La femme qui m’a mis au monde vient de mourir.
L’événement arrive à peu près à son heure, au terme de longues années d’un déclin accentué par la maladie ; c’est la conclusion attendue d’une vie, le terme inéluctable.
Et c’est un séisme.
Maman est morte dans mon pays d’origine.
J’ai dû, pour ses obsèques, accourir depuis mon pays d’adoption.
Étrange comme ces deux mots-là résonnent.
À l’âge de trente-deux ans, je me suis fait adopter, non par une autre mère, mais par un autre pays. Je n’étais pas fâché de cet exil qui mettait, entre elle et moi, une distance de sécurité.
Retour précipité au pays natal. Fils unique, je dois tout organiser en quelques jours. Liquider une vie. Solder les comptes. Faire place nette.
Pour la cérémonie, je décide qu’il me faut une chemise blanche. Je trouve un tailleur pas cher. J’achète la chemise, et je profite de l’occasion pour acquérir plus de vêtements que je n’en achète ordinairement en six mois : une deuxième chemise, un pantalon, un manteau, des chaussures. Me voici devenu un autre. Refait à neuf. Ma mère, sans doute, me reconnaîtra.
Depuis toujours, je pense que les liens du sang ne suffisent pas à développer chez l’enfant un amour inconditionnel de ses parents. J’ai dit souvent, à qui voulait l’entendre (mais ce genre de propos trouvent peu d’oreilles bienveillantes) : « Je ne suis pas attaché à cette femme qui est ma mère et que je n’ai pas choisie. Je pense qu’elle a fait pour moi tout ce qu’elle croyait devoir faire, qu’elle m’a donné tout ce qu’elle pouvait me donner. Mais ces dons s’adressaient à moi comme enfant, non à moi comme individu. Si j’avais été différent par le sexe, le caractère, le physique ou les aptitudes, son instinct de mère lui aurait dicté la même attitude, le même dévouement. Eh bien désolé mais, pour ma part, je n’ai pas l’instinct du fils ; j’attache plus de prix aux personnes que j’ai élues.
Ce que l’on doit à sa famille biologique, ce sont des circonstances. Les liens que j’entretiens avec ma mère sont le résultat d’un peu moins de vingt années de vie commune au quotidien, dans le même foyer. Si cette femme m’avait été inconnue, si je l’avais rencontrée au cours d’un voyage, d’une réception ou chez des amis communs, me serais-je attaché à elle ? Aurais-je décelé entre nous des affinités ? Non. Je l’aurais trouvée, au mieux plutôt sympathique, au pire indifférente. Je n’aurais certainement pas cherché à la revoir. C’est ainsi. »
En discourant de la sorte, je ne croyais pas jouer les esprits forts. J’étais sincère.
Mais dans la chambre mortuaire où son corps a été placé sur un lit réfrigérant, mes sentiments se réchauffent singulièrement.
J’étreins son corps devenu dur, je sanglote : « ma petite maman... ma petite maman... »
Quand donc ai-je commencé à imaginer de te consacrer un livre, de faire de toi mon « héroïne » ? Au moment où, en raison de ta déchéance, tu as commencé à m’inspirer de la compassion. Il n’était plus temps de t’adresser les reproches remâchés depuis tant d’années et qui m’avaient amené, au pire de ma colère contre toi, à envisager très sérieusement de rompre toute relation entre nous. À quoi bon désormais réveiller d’antiques querelles ? Tu avais besoin de moi, je te voyais de plus en plus égarée, aussi démunie qu’un enfant, désapprenant toutes les actions, tous les gestes que tu avais accomplis ta vie durant. Je me suis mis à penser que l’image que je m’étais forgée de toi était sans doute injuste, que tout ce que tu avais pu faire et qui m’avait déplu obéissait à des raisons profondes que je ne m’étais pas suffisamment donné la peine d’interroger. Alors j’ai voulu comprendre quelle femme tu avais été vraiment, tenter de retrouver ta vérité – ou, tout au moins, cette part de vérité qu’il m’est possible de connaître, de deviner.
