul village rencontré jusqu’ici à être coupé en deux moitiés, est et ouest, par la voie ferrée. A la gare, ni guichet ni billetterie automatique, seulement une pancarte enjoignant à s’adresser au contrôleur du train pour acheter ou valider son billet. Pour accéder au quai en direction de Poitiers, on doit emprunter un chemin bitumé de cinquante centimètres de large qui serpente, à peine visible, entre les herbes du talus.
Sur l’autre rive, un peu à l’écart, s’étire le château. On l’aperçoit fugitivement depuis le TGV, entre les arbres. Sa présence est plus flagrante le soir, quand ses nombreuses fenêtres sont éclairées. Ouvrant sur une vaste cour d’honneur flanquée de deux ailes et plantée de buis, c’est un château de la fin du XVIIe qui, étant passé entre les mains de deux marchands de biens, avait été morcelé en plusieurs lots. Un ancien instituteur parisien célibataire et féru d’histoire, Monsieur Lorzil, s’y est repris à trois fois, de 1974 à 1976, pour racheter l’ensemble, alors en piteux état. A l’en croire, le premier marchand, qui avait acquis le domaine pour une bouchée de pain, l’avait vendu seize fois plus cher au second. Les vingt pièces sont maintenant restaurées et meublées, et l’artisan de cette résurrection (saluée par le premier prix « Chef-d’œuvre en péril » en 1987) en assure lui-même la visite guidée.
Je suis candidat à la visite, mais il me faut d’abord patienter dans une grande salle de l’aile droite, où l’on devine une ancienne chapelle et où s’entasse un bric-à-brac plutôt décourageant, qui attend l’improbable coup de foudre d’un chineur de passage. L’attente se prolonge vingt bonnes minutes. Monsieur Lorzil en termine avec un jeune photographe venu faire des images pour je ne sais quel guide. A peine a-t-il raccompagné le reporter, qu’il se met en colère après lui :
— Cet imbécile tient absolument à publier une photo d’un petit cabinet aménagé dans l’esprit gothique, pour la raison que c’est ce qui lui a fait l’effet d’être le plus ancien. Je n’ai pas réussi à lui faire comprendre que ce n’était pas du tout représentatif de l’ensemble du château !
Je vois tout de suite que j’ai devant moi un personnage peu banal. Grand, un peu émacié, la chevelure grise, le regard incisif derrière ses lunettes à fine monture, la voix professorale et la démarche claudicante (« Depuis mon accident, j’ai subi dix-neuf opérations du genou, et je ne compte pas les dialyses… »), il se déplace de pièce en pièce en laissant trotter derrière lui un lévrier russe à poils longs, au maintien indiscutablement aristocratique.
— Vous voyez : je fais la visite pour vous seul. Les amateurs de vieilles pierres se font rares… Comment voulez-vous lutter contre la Ferme des autruches, la Vallée des singes et l’Ile aux serpents, qui draînent tous les touristes venus se perdre par ici ?
Je suggère :
— Vous pourriez acheter quelques chameaux… ?
— Oui, j’ai songé à mettre des crocodiles dans les douves.
Sauf pour me faire admirer le grand escalier et sa rampe en fer forgé, Monsieur Lorzil ne dit mot de l’architecture. Son commentaire est un curieux salmigondis dans lequel s’enchaînent sans transitions des précisions sur les meubles, tableaux et gravures (trop disparates à mon gré), d’érudites anecdotes empruntées à la vie des plus illustres seigneurs de céant, le Duc de Montalembert et la Marquise de Tryon, ainsi que des extraits, appris par cœur, du mémoire laissé par le Duc au sujet de son domaine.
Mais voici mon hôte rendu à ses fureurs. Il me prend à témoin de son infortune. N’ayant pas d’héritier direct et sentant s’alourdir le poids des ans, il s’est résolu, voilà six ans, à vendre Epanvilliers en viager. Une clause signée avec l’acquéreur, un Allemand, permet à celui-ci d’habiter dès à présent une partie des communs. Or, la cohabitation se révèle pour le moins tendue.
— Vu mes problèmes de santé, il pensait que je n’en avais plus pour longtemps, mais je suis encore bien là et il doit ronger son frein. Savez-vous comment il m’appelle ? L’occupant ! En attendant de prendre possession du château, il fait déjà visiter aux touristes la partie où il réside. Il y expose des peintures et des dessins, mais exhibe surtout fièrement son arbre généalogique. A l’en croire, sa famille serait apparentée à toutes les plus grandes dynasties d’Europe ! On voit tout de suite que c’est un faux grossier… Pour comble, il a aussi ouvert un site internet, où il tente de faire croire qu’il y aurait des fantômes dans ce château… Je vous demande un peu !
Ah ! il est mortifié, Monsieur Lorzil, d’avoir commis l’erreur de remettre son domaine en de si profanes mains.
(J’aurai la curiosité de me connecter au site. L’Allemand s’y révèlera être un Suisse, de la lignée des Comtes de Rordorf. Il polémique longuement avec l’administration française des Monuments historiques, à propos des travaux qu’il a engagés pour remettre en état l’aile dont il a déjà la jouissance, fortement endommagée par un incendie quelques années plus tôt. En fait de fantômes, il n’en fait voir qu’un seul, que l’internaute doit découvrir en cliquant sur le bon moëllon d’un pan de mur aveugle : c’est une photo de Lorzil lui-même, hantant encore le château dont il n’est plus que l’usufruitier. Un clin d’œil d’un goût douteux, qui ne suffit peut-être pas à justifier le nom donné au site : Mystery Castle Epanvilliers…)
Qui eût soupçonné que, dans ce petit coin de France apparemment paisible, les hostilités ont repris, à fronts renversé, entre « l’Allemand » et « l’Occupant » ?
***
En face, l’Hôtel de la Gare, avec sa façade rouge et blanche, a fermé. La salle d’attente, elle, est restée ouverte, le distributeur automatique de billets y est même installé. Des volets clos aux fenêtres du premier étage ; une horloge, sur le quai, qui marque à jamais 14 h 07 ; un petit bureau qui, bien que désert en cette fin d’après-midi, paraît encore servir ; une passerelle enjambant les voies : c’est l’arrêt de Vivonne.
« Le TGV ne vaut que s’il y a des trains accessibles à tous », proclame une affichette. Et une autre : « Pour une autre alternative au tout route : le train express régional ». Ces revendications ne sont plus pour me surprendre, car j’ai été édifié, quelques heures plus tôt, sur la mobilisation que suscite, chez quelques irréductibles, la sauvegarde des gares et des dessertes locales.
Le matin même en effet, en arrivant à la gare dite de Couhé-Vérac – qui porte le nom du canton mais se trouve en réalité sur la commune de Ceaux-en-Couhé, et qui est écrasée par la masse de la Coopérative agricole, la plus importante de la Vienne –, il m’avait été impossible de ne pas remarquer d’abord un alignement de pancartes protestant contre sa fermeture, survenue le 28 novembre 1998. « La régionalisation ne doit pas se faire sans le rural. » « Que reste-t-il du patrimoine de la SNCF ? », etc., etc. Affiché sur la façade de la gare, un avis officiel de la SNCF informe que celle-ci met à la disposition des habitants de Ceaux-en-Couhé et de Vaux un service de taxis jusqu’à la gare la plus proche, celle d’Anché-Voulon, le montant de la course à la charge du voyageur étant fixé forfaitairement à dix francs. (J’irai le vérifier un peu plus tard : en fait de gare, il n’existe plus à Anché-Voulon, comme à Epanvilliers, que deux quais orphelins reliés par un pont et, à nouveau, le panneau invitant à acheter son billet auprès du contrôleur. C’est ce que la SNCF appelle un PANG, un point d’arrêt non géré. Combien de temps le train fera-t-il encore halte dans ce no man’s land ? Non seulement le bâtiment qui recevait les voyageurs a été démoli, mais l’école et la poste du village avaient fermé, elles aussi, six mois auparavant.)
Portes et fenêtres sont condamnées par des panneaux de bois. Quelques pensées et tajettes poussent encore, sans soins, le long de la façade, témoignant qu’il y avait là, naguère, un parterre. Le système de ventilation des silos de la Coopérative fait un bruit qui, en tant que nuisance pour les riverains, vaut bien celui du trafic ferroviaire.
Intrigué par la date de la mise hors service de cette station, très postérieure à l’arrivée du TGV, je m’en vais quêter des informations du côté de la maison la plus proche. Un homme d’une cinquantaine d’années, coiffé d’une casquette, sort de son atelier. Oui, il convient que la fermeture de la gare est encore un sujet brûlant, et me conseille d’aller voir, à deux kilomètres de là, Monsieur et Madame Ringuet, qui sont à la tête de l’AUTC, l’Association des usagers des transports en commun du Poitou-Charentes. Les pancartes protestataires sont de leur main, et ils seront ravis, c’est certain, de me fournir tous les renseignements que je pourrais désirer sur un dossier qu’ils connaissent par cœur.
Muni d’indications sommaires, je mettrai une bonne demi-heure à trouver le hameau dit Les Cartes, où Mauricette et Edmond Ringuet résident dans une maison qui a belle allure, avec un grand jardin. Lui était serrurier, elle employée chez Monoprix. Désormais, la mobilisation pour la défense du service public et la réouverture de Couhé-Vérac est leur grande affaire, même si leur association, créée en novembre 1997 et qui, avec cent-cinquante autres associations régionales, fournit les bataillons d’une Fédération nationale, poursuit aussi des objectifs plus généraux. Edmond, en tenue de jardinier, et Mauricette, qui a prestement ôté le tablier qu’elle portait par devant sa petite robe à fleurs, me font asseoir avec eux à la grande table de la salle à manger, m’ouvrent leurs dossiers et se révèlent vite intarissables, tout heureux de pouvoir satisfaire ma curiosité.
