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La bande dessinée hantée

(texte inédit sur papier)

On se souvient du Fantôme (dit, en France, « du Bengale »), justicier masqué réputé immortel parce que le costume était endossé de père en fils depuis des générations.

On se souvient de The Spectre, ce superhéros de la première génération, un détective privé tombé sous les balles de gangsters, ressuscité par volonté divine et revenu de l’au-delà pour faire régner la justice.

On se souvient que, dans une série d’aventures comme Ric Hochet, où l’intrigue policière est souvent teintée de fantastique, les dixième, douzième, et trentième albums s’intitulent respectivement Les Cinq Revenants, Les Spectres de la nuit et Le Fantôme de l’alchimiste.

C’est un fait : le fantôme, l’idée du fantôme hante la bande dessinée. Je me propose de procéder ici à un balayage très large et, forcément, très (trop) rapide, des différentes manifestations du thème de la hantise dans le champ de la bande dessinée. En commençant, et ce sera le plus gros morceau, par une petite anthologie et typologie des personnages de fantômes ou de revenants.

Fantômes, spectres, revenants : comme chacun sait, ces termes, à peu près synonymes, sont, au sens propre, réservés aux apparitions d’un mort. Je laisserai de côté ici les figures particulières du mort-vivant, du zombie et du vampire, qui fleurissent dans le genre fantastique.

La bande dessinée présente plusieurs sortes de fantômes.
Considérons d’abord le premier groupe, celui des fantômes sympathiques, bon enfant, vivant finalement leur condition comme si celle-ci était simplement l’une des modalités de l’être-au-monde, au même titre, par exemple, que l’animalité ; soit trois exemples :

> Arthur le fantôme, par Jean Cézard, naît dans les pages de Vaillant en 1954. C’est un fantôme enfant, qui, après avoir fait son apprentissage (son père lui enseigne à traverser les murs), s’arroge un rôle de justicier. Ses aventures se déroulent initialement au Moyen-Age mais le transporteront ensuite dans toutes les époques, y compris celles du futur. Arthur a la particularité d’être né d’un père et d’une mère fantômes, ce qui signifie que les fantômes constituent une race mythique, capable de se reproduire.

> le fantôme du seigneur Aldebert de Baufort, dans La Guerre des 7 Fontaines, une aventure de Johan et Pirlouit par Peyo, condamné par ses ancêtres à hanter chaque nuit le château dont son ivrognerie a provoqué la ruine.

> Poum le fantôme, dans Poncho, de Hugo Piette, montre que les fantômes ne hantent pas que des châteaux-forts ou des manoirs écossais. Celui-ci évolue dans un univers de western. Sorti du colt de Poncho le cow-boy, il devient le meilleur ami de celui-ci.

À cette famille de fantômes sympathiques, il est tentant d’agréger Eliphas, le compagnon d’aventures du Professeur Bell, dans la série éponyme de Joann Sfar. Le professeur présente Eliphas comme son daimon. Il lui reproche parfois (tome 3, pl. 4) de ne faire peur à personne, de n’être passionné par rien, mais Eliphas peut se révéler très utile grâce à sa capacité à prendre l’apparence de n’importe quel mortel, par exemple celle de l’actrice Musidora Temple (tome 3) ou celle de Bell lui-même (tome 4).

Le second groupe, naturellement, est composé des fantômes inquiétants, effrayants, voire maléfiques.

Trois exemples, ici encore :

> le spectre de la « Mort rouge » dans l’adaptation, par Alberto Breccia, du célèbre conte d’Edgar Poe ;

> Rascar Capac dans Les 7 Boules de cristal  ;

> et Fantomah, de Fletcher Hanks, superhéroïne aux talents de magicienne, qui fait régner l’ordre dans la jungle en apparaissant devant les bandits et trafiquants de toutes sortes pour les terrifier et les châtier.

