le site de Thierry Groensteen

André Juillard

Paris, le 31 août 1988

Mon cher Thierry,

Merci pour ton article dont j’apprécie, comme souvent, la perspicacité tant dans les compliments que dans les réserves [1].

Je me rends bien compte que je tourne en rond depuis un ou deux ans, cette sensation st particulièrement déprimante dans les 7 Vies de l’Epervier, car cette série me tient à cœur. L’écueil redoutable contre lequel je bute en ce moment est l’unité de lieu, ou plutôt des lieux ; ailleurs cela pourrait être un défi intéressant à relever (par exemple j’attends avec curiosité le résultat du tournage de La Salle de bains d’après le roman de Jean-Philippe Toussaint), mais ici, dans le cadre classique d’une bande dessinée d’aventures classique, je me sens gêné aux entournures.

Je reconnais également qu’il y a une certaine répétitivité plus ou moins volontaire dans les scénarios de P. Cothias, que j’assume pour la part qui est la mienne, mais qu’il faudra sans doute revoir, car elle semble mal perçue, donc mal conduite.

Je ressens aussi le besoin de changer un peu ma manière pour me rapprocher de ce que je préfère dans mon travail, croquis, esquisses poussées, dessins aquarellés, etc., en travaillant d’un trait plus léger, en laissant traîner le crayonné, en ombrant au lavis, en utilisant des couleurs plus simples et plus pâles. Mais ceci je ne peux le faire que dans des travaux annexes, souhaitant conserver à la série une unité stylistique jusqu’à la fin. Mais chassez le naturel…

Mon naturel à moi c’est d’être un être à évolution lente plutôt qu’à révolution. (Je ne suis pas doué, comme tu le dis, mais ça me fait plaisir qu’on puisse le croire.)

Pour le travail que j’ai fait avec Rodolphe j’ai donc essayé d’évoluer, et malgré tous mes efforts je n’ai pas été plus loin que ce tu as vu, ce qui fait un tout petit bout de chemin, surtout après la photogravure (je crains que tu n’aies vu que des photocopies). Bon, je me dis que la prochaine fois je tâcherai d’être un peu plus gonflé. Entre parenthèses, les représentants Futuropolis ont fait grise mine en voyant le résultat : « Ce n’est pas du Juillard », « On ne va pas le vendre »… Pour eux j’ai été bien au-delà de ce qui est supportable dans le renouvellement. Plus de pourpoints, plus de rapières, plus de couleurs ! Mais passons, je ne me fais plus d’illusions sur mon public depuis belle lurette.

Cela dit, je crois que me donner Vink et Mattotti en exemple est mal venu en ce qui me concerne [2]. Vink me paraît poser la même problématique que moi : l’utilisation d’une technique ultra-classique teintée d’impressionnisme, avec en plus tout ce qui vient de son arbre généalogique ; ainsi certaines de ces compositions sophistiquées qu’on retrouve dans les BD chinoises et les artistes asiatiques auxquels, du reste, je me réfère volontiers moi-même : je dois à Hokusaï, exposé à Paris il y a quelques années, puis revu à Giverny chez Claude Monet, le plus grand choc émotionnel de ma vie avec les peintres romantiques allemands un peu avant et le VER SACRUM un peu après.

Ces quelques références pour te dire que je ne suis pas obsédé par la matière (Vink non plus à mon sens) mais par la ligne, la lumière et plus généralement par le lyrisme, lyrisme que j’essaie d’exprimer par l’espace, donc la composition, plutôt que par l’expression corporelle ou les mots.

On apprend à lire de gauche à droite et de haut en bas et notre apprentissage de la BD se fait par l’intermédiaire de petites cases dessinées à la plume ou au pinceau par Hergé ou Franquin et non par la contemplation de fresques de Giotto et Cimabue peintes par hectares sur les murs de S. Francesco d’Assise. La peinture de Mattotti a quelque chose de monumental qui la rend incongrue, coincée dans les petites vignettes d’une BD. Dans ce médium particulier qu’est la bande dessinée, la matière picturale de Mattotti m’est étrangère. Mattotti c’est un artiste de galerie. Je l’admire, mais je ne le lis pas, je range ses œuvres au rayon peinture entre Marquet et Mondrian.

La bande dessinée est un genre que j’aime passionnément pour ce qu’il est. J’aime ses contraintes et ses codes, j’aime crayonner ces petits dessins, les mettre à l’encre puis en couleur et raconter une histoire avec tout ça. J’adore arpenter musées et bibliothèques pour me documenter ou parcourir Paris en vélo, appareil photo ou carnet en bandoulière pour faire des repérages. J’adore passer des heures en librairies à la recherche d’auteurs, d’illustrateurs, de peintres, photographes, architectes, que sais-je encore, ou flâner dans les rayons de ma bibliothèque pour me nourrir les yeux et l’imagination.

Je sais que je fais un métier redoutablement routinier, et qu’une série est un « piège diabolique ». Je fais beaucoup d’efforts pour ne pas y tomber, mais j’aime également m’y complaire quelquefois avec une certaine délectation.

Merci encore pour tes critiques, mais attention à ne pas tomber dans un certain terrorisme qui est d’attendre toujours plus d’un auteur, qui n’est pas une machine à étonner mais un être qui essaye, souvent très difficilement, de s’exprimer, et qui, sensible à ce qu’on peut dire de lui, risque de forcer sa nature et brider sa spontanéité.

Bien amicalement,

André Juillard

Notes

[1L’article en question est mon compte rendu critique des albums Hyronimus, de Juillard et Cothias, et Le Tonkinois, de Juillard et Rodolphe, parue dans Les Cahiers de la bande dessinée n° 82 (sept. 1988), p. 28.

[2La phrase de conclusion de mon article était : « Peut-être est-ce en suivant la voie ouverte par Mattotti, Vink et quelques autres, celle d’un corps à corps avec la matière, qu’André Juillard deviendra le très grand auteur de bandes dessinées qu’il nous laisse seulement entrevoir. »

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