1984-88 : les cinq années pendant lesquelles j’ai dirigé les Cahiers de la bande dessinée, revue d’études et d’information publiée par les éditions Glénat, restent dans mon souvenir comme la période la plus stimulante de mon parcours professionnel dans la bande dessinée, qui s’est poursuivi ensuite au Centre national de la bande dessinée et de l’image. Ce fut une aventure intellectuelle collective, marquée par une activité effervescente, la construction de quelques amitiés et l’écume de quelques polémiques ; inspirée, surtout, par le sentiment exaltant d’avoir à inventer un discours neuf pour défendre une certaine idée de la bande dessinée et pour illustrer la passion qu’elle nous inspirait.
Je reçois encore aujourd’hui des témoignages réguliers de l’importance qu’ont pu avoir les Cahiers de la bande dessinée pour une génération de bédéphiles, et je mesure qu’elle est allée au-delà de ce que je me représentais alors. Certains jeunes dessinateurs que je vois arriver à Angoulême pour y apprendre la bande dessinée à l’Ecole supérieure de l’image possèdent une collection à peu près complète des Cahiers de cette époque (à laquelle ils étaient pourtant trop jeunes pour nous suivre), lue, relue et annotée : c’est dans ces pages qu’ils ont acquis une culture de la bande dessinée. Des supports critiques ultérieurs comme L’Indispensable ou Critix ont bien voulu s’inscrire dans une filiation directe avec le travail que nous avons accompli (" L’indispensable " était, d’ailleurs, le titre d’une rubrique des Cahiers). Et il n’est pas rare que je reçoive une lettre disant : " 9e art, ce n’est pas mal. Mais quand nous referez-vous les Cahiers ? "
Une telle imprégnation s’explique en partie par cette circonstance, qu’en France et en Belgique, la bande dessinée n’a pas connu d’autre exemple de support critique paraissant très régulièrement et bénéficiant d’une distribution en kiosques par les NMPP - sinon, de 1973 à 1975, une formule mensuelle de Phénix hébergée chez Dargaud, et plus tard, en 1999, l’éphémère tentative de Bachi-Bouzouk. Le monopole dont ont bénéficié les Cahiers (auquel j’eusse d’ailleurs de beaucoup préféré l’émulation avec un ou plusieurs titres concurrents) leur conférait une position d’autant plus paradoxale que la ligne éditoriale de la revue, sa dimension intellectuelle, intransigeante, élitiste si l’on veut, ne correspondait pas à ce qu’auraient spontanément attendu et souhaité le plus grand nombre des amateurs de bande dessinée.
Je crois que cette ligne obéissait à une nécessité historique, et que ces Cahiers-là sont venus, sans doute pas d’où on les attendait, mais à point nommé. Je suis peut-être abusé, dans mon appréciation rétrospective, par mes fonctions ultérieures au CNBDI mais il me semble qu’on ne peut tenir pour un simple hasard le lancement des nouveaux Cahiers en janvier 1984, c’est-à-dire tout juste un an après l’annonce, par Jack Lang, de la création d’un grand établissement culturel en région, décidé et soutenu par l’Etat, voué à la conservation du patrimoine de la bande dessinée et à sa promotion. Oui, le moment était bien venu, dans la dynamique de ce mouvement de légitimation culturelle de la bande dessinée amorcé dès les années soixante, d’un organe de réflexion témoignant, envers le 9e art, d’une exigence critique comparable à celle qui s’appliquait de longue date aux autres productions artistiques et, singulièrement, aux autres formes narratives que sont le roman et le film. C’est en cela, très précisément, que consistait le projet des nouveaux Cahiers.
Il était fatal que cette entreprise fût diversement appréciée. La résistance contre tout intellectualisme est fortement ancrée dans le monde de la bande dessinée, et nombreux sont ceux, chez les créateurs non moins que chez les lecteurs, qui ne veulent voir en elle qu’une littérature d’évasion, voire un divertissement de cancres, aux antipodes de toute " prise de tête ".
Pourtant, au cours des cinq années dont je parle, des oeuvres de la puissance de Feux (Mattotti), Maus (Spiegelman), Watchmen (Moore et Gibbons) ou encore les premiers volumes des Cités obscures de Schuiten et Peeters ont vu le jour, des oeuvres qui, venant certes après d’autres réussites majeures (de Krazy Kat à Major fatal), appelaient un discours, une attention à la hauteur de leur investissement artistique. D’autre part, une production devenue pléthorique (du moins la jugions nous telle ; mais elle a encore été multipliée par deux depuis) nécessitait un travail critique et journalistique d’information, de médiation, tâche que la presse et les médias non spécialisés remplissaient très insuffisamment - et cela du moins n’a pas changé.
A consulter les ouvrages de référence les plus usités aujourd’hui, il semble que l’enjeu intellectuel, le moment d’histoire culturelle qu’incarnèrent alors les Cahiers, l’impact qu’ils eurent sur la bande dessinée contemporaine d’expression française, sont, délibérément ou non, minorés, ignorés ou même moqués. Le BDM (Trésors de la bande dessinée) retient seulement que " des analyses "sémiotiques" quelque peu indigestes découragèrent les lecteurs " ; et le Dictionnaire mondial de la bande dessinée chez Larousse abonde dans ce sens, assurant que " par trop élitiste, la revue [s’éloigna] peu à peu du grand public ". Le cadavre dérangerait-il encore ?
Je n’entreprends pas ici un plaidoyer pro domo, qui n’aurait plus aucun sens après toutes ces années. Je souhaite simplement témoigner de la façon dont j’ai vécu cette aventure, et des conditions dans lesquelles elle s’est accomplie.
Sans doute me faut-il commencer par rappeler brièvement ce qu’étaient les Cahiers de la bande dessinée avant que je n’en prenne la direction. Lancée par Jacques Glénat lui-même en 1969 sous la forme d’un fanzine ronéotypé, la publication s’était professionalisée à compter du n° 7, en 1972. Pour l’essentiel, chaque numéro était constitué par un dossier consacré à un auteur, dossier obéissant à une formule canonique : interview, articles, bibliographie. Le titre officiel était alors Schtroumpf, " les cahiers de la bande dessinée " tenant lieu de sous-titre. A un moment donné, quelques pages comportant de brèves recensions des parutions récentes étaient venues étoffer le sommaire, puis ces pages avaient disparu. Une cinquantaine de numéros avaient été publiés, de sorte que la quasi-totalité des grands auteurs franco-belges vivants avaient été traités.