Le motif allégué par la SNCF pour fermer la gare était tout simplement sa non-conformité aux règles de sécurité. Pour traverser les voies, il n’existait ni souterrain ni passerelle. Depuis 1994, une dame venait, aux heures des trains, faire passer les voyageurs de l’autre côté. Bien sûr, la mise en conformité aurait dû se faire avant la mise en service du TGV, mais on a traîné les pieds. Pour eux, il n’y a pas de doute : la gare était déjà condamnée. La première étape vers cette conclusion longtemps dissimulée avait été l’instauration de la billetterie automatique en 1992.
— La passerelle n’était qu’un prétexte, rugit Edmond. D’ailleurs, elle n’offrirait qu’une sécurité bien illusoire. Tout le monde sait que là où fait défaut la surveillance humaine, et où aucun signal visuel ou sonore n’avertit les voyageurs de l’arrivée des trains, des personnes traversent les voies pour éviter d’avoir à gravir la passerelle.
— La Région était prête à financer 49 % de la mise en conformité de la gare, le Président Raffarin l’avait dit, assure Mauricette. En 1995, la SNCF se disait encore prête à payer le complément. Maintenant, elle prétend que la fréquentation est insuffisante, et puis elle peut se défausser sur Réseau Ferré de France, l’établissement public créé par la loi de 1997, qui désormais possède et gère les infrastructures.
Et de me mettre sous les yeux des photocopies d’articles parus dans la presse locale. J’y trouve notamment le coût d’une passerelle : 1,6 million de francs ; un souterrain coûterait deux fois plus cher : 3 millions.
Pour Edmond et Mauricette, la SNCF doit s’en prendre à elle-même si la fréquentation des petites gares a diminué. Elle a tout fait pour décourager les candidats au voyage. Le fameux slogan : « A nous de vous faire préférer le train » ne vaut que pour les habitants des grandes villes. Rien n’a été fait pour conquérir ou conserver la clientèle rurale, bien au contraire.
— Dites bien que nous nous battons pour un aménagement du territoire plus équilibré. Partout la notion de ligne a supplanté celle de réseau : il faut revenir là-dessus !
Le couple insurgé me raconte qu’au jour de la fermeture de Couhé-Vérac, une trentaine de sympathisants s’étaient mobilisés avec l’intention de bloquer en gare ce qui devait être le dernier train, le TER de 12 h 59. Comme par un fait exprès, il n’y eut aucun train ce jour-là, la SNCF s’étant mise en grève ! En revanche, plusieurs cars de police étaient au rendez-vous…
Au-delà du cas particulier de Couhé-Vérac, cette discussion me fait prendre conscience du problème que représente l’augmentation constante du trafic sur les grands axes ferroviaires. Comment intercaler des TER qui roulent à la vitesse de 160 km/h entre les TGV qui, eux, de Saint-Pierre des Corps jusqu’à Bordeaux, maintiennent une vitesse de 220 km/h ? (Le fret, qui est acheminé bien plus lentement encore, peut du moins occuper la voie pendant la nuit.) La mise en site propre du « TGV Sud Europe Atlantique » pourrait libérer les voies existantes et permettre l’intensification du trafic régional. Mais le tracé de cette nouvelle ligne à grande vitesse n’est toujours pas officiellement arrêté. Edmond et Mauricette resteront-ils à la pointe du combat jusqu’à son hypothétique mise en service ?
Ils placent aussi leurs espoirs dans la régionalisation des transports collectifs ferroviaires, qui doit intervenir le 1er janvier 2002 et rendra les régions « autorités organisatrices des services de voyageurs ». A tout prendre, le cabinet de Jean-Claude Raffarin leur inspire une plus grande confiance que ces messieurs de Paris.
Je repenserai à Edmond et Mauricette quand j’arriverai à Vivonne, d’abord, et un peu plus tard à Iteuil. L’arrêt, ici, porte le nom d’Iteuil-Centre, appellation qui laisse perplexe, s’agissant d’un aussi petit bourg qui ne dispose naturellement que d’une seule station de chemin de fer. La billetterie a été automatisée mais, ayant déjà remarqué la qualité d’un environnement arboré fort bien entretenu, j’aurai envie d’applaudir à la vue de cette impressionnante passerelle en béton qui, de part et d’autre des voies, s’appuie sur quatre rampes en zig-zag. Du sommet de cet ouvrage d’art que je n’hésiterais pas à qualifier de monumental, on aperçoit l’église d’Iteuil et les parties les plus élevées du château d’Aigne, une grosse pièce montée vaguement disneyenne qui domine la vallée du Clain.
***
Une boutade court les abbayes bénédictines : pendant le moment de détente quotidien qui suit le déjeuner, les moines de Ligugé seraient moins bavards que les autres. Et pour cause : ils sont bien obligés de se taire quand passe le TGV !
Si incroyable que cela paraisse, les terres du monastère le plus ancien d’Occident, aux portes de Poitiers, sont traversées par le bolide du rail. Le TGV s’engouffre juste derrière le cimetière, à quinze mètres de l’église paroissiale, coupant le jardin qui se prolonge jusqu’à la rivière (qui n’est autre que le Divan, un bras du Clain). Aux Laudes comme aux Vêpres, à Tierce, à Sexte et à None, aux Complies non moins qu’aux Vigiles, quand la schola de la communauté s’abandonne corps et âme au sublime du chant grégorien, le grondement du train se lève inopinément et s’enfle jusqu’à faire frisonner les vitraux.
Le cas de Ligugé a été évoqué à Rome, lors du Congresso (l’assemblée des abbés bénédictins) de septembre 1996 consacré à « La formation monastique ». Dans son discours, le Révérend Père Dominic Milroy, sujet de sa Gracieuse Majesté, s’était interrogé sur cette confrontation brutale du temporel et du spirituel.
« Lorsque je suis allé en visite à l’abbaye de Ligugé, l’année dernière, deux choses m’ont frappé alors que je me trouvais au bas du jardin du monastère, peu avant la messe du dimanche. D’abord l’harmonie entre ce vénérable foyer du monachisme européen et son cadre naturel : la rivière, le troupeau de moutons, le verger, les chemins montant au monastère, les échos d’une toccata de Bach venant de l’église abbatiale, la préparation de la messe dans le calme. C’était comme si la nature et l’art, l’un et l’autre dirigés vers en haut, conduisaient ensemble à un acte éternel d’adoration.
_ »La deuxième chose qui m’a frappé contraste fortement avec cela. La voie de chemin de fer Paris-Bordeaux passe au milieu du jardin de l’abbaye. Pendant ma contemplation du monastère, le TGV passa soudain en trombe, c’était le monde moderne dans toute sa beauté, alliant la rapidité et le bruit. »
Le Révérend Père avait trouvé des mots confondants pour évoquer l’agresseur, caractérisé par son opposition à angle droit avec la verticalité du rapport noué avec le Ciel :
« On peut dire que le TGV est un magnifique symbole, très parlant, de la technique moderne, de la communication moderne, et même des communautés modernes transitoires. Il ne constitue pas d’abord une menace, mais une culture "horizontale" complexe, en attente d’être évangélisée, un fardeau à porter. »
Culture profane, certes, mais l’orateur s’était gardé de parler de profanation. Sa conclusion – qui procédait, justement, d’une volonté de ne pas conclure – avait des accents métaphysiques :
« … L’opposition est-elle inévitable, le mur d’incompréhension entre deux conceptions de la gloire, l’une venant de Dieu et tournée vers lui, et l’autre propriété de l’homme ? Est-ce là la servitude particulière représentée par le TGV traversant le jardin de Ligugé ? Le TGV est par nature horizontal. Dans le cadre de ses limites et sur ses rails, il est utile, puissant et beau. Lorsqu’il traverse le jardin, est-il une flèche ennemie pointée sur le cœur de la tradition monastique, ou plutôt simplement une servitude lourde de la beauté du monde, mystérieusement insaisissable et difficile à atteindre ? »
L’idée que les voyageurs du TGV formeraient une communauté à évangéliser est magnifique. Je me plais à imaginer l’abbé de Ligugé négociant avec la direction de la SNCF, en guise de réparation pour le préjudice subi, le droit d’envoyer ses moines prêcher dans les trains. Un petit discours élevant l’âme, ça nous changerait agréablement des clochards, chômeurs et autres SDF parisiens, vrais ou faux, qui prennent les voyageurs en otage avant le départ du train et leur infligent un laïus étonnamment formaté, jusque dans certaines intonations que l’on retrouve, identiques, chez la plupart d’entre eux. Mais j’interromps là des considérations qui, peut-être, offenseraient la charité chrétienne…
Je dois à Frère Patrick, un jeune moine tout sourire, préposé ce jour-là à la librairie-boutique du monastère, de m’avoir communiqué l’intervention de Father Milroy. Très intéressé par le projet qui m’amène, il m’assure que ses compagnons et lui font contre mauvaise fortune bon cœur, estimant que le passage des trains les rattache à la vie séculière. Il ne peut malheureusement m’expliquer les circonstances dans lesquelles cet étrange tracé a pu être décidé.