À proprement parler, Fantomah n’est pas véritablement une revenante, elle se fait passer pour telle en ensorcelant ses victimes ; ses apparitions ressortissent clairement à l’exercice de la magie. Si je la mentionne ici, c’est parce qu’il s’agit d’un des très rares exemples de spectre au féminin. Le fantôme comme type et comme ressort fictionnel se décline ordinairement au masculin.

(Rappelons-nous que Fantômette, l’héroïne des romans pour la jeunesse de Georges Chaulet, est une justicière masquée.)

Il faudrait faire ici un développement sur la place des esprits maléfiques et autres revenants qui peuplèrent le genre des horror comics, dont la firme EC s’était fait une spécialité dans les années 1950.

Au nombre de leurs imitations figuraient notamment les titres Ghost, chez Fiction House, et Ghostly Weird Stories publié par Star Publications. En 1962, Dell Comics lançait à son tour Ghost Stories. Faute de place, je ne m’étendrai sur toute cette production spécialisée.

On pourrait proposer une autre typologie, qui concernerait les héros « normaux » appelés à rencontrer des fantômes : il y aurait ceux qui croient d’entrée de jeu à leur existence, ceux qui refusent d’y croire, et ceux (peut-être les plus nombreux) qui, d’abord incrédules, se laissent progressivement convaincre de la réalité du phénomène. Bien sûr, tout dépend du genre fictionnel dont le récit participe. S’il relève explicitement de la fantasy, on est dans un monde parallèle où les fantômes sont d’emblée à leur place (ainsi, on ne s’étonne pas d’en rencontrer à Poudlard, l’école de sorciers d’Harry Potter), au même titre que les trolls ou les licornes. Si, en revanche, il paraît obéir aux lois du réel – et alors même que nous savons bien que tout peut arriver dans une fiction –, l’apparition d’un fantôme est un événement qui transgresse les lois supposées de cet univers semblable au nôtre. En vérité, elle le fait basculer soit dans le fantastique (l’ambiguïté doit alors être maintenue), soit dans le monde des Fairy Stories ; ainsi, on ne s’étonnera plus, ayant croisé un fantôme dans les aventures de Johan et Pirlouit, d’y rencontrer également des Schtroumpfs. (En l’occurrence, ça s’est passé dans l’ordre inverse : La Flûte à six schtroumpfs précède d’un an La Guerre des 7 fontaines.)

Les fantômes dessinés sont d’ailleurs le plus souvent traités sur le mode de l’eikon, c’est-à-dire de l’image, et non comme phantasma, représentation mentale produite par l’imagination – pour utiliser les concepts des Grecs anciens.

Car c’est, ontologiquement, le propre de l’image, que d’accréditer la croyance dans les fantômes ; la figure spectrale relève de la mimesis, comme n’importe quel objet du monde visible. Une caractéristique première du fantôme est, en principe, l’invisibilité – mais c’est là une propriété qui est interdite au personnage d’un récit en images, condamné, par nécessité, à accéder à une forme de représentation. Ce qui fait du fantôme un motif intéressant, c’est précisément la variété des stratégies déployées par les artistes pour représenter l’irreprésentable.

Le blanc, la transparence, l’impondérabilité (c’est-à-dire la faculté de traverser les corps solides, comme dans Les Passe-Murailles, de Cornette et Oisy), la faculté de voler et l’incomplétude comptent parmi les attributs les plus fréquents des fantômes qui se respectent.

Cette dernière qualité est par exemple celle de Lord Crumble, le fantôme écossais qui hante le manoir de Fallacy Castle, au bord du Loch Ness, dans lequel Jean-Claude Forest fit séjourner son héroïne Hypocrite (Hypocrite et le monstre du Loch-Ness, dans France-Soir en 1971). Cet ancien brave, à la fois digne et facétieux, n’a pas de jambes sous son kilt, et c’est sans doute parce qu’il est tout entier devenu souffle qu’il ne se sépare jamais de sa cornemuse.

On est, par définition, dans un monde de fantasy quand c’est le fantôme lui-même qui raconte l’histoire, son histoire. Il est de ce fait investi de l’autorité du narrateur. Un renversement peut même s’opérer et c’est alors la manière dont les autres personnages, supposés réels, lui « apparaissent », qui peut basculer dans une forme d’irréalité.