La singularité de la revue était de fonctionner, vaille que vaille, sans responsable. Au début des années quatre-vingt elle était passablement essoufflée, subissait la désaffection de la plupart de ses rédacteurs " historiques " (Numa Sadoul, Henri Filippini, Louis Teller, Antoine Roux) et paraissait de plus en plus irrégulièrement. Faute d’un rédacteur en chef programmant les dossiers à l’avance et veillant à en réunir la matière en temps utile, les numéros sortaient de façon aléatoire, au gré des propositions introduites par quelques pigistes agréés. Lorsque Glénat retenait une proposition de dossier, celui qui l’avait amenée assumait la responsabilité de le mener à bonne fin, sans subir aucune pression quant aux délais. Il réalisait l’interview, commandait quelques articles, était (chichement) rétribué pour son travail de coordination, et le numéro était mis en fabrication quand la matière était livrée.
Ce régime s’appliquant, j’ai moi-même coordonné quatre numéros, respectivement consacrés à Vandersteen (n° 51), Crepax (52), Peyo (54) et Comès (55). Le choix du flamand Vandersteen et de l’italien Crepax était une tentative d’élargissement de la collection à des auteurs non francophones.
Cependant cette formule ne me satisfaisait pas. Les monographies publiées au début des années quatre-vingt par les éditions Magic Strip à propos de Tardi, d’Hergé et de Cuvelier suggéraient la possibilité d’autres approches des oeuvres, plus analytiques. Les ouvrages de Bruno Lecigne chez Futuropolis, écrits seul ou avec Jean-Pierre Tamine, témoignaient d’une nouvelle ambition critique pour la bande dessinée. D’autre part, en 1979, comme je venais d’achever mes études de journalisme, j’avais été approché par les jeunes éditions Bédéscope, à Bruxelles, pour concevoir, en collaboration avec Didier Pasamonik, un magazine d’information sur la bande dessinée. Nous avions travaillé plusieurs mois sur ce projet, baptisé, par la volonté de l’éditeur, Bédéscope magazine. La maquette d’un numéro zéro avait même été présentée à Paris à l’automne, lors de la Convention de la bande dessinée. Nous y signions tous les articles à deux, à l’exception d’une contribution de Jacques Van Herp, éminent spécialiste belge de la science-fiction. Le magazine ne comptait qu’une cinquantaine de pages, mais il misait sur la régularité d’une parution mensuelle pour s’imposer. Las ! Pasamonik et moi divorçâmes d’avec Bédéscope, et le n° 1, prévu pour janvier 1980, ne parut jamais. De cette expérience avortée, j’avais conservé une nostalgie. Avec Benoît Peeters, Bruno Lecigne et Pasamonik, nous déplorions l’absence de support où publier des réflexions sur la bande dessinée, et partagions le même rêve d’une vraie grande revue d’études et d’information.
Tout ceci me conduisit à prendre, à titre individuel, l’initiative d’un petit Mémorandum pour de nouveaux “Cahiers de la bande dessinée” ; je l’adressai à Jacques Glénat en juillet 1983. Puisque nous n’avions pas réussi à créer le nouveau support auquel nous aspirions, pourquoi ne pas transformer un titre existant dans lequel nous avions déjà nos entrées ? Je proposais de conserver le principe du dossier monographique, en raison de son impact commercial et pour ne pas bouleverser complètement l’image de la revue ; et d’adjoindre au dossier " une partie “magazine” d’égale importance quant au nombre de pages, voire plus importante que le dossier lui-même ". (Afin de mieux structurer le sommaire, cette deuxième partie devait finalement elle-même se scinder en deux ensemble, intitulés respectivement " magazine " et " galerie ".)
Sur la foi de mon mémorandum de treize pages, l’éditeur grenoblois accepta de délocaliser les Cahiers à Bruxelles ! Pendant cinq ans, ils ont été domiciliés chez moi, la rédaction se confondant avec mon bureau personnel. Ce fut d’abord au 139 de la rue Defacqz (commune de Saint-Gilles), dans l’appartement que j’occupais, depuis septembre 1983, au cinquième étage. Puis, à dater de décembre 1987, dans l’appartement où devait naître ma fille, au 2a avenue Slegers, dans la commune de Woluwé Saint-Lambert, située plus à la périphérie de Bruxelles et où j’avais passé toute mon adolescence.
Au cours de ces cinq ans, Jacques Glénat ne me rendit, je crois bien, qu’une seule visite. C’était à l’automne 1983, avant même la parution du premier numéro de " l’ère Groensteen ", pour discuter des modalités pratiques et financières de notre collaboration. En deux heures de temps tout fut dit, et quatre mois plus tard nous lancions, à Angoulême, le premier numéro de la nouvelle formule.
En 1984, la société des éditions Glénat fêtait ses dix ans d’existence officielle. A trente-et-un ans - à peine quatre ans de plus que moi -, Jacques Glénat était le PDG d’une entreprise en pleine croissance dont le chiffre d’affaires s’était élevé, l’année précédente, à 45 millions de francs. Après avoir lancé deux filiales, Glénat Images en 1982, Glénat Librairie en 1983, l’éditeur grenoblois, sans s’attarder sur l’échec de Gomme, magazine de BD pour enfants qui n’aura pas connu plus de 26 numéros, prenait un risque mesuré en se lançant dans une autre aventure de presse, celle des nouveaux Cahiers.