Caressant ce projet, je ne savais pas qu’en organisant ton ultime déménagement, j’allais découvrir dans tes papiers une épaisse chemise cartonnée contenant une flotille de feuilles manuscrites, une armada de bouts de papier, de pages arrachées à des carnets sur lesquelles, au cours des quinze ou vingt dernières années de ta vie, tu avais jeté, d’une écriture souvent fiévreuse, emportée, des fragments de ton histoire. La chemise est de couleur rose mais j’ai vite mesuré, en lisant quelques lignes de-ci de-là, au hasard, que la tonalité de ces écrits intimes n’était pas rose du tout, mais d’un noir excédant tout ce que j’avais pu me représenter.
Dans le bas de la couverture de ce dossier, tu as tracé au feutre rouge les mots mon roman. Et sur le dos, tu as écrit de la même encre ma vie.
Tu aurais pu écrire ma souffrance. Au fer rouge.
En sanglotant sur ta dépouille, ce n’est pas ta mort que j’ai pleurée, c’est la vie que tu as eue, et le fait que je n’avais pas su te la rendre plus douce.
Ce livre tire une partie de sa substance du dossier rose. Tous les passages en italiques en sont issus, sans modification.
Je me suis accaparé ce dossier sans t’en parler, certain que tu n’étais plus en état de t’y replonger, d’y ajouter une seule ligne ni même de t’apercevoir de sa disparition.
Tu y écris : Pour rien au monde je ne voudrais recommencer la vie que j’ai eue.
Mais veux-tu bien accepter que la reprenne, moi, par le début, que je la fouille, que je tente d’en dessiner la courbe fatale ?
I
Les gens ordinaires ont une existence furtive qui s’écoule sans bruit.
Mais, dans le silence bruissant de ta vie à toi, deux détonations ont retenti. Deux coups de cymbale, deux déflagrations dramatiques ont encadré ta vie, à trente-et-un ans de distance. Deux fracas qui t’ont entraînée vers le pire.
Fracassée.
Née le 9 mai 1929, tu es une adolescente de quatorze ans quand le silence est troué une première fois. Ton père, Henri Labro, est abattu d’un coup de revolver à l’instant où il sort de chez lui. Cet assassinat perpétré de sang froid se déroule sous tes yeux. Cela se passe le 11 juin 1943, à Bruxelles. Il a atteint l’âge de quarante-huit ans.
Fille unique, condamnée par l’histoire à vivre tes années d’insouciance sous le ciel sombre d’un pays occupé, tu restes seule avec CELLE-QUI-NE-T’AIME-PAS. Ta peine en est redoublée.
Je ne sais presque rien de ton père. Seulement qu’il t’aimait, lui, et que, avec sa mort, c’est le soleil qui a disparu de ta vie pour longtemps.
Je ne sais pas non plus pour quelle raison il a été pris pour cible. Il aurait eu, dit-on, certaines sympathies pour le parti rexiste, fascisant, de Léon Degrelle. Mais était-ce un motif suffisant ? Son assassinat ne fut jamais officiellement élucidé. Si des informations plus précises ont été recueillies, impliquant par exemple des faits de collaboration, il est probable qu’on aura jugé préférable, vu ton jeune âge, de t’épargner ces détails.
Tu m’as très peu parlé de ton père. Tu gardais cette douleur en toi, enfouie au plus profond. Indicible. Même dans les dizaines de pages de souvenirs et de réflexions que tu as rassemblées dans le dossier rose, il n’est pour ainsi dire pas question de lui. Après la détonation assourdissante, la chape de silence.
Et de mon côté, je ne t’ai jamais questionnée ni sur sa vie ni sur sa mort.
Tu conservais seulement de lui quelques photos, sur lesquelles je me penche aujourd’hui.
Il y a ces deux photographies de tes parents prises avant ta naissance, sur lesquelles ils forment un très joli couple qui sourit à la vie. Ton père a le front haut, le regard doux, une moustache discrète et d’élégantes ondulations dans les cheveux, ramenés vers l’arrière. Ta mère, Germaine, née Neuwis, a le nez droit et les traits fins ; tout juste, peut-être, le menton un peu fort. Elle ne porte aucun bijou. Une simple chemise blanche à col ouvert. J’ai un peu de mal à reconnaître en cette jeune femme celle que, plus tard, j’ai connue comme ma grand-mère. Je la désignerai ici par le nom que j’ai toujours entendu ma cousine lui donner, celui de « Maman Germaine », même si, ou peut-être parce que, elle était si peu maman.