The New Ghost, de Robert Hunter, est un mince volume, format comic book, publié en 2011 par Nobrow Press, à Londres. Le protagoniste et narrateur est un jeune fantôme novice dans le métier, qui cherche à apprendre son rôle en observant ses confrères plus aguerris. Cependant une chute dans un arbre l’éloigne des siens. Recueilli par un astronome, il se prend de passion pour l’observation des étoiles. Il emporte son hôte dans le cosmos et tous deux disparaissent. Parallèlement, un autre fantôme, qui partageait avec une violoniste la passion de la musique, l’entraîne et elle disparaît elle aussi. Le résultat de ces deux disparitions est que deux nouvelles étoiles sont nées au firmament.

Robert Hunter dessine ses fantômes comme des corps blancs, sans aucune marque d’individuation, tantôt opaques tantôt translucides. On ne les voit se personnaliser que lorsqu’ils s’affublent de vêtements ou de lunettes.
L’étrangeté du récit tient à la façon dont les spectres et les humains fraternisent d’une manière qui semble naturelle, sans réticence ni d’un côté ni de l’autre, mais que contribue à rendre mystérieuse le fait qu’aucun dialogue n’est rapporté.

On rencontre un autre narrateur spectral dans Asterios Polyp, l’album de David Mazzuchelli paru en 2009. Deux récits alternent dans le livre. L’un d’eux, qui représente donc un chapitre sur deux, est conté à la première personne par le frère défunt du héros. Mort à la naissance, il relate la biographie de celui des deux qui a vécu. On le voit l’accompagner à la manière d’un fantôme, et c’est d’on ne sait quel au-delà de la vie qu’il nous livre son témoignage.

Dans Faire semblant c’est mentir (L’Association, 2007), Dominique Goblet s’écarte des stéréotypes graphiques et cherche à éviter la réification du fantôme par le dessin. Aussi bien ses fantômes sont-ils purement symboliques, sans réalité phénoménologique.

Le livre combine trois sortes d’images spectrales. Les premières, en pleine page, dévorées par une obscurité qui laisse à peine deviner une forme volontairement laissée indistincte, indéterminée. Images muettes, hors-texte, qui inscrivent la hantise dans le corps du livre en lui conservant son coefficient d’étrangèreté, son caractère inassimilable. Ces images muettes, hors-texte, sont comme la manifestation graphique des blessures intimes qui ne pourront jamais se refermer tout à fait.

Un second groupe d’images est formé par les cases dans lesquels la menace qu’exerce sur la relation amoureuse de Dominique et de Guy Marc l’existence d’une autre jeune femme, Michèle, avec laquelle Guy Marc ne parvient pas à rompre définitivement, est matérialisée par la représentation de cette tierce personne comme présence fantômatique insistante, toujours là.

Enfin, Goblet prête à Cécile, la nouvelle compagne de son père, hostile à son égard, l’apparence d’une morte-vivante. Dépourvu d’oreilles et de pilosité, ce non-visage, fait songer à un crâne ou au personnage du célèbre tableau de Munch Le Cri.

On peut aussi la rapprocher de la représentation donnée par Alberto Breccia des sbires appartenant aux sinistres « escadrons de la mort », bras armé de la dictature militaire argentine, dans Perramus. Visages cadavériques qui annonce leur mission : répandre et administrer la mort.

Selon la description donnée par la dessinatrice, Cécile « était très bizarre, entre médocs et alcool, maigre et lugubre… Elle faisait un peu peur, comme des malades mentaux peuvent le faire. De plus, ajoute Goblet, comme je ne voulais pas lui donner une place dans ma vie, j’ai préféré lui donner un aspect plus symbolique qu’humain. »

On observera que Cécile est entourée d’une sorte d’aura maléfique, un peu comme s’il s’agissait d’une apparition, d’un spectre ou d’un ectoplasme.
En résumé, dans cet album qui appellerait une analyse plus détaillée, le fantôme est une métaphore à travers laquelle caractériser certaines relations humaines, en même temps que l’objet d’une véritable interrogation plastique.

