Laurent Gerbier : Ma première question (en jouant l’avocat du diable) porte sur la nécessité même du livre. La bande dessinée a-t-elle besoin de cet effort critique à l´apparence très formelle ? Une telle approche n’aplatit-elle pas inutilement une lecture toujours plus riche et plus mystérieuse que l´analyse ne parvient à le montrer ? En quoi ce mode même de fondation analytique de la critique (si c’est bien de cela qu’il s’agit) est-il nécessaire à la bande dessinée ? En d’autres termes, quel est le « besoin » de critique de la bande dessinée actuelle ?
Thierry Groensteen : Vous parlez de critique et je parle, moi, dans ce livre, de théorie. La seconde peut utilement servir de « boîte à outils » conceptuelle à la première. La bande dessinée est un mode d’expression complexe. Il n’y a pas toujours accord sur les concepts, entre ceux qui, comme vous et moi, éprouvent du plaisir à prolonger leur lecture par une réflexion de type analytique.
L’impulsion première qui m’a conduit à ce Système de la bande dessinée est peut-être le besoin que j’ai ressenti souvent de discuter, voire de réfuter, certaines fausses évidences, certains lieux communs du discours sur la bande dessinée. Enfin, je crois que les dessinateurs de bande dessinée (ou du moins certains d’entre eux), comme tous les artistes, ont besoin que leur travail trouve d’autres prolongements que l’enthousiasme du fan ou la critique journalistique.
Ma seconde question porte sur la prédominance visuelle. Le terme de narration permet d’accorder à l’image un poids discursif équivalent (et même parfois supérieur) à celui du texte (bulles, récitatifs, onomatopées, etc.). Une bonne partie du livre repose sur la thèse de l’autonomie narrative de l’image : non seulement l´image mime en cela le discours (« les enchaînements d’images construisent des articulations assez semblables à celles de la langue », p. 126), mais vous insistez même sur la nécessité d’étudier l’image avant le texte, pour montrer qu’elle possède une puissance autonome de signification (p. 151). Mais les systèmes rhétoriques propres aux textes ne sont-ils pas sous-estimés par contre-coup dans le processus analytique du livre ? Il y a des organisations narratives qui sont extrêmement déterminées par la rhétorique propre à l’auteur. Ne faudrait-il pas étudier comment le « ton » ou le style « littéraire » d’un auteur (évoqués et vite écartés p. 153 au profit de la « fonction » du texte) se transmettent à sa narration graphique et la déterminent ?
C’est en effet une piste de recherche légitime et intéressante, que je n’ai pas empruntée parce que, précisément, elle oblige à rentrer dans la rhétorique propre à tel ou tel auteur, et que j’ai voulu m’en tenir, pour cette fois, aux fonctionnements généraux, aux « universaux » de la bande dessinée, bref – j´y reviens – faire de la théorie et non de la critique.
Le fait de commencer par étudier l’image seule est un parti pris méthodologique qui m´a paru indispensable. Ce n’est qu’en faisant (provisoirement) abstraction du texte que l’on peut dégager ce que les images, à elles seules, racontent ou suggèrent. La prééminence accordée à l’image procède évidemment aussi d’une réaction que je dirais presque « de principe » contre le logocentrisme de notre société, et surtout de notre système éducatif. La pédagogie de l’image est encore très insuffisante ; j’espère avoir un peu contribuer à lui fournir des assises.
Ma troisième question est double, et porte sur le découpage même du livre, qui compte trois parties. La « spatio-topie » occupe la première place en ordre et en quantité (environ 100 pages), l’ « arthrologie restreinte » vient ensuite (50 pages), puis enfin l’ « arthrologie générale » (16 pages). Ces trois moments de l’étude font trois chapitres très différents en taille comme en contenu. Quelle est la nécessité interne de ce déséquilibre ? Pourquoi autant de place pour la spatio-topie ? N’est-ce pas une décision qui oriente certains choix critiques, au détriment d´une analyse des contenus dont on ne cesse pourtant de lire (par exemple p. 56, dernière phrase) qu’elle est indispensable pour ne pas sombrer dans le formalisme ? Comment défendre à la fois l’équilibre forme-contenu et privilégier si nettement une étude formelle « statique » qui s’étend longuement sur les éléments avant de passer plus rapidement sur leurs mécanismes d’articulation ?