Je l’ai dit, quatre mois seulement s’écoulèrent entre le feu vert de l’éditeur et la sortie du n° 56 inaugurant la nouvelle formule. On conviendra que ce fut un laps de temps très court, compte tenu du fait que je n’avais pas réellement d’équipe rédactionnelle constituée, pas le moindre texte en réserve, pas de maquette, et que je devais me mettre en quête, à Bruxelles, de prestataires pour la composition, la mise en page, la gravure et l’impression. L’urgence dans laquelle se prépara ce premier numéro était due au fait que Glénat tenait à ce que le lancement se fasse à l’occasion du Salon d’Angoulême. Elle prit une dimension véritablement critique au bout de quelques semaines, quand de la même autorité me vint l’injonction de débuter par le dossier Juillard, et non par le dossier Régis Franc qui, selon nos accords initiaux, aurait dû le précéder. Je dus mettre de côté les textes déjà rassemblés et en commander d’autres, à rédiger... pour la semaine suivante ! L’interversion qui m’était imposée devait permettre au numéro des Cahiers de coïncider avec la sortie du premier volume de la série Arno (dessinée par Juillard sur un scénario de Jacques Martin) et ainsi de participer à son lancement médiatique. Cette péripétie ne compliqua pas seulement ma tâche, en raccourcissant encore des délais déjà acrobatiques ; elle me mit en délicatesse avec André Juillard, qui crut que je ne m’acquittais de ce dossier qu’avec réticence, alors que je ne me plaignais que de devoir l’improviser dans une telle hâte (je pus heureusement m’en expliquer ensuite auprès de lui) ; enfin elle me fit craindre pour l’indépendance de la ligne rédactionnelle des Cahiers par rapport à notre éditeur, sujet sensible sur lequel je reviendrai. Autant que je me souvienne, ce fut pourtant l’unique modification apportée par Glénat au programme des dossiers, que je lui soumettais toujours avec trois ou quatre numéros d’avance.
Ma tâche la plus urgente fut de réunir une équipe rédactionnelle. Je pouvais compter sur Lecigne, mais Pasamonik était désormais éditeur et Benoît Peeters, dont la carrière de scénariste prenait son essor, ne souhaitait pas, en commentant le travail de ses confrères, paraître juge et partie. Je ne réussis pas non plus à obtenir d’article de Francis Lacassin ni de Pierre Couperie, approchés l’un et l’autre. Par commodité, je recrutai donc les premiers collaborateurs dans le milieu que je connaissais le mieux, celui du journalisme et de la jeune littérature à Bruxelles. La proximité géographique permettait d’organiser chez moi des réunions et de se partager plus rapidement et efficacement les tâches. Thierry Smolderen (rencontré, en même temps que Pierre Sterckx, alors que tous deux travaillaient à leur " portrait biographique " d’Hergé), Daniel Hugues, Jacques de Pierpont, Thierry Joor et Franz Van Cauwenbergh étaient des mordus de bande dessinée. Mais d’autres collaborateurs bruxellois de la première heure (Arnaud de la Croix, Luc Dellisse, Anita Van Belle et Patrick Delperdange) étaient simplement de " bonnes plumes " dont j’orientai la curiosité intellectuelle vers un genre qu’ils n’avaient guère fréquentés jusque-là. Il est piquant que, par la suite, de la Croix soit devenu éditeur chez Casterman (responsable de la BD tous publics) et Dellisse scénariste.
Si imparfaite qu’elle fût, la nouvelle formule des Cahiers bénéficia d’un accueil aussi large que favorable dans la presse. Le salut confraternel d’une autre revue spécialisée, Le Collectionneur de bandes dessinées (qui apprécia en particulier le “crible”, " de consistantes et pertinentes analyses qui nous changent des sempiternelles notices ’journalistiques’ ou des trois lignes terroristes qui faisaient jusqu’à présent office de ’critiques’ ") nous fit plaisir. PLGPPUR ne fut pas en reste : " Si Etienne Robial en 1981 dans l’Année de la BD se plaignait de l’absence d’une véritable critique en BD, l’arrivée de cette nouvelle formule (...) laisse espérer sa naissance et sa reconnaissance. " Mais la presse d’information elle aussi, la " grande presse ", fut unanime dans la louange. Révolution : " Ces Cahiers de la BD sont en passe de devenir pour bédéphiles ce que les Cahiers du cinéma sont devenus pour les cinéphiles : indispensables ". La Libre Belgique : " Il y a dans l’équipe des Cahiers un tel amour de la BD, une telle érudition, une telle attention aux petits et grands événements éditoriaux, qu’on ne peut que saluer. Saluons donc. " Nice Matin : " C’est sobre, très sérieux, bien conçu et surtout clair et bourré d’informations. " Le Soir : " Tant par la variété des sujets que par la qualité des textes, ces nouveaux Cahiers sont plus que prometteurs. " Ces quelques extraits donnent le ton. La presse de bande dessinée étrangère fut au diapason, ainsi que les revues à vocation pédagogique.
Toute autre, cependant, fut l’attitude des principaux magazines de BD français, tels Pilote ou (A suivre) . Le silence qu’ils observèrent sur les Cahiers pendant cinq années fut proprement assourdissant. Que la rubrique " Infos " d’(A suivre) n’ait pas consacré le moindre entrefilet à la revue pourrait étonner à double titre. D’une part, j’étais moi-même auteur d’un ouvrage chez Casterman (Avec Alix) et j’avais collaboré pendant près de trois ans au rédactionnel du mensuel de la rue Bonaparte ; d’autre part, F’Murr, Tardi, Auclair et Schuiten, têtes d’affiche de ce même mensuel, eurent droit à de copieux dossiers dans les Cahiers. Réalisaient-ils une sérigraphie à 500 exemplaires ? Illustraient-ils un roman ? Le lecteur d’ (A suivre) en était aussitôt et systématiquement informé. Mais de ces numéros des Cahiers qui pouvaient l’intéresser au premier chef, on ne lui apprit jamais l’existence.
La raison de cet ostracisme résidait, j’en ai peur, dans le mépris que l’on professait chez des maisons implantées de longue date comme Dargaud et surtout Casterman pour ce " parvenu " que représentait Jacques Glénat. On ne cachait pas que l’on jugeait par ailleurs sa production médiocre - quitte à lui " piquer " des auteurs à l’occasion (F’Murr, Bourgeon, Teulé et Juillard furent tous publiés chez Glénat avant d’entrer au catalogue de Casterman). Bref, le fait me fut ouvertement confirmé, la consigne était de ne pas parler de l’éditeur grenoblois, de ne lui faire aucune publicité.
Cette attitude était évidemment préjudiciable aux Cahiers, qui avaient vocation à rassembler l’ensemble de la communauté bédéphile, et qui, dès lors, n’étaient guère concernés par ces querelles de clocher. Elle l’était d’autant plus que dans l’autre grand mensuel de création du moment, Circus, nous étions systématiquement - et paradoxalement - éreintés, comme l’on verra.