Passons à une autre catégorie, celle des faux fantômes, résultat d’un déguisement ou d’une mise en scène.

Mickey and the Seven Ghosts (en France : Mickey et le Colonel, puis Mickey et le manoir des fantômes) ; Mickey est chargé par le major Basset d’éliminer les fantômes qui hantent son manoir ; il les démasque en vaporisant un nuage de poivre qui les fait éternuer ; il s’agissait en réalité d’une bande de contrebandiers utilisant le manoir comme entrepôt ; recouverts d’une cape et enduits de peinture phosphorescente, ils faisaient des fantômes assez convaincants.

Le Spirit, de Will Eisner, on tend à l’oublier, relève de cette catégorie. De son vrai nom Dennis Colt, il entretient la légende de sa propre mort et s’est aménagé un repaire secret sous sa propre tombe. Le loup censé dissimuler son identité est un costume minimal par lequel Eisner se moque, en en prenant le contre-pied, à la fois des costumes d’hercules de foire qu’ont adopté les superhéros et de la panoplie archétypale du revenant.

Mais le postulat de départ du Spirit ne fait, somme toute, qu’exemplifier une propriété commune aux héros de récits d’aventures. À force de côtoyer le danger et d’affronter des adversaires qui veulent leur faire la peau, il leur arrive tôt ou tard, presque à tous, d’être laissés pour morts. Leur disparition provoque incrédulité et stupéfaction chez les lecteurs. Ce n’est pas possible, ça ne peut pas finir comme ça ! De fait, le héros a « miraculeusement » survécu ; il n’était que blessé, ou il a été secouru, et c’est plus fort et plus déterminé que jamais qu’il revient du séjour des morts où on le croyait perdu. En ce sens, nombre d’aventuriers ont qualité de revenants (par exemple Corto Maltese, que le « Moine » pense avoir tué à la page 97 de La Ballade de la mer salée et qui réapparaît quelque vingt-deux pages plus loin).

S’ils n’ont pas forcément été laissés pour morts, on peut noter que les justiciers masqués qui opèrent habituellement la nuit conçoivent leurs entrées en scène comme des apparitions destinées à glacer leurs adversaires d’effroi. Batman – et avant lui deux de ses inspirateurs, The Shadow et Zorro – surgit des ténèbres à la manière d’un fantôme.

La catégorie du fantôme peut encore être élargie à d’autres personnages immatériels, qui, sans revenir du royaume des morts, n’en sont pas moins intangibles et sans réalité. Ces personnages qui n’existent que dans l’imagination sont, par exemple :

— les voix de la conscience qui « hantent » Benoît Brisefer, Milou, ou Flupke.

— les protagonistes des rêves et rêveries (par exemple, les créatures imaginaires qui peuplent la riche vie fantasmatique de David B)

— les projections de l’auteur (Jean-Christophe Menu, dans Livret de Phamille, se dédouble pour « hanter « son passé). On notera que sur la couverture de la Munographie qui lui fut consacrée en 2004, Menu se représente mort et en voie de décomposition, son cadavre révélé par une coupe stratigraphique.

L’œuvre de David B, elle, mériterait évidemment d’être étudiée en détail, puisqu’on y trouve aussi des esprits évoqués lors de séances de spiritisme, des enfants se déguisant en fantômes, et des réminiscences de ces étranges sarabandes du Moyen Age appelées danses macabres, qui visaient à rappeler aux vivants leur condition de mortels.

Le thème de la danse macabre se retrouve dans l’œuvre d’autres dessinateurs ; je pense en particulier à Frédéric Coché (Hortus Sanitatis), Marcel Ruijters (Sine Qua Non, Inferno) et Felix Pestemer (La Poussière des aïeux).

J’en resterai là pour les personnages, cette brève présentation ne prétendant évidemment pas à l’exhaustivité.