Sur ce point, il est pourtant assez facile, quand on se penche sur l’histoire de l’abbaye, de reconstituer ce qui a dû se passer. Au XVIIe siècle, les Jésuites ont fait l’acquisition de Ligugé, et s’en servent comme maison de campagne pour les professeurs et les élèves de leur collège poitevin. Mais la Compagnie doit abandonner le site en 1761, et c’est alors l’administration royale qui en prend possession. En 1793, les biens d’Eglise ayant été aliénés par l’Assemblée Constituante, ce qui fut le Prieuré de Ligugé est vendu à un aubergiste, pour la somme assez rondelette de 107 900 livres. C’est au petit-fils de ce même hôtelier que Monseigneur Pie, évêque de Poitiers, rachète le domaine le 1er mars 1852 pour le rendre aux moines l’année suivante, des moines qu’il fait d’abord venir de Solesmes.
Or, 1853, c’est précisément l’année de la mise en service de la liaison ferroviaire entre Poitiers et Angoulême. Les expropriations et rachats de terrains préalables à la construction des voies avaient donc, selon toute vraisemblance, dû se négocier peu avant que Ligugé ne retrouve sa vocation religieuse, avec un propriétaire qui, certainement, n’avait à défendre que ses intérêt financiers et qui, de surcroît, ne s’intéressait déjà plus au domaine.
Si les moines de Ligugé, maintes fois chassés au fil des siècles, sont toujours revenus, cette obstination s’explique par le rayonnement exceptionnel de la personnalité qui a fondé et sanctifié le site. Il faut remonter jusqu’en 361, l’année où Julien, dit l’Apostat, accéda à l’Empire. Un officier romain quitte le métier des armes à l’âge de quarante ans pour se consacrer à Dieu. Il vient s’installer là, sur la rive du Clain, dans les ruines d’une villa qu’il occupe d’abord seul, en ermite, puis comme Abbé d’un monastère, faisant construire une basilique que l’on s’accorde à reconnaître pour la plus ancienne de France. Cet homme, c’est Saint-Martin, le futur évêque de Tours, le grand évangélisateur de la Gaule, déjà célèbre pour avoir, dans sa jeunesse, partagé son manteau, un soir d’hiver, avec un pauvre homme assis à l’entrée de la caserne d’Amiens où il tenait alors garnison. Dans son sommeil, plus tard, il avait vu le Christ vêtu de la moitié de ce manteau, et sous l’emprise de ce songe s’était fait baptiser. Son existence, à l’écart des honneurs du monde, sera jalonnée de miracles, d’exorcismes, de positions courageuses à l’égard de doctrines soupçonnées d’hérésie et impitoyablement réprimées. Une existence exemplaire, magnifique d’humilité et de lumière, de nature à inspirer non seulement les croyants, mais chacun de nous. Claude-Henri Rocquet le rappelle à la fin de sa belle Petite vie de Saint Martin, « Toute la France est recouverte du nom de Martin : combien de villes et de hameaux, de communes et de carrefours, de rues et de chemins, de chapelles et d’églises, de lieux-dits ? Et même le simple mot de chapelle est fait de la cape de Saint Martin puisque la première chapelle fut bâtie pour être le reliquaire de son manteau. » Il y a une chapelle ici, à Ligugé, dite « du catéchumène ». Elle commémore le miracle le plus connu de Martin, la résurrection d’un jeune disciple emporté par une mauvaise fièvre alors qu’il se préparait au baptême.
C’est décidé : puisque les rails que je suis me conduiront à Tours, j’irai me recueillir dans la crypte où le grand Saint est enterré.
Ne quittons pas Ligugé, toutefois, sans rappeler que Rabelais y avait été accueilli comme secrétaire par le prieur Geoffroy d’Estissac ; que Huysmans fit don de ses biens au monastère en 1901 et intégra la communauté, lui qui, deux ans plus tard, célébrera les splendeurs de Solesmes dans L’Oblat ; que Forain s’y convertit ; que Claudel, Rouault et Robert Schumann y résidèrent.
Des abbayes, le Haut-Poitou en compte un certain nombre d’autres : Jazeneuil, Fontaine-le-Comte, Charroux et Nouaillé-Maupertuis, sans oublier le prieuré de Villesalem ; mais comme le TGV ne daigne pas leur passer sur le corps, nous n’en soufflerons mot.
***
Les moines de Ligugé observent la règle de Saint Benoît. Ecrite au VIe siècle, elle prône le travail, la prière, l’humilité. A trois kilomètres de là, la dernière localité avant Poitiers se nomme précisément Saint-Benoît et l’on peut y voir une église romane, d’une sobriété rare dans la région, qui appartint jadis à l’abbaye voisine. Ce gros village de six mille habitants est bloti au confluent du Clain et du Miosson. Sa gare est fermée, l’accès aux quais barricadé. Il s’agit pourtant d’un nœud ferroviaire, puisque la ligne de Niort rejoint ici celle de Bordeaux. Sitôt fusionnées, elles passent sous un pont d’acier. Ce viaduc traverse toute la vallée, enjambant aussi la rivière. Empruntable par les seuls piétons, il appartient à l’itinéraire du GR 364, qui permet de rallier Limoges à la côte Atlantique, ou à Compostelle. De là-haut, on voit poindre les tours blanches de la Cité des Sables, qui annonce la capitale du Poitou.
Insensiblement, nous avons quitté le pays de langue d’oïl pour le pays de langue d’oc, et vu l’ardoise remplacer les tuiles. Si la Loire offre un repère commode à qui veut couper la France en deux moitiés, comme ne l’ignorent pas les présentateurs des bulletins météo, c’est pourtant bien ici, plus au sud, à la frontière de l’Angoumois et du Poitou, que le basculement entre les parties méridionale et septentrionale est le plus visible.
Je laisserai de côté le patrimoine architectural et les multiples attraits de Poitiers, pour rester au plus près de mon sujet. En confrontant mes impressions de voyageur, qui ai si souvent fait arrêt en cette gare et qui y suis descendu quelquefois, avec les enseignements d’une carte détaillée de l’agglomération, je mesure combien il est difficile de comprendre, depuis les fenêtres du train, la topographie complexe de la ville. Cela provient surtout de ce que, dans l’impossibilité d’épouser les méandres d’un Clain qui se fait ici particulièrement sinueux (la rivière prend sa source à Aslonnes, distant de quinze kilomètres à vol d’oiseau), le chemin de fer coupe et recoupe la rivière à sept reprises, pas une de moins. Le noyau de la ville – je n’ose écrire son cœur historique, car sa forme serait plutôt celle d’un demi-cœur, arrondi au nord-est, effilé au sud – est d’ailleurs enserré entre une boucle du Clain et la gare ferroviaire, que vient lécher par derrière un petit affluent, la Boivre. Juchée sur ce promontoire, et sertie de quelques vestiges des remparts édifiés entre le XIIe et le XIVe siècles, la ville paraît assez ramassée ; elle ne laisse pas deviner son expansion moderne au-delà de ces frontières naturelles, vers les plateaux du nord, de l’est et du sud, où les quartiers des trois Cités, de la Gibaudrie, de Beaulieu, de Saint-Eloi et des Couronneries abritent désormais l’essentiel de la population. Face au front de maisons qui, de ce côté-là, barre la vue du voyageur arrêté en gare, un autre massif de calcaire jurassique se dresse. Il domine le grand rectangle blanc de la Poste et des rangées de peupliers. Les maisons dont il est hérissé ont, pour la plupart, un jardin en terrasse. La verticalité de cette paroi qui culmine à quarante mètres ne laisse pas d’impressionner, notre parcours n’ayant offert aucun relief de cette élévation à notre vue jusqu’ici.
Aborder Poitiers par le train, c’est, après avoir franchi le Clain pour la troisième fois, passer dans un tunnel, puis sous deux ponts, deviner, à la présence d’un fossé sur sa gauche, la Boivre qui demeure invisible, et se retrouver soudain immobilisé au milieu du delta formé par les voies aux innombrables ramifications.
Mais si l’on est à pied, le mieux, pour apprécier le site, est de s’engager, perpendiculairement aux deux falaises, sur la grande Passerelle des Rocs, aux piles de béton aussi hautes qu’une maison de cinq étages. Prenant son essor depuis le boulevard Solférino qui monte de la gare vers le centre ville, elle franchit successivement le boulevard du Grand-Cerf, les garages de la Sernam et quelque vingt-et-une voies ferrées (sept sont réservées à la circulation, tandis que les autres, réparties sur chaque côté, constituent la gare de triage), avale encore la Boivre et débouche finalement rue de la Petite Roche, sur la rive ouest. Le plus remarquable, depuis cette passerelle dont l’accès est réservé aux piétons et aux deux roues, n’est pas le point de vue panoramique offert sur les installations ferroviaires, mais la qualité de l’acoustique. L’agitation de la gare, les coups de sifflet, les annonces diffusées par hauts parleurs, tous ces sons familiers résonnent dans cette cuvette et, repercutés par les deux parois, paraissent venir se solidifier à cet endroit avant d’être dispersés par les vents.
***
Scènes vécues dans le TGV
III
15 octobre 2000
Une famille montée à Poitiers improvise un pittoresque défilé dans l’allée centrale. Passe d’abord la petite fille, harnachée d’un siège à bébé dorsal, dans lequel est assise sa poupée. Vêtu d’une veste rouge à boutons d’or, son père la suit, qui conduit une poussette affaissée sous le poids d’un énorme sac de voyage maintenu par des sangles. La mère ferme la marche, poussant un monocycle, et apparemment dépourvue d’autre bagage. Je ne peux m’empêcher de me retourner, histoire de voir si les chimpanzés savants dessinés par Franquin dans Bravo les Brothers ne feraient pas partie de la troupe.