Sur les images prises dans ton enfance, ton père a déjà le crâne beaucoup plus dégarni mais apparaît toujours tiré à quatre épingles, très élégant. Presque tous ces clichés ont été pris de trop loin, les visages mesurent à peine un demi-centimètre, il n’y a pas de portraits. Toi, tu as une bouille toute ronde et une coiffure au bol. Tu es bien habillée. Je te vois à la plage ; je te vois à vélo ; je te vois assise sur la croupe d’un cheval de labour ; je te vois caressant une chèvre, nourrissant des poules, des pigeons ; je te vois au milieu d’autres enfants ; ton père te tient la main tandis que tu t’essaies au patin à glace. Une enfance normale, en somme.
Je suppose que votre famille appartenait à la petite bourgeoisie. Il m’est difficile de vous situer socialement avec quelque précision, je ne suis même pas certain de la profession qu’exerçait Henri. Il me semble avoir un jour entendu parler de lui comme d’un agent de change, une autre fois comme d’un instituteur. Ce qui est certain, c’est que la famille Neuwis avait connu une grande aisance. Le grand-père de Maman Germaine, distillateur, avait même amassé une petite fortune. Elle avait été élevée au domaine que ses parents occupaient dans un village du Brabant flamand, Corbeek-Dyle (c’est-à-dire Corbeek sur la Dyle), non loin de Louvain. Une grande bâtisse abusivement appelée château, un étang, un ruisseau, un verger, une basse-cour. Un couple de concierges occupait une dépendance.
Mais des spéculations boursières hasardeuses avaient entraîné la perte de tous les biens familiaux. Les études des filles n’avaient pu être poussées plus loin que les primaires. Et dès avant le krach de 1929, le père était parti, abandonnant se femme et ses trois enfants – Germaine et ses deux sœurs.
Célébré en 1923, le mariage de Germaine avec Henri (âgés tous deux de vingt-huit ans) avait-elle représenté pour elle un déclassement ? Ou s’était-il agi d’une issue honorable, compte tenu d’une situation devenue critique ? Je ne saurais le dire. Elle l’avait rencontré au mariage d’un cousin, dont il était l’ami. Le hasard les avait placés comme voisins de table. Ils avaient décidé de se revoir. Et un mariage en avait entraîné un autre.
Mariée, elle allait inviter sa propre mère, sans moyens d’existence, à venir s’installer sous le même toit. Henri ne formulerait pas d’objection.
Ce ne serait pas un mariage d’amour.
Homme de bon sens, intelligent, curieux de nature, mon père a vite compris qu’être le compagnon de cette femme ne lui apporterait rien que récriminations et désagréments.
Il s’était uni à une femme autoritaire. Cela répondait sans doute à quelque attente profonde chez lui et elle en abusait. Si le père et la fille commençaient à se taquiner, à se câliner, elle intervenait aussitôt pour mettre fin à toute démonstration et, surtout, à tout contact physique : « Jeux de mains, jeux de vilains ! » Soumis, il partait bricoler dans la cave ou s’occuper des légumes et des fleurs du jardin, sans rien dire.
Mais il a suffi d’un coup de feu pour que tout vole en éclats.
Sitôt que tu as perdu ton père, tu t’es retrouvée livrée à toi-même, délaissée, abandonnée au désœuvrement et à l’ennui. Tout divertissement t’était interdit. Il n’y avait pas de livres à la maison. En guise de jouets, tu possédais en tout et pour tout une poupée et une sorte de bébé en celluloïd offert par une grand-tante. Aucune peluche à côté de ton oreiller. Et un lit glacé, l’hiver, faute de couvertures suffisantes. Est-ce pour compenser ce vide que plus tard, à chaque fête de Noël ou de Saint-Nicolas comme à chaque anniversaire, tu me couvriras littéralement de cadeaux ?
Tout le monde s’accorde à dire que l’on peut mourir d’amour, quelquefois... Mais personne, non, personne n’ose même penser que l’on puisse mourir tout simplement par manque d’amour. Et pourtant !...