Mais le thème de la hantise trouve encore, dans le champ de la bande dessinée, à s’illustrer de plusieurs autres manières. Je me propose d’en évoquer brièvement quatre autres manifestations.

Les personnages vivants,
rendus fantômatiques par un traitement graphique singulier

Non plus le fantôme comme signifié, comme motif iconique, mais le personnage dessiné de telle sorte qu’il ne paraît pas dans la lumière, ne s’inscrit pas pleinement dans un dessin, ne s’offre pas nettement à la vue, mais conserve une part de flou, d’indéterminé, d’invisibilité.

Le personnage du « Moine » chez Pratt, cité plus haut, en est un bon exemple, lui dont les traits restent dans l’ombre tout au long de l’album dont il est l’un des principaux acteurs, costume sans corps et voix sans visage. Significativement, les autochtones tiennent ce mystérieux personnage pour quasi immortel : Tarao affirme (p. 41) que le grand-père de son grand-père le combattait déjà.

Appartiendraient aussi à cette deuxième catégorie les personnages représentés en silhouettes noires.

Il y aurait lieu d’écrire l’histoire du dessin d’ombres dans la bande dessinée, le procédé ayant été particulièrement en vogue au XIXe siècle.

Le silhouettage opacifie le corps et rabat les marques d’identification sur le seul tracé du contour. En cela il est en cohérence avec l’esthétique dominante de la bande dessinée traditionnelle, fondée sur le cerne, le trait extérieur, garant d’une parfaite lisibilité.

A contrario, des dessinateurs contemporains tels que Denis Deprez, Pierre Duba ou Brecht Evens cherchent à s’émanciper du contour : ils le brouillent, le dissolvent, l’éliminent ou le rendent transparent et poreux. Dans 100 Cases de maîtres, Vincent Baudoux observe que le travail de Deprez « porte sur l’indicible, le mystère d’une présence ». La présence de ces personnages suggérés plus que montrés peut, il me semble, être à bon droit qualifiée de spectrale.

La « case fantôme »

Une célèbre page tirée de l’Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la Sainte Russie de Gustave Doré fournirait une première acception de la notion de cases fantômes (que Jean Arrouye, pour sa part, appelait cases aveugles). Craignant de l’accabler « de dessins trop ennuyeux », Doré soustrait à la vue du lecteur une suite de « faits incolores », mais en laisse « la place indiquée, afin de prouver qu’un habile historien peut tout adoucir sans rien passer ». Il en résulte un multicadre évidé, une planche sans autre contenu qu’un quelque-chose-à-imaginer.

Toutefois, c’est dans une acception différente que Benoît Peeters, dans son essai Case planche récit : lire la bande dessinée, utilise l’expression de case fantôme. Peeters veut montrer que « la véritable magie de la bande dessinée, c’est entre les images qu’elle opère, dans la tension qui les relie. » (p. 31). Il illustre sa thèse par un exemple emprunté à Hergé, la fameuse chute du capitaine Haddock à l’aéroport de New-Delhi. « Il n’est douteux pour personne qu’il soit tombé et nous jurerions même d’avoir vu cette image si le strip n’était là, sous nos yeux, pour nous prouver le contraire. C’est que l’habile construction de la scène et le souvenir d’autres albums sont parvenus à engendrer ce que l’on pourrait nommer une case fantôme, vignette virtuelle entièrement construite par le lecteur. »

Dans mon propre Système de la bande dessinée, j’avais mis en doute l’existence des cases fantômes au sens où les entend Peeters, et observé que dans cet exemple, une troisième vignette est impliquée (p. 133). Hergé, en effet, a interpolé une case « représentant Tintin (lequel n’est pas directement concerné par le gag) à l’endroit où aurait dû figurer la "case fantôme" », et « sans cette image supplémentaire, le raccord entre les deux vignettes du syntagme eut été beaucoup moins heureux ». Ainsi la case fantôme, si tant est quelle existe, n’est pas matérialisée par un blanc mais occultée par une image de substitution.