***
C’est quand le train s’ébranle que, sitôt dépassées la place Jean de Berry et sa tour médiévale, on apprécie le mieux la paroi occidentale : les rochers sont à nu, formant une muraille naturelle au pied de laquelle s’adossent quelques bâtiments sans grâce. Ces rochers font la fierté du quartier, si l’on en juge par les noms des rues, dont une dizaine au moins les célèbrent, du Boulevard des Rocs à la rue du Fief des Rocs en passant par la rue Dames des Roches. Après un goulet, la vallée s’élargit et, laissant derrière lui un cimetière, le train retrouve un paysage vert, champêtre, reposant.
Il longe une étendue herbeuse qui s’étire en pente douce jusqu’à la rivière, accueillant ça et là des parcelles où les Poitevins viennent faire pousser des tomates et des haricots. Les pêcheurs sont nombreux sur les rives ombragées, et les rochers continuent d’offrir au paysage un fond tout ce qu’il y a de plus romantique. Toute cette zone est inondable, et je l’ai souvent vue, de la fenêtre du TGV, transformée en lagune, en bourbier, en marécage.
Ce décor champêtre a malheureusement beaucoup moins de charme pour l’automobiliste. Bordée sur sa gauche par l’autoroute d’Aquitaine, la N10 s’américanise brusquement et présente le déprimant spectacle de ces entrées ou sorties de ville hérissées de panneaux publicitaires et d’une chaîne sans fin de magasins de chaussures, de prêt-à-porter ou d’articles de sports, de garages, d’ateliers et de parkings-expositions de voitures d’occasion, de restaurants fast food enfin. Un concentré d’urbanisation contemporaine, entièrement tournée vers la consommation de biens matériels, qui se termine en apothéose par l’arrivée au temple, en l’espèce un vaste centre commercial pompeusement baptisé « Les Portes du Futur ». La proximité du Futuroscope explique probablement cette appellation hyperbolique.
La gare TGV du Futuroscope est la dernière en date et la plus impressionnante des infrastructures ferroviaires du Sud-Ouest. Conçue par l’architecte parisien Denis Laming, elle a coûté 173 millions de francs. René Monory, Président du Conseil général de la Vienne et inspirateur de ce projet complexe et ambitieux qu’est le Futuroscope, à la fois Parc de loisirs déployant tous les sortilèges des nouvelles technologies de l’image, centre de formation et pépinière d’entreprises de pointe, l’a inaugurée le 13 juin 2000.
Laming est l’architecte à peu près exclusif du Futuroscope depuis son ouverture en 1987. L’Institut international de la Prospective, le Centre de Recherche et le Palais des Congrès sont de lui, tout comme le Kinemax, l’Imax 3D et l’Omnimax. Un max, c’est bien ce qu’ont dû lui rapporter cette succession de chantiers. Véritable aubaine que d’avoir pour client privilégié le Futuroscope, obligé qu’il est de renouveler l’intérêt du public par l’implantation périodique de nouvelles attractions de prestige. A l’exception de l’Université catholique de La Roche-sur-Yon, Laming n’a d’ailleurs guère d’autre réalisation importante à son actif sur le sol français.
Le fait d’avoir un architecte principal (quid des règles de mise en concurrence ?) garantit au site une homogénéité de conception. Ici règnent en maîtres le verre, l’acier, l’aluminium, mais aussi le mariage des sphères et des arêtes vives, les formes cristallines et les surfaces réfléchissantes. La gare, qu’une passerelle de 350 mètres relie au Parc, est, quant à elle, entièrement transparente, de fines poutrelles d’acier soutenant, en guise de toit, une mince feuille triangulaire légèrement inclinée. Par son aspect comme par ses dimensions, le bâtiment ressemblerait plutôt à un aéroport.
Si grand soit-il, il est pourtant très peu renseigné et bien difficile à trouver parmi le dédale de fabriques, d’entrepôts frigorifiques, d’hôtels et de centres commerciaux qui l’environnent. Quand, après bien des circonvolutions, je débouche enfin sur le bon parking, je suis étonné de le trouver à peu près vide et, surtout, de n’y voir qu’un seul taxi en stationnement. Assis au volant, la vitre entièrement baissée, le chauffeur fume paisiblement en lisant L’Equipe. Je m’approche pour lui demander s’il est satisfait du volume de travail que ce nouvel équipement procure à sa corporation. Un silence de quelques secondes prolonge ma question, puis un profond soupir fait frémir les poils de la moustache gauloise grisonnante qui se tourne vers moi.
— Vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée ? Dans dix ans, ce sera une gare betteraves. La fréquentation du Parc a fortement diminué. La gare est venue trop tard pour la relancer. C’est comme si on avait construit un grand stade flambant neuf pour une équipe de football au moment même où elle est rétrogradée en deuxième division. Il y a le stade, oui, mais où sont passés les joueurs ?
Doit-on reprocher à Monory d’avoir adopté un train de sénateur pour doter son Parc d’une gare TGV ? Ou devrait-on plutôt le féliciter pour la sagacité avec laquelle il a vendu le Futuroscope au groupe Amaury juste avant que ne s’amorce un déclin qu’il avait peut-être pressenti ?
Entrons, et voyons cela de plus près. A cette heure de la matinée (c’est aujourd’hui dimanche et il est 9 h 45), l’édifice est à peu près désert. La cafétaria est fermée, la boutique sans aucun client. L’espace intérieur est principalement dévolu à une immense salle des pas perdus s’élevant en larges gradins destinés, je suppose, à faire asseoir et patienter les groupes. Un bagagiste se morfond derrière ce qui ressemble à un comptoir d’enregistrement de compagnie aérienne. Les visiteurs sont invités à lui confier leurs sacs et valises, qui, dûment étiquetés et placés sur un trottoir roulant, les attendront à leur hôtel, tandis qu’ils y seront, pour leur part, acheminés en minibus, les mains dans les poches.
Au guichet délivrant les billets d’entrée pour le Parc, l’employée me révèle que le rez-de-chaussée de la gare est géré par la SNCF, tandis que l’étage est entièrement du ressort du Futuroscope. Des affiches font miroiter l’ouverture prochaine d’une nouvelle attraction sensationnelle. « Le Défi d’Atlantis » combinera images de synthèse, cinéma dynamique, écran en forme de dome et lunettes donnant l’illusion du relief – en somme une combinaison de procédés déjà largement répandus sur le site et ailleurs. La publicité ne précise pas si les ouvreuses seront virtuelles, et les chocolats glacés distribués sous forme de pilules.
Sur les dix trains que reçoit quotidiennement la gare (sans compter les trains spéciaux affrétés par les groupes scolaires et autres comités d’entreprise, principalement entre avril et juin), il en est certains qui permettent de rallier directement Disneyland Paris, via Massy. N’est-il pas merveilleux que l’on ait prévu le cas des touristes désireux de sauter d’un parc d’attractions à l’autre, sans satisfaire aucune autre curiosité ? Au fait, le prochain dessin animé des productions Disney, annoncé pour Noël, a pour titre Atlantide. Les grands parcs, comme les grands esprits, sont décidément faits pour se rencontrer.
Voici que s’arrête le TGV de 9 h 58 en provenance de Lille-Europe. Les voyageurs qui descendent sont au nombre de dix. Parmi eux, quelques-uns ne viennent pas pour le Futuroscope. Ils ont affaire à Châtellerault, et tirent profit de la proximité de cette nouvelle gare, dont le trafic leur ménage de nouveaux horaires.
En pleine saison estivale, la SNCF n’a qu’un seul agent posté, le dimanche matin, dans ce gigantesque palais de verre. Une jeune fille reliée au monde par un téléphone portable, qui me confirme avec un gentil sourire que la fonction de chef de gare n’a pas été pourvue :
— Tous ceux qui travaillent ici sont pleinement responsables, à tour de rôle. Nous sommes tous chefs.
Gare betteraves, peut-être, mais gare démocratique, assurément.
***
La section que je longe maintenant, entre Poitiers et Tours, est de deux ans plus ancienne que celle qui relie Poitiers à Angoulême. Sa mise en service remonte à juin 1851, il y a tout juste un siècle et demi.
Je note que, sur les onze arrêts que comptait ce tronçon, deux gares encadrent celle du Futuroscope, distantes d’à peine plus d’un kilomètre chacune : Chasseneuil-du-Poitou au sud, Jaunay-Clan au nord. Je n’irai saluer que la première. A l’abandon, naturellement, et ironiquement située à proximité d’un musée de la Maison d’autrefois.
Mais c’est assez de gares ! J’ai fantaisie, maintenant, de m’intéresser aux châteaux. Sur le site d’une ancienne villa gallo-romaine nommée Varius se dresse le château de Vayres. Il fait face au Futuroscope, à égale distance des voies, et son jardin, agrémenté de haies de buis taillées en motifs géométriques, s’arrête en bordure du Clain. Je ne m’y promènerai que des yeux, hélas, tenu à l’écart par des grilles fermées. Il me faudrait patienter plus de trois heures pour les voir s’ouvrir, car les visites n’ont lieu que l’après-midi. Je reste là quelques minutes, cependant, à observer la silhouette massive et austère du château, qu’allègent un peu les tours au toit conique situées de part et d’autre du châtelet d’entrée ; ébaubi, surtout, devant le pigeonnier, réputé pour compter 2620 cases à pigeons.