Je comprends que vous posiez la question, d’autant que la première partie est certainement plus ingrate, plus laborieuse, que les deux autres. Le lecteur est en droit de se demander où je veux en venir. Mais prenons une métaphore : celle du jeu de construction. Le mode d’emploi commencera logiquement par énumérer les différentes pièces du jeu, puis expliquera comment les assembler. C’est ce que j’ai fait. La première partie se présente avant tout comme une description raisonnée de toutes les unités spécifiques qui composent le langage de la BD : la bulle, la vignette et son cadre, le strip, la planche. Les principales hypothèses théoriques viennent après, et concernent les opérations portant sur ces unités, à savoir le découpage, la mise en page et, le cas échéant, ce que j’appelle le tressage. Or, pour bien définir ces opérations les unes par rapport aux autres, il importe de préciser quelles unités elles concernent, et quels paramètres de ces unités, sous quel(s) aspect(s). Ainsi, je montre que la mise en page est concernée au premier chef par la localisation des bulles, par le degré d’autonomie des strips dans la planche, par les phénomènes d’incrustation de certaines vignettes à l’intérieur d’autres images, etc. Tous ces points ont été discutés dans la première partie, peut-être un peu longuement parce que je me suis efforcé de ne pas réduire l’éventail des possibles, mais au contraire de faire place à toutes les options offertes aux dessinateurs dans la gestion de ces divers éléments.
Distinguer dans l’étude un moment « spatio-topique » et un (double) moment arthrologique, n’est-ce pas un choix difficile ? Ne sépare-t-on pas ainsi arbitrairement la dimension spatiale et la dimension temporelle de la bande dessinée, comme si les dispositifs spatio-topiques ne concernaient que l’espace et les dispositifs arthrologiques que le temps ?
La réponse à cette question, inévitable, se trouve page 27 : « La spatio-topie [qui concerne la répartition de l’espace et l’occupation des lieux de la page, ou de l’album] est une partie de l’arthrologie, un sous-ensemble arbitrairement découpé, et sans autre autonomie que celle que veut bien lui reconnaître, à un moment donné, la recherche... » Cela dit, si l´on appréhende la bande dessinée sur le mode de l’étalement, du réseau que constituent l’ensemble des vignettes – ce qui est mon postulat –, alors les relations temporelles sont forcément déterminées par le dispositif spatio-topique ; ou, pour le dire autrement, les relations sémantiques sont indissociablement temporelles et spatiales. Oblitérer la dimension spatiale serait confondre la bande dessinée avec le cinéma !
Vous évoquez à plusieurs reprises l’idée que la vignette peut être saisie comme un prélèvement : prélèvement dans la diégèse, prélèvement dans l’espace virtuel du représentable (voir par exemple p. 141 : « les vignettes peuvent être assimilées à des prélèvements métonymiques opérés sur un plan d´ensemble virtuel »). Ce mécanisme du prélèvement me semble à la fois fonder et fragiliser le sens que vous donnez à la solidarité iconique : d’un côté, il y a solidarité précisément parce qu’il y a co-participation de tous les prélèvements à un même « fond » commun, qui est l’horizon de la lecture. D’un autre côté, cette opération de prélèvement semble faire reposer toute la narration sur une masse de données virtuelles, jamais représentées, et pourtant essentielles pour penser aussi bien l’engendrement de la bande dessinée que sa réception. De quel côté se situe ce « fond » sur lequel se déploie la solidarité iconique : du côté du lecteur (comme interprétation), ou du côté de l’auteur (comme intention) ?