Mais je veux d’abord évoquer brièvement le fonctionnement de la rédaction. Je me souviens des années consacrées aux Cahiers comme d’une période d’activité intense et de tension permanente. Tout se qui se publiait en fait de bande dessinée de langue française et une partie de la production étrangère arrivait alors à mon domicile. Il n’y avait guère de jour qui ne commençât par l’ouverture de quelque colis, sans oublier le courrier échangé avec les services grenoblois, les collaborateurs et un vaste réseau de correspondants. Je passais ensuite la majeure partie de la journée devant ma machine à écrire (puis, en 1988, devant mon premier Macintosh). Ma femme travaillait elle aussi à la maison. Pianiste classique, elle pratiquait son instrument cinq heures par jour. J’aurais pu m’isoler mais je préférais laisser toutes les portes ouvertes pour l’écouter travailler son répertoire, et je me surprenais fréquemment à taper sur mon propre clavier au rythme d’une sonate ou d’une mazurka.
Après les avoir mis au point, j’apportais les textes chez Offpress, où ils étaient saisis par des clavistes. Cette petite société de presse que j’avais choisie pour assurer la composition, le montage, la réalisation des similis et le flashage avait pour patron Jean-Claude Garot, qui se refaisait alors une santé financière après avoir vu plastiquer les locaux de Pour, l’hebdomadaire d’extrême-gauche dont il avait été le fondateur et le patron. Les plus proches collaborateurs de cette époque militante étaient toujours là, mais l’équipe s’était reconvertie dans la production de magazines sportifs. J’avais eu la bonne surprise de retrouver chez Offpress une ancienne amie d’enfance (devenue dans les années 1990 la compagne de Garot). L’ambiance de cette PME était bon enfant et sympathique, et l’on y travaillait sans compter ses heures.
Lorsque je recevais les rouleaux de textes saisis " au kilomètre ", je m’attelais d’une part à la relecture des épreuves, d’autre part à la conception du layout. A partir d’un jeu de photocopies, je découpais et collais les paragraphes sur un gabarit préimprimé, calibrant les emplacements réservés aux images, que j’esquissais une à une pour éviter toute erreur de choix ou de placement. Ces croquis étaient généralement sommaires, mais il m’arrivait de me prendre au jeu et de signer une reproduction plus détaillée du dessin retenu.
Avec le temps, le recrutement des collaborateurs s’élargit et la proportion de Belges (quoique renforcée par Alain Dartevelle et Philippe Marion) diminua sensiblement. Outre le Strasbourgeois Harry Morgan, le Niçois Jean-Claude Glasser, le Landais Jacques Dutrey et le Nantais Sylvain Bouyer, l’équipe comptait de plus en plus sur les Parisiens : Gilles Ciment, Vincent Amiel, Jean-Paul Jennequin ou encore Frédéric Pomier. Glasser et Jennequin mis à part, la plupart de ces nouvelles recrues avaient pris contact avec moi par courrier ; j’avais publié les articles qu’ils m’avaient adressés spontanément et il s’ensuivit des participations plus ou moins régulières. Des sensibilités différentes se côtoyaient : tel ne jurait que par la BD américaine, tel autre restait farouchement franco-belge ; un partisan de la bande dessinée populaire publiait aux côtés d’un critique à l’élitisme intransigeant ; un structuraliste bon teint s’accommodait du voisinage d’un poéticien lyrique et d’un idéologue libertaire, tendance situationniste. La revue s’approchait ainsi, peu à peu, de l’idéal que j’avais énoncé dans mon premier éditorial (n° 56) : " Notre revue sera un lieu de confrontation entre différents discours ; le sémiologue et l’écrivain, le psychanalyste et le philosophe, le théoricien comme le praticien auront accès à nos colonnes. De même, toutes les bandes dessinées nous intéressent, sans distinction de public ou de genre, pourvu qu’elles soient de qualité et qu’elles nous procurent du plaisir. C’est ce plaisir que nous chercherons à approfondir et à partager, avec rigueur et passion, en gourmets, en amoureux. " Près de vingt ans après, je souscris toujours à cette idée qu’une revue doit être un forum, un lieu de débat et non l’expression d’une pensée unique.
Les auteurs - scénaristes ou dessinateurs - n’étaient pas les derniers à être sollicités, pour témoigner de leur propre pratique, faire l’éloge d’un collaborateur, parler d’un livre ou d’un événement, ou encore disserter en termes plus généraux sur le médium. Parmi la centaine de signatures qu’on put relever en cinq ans au bas des articles figurèrent ainsi, notamment, celles d’Edmond Baudoin, Jan Bucquoy, Renato Calligaro, Patrick Cothias, Bob De Moor, Alain Deschamps, Frank Le Gall, Jacques Martin, Moebius, Alan Moore, François Schuiten et Jean Van Hamme. Le livre de Will Eisner Comics & sequential art (dont il faudra attendre 1997 pour que Vertige Graphic en donne une traduction française), paru en 1985 et dont les Cahiers ne manquèrent pas de rendre compte (cf. n° 67), représentait alors une rare tentative de compréhension de l’intérieur des mécanismes spécifiques au langage de la bande dessinée, et il me paraissait nécessaire de militer pour que d’autres praticiens du neuvième art prennent la plume à leur tour et nous fassent profiter de leur réflexion. Depuis, les livres de McCloud (Understanding Comics puis Reinventing Comics) et de Peeters (Case planche récit), celui, plus modeste, de Baudoin (Derrière les fagots), sans parler des travaux universitaires de Jean-Christophe Menu et de la récidive d’Eisner, sont venus étoffer cette " littérature des créateurs ", encore trop chichement à mon gré.
Les Cahiers bénéficiaient enfin des contributions plus ou moins régulières d’un réseau de correspondants étrangers : Paul Derouet en Allemagne, Paul Gravett en Angleterre, Joan Navarro puis Antonio Altarriba en Espagne, Mat Schifferstein aux Pays-Bas, Gianni Brunoro en Italie, Pasi Vainio en Scandinavie, Jacques Samson au Québec ou encore Juan Sasturain en Argentine nous permettaient de suivre les évolutions de la scène internationale. Cette ouverture sur la production étrangère avait été, à mes yeux, l’une des principales conquêtes de Phénix, et je m’acharnais à la maintenir, en dépit des difficultés. (Je n’avais pas de fax et l’on ne parlait pas encore d’internet. De plus, le budget rédactionnel n’autorisant pas la rétribution de traducteurs, je me trouvais dans la situation de devoir traduire moi-même depuis des langues dont je n’avais pas la maîtrise, comme l’italien ou l’espagnol. Je partais du principe que, lorsqu’il s’agissait de bande dessinée, et avec l’aide d’un bon dictionnaire, j’arriverais toujours à me débrouiller...).