Une demi-heure plus tard je serai à Dissay, dont le château n’accueille le public, pareillement, qu’après 15 heures. Le lendemain, me présentant devant le château des Ormes après avoir pris soin de vérifier les heures d’ouverture, je le trouverai fermé lui aussi, sans explication. Et quand, quelques heures après, je demanderai si la crypte romane située sous l’église de Sainte-Maure est accessible, on me répondra qu’elle se visite le vendredi, et seulement le vendredi. De quoi faire monter la moutarde au nez du voyageur le mieux disposé ! Il vaut la peine de souligner, je crois, que les Français, au plus fort de la saison touristique, ne se démènent pas beaucoup pour faire admirer leur patrimoine.
Halte-là ! J’ai trop anticipé. Revenons, si vous le voulez bien, sur la D4, d’où l’on jouit d’un point de vue très étendu sur le site du Futuroscope, en particulier depuis l’aire de pique-nique et d’observation fraîchement aménagée devant le camping « Le Futuriste », à l’entrée du bourg de Saint-Georges-lès-Baillargeaux.
De l’autre côté de Saint-Georges, c’est un paysage tout différent et quelque peu insolite : un petit plateau couvert d’une lande désolée, où quelques arbres solitaires semblent s’être trompés de décor. Des jeunes s’adonnent aux joies du moto-cross et se laissent engloutir par les combes qui impriment, ça et là, de profondes cicatrices dans cette zone étrange. Peut-être même font-ils vrombir leurs engins jusqu’à la « Pierre levée », un dolmen (combien sont-ils en France à être désignés par ces mêmes mots ?) placé au bas d’une longue descente, et dont la dalle de couverture en grès a éclaté en deux fragments.
Il faut traverser les lotissements d’Aillé et titiller d’anciens fours à chaux pour gagner Dissay. Je guette le château, mais il reste longtemps invisible, avant de surgir tout à coup, à gauche de la route, en plein bourg. A mon grand dam, comme je l’ai dit, je n’en pourrai contempler que la flamboyante façade, qui présente une porte encadrée de deux tours, quatre contreforts à clochetons et un corps de logis terminé par une tour d’angle. De larges douves envahies par les lentilles d’eau entourent le château. Pour atténuer un peu ma frustration, je m’en vais gravir le Trait de la Charbonnière, une ruelle qui s’élève en forte pente de l’autre côté de la place, et peux ainsi apercevoir les imposantes toitures d’ardoise de la partie arrière, percées de fenêtres Renaissance et coiffées de cheminées de briques rouges.
C’est finalement une carte postale sur le présentoir du bar-tabac tout proche qui m’offrira une vue d’ensemble de cet édifice superbe construit par Pierre d’Amboise, l’évêque de Poitiers, à la fin du XVe siècle. S’ils sont encore tels que cette photographie les montre, les jardins, qui s’organisent autour d’un bassin central, auraient grand besoin de l’attention d’un homme de l’art. Mais le bel arbre qui s’élève au milieu de la cour doit faire l’orgueil des propriétaire, qui ont en outre la jouissance, au nord, d’un petit bois touffu. La carte postale ne révèle rien, hélas, des peintures murales « rehaussées d’or moulu » de la chapelle, vantées par le Guide vert.
Entre les voies et ma route s’interpose toujours le Clain, qui égrène le long de sa rive gauche un chapelet de petits lacs. La communauté de communes des environs de Beaumont s’est choisie pour désignation « Le Val vert du Clain ». Elle ne l’a pas usurpée, car c’est un véritable festival d’îles, de moulins et de discrètes cascades qu’offre la poissonneuse rivière, tandis que des chevaux pâturent nonchalamment alentour. Empruntant, à hauteur du Moulin de la Ferrière, le pont qui mène à la Tricherie et son sinistre « arrêt pour desserte » (entendez : la gare) écrasé par la masse brunâtre de l’inévitable coopérative agricole, quelle n’est pas ma surprise de découvrir une scène flottante, avec un décor peint vaguement 1900 portant les mots « Café de Paris ». Renseignements pris, c’est le dernier vestige de la récente fête du 14 juillet, dont le thème était La Belle Epoque. Ah ! les guinguettes au bord de l’eau !…
La Nationale 10 vers Châtellerault se révélant absolument dépourvue d’agrément, je ne tarde pas à retraverser le Clain, dont la rive droite est moins urbanisée. Mais qu’est-ce donc que ce pan de mur isolé, dressé comme un totem au milieu des champs, et qui culmine à une quinzaine de mètres ? Un chemin de terre fléché le suggère : il s’agit de l’élément le plus visible des ruines du Vieux-Poitiers. Une petite ville gallo-romaine de cinq à six mille habitants serait là, encore enfouie. La superficie à fouiller est estimée à 80 hectares, me dira la jeune animatrice bénévole qui accueille les rares visiteurs.
Mais à l’exception du terrain où nous sommes, propriété de la commune de Naintré, ce sont aujourd’hui des parcelles cultivées, appartenant à des personnes privées. A moins d’expropriation, les archéologues n’y toucheront pas. Des vues aériennes auraient pourtant identifié six temples, m’assure non sans fierté la charmante hôtesse, qui ne semble avoir aucune difficulté à transfigurer, par le jeu de l’imagination alliée aux souvenirs scolaires, ces quelques pierres battues par les vents en une débauche de portiques, de temples, de murailles et de colonnades. L’ouvrage qui signale le site appartenait à l’une des deux tours marquant les extrémités du mur de scène du théâtre, dont on devine encore les accès et les gradins. Il ne fut identifié comme tel que dans les années 1960, quand on s’avisa de creuser un peu au pied de cette ruine qui passait jusque-là, dans l’opinion générale, pour le reste d’un château fort.
A deux kilomètres du Vieux-Poitiers, au bout d’une plaine alluvionnaire plate comme la main, on atteint la jolie bourgade de Cenon-sur-Vienne. C’est ici, en effet, que le Clain finit sa course et vient mêler ses eaux à celles de la Vienne, dont il renforce significativement le débit juste avant qu’elle n’aille baigner Châtellerault. Avec ses maisons basses, ses petites cours, ses placettes, ses jardins potagers, Cenon, avare de couleurs et même de fleurs, a un petit air désuet et maritime, voire insulaire. Il y a même un minuscule port de plaisance.
Comment résister à la tentation d’une promenade jusqu’à l’extrême pointe de cette corne qui s’avance encore cinq cent mètres au-delà du village, et d’aller s’absorber quelques instants dans l’observation du confluent ? Je mets quelque temps à trouver le bon chemin, un sentier de terre qui d’abord marche droit entre deux étendues en friche, puis se rapproche des bords de Vienne plantés d’une grande diversité d’arbres (peupliers, acacias, chênes, aulnes, érables sycomores, sans compter ceux que je n’identifie pas), vire soudain à gauche et, après un ultime crochet, rallie la pointe de Fort-Clan. Trois jeunes pêcheurs accompagnés d’un chien y sont installés, les reliefs d’un pique-nique étalés autour d’eux. Les berges sont absolument tranquilles, livrées aux orties et aux iris. Je ne vois pas trace de navigation sur aucune des deux rivières, sinon cette barque verte, là-bas, qui pourrit dans une petite anse du Clain. Dans le lointain, deux ou trois pans de murs ou bouts de toits se laissent apercevoir dans la futaie, insuffisants indices de la présence de Châtellerault, pourtant tout proche. Les eaux venues de gauche et de droite forment un angle aigu, comme une flèche pointée sur la destination finale de mon voyage, déjà aux trois-quarts accompli.
Je ne suis jamais allé à Hiroshima mais à Châtellerault non plus, je n’ai rien vu. Du moins pas cette fois. Car j’ai déjà eu, précédemment, l’occasion d’arpenter les 144 mètres du Pont Henri IV et de visiter le musée municipal ainsi que le musée Auto-Moto-Vélo. Je me suis même intéressé de près, naguère, à l’un des enfants du pays – certes moins universellement renommé que Descartes –, j’ai nommé Rodolphe Salis, fondateur du cabaret montmartrois Le Chat Noir et du journal homonyme, un hebdomadaire satirique dont le rédacteur en chef fut longtemps Alphonse Allais. Quelques-uns des meilleurs dessinateurs fin de siècle y donnèrent des bandes dessinées muettes, histoires sans paroles parmi lesquelles j’opérai une sélection publiée sous forme d’anthologie [1].
Sur les images que Châtellerault fait surgir à mon passage, je n’ai pas non plus envie de mettre beaucoup de mots. Les ruelles qui enserrent l’église Saint-Jacques et son carillon de 52 cloches ne manquent pas, c’est vrai, d’un certain charme, mais sitôt qu’on s’éloigne de ce quartier où bat le cœur de l’ancienne cité métallurgique, on erre, sans contredit, dans une de ces petites villes qu’en oncles et cousins on devine fertile, une de ces sous-préfectures assoupies dont Anouilh choisit Saint-Flour pour symbole.
De part et d’autre de l’axe médian de la ville – la N10, qui s’affuble localement des noms d’avenue Robert Schuman puis d’avenue Jean Jaurès –, le tracé de la Vienne et celui des voies ferrées dessinent comme une amande à la pointe tournée vers le nord. Les abords de la gare sont particulièrement tristes, sans style et sans âme. A peine s’est-il ébranlé, le train traverse la Zone industrielle nord, longeant des entrepôts, des parkings, des usines abandonnées et des terrains en friche. On aperçoit tout de même, sur la gauche, adossé au petit bois qui couronne une colline, le château de Valençay.