Je ne mets pas en question la possibilité d’images fantômes dans le souvenir qu’un lecteur peut conserver d’une œuvre. Mais il reste démontrer si la bande dessinée, en raison de son dispositif fondé sur l’ellipse, en a l’exclusivité, ou si le phénomène n’est pas propre à la puissance de la fiction comme telle : un roman peut laisser le souvenir de scènes virtuelles, un film de plans virtuels, etc.

Le dessin en tant qu’il possède une dimension spectrale
et qu’il est lui-même hanté

Au regard de la théorie phénoménologique, qui analyse l’image sous la catégorie du visible, l’image ne me montre, des êtres qu’elle figure, qu’une seule qualité : précisément leur caractère de visibilité. Je peux les voir, mais je ne peux ni les toucher, ni les goûter, ni les sentir ; par ailleurs, je ne peux pas non plus voir Mona Lisa de profil. De sorte que, si les personnages représentés me donnent l’impression d’être présents, c’est d’une « présence artificielle », et qui, par rapport aux personnes ou objets « réels », conserve certains traits d’immatérialité, de non-physicité. L’image, sous ce rapport, n’est somme toute qu’un fantôme stabilisé.

Quittons les rivages de la philosophie pour ceux de l’esthétique. Selon Yves Bonnefoy (et c’est une citation que je me suis déjà plu à citer en d’autres occasions), dessiner « n’est pas obéir à un savoir que l’on a du monde : sinon ce ne serait que triste et méchante étude, académique. Le grand dessin va le trait comme on se défait d’une pensée encombrante, il n’identifie pas, il fait apparaître. » (Remarques sur le dessin, Mercure de France, 1993, p. 48.)

Il est certain que le dessin est naturellement travaillé par le phénomène de l’apparition, mais cette observation concerne au premier chef le dessin en train de se former sur la feuille, le dessin au stade du surgissement. Et cette apparition est phasée, progressive, elle procède par agrégation, composition de lignes et de formes, « progression rythmique du schéma et de sa correction », selon le processus qu’a précisément décrit Ernst Gombrich dans L’Art et l’illusion.

Ce thème du dessin en phase d’apparition est au centre de l’album de Nicolas de Crécy Journal d’un fantôme (Futuropolis, 2007), plus particulièrement dans la première partie, « Nagoya », qui totalise à elle seule 102 pages.

Le narrateur est un dessin encore informe, un projet de dessin publicitaire encore au stade de la pré-production. Ce dessin-fantôme a un manager mais pas de dessinateur, ce qui l’empêche de se stabiliser dans une forme aboutie. La fatigue le brouille : « Mon trait se distord. (…) Impossible de contrôler mon trait. Et le voir, comme moi, de l’intérieur, est encore plus effrayant ; il se désagrège, il part en sucette. Il est fait de mille éléments qui ne tiennent plus ensemble ( …) et ne forment rien de regardable. » (p. 37). Il dit aussi : « Les traits qui me composent sont comme des antennes qui réceptionnent les messages des fantômes. Je n’ai pas peur des fantômes… Je les considère de manière fraternelle… Ils me visitent en rêve et leurs âmes donnent du relief à mon trait. » (p. 69).

Dans la deuxième partie, le dessin rencontre de Crécy, capable de lire dans ses pensées. Ce dernier lui enjoint d’oublier son manager et lui apprend à se « travestir ».

Si l’image en train de se faire apparaît progressivement sur le papier, ce processus n’affecte pas la case achevée, imprimée, qui est, quant à elle, donnée d’un bloc. Réserve faite de l’effet de trace graphique analysé par Philippe Marion, il n’est pas donné au lecteur de percer le mystère de son processus d’élaboration. De plus, les images d’une bande dessinée sont offertes à notre vue sur le mode de l’étalement. Celles que nous n’avons pas encore lues sont déjà là, inscrites dans le péri-champ, et déjà confusément entrevues. Il est donc difficile (sauf à l’instant où la découverte de l’image coïncide avec la tourne de la page) d’en parler en termes de surgissement, d’apparition.