La solidarité iconique est un fait objectif, dont je fais le fondement même de la bande dessinée, ce qui la distingue, par exemple, du dessin d’humour ou de l’illustration. Il y a bande dessinée quand les images sont plusieurs, et quand elles sont surdéterminées par leur situation de coprésence sur un même support. En quoi consiste cette surdétermination ? Notamment en ceci : face à une image isolée, il m’est toujours possible de postuler (et de me représenter mentalement) un hors-champ. Face à une séquence d’images, le hors-champ devient un hors-champ partagé, d’une part, et un hors champ-attesté, d’autre part, puisque le représenté (le champ) d’une vignette sera fréquemment, en totalité ou en partie, le hors-champ d’une autre. Dès lors, il est impossible de ne pas considérer qu’elles sont toutes des prélèvements opérés sur un espace-temps virtuel. C’est d’ailleurs ce qu’exprime littéralement le terme de découpage : l’auteur a découpé des morceaux du tissu narratif (dans le temps), et des vues partielles (dans l’espace). Le « fond » auquel vous faites allusion est donc, quoique toujours virtuel, aussi bien du côté de l’intention que de la réception.
Il me semble pourtant que cette ambiguïté se maintient tout au long du livre. Certaines analyses de planches semblent se placer du côté d’une esthétique de la réception (l’étude de Cuvelier ou celle de Geerts, par exemple), d’autre en revanche semblent pourtant bien évaluer les contraintes qui s’imposent à l’auteur au moment de l’élaboration d’une séquence de bande dessinée (optique qui a déjà été la vôtre dans l’OuBaPo). Est-ce à dire que cette « forme » de la bande dessinée à laquelle vous vous référez s’impose avec la même prégnance aux auteurs et aux lecteurs ?
Et, question subsidiaire, quelles sont les « frontières » historiques d’une telle forme ? Peut-elle servir à décrire la bande dessinée depuis Töpffer, Busch, Outcault ? Peut-elle même remonter plus haut (et s’appliquer aux kibyôshi de l’époque d’Edo, aux enluminures médiévales ou aux xylographies du XVè) ? Ou bien ne peut-elle servir qu’à circonscrire un âge (et peut-être un lieu) précis de la bande dessinée : l’Europe contemporaine ?
Cette dernière question, « subsidiaire », est difficile. Peut-être appartient-il à d’autres que moi de tenter d’y répondre, en se servant de la « boîte à outils » que je leur propose. J’ai la faiblesse de penser que la plupart des concepts que j’utilise peuvent être appliqués à n’importe quelle bande dessinée. (Aussi bien des exemples de tressage ont-ils déjà été étudiés par d’autres chercheurs, chez Christophe comme chez Winsor McCay). L’histoire de la bande dessinée sous l’angle de l’évolution des mises en page, par exemple, reste à écrire, et serait à coup sûr passionnante.
Je n’ai pas cherché à étudier une forme (ou un état) de la bande dessinée plutôt qu’une (un) autre, même si j’ai privilégié les exemples modernes, dans l’espoir qu’ils soient plus familiers aux lecteurs. D’ailleurs, aujourd’hui, tous les états historiques de la bande dessinée coexistent !
Il est vrai que j’utilise, à deux ou trois reprises, l’expression de « forme mentale ». J’entends simplement par là l’idée que l’on peut se faire de la bande dessinée en général, de son langage et de ses possibilités, sans référence à UNE bande dessinée précise. C’est, si vous préférez, l’ensemble des représentations abstraites (dont font évidemment partie les lieux communs, mais aussi les efforts de conceptualisation) que suscite l’idée de bande dessinée. Je crois que chacun d’entre nous, quelle que soit sa pratique que l’on soit auteur, simple lecteur ou critique professionnel – négocie en permanence, fût-ce à son insu, avec cette « forme mentale ».