Je musarde le long de la D161, qui, à moins de cinq cents mètres des voies, côté est, trace un sillon parallèle au milieu des champs. Ceux-ci remontent, en pente douce, vers le Bois de la Vallée et le Bois des Niallières. Tels des blocs de glace détachés d’une banquise et se laissant dériver, ils semblent s’être arrachés à la grande Forêt de la Guerche qui étend sa large couverture un peu plus loin.
Le hameau de Saint-Ustre se signale au voyageur par la silhouette romantique de sa chapelle en ruine émergeant d’un bouquet d’arbres. En m’approchant, je la découvre enclose dans l’enceinte d’un camping quatre étoiles, Les Castels. Je m’autorise à y pénétrer, sous le regard vaguement intrigué des enfants qui s’ébattent dans la piscine. L’édifice qui a attiré mon attention n’est rien moins que la chapelle de l’ancien château féodal érigé par Hugues de Saint-Ustre en 1118. Le domaine, qui s’étend sur sept hectares, comporte encore deux logis d’assez belle allure ; l’un pourrait être un vestige du même château, ou peut-être d’une gentilhommière Renaissance, l’autre est une grosse demeure de style classique, un peu abusivement baptisée « le Petit Trianon ». L’ensemble appartient à la même famille depuis 1599, m’assure l’actuelle maîtresse des lieux, qui a fort à faire pour satisfaire les requêtes incessantes de ses nombreux pensionnaires. Elle prend tout de même le temps de m’apprendre, d’une voix où semble encore percer une vieille rancune mal éteinte, que, frappés d’expropriation, ses ancêtres ont dû se séparer d’un bon morceau de leur domaine lors de la construction du chemin de fer.
***
Scènes vécues dans le TGV
IV
27 juin 2001
Au moment de refermer sur moi la porte des toilettes, je la découvre bloquée par le cordon d’alimentation d’un appareil électrique. Je vois bien la fiche branchée dans la prise, mais il me faut ressortir pour découvrir ce qui se trouve de l’autre côté : c’est, posé sur le strapontin, un téléphone portable en train d’être rechargé. Son ou sa propriétaire est invisible, et ne paraît pas craindre les voleurs. Je pourrais, pour m’isoler, débrancher la prise ou momentanément rentrer le portable dans les toilettes, mais ma vessie peut attendre et je me mets plutôt en quête de cet insouciant(e) adepte de la téléphonie mobile, qui bloque sans vergogne l’accès aux lieux d’aisance. Je parcours l’allée en brandissant la pièce à conviction, me heurtant au contrôleur qui remplit son office.
L’appareil se révèle appartenir à une dame blonde très comme il faut, occupée à limer les ongles de sa mère assise à ses côtés. Passablement dure d’oreilles, la vieille dame ne comprend pas très bien ce dont il est question, ce qui fait que tous les passagers de la voiture 17 sont pris à témoin de nos échanges, d’ailleurs empreints d’aménité.
Le contrôleur me rattrape comme je regagne la plate-forme où, dans l’intervalle, un jeune homme a sorti sa guitare et répète une gavotte avec application. Il semble en avoir ras la casquette des incidents de toutes sortes provoqués par la polluante pullulation des portables.
— Figurez-vous que l’autre jour, excédé par les conversations de ses voisins, un monsieur a ôté l’une de ses chaussures et l’a portée à son oreille en hurlant : « Allô chérie ? Tu ne devineras pas d’où je t’appelle… » Il a mis les rieurs de son côté au moins, celui-là !
A propos de l’usage du téléphone portable dans le train (mobilis in mobile), n’auriez-vous pas d’autre anecdote, monsieur le contrôleur ?
— Il y a quelques semaines, un homme fatigué par sa journée et désireux de dormir était incommodé par les appels incessants d’un commercial qui faisait du train une extension de son bureau et parlait à la cantonade. L’homme, un fort gaillard qui pesait au moins ses cent kilos, se lève et lui demande poliment de bien vouloir mettre une sourdine ou passer ses appels de la plate-forme. Le jeune cadre fait mine d’acquiescer mais, cinq minutes après, il recommence de plus belle. Nouvelle intervention, polie mais ferme, du voyageur las ; et nouvelle promesse, presqu’aussitôt démentie. La troisième fois qu’il se lève, l’homme arrache le téléphone des mains du commercial, le jette par terre et le réduit en morceaux à coups de talon. Stupéfait, l’autre n’ose rien dire. Il faut dire qu’il ne fait pas le poids devant cette force de la nature. Eh bien, à leur descente en gare Montparnasse, l’hercule a remis devant moi un billet de cinq cents francs à l’autre type : « Pour votre téléphone »…
***
Impossible de manquer la Zone industrielle du Camp de Saint-Ustre et la masse imposante des Fonderies du Poitou, dont la façade rouge cadmium fait une tache sanglante dans le duel indécis que se livrent, en ces parages, le vert maïs et le jaune tournesol.
De la gare fantôme de Dangé-Saint-Romain, il n’y aurait à consigner que les graffiti obscènes constellant les parois de l’aubette où se trouve le distributeur automatique de billets. Mais le « dangé » serait réel de voir mon récit classé X.
Aux Ormes, le château est fermé sans raison connue, comme je l’ai dit et maudit plus haut. Il se laisse seulement deviner au fond d’une belle allée de platanes et de marronniers, ou contourner par la ruelle qui longe l’aile sud, en direction du fleuve. Désabusé, je la parcours sous un crachin qui rend les pavés glissants et la vue incertaine. La récompense est au bout de la venelle, sous la forme d’une placette plantée de jolies halles en bois du XVIIIe, auxquelles fait face une église toute blanche construite au siècle suivant, dont la tour romano-byzantine a des allures de phare.
En regagnant la voiture laissée devant les grilles du château, j’ai tout loisir de contempler, de l’autre côté de la nationale, la longue façade aveugle et symétrique d’un curieux bâtiment connu sous le nom de « La Bergerie », avec ses huit grandes tables verticales saillant de part et d’autre de la porte monumentale surmontée d’un fronton sculpté. A en croire un buveur de pastis accoudé à sa fenêtre, ç’aurait été successivement un lieu de collecte de la dîme, puis les écuries du haras constitué autour du château. Je note l’information pour ce qu’elle vaut, peu soucieux de prolonger un interrogatoire sous cette pluie qui redouble, menaçant de noyer et le pastis et ma curiosité. Le nom de l’étrange bâtisse continue pourtant de m’intriguer : je ne sache pas que des chevaux soient à leur place dans une bergerie, ni qu’un collecteur des impôts ait jamais été confondu avec un pasteur.
L’entrée en Indre-et-Loire est comme protégée par un lieu-dit au nom symbolique : le Corps de Garde. Je roule d’une traite jusqu’à Sainte-Maure-de-Touraine, dont les fromages de chèvre en forme de bûche et de pyramide ont assuré la réputation à travers la France. Sur la route, les panneaux signalent maintenant Chinon, Azay-le-Rideau et Loches. Moi qui viens de me heurter par trois fois à des châteaux fermés, voilà qu’on m’en jette à profusion, et des plus prestigieux. Ces noms suffisent à raviver des souvenirs d’enfance.
Les châteaux de la Loire, je les ai visités tous, ou peu s’en faut, avec mes parents et grands-parents maternels, entassés dans la DS familiale (ou était-ce encore la Simca « brun Victoria » ?). J’avais huit ans. En ce temps-là les demeures historiques avaient encore des gardiens en uniforme, qui s’amusaient à faire peur aux petits enfants et proféraient le plus souvent des commentaires ennuyeux ou quelquefois saugrenus, immortalisés par Jacques Dufilho dans un sketch resté célèbre.
Sainte-Maure confirme que j’ai abordé à un pays tout différent de la Charente ou du Poitou. C’est, sur ma route, la première ville en noir et blanc : murs tendres en tuffeau, toits d’ardoise sévères, en tenue de deuil. Sur les hauts de la ville, les vestiges de l’ancien château de Foulques Nera – aux mains des Rohan-Montbazon jusqu’à la Révolution – sont éclatés : un bout de rempart par-ci, une tour par-là, une poterne, et un logis où s’est installé l’Office de tourisme. (A l’instant où j’y traîne moi-même, un couple de jeunes gens entrent, sac au dos, et sans même jeter un coup d’oeil à l’abondante documentation proposée, interrogent l’hôtesse sur le seul point qui les préoccupe : « Est-ce qu’il n’y a vraiment aucun parc d’attraction par ici ? ») Mais le véritable centre administratif et commerçant, qui s’organise autour de halles du XVIIe d’une ampleur imposante, est constitué par cinq places raccordées les unes aux autres selon un plan assez retors : la place Saint-Michel (adossée au cimetière), la place du Château Gaillard, la place du Marché, la place des Aumones et enfin la plus importante, la place du Maréchal Leclerc. Je déambule longuement de l’une à l’autre, sans but précis, m’attardant devant les vitrines des magasins sous une petite pluie fine, maussade ambassadrice de la légendaire douceur tourangelle.