Il peut sembler curieux que nous n’ayons pas cru devoir trouver de correspondant aux Etats-Unis. Indubitablement, la BD américaine est la grande absente des Cahiers de la bande dessinée, dans les deux premières années de la formule. Je peux avancer plusieurs raisons à cette occultation. La première est que je n’y connaissais à peu près rien. (Par exemple je n’avais, dans ma jeunesse, jamais eu devant les yeux la moindre histoire de superhéros). La deuxième est que le monde des comics me paraissait un continent, si riche et foisonnant qu’il eût été absurde de ne lui consentir qu’une rubrique à égalité avec les autres pays, autant dire un strapontin : c’est une deuxième revue qu’il eût fallu pour en traiter convenablement. La troisième relevait du péché d’orgueil : on ne naît pas impunément à Bruxelles, où les étoiles d’Hergé et de Franquin brillent incomparablement plus fort que celles de Schulz ou de McCay.
L’appréciation des formes artistiques qui ne sont pas immédiatement familières est rarement spontanée : il y faut des intercesseurs. L’article de Lecigne sur Popeye, la rencontre avec Eisner orchestrée par Pasamonik, le lobbying en faveur de Kurtzman développé par Dutrey, la parution de Funnies de l’ami Glasser et la prolifération de la collection “Copyright”, l’enthousiasme de Thierry Smolderen pour McCay, Herriman et Milton Caniff conjuguèrent leurs effets et je finis par sentir la nécessité de rattraper mon ignorance et le temps perdu. Dès lors, hommage fut rendu à quelques maîtres : Caniff, Alex Raymond, Jack Kirby et Schulz furent respectivement les têtes d’affiche des n°s 66 (spécial USA), 72, 78 et 81 ; Winsor McCay, Chester Gould, Robert Crumb et Frank Miller auraient dû suivre... A la différence de nos prédécesseurs du CELEG et de la SOCERLID, nous n’appartenions toutefois pas à la génération qui, ayant appris à lire dans le Journal de Mickey ou Robinson, voyait dans cette période dominée par les comic strips le véritable " âge d’or " de la bande dessinée. Nous nous y intéressions sans nostalgie et avec un recul historique suffisant pour prétendre à une certaine objectivité. En revanche, la chance voulut que la deuxième moitié des années quatre-vingt coïncidât précisément avec une période extrêmement faste pour les comics : Watterson, Spiegelman, Moore, Miller, Sienkiewicz, Dave Sim, Kyle Baker, Matt Wagner, Howard Chaykin ou les frères Hernandez, chacun à leur manière, paraissaient augurer d’un formidable renouvellement, qu’accompagnaient le come-back d’Eisner, la mise en place du direct sales market et l’intransigeance critique du Comics Journal, notre confrère américain. Aux Cahiers, la découverte de ces auteurs profonds, novateurs ou virtuoses nous stimulait énormément et nous leur consacrions une place croissante.
Cette évolution n’était pas du goût de tous. Dans une brève lettre (comment la qualifier ? pitoyable ? scélérate ?) envoyée à mon successeur Numa Sadoul et publiée dans les Cahiers n° 84, Luc Dellisse affirme avoir pris ses distances avec la revue parce qu’elle serait " devenue illisible à force d’articles à prétention universitaire ". La vérité est que Dellisse n’avait jamais exprimé ce genre de réserve devant moi. En revanche, il était très hostile aux comics américains, quels qu’ils fussent, et à l’intérêt que nous étions quelques-uns à leur porter. J’avais par ailleurs protesté auprès de lui contre le fait que ni Glénat ni moi-même n’avions été simplement avertis de la reprise, dans un recueil d’essais intitulé Le Mystère de la case vide, de la plupart des articles qu’il avait pu écrire pour les Cahiers, et ce différend finalement assez anodin avait été la véritable cause de son éloignement.
Revenons aux relations que les Cahiers entretenaient avec leur éditeur. A en croire le même Dellisse, complaisamment cité dans l’ouvrage Glénat, 30 ans d’édition. Le livre d’or 1969-1999 Jacques Glénat ne publiait les Cahiers que " par esprit de mortification, car par une convention implicite, afin d’éviter tout reproche de complaisance, les albums Glénat y étaient, soit passés sous silence, soit traités avec plus de sévérité que ceux des autres éditeurs. "
Qu’il soit dit une fois pour toutes que je n’ai jamais donné aucune consigne en ce sens à quiconque. Le seul fait que des dossiers aient été consacrés, pendant cette période, à Juillard, Teulé, Makyo, Giardino, Franz, Bourgeon et Yann, tous auteurs chez Glénat (pour une partie au moins de leur oeuvre), devrait suffire à faire justice de ces allégations ridicules. Sept dossiers sur vingt-sept numéros, cela représente une proportion légèrement supérieure à un quart, quand Glénat ne publiait, en nombre de titres, qu’un peu moins de 10 % du total de la production franco-belge. Sur le plan des dossiers au moins, il n’était donc pas le plus mal servi, loin s’en faut.
Quant aux critiques d’albums, je n’ai pas fait de décompte et il est fort possible que Glénat ait bénéficié de moins de compte rendus que, mettons, Casterman. Le choix des albums chroniqués était pour partie suggéré par moi, pour partie aussi le résultat des propositions amenées par les différents collaborateurs. Notre ligne était de professer la plus grande indifférence à l’endroit des éditeurs concernés, Glénat ni plus ni moins que les autres, et de ne fonder nos choix que sur l’intérêt intrinsèque des oeuvres.
Le mémorandum de juillet 1983 formulait ainsi cette ambition : " Il s’agira de mettre en évidence, en les distinguant de la production courante, les oeuvres qui font événement et qui contribuent à faire progresser le genre ". Le dessein de Glénat et de ses collaborateurs - je songe ici particulièrement à Henri Filippini - n’était peut-être pas tout à fait celui-là ? Ils auraient dû se méfier davantage du loup critique introduit dans la bergerie de la production commerciale et standardisée.