En revanche, il n’est pas douteux que toute image est « hantée » par des images antérieures. « Comme les naissants, l’œuvre est hantée avant même d’être », a écrit Pascal Quignard. Aby Warburg, père fondateur de l’iconologie, qui a fait de la notion de fantôme l’un des trois concepts clés de sa théorie de l’image, a amplement montré comment les images du passé sont réinterprétées par celles du présent. Dans l’essai qu’il lui a consacré, intitulé L’Image survivante (Minuit, 2002), Georges Didi-Huberman écrit (p. 27-28) que Warburg défendait « un modèle fantômal de l’histoire [de l’art], où les temps n’étaient plus calqués sur la transmission académique des savoirs, mais s’exprimaient par hantises, "survivances", rémanences, revenances des formes. » Et aussi que l’archive était considérée par Warburg comme « un vestige matériel de la rumeur des morts » (p. 40).

On sait que Warburg se plaisait à décrire son grand atlas d’images intitulé Mnémosyne comme une « histoire de fantômes pour adultes ». Et que, par une cruelle ironie de l’histoire, la guerre l’ayant fait sombrer dans la folie, il dut être interné de 1918 à 24, alors qu’il était hanté par des visions terrifiantes.

S’agissant plus spécifiquement des images de bande dessinée, leur temps est quelquefois le temps long de l’histoire de l’art. Les exemples abondent : c’est Schuiten se nourrissant de Piranèse, Juillard se plaisant à pasticher Ingres, Moebius déduisant sa technique de la hachure et du point de Dürer mais aussi de l’illustrateur américain Virgil Finlay, etc. Comme l’a montré l’historienne Danièle Alexandre-Bidon, presque toute la bande dessinée médiévale est « hantée » par la peinture gothique ou néogothique.

Mais son temps est plus souvent le temps court des influences inter- ou intragénérationnelles entre praticiens du même média. Il faudrait ici entrer dans de subtils distinguos entre des phénomènes cousins tels que le simulacre, le pastiche, l’influence, l’imprégnation, le revival nostalgique, le recyclage, etc., bref toutes les modalités de ce que Sylvain Bouyer nommait l’empire des références (1).

La bande dessinée,
en tant qu’elle possède une capacité à nous hanter

Christian Rosset a inscrit sur la couverture de son essai Avis d’orage en fin de journée (L’Association, 2008) un terme emprunté à Derrida (Spectres de Marx), celui d’« hantologie ». Il s’explique sur ce déplacement du "h" de anthologie : « Une "hantologie" – c’est-à-dire un déploiement plus ou moins organisé de ce que nos hantises ont incité à produire au jour le jour… » (p. 25), et note que cette forme permettait d’insister « sur le côté "hanté" de ce livre qui est, quand même, agité par le retour incessant d’un certain nombre d’obsessions, de hantises, dont certaines remontent à très tôt dans l’enfance. » (p. 8).

Pour beaucoup d’entre nous, en effet, la bande dessinée fut d’abord, par excellence, une lecture de l’enfance. Nous avons eu le nez plongé dans les albums et les illustrés à un âge où l’émerveillement devant l’extraordinaire, la terreur que peuvent inspirer certaines visions d’épouvante, l’excitation générée par l’aventure et ses périls, l’hilarité occasionnée par certaines situations comiques sont des affects aux résonances très intimes et qui ne s’effacent jamais. Comme tant d’autres jeunes lecteurs, j’ai, par exemple, été fortement impressionné par l’atmosphère de fin du monde de L’Étoile mystérieuse et la vision cauchemardesque de l’araignée géante. Certains récits en images nourrissent une mythologie personnelle, certains dessins sont investis d’une valeur originelle.

Pourquoi diable consacrerait-on une grande partie de sa vie à étudier les bandes dessinées, si ce n’était pour ne pas se couper des sources de son imaginaire et pour prolonger la hantise ?

(1) « L’Empire des références », in Pascal Lefèvre (dir.), Actes du colloque international L’Image BD, Louvain, Open Ogen, 1991, p. 73-100.

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