Pour me rapprocher à nouveau de la ligne de TGV, il n’y a pas à hésiter sur l’itinéraire : à l’Office du tourisme, on m’a vivement recommandé la vallée de Courtineau qui, à quelques kilomètres d’ici, prend naissance sitôt que l’on quitte la N10 et serpente vers l’ouest. C’est un circuit enchanté, en effet, que cette route étroite qui épouse le cours de la Manse. Le ruisseau coule sur ma gauche, entre mares à grenouilles, prairies à vaches et plantations de bouleaux, tandis qu’à droite s’élève une muraille rocheuse d’où dévale une végétation exubérante. Il y a des petites maisons ensevelies sous ces frondaisons, avec des jardins fleuris et des carrés potagers. Un grand nombre de ces modestes foyers sont partiellement ou entièrement troglodytes, à l’instar de la petite chapelle de Notre-Dame de Lorette, creusée dans le roc au XVe siècle, dont le linteau est orné d’un blason au croissant renversé.
Arrivé au hameau de Courtineau, je m’arrête devant l’une de ces cavernes civilisées, que quelques hommes s’affairent à rénover. Le nouveau propriétaire des lieux est un jeune artisan sur le point de s’installer. Epaules de bûcheron, tête bouclée et sourire engageant, il m’explique que toutes ces maisons ont été aménagées à la Révolution pour les ouvriers venus exploiter les carrières situées par-delà le ruisseau, sur l’autre versant du coteau. Invité à entrer dans sa future demeure, j’y remarque une belle cheminée de pierre, et le passage qui vient tout juste d’être creusé dans la paroi du fond, pour relier cette maison à celle d’à côté. Plusieurs autres foyers ont été renovés avant celui-ci, mais ce sont plutôt des résidences secondaires, occupées par intermittence.
Cent cinquante mètres plus loin, hélas, le charme indicible de ce petit vallon vient se fracasser contre un monstre de béton : le viaduc sur lequel passe l’autoroute d’Aquitaine. Vite, chercher une autre route de campagne ! En voici une qui répond à mon souhait : elle traverse un plateau agricole fort dépeuplé pour gagner la petite ville de Saint-Epain. Un dépliant disponible à la Maison de Pays des vallées de la Manse ne craint pas d’affirmer que cette ville-étape entre Tours et Poitiers « fut le témoin des plus grands événements du premier millénaire (invasions des Romains, Wisigoths, Francs, Sarrazins, Normands…) ». Témoin plutôt qu’actrice, je le crains. A l’intérieur de l’église du XIIe, aux vastes proportions, un panneau didactique proclame avec une fierté non dissimulée mais peut-être un tantinet excessive que « Jeanne d’Arc l’a vue de loin en allant de Sainte Catherine de Ferbois à Chinon » ! Ce souvenir du temps où Saint-Epain était une riche prévôté ne paraît pas émouvoir la dame qui balaye dignement entre les bancs de l’église. Tâche ingrate et toujours à recommencer, car les oiseaux qui vont et viennent par les trous des vitraux salissent le sol de leurs plumes et de leurs déjections. Je gage que ce sont eux, les « Petites Canailles » qui donnent leur nom au centre aéré qui fait face au porche latéral !
Jadis ceinturée de fortifications, la ville conserve quelques beaux édifices mais n’est plus défendue aujourd’hui que par des sens interdits. A force de tourner en rond sans parvenir à y entrer, je me suis demandé si j’étais l’acteur involontaire d’une séquence de caméra cachée, et j’ai finalement laissé mon véhicule sur un parking extérieur. Après tout, c’est peut-être aussi bien de faire en sorte qu’il y ait peu de circulation dans les rues. Devenu lieu de villégiature et centre du « tourisme vert » dans la région, Saint-Epain a pour atout principal son calme à toute épreuve. Elle est d’ailleurs très prisée des pêcheurs.
Je m’en éloigne par la D21, en direction de Villeperdue, et tombe en arrêt, après seulement quelques kilomètres, devant les ruines du château féodal de Montgauger (ou Montgoger : cartes et panneaux se contredisent sur l’orthographe). Erigé dès le XIIe siècle, ce fier édifice devint le lieu de résidence d’une véritable cour et fut érigé en Marquisat en 1623. Après la Révolution et les deux incendies de 1833 et 1943, il en reste aujourd’hui principalement une façade aux fenêtres béant sur le vide, assaillie par la végétation. Une gravure romantique qui ne se laisse admirer que de loin : ce fantôme de château, et le grand parc boisé qui le prolonge, sont propriété privée.
Plus loin se dresse une petite chapelle, qui vient à point nommé me rappeler la visite que j’ai promis de rendre à Saint-Martin, quand je serai rendu à Tours. On l’a construite au XIXe, pour protéger et sanctifier un puits au-dessus duquel le jeune Epain, baptisé par le fondateur de Ligugé, eut la tête tranchée.
Villeperdue a son château, elle aussi : en bordure de route, un très agréable logis Renaissance aux tours en poivrière, ceinturé de larges douves. Il n’atteint pas la hauteur de l’inévitable Coopérative agricole jouxtant la gare, où l’horloge s’est arrêtée sur 6 h (ou 18 h ?) 16.
Avant d’aller présenter mes respects à Saint-Martin, j’ai rendez-vous avec l’autre figure tutélaire de ce voyage : Honoré de Balzac. Si l’un repose à Tours, l’autre y est né ; et sans être dévot, il n’en avait pas moins l’habitude de parler de son métier en termes monastiques. Nous avions laissé nos Illusions perdues à Angoulême, nous retrouverons leur auteur à Saché. Comment ne ferais-je pas ce léger écart qui me déposera sur les rives de l’Indre une dizaine de kilomètres en aval de son point d’intersection avec la voie ferroviaire ? Saché, sachez-le, est ce manoir, ou ce « débris de château », comme disait Balzac – mais il parlait aussi d’un « havre de grâce » – où le romancier fit de nombreux séjours, entre 1829 et 1848, à l’invitation des Margonne, amis de ses parents. Les Margonne, qui ne sont pas sans présenter quelques traits de ressemblance frappants avec le couple Grandet. Ce sont d’autres œuvres, pourtant, qui furent écrites ici, dans ce refuge à l’écart de l’agitation parisienne. En tout ou en partie : Maître Cornélius, Louis Lambert, La Recherche de l’Absolu, Le Père Goriot, Séraphita, César Birotteau, nos fameuses Illusions, et surtout Le Lys dans la vallée, hymne au paysage des environs de Saché, à cette « belle vallée de l’Indre à laquelle se rattachent pour moi les souvenirs de mes progrès dans les champs de la pensée », ses méandres et ses « trois moulins posés parmi des îles gracieusement découpées au milieu d’une prairie d’eau ». Un paysage qui n’a que peu changé, une vallée où se trouve encore aujourd’hui ramassée toute la grâce tourangelle. « Le ciel est si pur, les chênes si beaux, le calme si vaste »"
Outre le charme du lieu, la visite de Saché est propre à combler les Balzaciens, qui découvriront la chambre où le grand homme couchait dans un petit lit, plus quantité de souvenirs, de manuscrits, d’épreuves corrigées et de caricatures.
En diligence, il ne fallait pas moins de vingt-trois heures à Balzac pour venir de Paris à Tours, une équipée qu’il divisait ordinairement en trois étapes. Après quoi, il lui restait encore une journée de marche pour rejoindre Saché ! Toutefois, le 26 mars 1846, la gare de Tours recevait le premier train en provenance de Paris. Et Honoré put, dès cet été-là, s’émerveiller de ce nouveau moyen de locomotion qui réduisait la durée du voyage à six heures.
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Le réseau hydrographique bascule à l’approche de la capitale de la Touraine. Nous avions jusqu’ici, le TGV et moi, marché successivement de conserve avec trois cours d’eau, la Charente, le Clain et la Vienne, qui s’étaient révélé d’agréables compagnons de voyage. Tours, au contraire, se protège derrière un triple rempart fluvial : l’Indre, le Cher et la Loire, trois lignes de défense longitudinales, coulant d’est en ouest et qu’il nous faut franchir l’une après l’autre.
Décidé, depuis le premier jour, à ne pas dépasser le val de Loire, ce n’est pas cette barrière symbolique qui me retient de pousser jusqu’à Paris ; c’est tout simplement que je n’ai jamais trouvé d’agrément, au cours de mes navettes ferroviaires, à cette dernière partie du trajet, caractérisée par sa monotone et désespérante horizontalité, d’où s’arrache de loin en loin un clocher solitaire, et par la vastitude d’étendues livrées à la monoculture. Non, il n’y a rien qui accroche le regard en cette plaine de la Beauce, pour ce que, du moins, l’on en peut juger depuis la fenêtre du train. Rien sinon, dans ce ciel ouvert sur l’infini, les humeurs changeantes de la météorologie. Certains matins d’octobre ou de novembre, quand le soleil affronte celui que Gustave Roud appelait « le perfide seigneur d’extrême-automne, le brouillard », et finit par caresser la campagne de son pinceau doré, c’est le bonheur : on arrive à Paris l’esprit conquérant, fortifié par la promesse d’une belle journée.
« Ville du chemin de fer », comme l’écrit Jean Chédaille [2], « nœud ferroviaire majeur à la rencontre de deux grands courants de circulation, nord-sud et ouest-est », Tours compta jusqu’à dix mille cheminots dans les années 1920. Fier témoignage de ce passé, une locomotive de type Pacific 231 E 41, superbe machine de 125 tonnes construite en 1935, maintenue en activité jusqu’à la fin de l’ère de la vapeur, a été installée comme monument sur une place de Saint-Pierre-des Corps.