Cela dit, le risque de complaisance, évoqué par Dellisse, existait bel et bien. La crédibilité de la revue, sa reconnaissance dans le monde de la bande dessinée comme véritable support critique de référence, dépendait des gages d’indépendance que nous produirions. Je ne voulais pas donner prise au soupçon d’allégeance vis-à-vis de notre éditeur, car passer pour un outil de propagande au service de la maison Glénat eût tout simplement ruiné l’entreprise. Dans l’idéal, les Cahiers tels que je les concevais auraient dû être hébergés chez un éditeur qui n’aurait pas été juge et partie. Pour des raisons historiques, il en allait autrement, et cette situation, délicate, nécessitait certaines précautions.
Sur ce point aussi, j’avais été clair d’emblée, écrivant dans le mémorandum soumis à Jacques Glénat : " L’éditeur garantira l’indépendance de la rédaction en ce qui concerne le choix des sujets traités. Il est indispensable pour la crédibilité des Cahiers que les auteurs travaillant pour les éditions Glénat ne bénéficient pas d’un traitement de faveur par rapport aux autres, faute de quoi la revue n’apparaîtra que comme un support promotionnel déguisé. "
Mais le risque de devenir la " Lettre de Glénat " (comme il existera plus tard une Lettre de Dargaud qui ne craindra pas de se qualifier elle-même d’ " officiel de la BD ") était purement théorique, et ne s’est jamais posé qu’au plan des principes, de l’éthique de la revue. C’est vrai, la ligne éditoriale générale à laquelle se conformait la production de la maison grenobloise ne correspondait pas à la conception de la bande dessinée défendue par les Cahiers - même si Glénat était aussi une maison capable de publier Teulé et Breccia. Ce désaccord s’exprimait tous les deux mois dans Circus, où Filippini nous taxait inlassablement d’intellectualisme forcené et de nombrilisme. Venant d’un périodique publié à l’enseigne du même éditeur, ces attaques répétées avaient quelque chose d’indécent et, à la longue, de comique. Je réunis moi-même, en guise d’encadré faussement publicitaire, un florilège des philippiques filippiniennes, mettant ainsi les rieurs de notre côté (cf. n° 77, p. 58). Jacques Glénat n’est jamais intervenu pour rappeler son collaborateur à l’ordre. Il laissait à Filippini son indépendance ; il a, de la même façon, préservé la nôtre.
Ce libéralisme lui coûtait, assurément. J’ai déjà rapporté ailleurs (L’Indispensable n° 1) notre rencontre inopinée dans les allées du festival de Sierre, je ne sais plus quelle année. Glénat s’en vient droit sur moi, me soulève par le col, et hurle à la cantonade : " Le travail que vous faites est nuisible à la profession ! ". Je me suis longtemps demandé, et je me demande encore, pour quelle raison il continuait à financer une entreprise manifestement contraire à sa philosophie et à ses desseins. Je ne vois à ce mystère qu’une seule explication : l’homme était sentimentalement très attaché à un titre qu’il avait lui-même fondé, et n’avait pas, pour lui, de politique de rechange.
Invité chaque année à Angoulême par Glénat (qui déplaçait au moins cinquante personnes), je vivais ce pèlerinage comme un calvaire. Non seulement les soirées à l’hôtel consistaient en interminables ripailles autour des plateaux de fruits de mer que commandait rituellement le patron (j’ai toujours eu les fruits de mer en horreur), mais j’étais entouré de dessinateurs me reprochant de ne pas parler de leurs livres et de représentants m’expliquant à longueur de repas qu’ils ne comprenaient rien à notre prose qui, de toute manière, était invendable.
En butte à l’hostilité intérieure parce que nous nous inscrivions en faux contre la ligne de Glénat et au mépris extérieur parce que nous étions édités par ce même Glénat, je trouvais la position de rédacteur en chef des Cahiers de la bande dessinée un peu inconfortable. Ma paranoïa ainsi encouragée, j’avais quelque peu tendance à me sentir dans la position de celui qui défend une citadelle assiégée. Je crois pouvoir expliquer par là la susceptibilité sans doute excessive que je manifestai en plusieurs occasions, à cette époque. Je songe ici à mon indignation quand Dargaud, en 1986, lança Spot BD, vulgaire feuille publicitaire déguisée en " authentique agence de renseignements du 9ème Art " (Glénat, tancé par la maison concurrente, m’obligea à publier un communiqué revenant sur le terme d’" escroquerie ", qui m’avait semblé le plus approprié pour qualifier l’affaire) ; à ma relative incompréhension devant les initiatives de Lecigne, se livrant dans le bulletin Controverse à une critique des Cahiers, jugés trop tièdes (on sait ce qu’il advint du dogmatisme de Lecigne, le plus intraitable d’entre nous ; devenu éditeur aux Humanoïdes associés, il n’eut de cesse que d’encourager les auteurs à appliquer les recettes commerciales qu’il vilipendait naguère) ; et à ma regrettable brouille avec Sylvain Bouyer, garçon brillant mais ombrageux qui, pour une altercation survenue à Cerisy, tira un trait définitif sur notre amitié...
Embauché par Glénat après l’arrêt des Editions Temps Futurs, Stan Barets apporta en dot quelques titres, dont Aventure en jaune de Yann et Conrad et l’Année de la bande dessinée, livre-bilan annuel dont il avait publié les trois premières éditions. Chargé du rédactionnel de Circus et de Vécu, Barets fut prié de se rapprocher de l’équipe des Cahiers pour poursuivre la collection des Années. Ainsi fut mis en place, à l’instigation de l’éditeur, un axe Bruxelles-Paris et une collaboration entre les deux rédactions. Au sommaire, les noms des collaborateurs habituels des Cahiers alternaient avec ceux de Philippe Bronson, Jean-Claude Camano, Esteban, Patrick Gaumer ou Rodolphe.
Le système tint bon pendant quatre années de suite, malgré des ventes sans cesse déclinantes et une formule qui peinait à se renouveler. Je conserve un bon souvenir de ma relation avec Stan Barets, homme ouvert, sympathique, d’une grande équanimité, efficace dans le travail. Contrairement à moi, il écrivait assez peu lui-même, mais c’était un bon correcteur des textes qui lui étaient soumis, auxquels il savait donner rythme et saveur, non sans frôler quelquefois les travers du journalisme branché.
