le site de Thierry Groensteen

Aristophane

Ermont, le 11 mai 1993

Thierry,

Ta lettre est de loin la plus encourageante que j’ai reçue et je t’en suis reconnaissant [1]. Je ne doute pas un seul instant de ta sincérité puisqu’il n’est pas dans mon intérêt de la faire. A plusieurs personnes, j’ai demandé leur avis ; leur enthousiasme, leur répulsion, leur méfiance ou leur mépris (bien que pour ce dernier je n’aie encore trouvé personne, contrairement à mon histoire précédente des deux filles) sont pour moi une manière de canne qui m’empêche de chuter en pleine obscénité. Ton avis est une canne des plus sûres. Je regrette de ne pas avoir profité davantage de tout ce que tu aurais pu m’apprendre, mais mon problème est tel que quand il s’agit de m’exprimer oralement, je me tétanise. Tes réservoirs auraient pu me désaltérer, parce que tu ne t’imagines pas combien j’ai soif.

Après cette confidence, je peux dire que ce serait un plaisir et une faveur de bénéficier de ton aide dans le lancement et la reconnaissance de mon histoire. Ce serait une démarche profitable où nous trouverions tous deux notre intérêt. Quant à mon exposition, j’espère qu’il nous sera possible dans l’avenir d’en reparler.

Pour le Conte démoniaque, si tu veux le maîtriser davantage, je vais disséquer mes influences dans la mesure où, ne les ayant pas notées, elles me reviennent en mémoire. Dante et Milton, à vrai dire, ne m’ont servi que pour enrober une idée principale. Il y avait une telle force dans leur manière de décrire l’atmosphère dans laquelle leur histoire évoluait que cette évolution m’a paru l’idéal pour garder la plus grande liberté. D’eux, je n’ai pris que l’ambiance et quelques personnages. Dans mon esprit l’histoire tourne autour d’un thème : l’individualité. Et bien que je ne l’ai lu qu’après avoir largement entamé ce dont je voulais parler, c’est le livre L’Unique et sa propriété du philosophe allemand Max Stirner (qui n’a d’ailleurs écrit qu’un unique livre, qui est unique), qui me détermine. Je suis loin d’être au niveau de la pensée de Max Stirner puisqu’une tyrannique faiblesse dont je t’ai parlé plus haut m’empêche d’être comme le veut mon imagination. Je ne désespère pas, avec le Conte démoniaque, d’avoir une pensée qui s’affermit. Tout ça peut te paraître idiot, mais la bande dessinée n’est pour moi qu’un outil pour me façonner moi-même. Stirner, Dante et Milton, dans l’ordre et chacun pour leur œuvre principale que tu connais, sont mes premières influences bien que moi-même ne sois qu’un hanneton à côté des gigantesques souliers dans l’histoire occidentale.

Les autres sont moindres, elles viennent à ma mémoire mais s’effacent aussi vite, je ne peux citer que l’Héliogabale ou l’anarchiste couronné d’Antonin Artaud, Les Chants de Maldoror de Lautréamont et aussi Sade dont je viens de lire les Cent vingt jours de Sodome qui m’aidera pour la suite. Pour les dessins, j’ai longtemps feuilleté Goya et je le feuillette encore. J’ai récemment, je l’avoue, plagié un des collages sorti des 100 têtes de Max Ernst, je n’ai pas pu y résister ; il s’agit de la case un de la page vingt-sept. Gustave Doré a illustré la Divine Comédie, je m’en suis servi et m’en servirai encore. Aussi Ivan Bilibine et des centaines d’autres. Evidemment, je ne pouvais pas me passer de l’expressionnisme allemand ainsi que de Jean-Michel Basquiat.

Je crois que le Conte démoniaque est riche et qu’il y aurait beaucoup à dire, je m’arrête là, je manque de temps, de feuilles et l’envie me passe.

Le changement de mon dessin est dû, je crois, à un changement d’influence ou plutôt maintenant à une absence d’influence. L’histoire des deux filles (Logorrhée, qui devrait être publié sous peu) que tu as vue a été faite alors que j’étais aux Beaux-Arts de Paris. Mon professeur d’alors avait son large bras autour de mes épaules (comme autour des épaules de tous les élèves) et même s’il l’a fait inconsciemment (j’imagine), il a arrangé ma façon de faire mes bandes. Sans lui il n’y aurait pas eu l’histoire des deux filles comme sans Dominique [2], avec ses encouragements, il n’y aurait pas eu de Conte démoniaque (bien qu’il n’en soit pas conscient) et je n’aurais pas de sitôt pu compléter et aussi me sortir de l’ascendance de Joël Kermarrec. Sa confiance dans mes possibilités a été aussi et est une longue et superbe canne.

Amicalement,

Aristophane

Notes

[1Aristophane avait été mon élève à l’Ecole régionale des Beaux-Arts d’Angoulême pendant un an. Nous échangions depuis autour de son album en cours d’élaboration, Conte démoniaque, qui paraîtra début 1996 à l’Association.

[2Dominique Hérody, également professeur à l’Ecole des Beaux-Arts d’Angoulême (aujourd’hui Ecole européenne supérieure de l’Image).

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