S’agissant de la liaison avec la capitale, le TGV a rompu avec l’ancien tracé, celui inauguré en 1846, qui passait par Orléans. En 1833, l’ingénieur Corréard – encore lui ! – avait tenté d’imposer un itinéraire plus court, qui ežt desservi Chartres. Mais, au terme de douze ans de débats et de lutte opiniâtre, il avait été mis en minorité. La mise en site propre du TGV a en quelque sorte réconcilié les deux camps adverses d’autrefois, en adoptant un tracé intermédiaire.
La gare de Tours, due à un enfant du pays, l’architecte Victor Laloux, est une gare cul-de-sac, à l’instar des gares parisiennes. Il fallut donc construire, ainsi que l’explique Chédaille, une autre station, « la gare suburbaine de Saint-Pierre des-Corps, dont la fonction était à la fois d’être une gare de passage et d’échanges pour les express de Paris à Bordeaux et à Nantes qui ne pénétraient pas dans la ville de Tours, et une gare de triage, pour les marchandises. » C’est autour de cette seconde gare, inaugurée en 1858, que se développèrent les ateliers et que prospéra une véritable cité cheminote. Si Tours fut longtemps ancrée à droite, sous la poigne autoritaire du maire Jean Royer, Saint-Pierre-des Corps, au contraire, resta toujours gouvernée à gauche.
Trois mille cinq cents tonnes de bombes furent déversées sur la commune de Saint-Pierre à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, transformant le site de la gare en un champ de ruines. Pour parer au plus pressé, on reconstruisit dès la Libération une gare provisoire en bois. Puis, en 1958, un nouveau bâtiment peu élégant, et enfin, pour accueillir le TGV, l’actuelle gare de Pierre-Olivier Commarteau. Une navette permet de gagner, en quelques minutes, la gare centrale de Tours, proche de l’Hôtel de Ville, du Palais de Justice et du commissariat central. Dans le sens nord-sud, certains TGV ne marquent pas l’arrêt à Saint-Pierre-des-Corps, ils filent d’une traite de Paris jusqu’à Poitiers, voire jusqu’à Angoulême. Ceux-là contournent l’agglomération, piquant droit au sud à la sortie de Vouvray, tutoyant la Forêt de Larçay puis décrivant une boucle pour rejoindre la ligne principale juste avant la traversée de l’Indre.
Mais si, rétablissant le sens de mon périple, je me fais déposer à Saint-Pierre par un train en provenance de Bordeaux, je franchis d’abord le boulevard périphérique, découvre les quartiers de la Vallée violette et de la Bergeonnerie puis celui des Fontaines, avec ses tours blanches coiffées d’un petit béret d’ardoise, et traverse le Cher en deux temps, transitant par l’île Honoré de Balzac réservée aux promeneurs et aux sportifs. Ce poumon vert aménagé en jardin, entouré d’eau et de sable, laisse présager d’une ville où l’on saurait encore donner du temps au temps, de l’élan au corps et de la paix à l’âme.
Quand, profitant du sommeil des Poitevins, les Tourangeaux s’approprièrent la dépouille de Saint-Martin et la ramenèrent jusqu’à eux dans une barque, par la Vienne et par la Loire, la légende dit que, bien qu’on fût en novembre, il se produisit, sur le passage du corps, une brève résurrection de l’été : les arbres retrouvèrent des feuilles, les fleurs s’épanouirent, les animaux s’ébrouèrent et les oiseaux poussèrent leurs plus belles trilles.
Ce qui restait du corps de Martin fut détruit ou dispersé par les Huguenots en avril 1562. On ne retrouva qu’une portion de son crâne et un os du bras. Les pélerins viennent toujours vénérer ces reliques dans la crypte située sous la basilique dédiée au Saint. La nouvelle, celle que Victor Laloux édifia de 1886 à 1924 dans un style néo-byzantin. De l’ancienne basilique qui protégeait le tombeau depuis le haut Moyen Age, seuls quelques vestiges se dressent encore, dont l’altière Tour Charlemagne.
Martin qui, même évêque, s’efforçait de vivre tel le plus humble des moines, est-il apprécié l’opulence du nouveau temple, ces colonnes de marbre et ce choeur surélevé vers lequel s’élève un escalier monumental ? La ferveur a-t-elle besoin de tout cet or, de toute cette pompe ? Dans le silence de la crypte, je fais taire mon irritation et plonge dans un recueillement qui me transporte dans les jardins de Ligugé avant, bien avant la pose du premier rail, l’acheminement de la première traverse.
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1851. La liaison ferroviaire entre Paris et Poitiers est inaugurée. Deux ans plus tard elle pousse jusqu’à Angoulême.
1933. La ligne est électrifiée de Paris jusqu’à Tours. Le trajet peut désormais s’effectuer en 1 heure 56 minutes, à la vitesse moyenne de 119 kilomètres à l’heure, record jamais atteint dans l’Hexagone.
1955. Cette fois, la France s’adjuge un record de vitesse mondial en faisant rouler, sur la ligne des Landes, deux locomotives électriques de types différents à 331 km/h.
1964. Le Japon nous grille la politesse en mettant en circulation le premier train à grande vitesse. La « New Tokaido Line » relie Tôkyô à Osaka.
1981. François Mitterrand inaugure la première ligne TGV. Le trajet de Paris à Lyon dure deux heures, à une vitesse moyenne de 260 km/h. La ligne ne sera pourtant parachevée que deux ans après.
1985. Les travaux du TGV Atlantique commencent en février.
1990. La SNCF établit un nouveau record du monde en faisant rouler un TGV sur la ligne Paris-Tours, quatre mois avant son ouverture au public, à la vitesse de pointe de 515,3 km/h.
2001. Plus de 200.000 voyageurs empruntent les lignes TGV françaises chaque jour. A cause de la mise en service du TGV Méditerranée, il n’y a momentanément plus tout à fait assez de trains disponibles pour satisfaire la demande sur la ligne Atlantique. Des TGV qui comportaient habituellement deux rames doivent maintenant se contenter d’une ; les contrôleurs y montent en serrant dans leur sacoche une feuille indiquant le nombre précis des voyageurs en surréservation, dont il devront sans doute essuyer le courroux.
Cependant, alors que cent cinquante trains roulent quotidiennement entre Tours et Bordeaux, le trafic frôlant son point de saturation, le tracé de la future ligne à grande vitesse fait encore l’objet de tractations laborieuses. La presse régionale en reparle en ces premiers jours d’octobre au cours desquels j’écris cette page, car les élus vont recevoir incessamment les propositions officielles des services de l’Etat. Déjà propriétaire d’environ cent mille hectares de terrains dans tout le pays, le Réseau Ferré de France augmentera-t-il encore un peu son gigantesque domaine foncier ? En tout cas, on n’envisage plus d’inauguration en 2007. Au mieux, la ligne rapide entre Bordeaux et Angoulême serait ouverte en 2012 ; pour le tronçon Angoulême-Tours, il faudra attendre plus longtemps encore.
Le TGV était sur la bonne voie. Se pourrait-il qu’il tergiverse ?
Pour faire rouler ses roues en acier sur des rails en acier, manquerait-il une détermination de fer ?
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La période angoumoisine de ma vie va s’achever dans quelques mois. Je n’aurai sans doute plus souvent l’occasion de monter dans le TGV Atlantique.
Je ne m’amuserai plus du ballet presque rituel des voyageurs qui, s’étant trompés de place, se les échangent en un jeu de chaises musicales qui se propage quelquefois à tout le wagon. Je ne rencontrerai plus les quelques figures de légende qui circulent sur cette ligne. Par exemple cet homme qui monte régulièrement à Tours avec un sac plein de vipères recueillies sur les voies et qui les amène à la capitale, pour le bénéfice de l’Institut Pasteur ou de je ne sais quel autre client ; ou ce chanteur très connu qui, souvent pris de boisson, se signale alors par un comportement si odieux envers les autres voyageurs que le personnel du train l’a plus d’une fois invité à descendre. La SNCF, avec une sollicitude qu’elle n’aurait pas pour vous et moi, lui paye alors le taxi jusqu’à Paris…
A mon prochain voyage, je n’emporterai pas de livre. Je garderai les yeux ouverts sur le paysage. Tel un chapelet, j’égrènerai les gares où l’on ne s’arrête plus. Je saluerai l’abbaye profanée, le Futuroscope en perte de vitesse, le château d’Epanvilliers ébranlé par ses querelles intestines. J’aurai une pensée secrète pour Honoré et pour Martin, mais aussi pour l’artisan de Courtineau, le chef de la brigade d’entretien de Ruelle, la garde-barrière du Vieux Balluc, les protestataires de Couhé et les lycéens de Luxé.
Je me souviendrai de Philéas Fogg et de Passepartout traversant l’Inde en train à vapeur, à la vitesse de vingt miles à l’heure, aux yeux éblouis desquels, écrit Jules Verne, « le panorama défilait comme un éclair ».
Je me souviendrai des mots du journaliste qui, en 1846, dans le numéro spécial de L’Illustration « devant servir de guide pittoresque à tous les voyageurs qui iront de Paris à Tours », s’interrogeait : « Où courons-nous si vite ? Pourquoi cet empressement d’arriver ? Ne serait-il pas temps de s’arrêter un peu sur cette pente rapide où nous glissons ? »
Je me souviendrai du Littré qui, dans son édition de 1877, donnait déjà les appellations « train de grande vitesse » et « train-éclair ».
Je me souviendrai…