L’Année de la bande dessinée représentait un surcroît de travail important, pour moi comme pour les équipes d’Offpress. C’était un hors série, cartonné, de plus de 200 pages, qui s’ajoutait aux numéros ordinaires (lesquels s’y trouvaient d’ailleurs indexés, ce qui en rend, aujourd’hui encore, la consultation plus aisée). Mais cela ne me suffisait pas encore et je proposai à Glénat d’alterner les Années avec d’autres hors série, thématiques ceux-là. Le premier à paraître eût été consacré à la bande dessinée animalière, sujet auquel nous étions plusieurs à nous intéresser, à commencer par Harry Morgan. Glénat n’ayant pas donné suite à cette proposition, je fis paraître Animaux en cases (ouvrage collectif où se retrouvent les signatures de toute l’équipe des Cahiers) en 1987, chez Futuropolis.
L’Année de la bande dessinée était aussi le lieu où, chaque année, je me livrais à des statistiques sur la production éditoriale et tentais d’obtenir des éditeurs quelques indications chiffrées sur l’état du marché. Tâche vouée à l’échec, car les éditeurs, dans leur majorité, n’étaient pas prêts à me donner leurs résultats, ou communiquaient des chiffres sujets à caution (jouant, par exemple, de la nuance qui sépare le marché français du marché francophone). Quand je pris mes fonctions au Centre national de la bande dessinée et de l’image, la Délégation aux Arts plastiques me demanda de poursuivre mon enquête annuelle sur l’économie de la bande dessinée, désormais publiée dans Livres hebdo. Le hasard fit mal les choses : après l’euphorie du début des années quatre-vingt et quelques années de stagnation, les chiffres viraient au rouge. Cette mauvaise conjoncture, dans laquelle je n’étais évidemment pour rien, eut un double résultat fâcheux : primo, l’accès aux vraies données devint encore plus compliqué - les éditeurs répugnant à communiquer des résultats médiocres - et mon enquête de plus en plus imprécise ; secundo, la profession se mit à reprocher à Angoulême, censé faire la promotion de la bande dessinée auprès du public et des médias, de ne communiquer année après année que sur la mauvaise santé du genre. Fort heureusement, la rédaction de Livres hebdo accepta de me décharger de cette mission suicide, dont Fabrice Piault s’acquitte fort bien depuis. Je veux croire que si le marché, depuis quelques années, enregistre à nouveau une forte croissance, ce changement y est étranger.
Puisque nous en sommes aux chiffres, je donnerai ceux des Cahiers. Tirée à 12 000 exemplaires, la revue était en vente dans les kiosques via les MLP en France et les AMP en Belgique, Glénat la distribuant directement dans les librairies spécialisées et servant les abonnés (dont le nombre oscillait entre 800 et 1000). Tous réseaux confondus, il se vendait en moyenne un peu plus de 6000 exemplaires au numéro, les anciens numéros faisant ensuite l’objet de recueils remis dans le circuit librairie, et de commandes régulières par correspondance. Certains numéros, portés par des dossiers plus " vendeurs " que les autres (je songe en particulier à Bourgeon et à Tardi) réalisèrent des scores nettement supérieurs, le n° 65 (Bourgeon) venant même à s’épuiser. Ces résultats somme toute honorables n’empêchaient pas la revue d’être déficitaire, mais d’un montant qui ne compromettait en rien l’équilibre de la maison. Après tout, les six numéros annuels des Cahiers ne représentaient pas un coût très supérieur à un seul numéro mensuel de Circus. Le déficit, cependant, s’accrut notablement la dernière année, la principale cause en étant un changement d’imprimeur - changement qui avait fait faire à la revue, quant à son aspect extérieur, un véritable saut qualitatif, mais ne lui avait pas fait gagner un lecteur.
Il ne m’appartient pas d’établir seul le bilan intellectuel et moral de ces cinq années. Mais je ne saurais conclure ces souvenirs sans donner là-dessus mon sentiment personnel.
Les Cahiers n’étaient, somme toute, quant à leur fonctionnement, qu’un fanzine de luxe, mais le fait de bénéficier d’une diffusion en kiosques faisait toute la différence. Nous trouvions là des acheteurs qui ne fréquentaient pas tous les librairies spécialisées ou les festivals ; nous assurions seuls la présence de la bande dessinée au milieu des revues dédiées à l’actualité culturelle ; et cette présence était en soi, symboliquement, un acte militant.
Les Cahiers se proposaient de jeter les bases d’une critique sérieuse pour un mode d’expression qui, dans le domaine francophone tout au moins, n’avait jamais bénéficié de ce type d’attention (si l’on excepte les quelques numéros de STP, à la diffusion plus confidentielle, entre 1978 et 1980). La question même des critères les plus pertinents pour évaluer une bande dessinée faisait débat au sein de la rédaction, mais aucun de nous, je crois, ne croyait devoir gommer la subjectivité de ses jugements - subjectivité qui était d’ailleurs au principe même d’une rubrique comme celle des " cases mémorables ". S’il nous est arrivé d’avoir la dent dure (d’ailleurs moins contre des auteurs que vis-à-vis de certaines stratégies éditoriales), nous ambitionnions avant tout de faire partager notre plaisir de lecteurs et de l’approfondir en l’analysant, chacun ayant à coeur de défendre ses auteurs de chevet. Le credo implicite de cette entreprise critique collective correspondait sans doute à cette position exprimée depuis par l’écrivain Renaud Camus : " Les oeuvres ne sont pas admirables par le travail qu’elles ont coûté, et moins encore par la complexité des formes qu’elles agencent. Elles sont admirables (ou indifférentes) par l’effet qu’elles produisent sur nous (ou qu’elles ne produisent pas). " (Vaisseaux brûlés, 162).
Les oeuvres les plus importantes à nos yeux n’étaient malheureusement pas toujours susceptibles de bénéficier d’une visibilité optimale dans le cadre d’un grand dossier aux éclairages multiples. L’équilibre de la revue étant précaire, force nous était de réserver les dossiers principaux à des auteurs suffisamment populaires pour assurer un seuil minimum de ventes (cette condition ne préjugeant en aucune manière des qualités artistiques des auteurs concernés : qualités éclatantes pour certains, moins assurées chez d’autres, à propos desquels nous n’avons pas toujours su éviter l’écueil d’un discours plus élaboré que son objet).
D’où l’importance prépondérante, à nos yeux, des dossiers complémentaires, certes plus compacts, que pouvait accueillir la partie " galerie ", située en fin de numéro et donc moins exposée. C’est dans cet espace de liberté qu’a pu s’exprimer tout l’intérêt que nous portions à des auteurs comme Baudoin, Chaland, Goossens, Masse, Montellier, Munoz ou Swarte qui, pour plusieurs d’entre eux, ne trouvaient pas alors en dehors des Cahiers de relais ni de soutien très puissant à leur travail. Il me semble que le discours critique développé par les Cahiers a eu cette vertu, d’accompagner attentivement les talents les plus neufs et les plus irrécusables des années quatre-vingt. Sans aucun doute, il a aussi exercé une influence, impossible à mesurer, sur nombre d’auteurs débutants ou en herbe qui devaient incarner la jeune création au cours de la décennie suivante. A cet égard, notre compagnonnage avec Jean-Christophe Menu (choisi comme illustrateur pour mon “Bloc-Notes”) peu d’années avant qu’il ne s’affirme comme le principal animateur de cette nouvelle bande dessinée, ne peut être tenu pour fortuit ou anodin.
Revue critique, les Cahiers n’étaient qu’incidemment un lieu d’élaboration théorique. En dehors de quelques rares articles de fond (" L’introuvable spécificité " et " Bande dessinée, feuilleton et cerveau droit " dans le n° 70 ; " Scénario et nouvelle pensée éditoriale " dans le n° 77), les textes publiés, soit s’inscrivaient dans un dossier thématique (" BD et peinture ", " Pastiche et parodie ", etc.), soit concernaient un auteur, une série ou un ouvrage déterminé. Si certains concepts pouvaient s’en dégager, ils n’avaient que rarement l’occasion d’être mis à l’épreuve de la confrontation avec d’autres objets, et ils ne s’inscrivaient pas dans une visée théorique globale, articulée et cohérente. Bruno Lecigne affirmait avec raison qu’ " une revue comme les Cahiers, qui alimente largement la presse d’information, pourrait bénéficier tout aussi largement, en amont, de travaux théoriques de plus grande ampleur " (n° 63, p. 55). Ces travaux, nous les appelions de nos voeux, ils obsédaient quelques-uns d’entre nous à proportion du manque que nous en éprouvions, mais ils ne sont venus qu’après. Je songe ici plus particulièrement à Case, planche, récit de Peeters (1991), Pour une lecture moderne de la bande dessinée de Baetens et Lefèvre (1993), Understanding Comics de McCloud (1993) et mon propre Système de la bande dessinée (1999). Pour les trois ouvrages français, il est certain que les questions soulevées dans les Cahiers, l’effervescence intellectuelle dont ils avaient été le foyer, leur ont ouvert la voie.
Cette élaboration théorique, elle avait aussi commencé à l’occasion des deux colloques organisés par la revue, " Penser la bande dessinée (d’) aujourd’hui " (Bruxelles, mai 1986) et surtout " Bande dessinée, récit et modernité " (Cerisy-la-Salle, août 1987). Sans relater ici ces événements, je rappellerai seulement que le colloque de Cerisy scella la rencontre de Menu et de Lewis Trondheim, deux des futurs cofondateurs de l’Association, et marqua le début de la (longue) gestation du futur Ouvroir de bande dessinée potentielle (Oubapo).
L’aventure des Cahiers prit fin pour moi lorsque je fus sollicité par les responsables chargés de la préfiguration du Centre national de la bande dessinée et de l’image. Il m’en coûtait d’abandonner une revue à laquelle je m’étais autant identifié, mais je craignais que Glénat ne se décidât lui-même à mettre bientôt un terme à notre collaboration, et puis la tâche qui m’était proposée à Angoulême m’apparaissait comme un nouveau défi. Je suggérai Gilles Ciment comme possible successeur, mais Glénat préféra confier à son vieux complice Numa Sadoul le soin de lancer une nouvelle formule. On sait ce qu’il en advint : six numéros suffirent à couler une revue qui avait vingt ans d’âge.
Avec la parution de 9e Art n° 1 en 1996, je me retrouvai à la tête d’une autre revue, publiée par le Musée de la bande dessinée. Quelques signatures familières allaient y réapparaître (celles de Ciment, Glasser, Jennequin, Morgan, Smolderen ou Sterckx), aux côtés de nouvelles. Les Cahiers étaient-ils ressuscités de leur cendres ? Le sous-titre - " Les cahiers du musée de la bande dessinée " - en tout cas le suggère ; c’est un clin d’oeil auquel je n’ai pas cru devoir résister. Les deux publications sont pourtant très différentes. La périodicité annuelle de 9e Art en fait une revue nécessairement plus détachée de l’écume de l’actualité. Rendre compte de l’avalanche des parutions n’est pas sa vocation. Il s’agit d’une revue de fond sur l’histoire et l’esthétique de la bande dessinée, en quoi elle se distingue aussi des Cahiers, très peu préoccupés d’histoire. Qu’un musée soit davantage tourné vers le patrimoine, nul ne s’en étonnera. Reste qu’en l’occurrence, il ne s’agit pas seulement de conserver ou d’entretenir, mais tout autant de réécrire, de réévaluer. 1996, c’est précisément l’année où un débat sur l’origine de la bande dessinée opposa les töpffériens aux " centenaristes ". Débat tranché depuis à l’avantage des premiers, grâce à diverses recherches et publications auxquelles je n’ai pas été tout à fait étranger. Peu à peu, c’est tout un pan de l’histoire de la bande dessinée, le XIXe siècle entier (de ce côté et de l’autre de l’Atlantique) qui émerge de l’ombre où on l’avait relégué. Preuve que la critique a mûri, que le savoir s’est élargi : une revue où l’on peut parler de Chris Ware comme de Gustave Doré, d’Henri de Sta non moins que de Blutch ou Joann Sfar, est une revue qui, à son rythme tranquille, sans réel impératif de rentabilité, s’est donnée pour champ d’investigation toute la bande dessinée, toutes les bandes dessinées. Une revue où le travail scientifique a pris le pas sur le journalisme, sans étouffer la passion.