Aux yeux de ta mère, tu présentais une tare irréparable, inexcusable. Deux ans après s’être mariée, elle avait eu un premier enfant, un garçon, Roger. Malheureusement ce petit, un blondinet chétif atteint d’une maladie incurable, n’avait pas dépassé l’âge de seize mois. Il était mort à l’hôpital, d’une opération destinée à le sauver. Quand elle s’était trouvée enceinte une deuxième fois, Maman Germaine était persuadée que Dieu allait lui remplacer son petit garçon défunt ; elle ne te pardonna pas de naître fille.
Sans cesse elle te parlera du petit Roger, te décrira ses yeux en amande, son regard si doux, te vantera ses qualités d’enfant gentil et sage.
Et elle te donnera le prénom d’Andrée, que tu auras toujours en détestation. Un prénom de garçon, à peine féminisé par un e muet qui ne saurait faire illusion.
Elle te réserve aussi un surnom, le seul petit nom qu’elle t’ait jamais donné : « Mouche ».
Terme qui passerait pour anodin si elle ne vouait pas aux mouches, précisément, une vive aversion. Mais la mouche domestique, luisante, bourdonnante, agaçante, est son ennemie particulière. Sitôt qu’elle en aperçoit une, elle s’écrie : « Encore une sale mouche ! »et court empoigner sa tapette. Qu’elle t’appelle du même nom que cet insecte qui la répugne, cela donne à penser qu’elle ne met, dans ce surnom, aucune gentillesse, et tu l’as bien compris.
La vérité est que jamais ta mère ne te reconnut comme sienne. D’ailleurs les mots « ma fille » ne purent franchir ses lèvres en aucune occasion.
Moi, plus tard, elle m’adorera, me donnera à tout bout de champ du « mon chéri », « mon petit », puis « mon grand », et prononcera ces mots avec gourmandise, comme une friandise dont elle aurait été longtemps privée. J’étais un garçon. Son amour maternel aura sauté une génération.
Je me souviens de Maman Germaine comme d’une personne attachée à présenter aux autres l’image même de la dignité. Elle soignait son port de tête, se rengorgeait, faisait des mines entendues. Car telle est la manière, je l’ai observé sur d’autres, dont s’exprime l’arrogance des êtres qui n’ont guère de motif de fierté.
Elle avait, paraît-il, été « très courageuse » face aux douleurs de l’enfantement, quand elle t’avait mise au monde. Elle rappelait volontiers qu’on lui avait fait ce compliment.
Et je n’ai pas été surpris d’apprendre que, quand tu étais petite, rien ne lui donnait plus de satisfaction que d’entendre dire que tu étais « bien élevée ». Bien sûr, ces mots ne voulaient rien dire, sinon que tu ne faisais pas de bruit, que tu étais propre, convenable, que tu tenais le moins de place possible.
Est-il seulement possible d’éduquer un enfant que l’on n’aime pas ? Comment qualifier pareille « éducation » ?
Un pouce énorme, écrasant, enfoncé sur mon destin.
Désireuse de gagner par n’importe quel moyen l’amour de ta mère, tu multiplies les marques de celui que tu lui voues. Tu lui écris sans cesse que tu l’aimes, qu’elle est la meilleure des mères, que tu t’efforces d’être toujours sage pour lui plaire... Et n’est-ce pas pour lui donner un gage supplémentaire de ton affection que le prénom que tu as choisi pour ta poupée est le sien ?
Mais rien ne vient en retour. Pas une miette de tendresse, d’intérêt.
N’être rien ni personne et pourtant sentir qu’on est un être qui souffre jusqu’à en être totalement paralysé, incapable de faire entendre qu’on est là, qu’on existe... (...) Je me sens une petite chose informe, inexistante.
Quand elle veut te punir (d’exister ?), elle t’enferme dans les toilettes, après t’avoir donné une claque sur les fesses. Elle te laisse macérer dans ce réduit fermé à clé. Tu es censée ne pas bouger, ne pas t’asseoir, ne pas faire le moindre bruit. Au bout d’un long moment, elle rouvre la porte et elle te demande si tu vas être sage, maintenant. Tu promets, et te voilà délivrée.
Un jour, elle t’y oublie. Au bout d’une incarcération anormalement longue, enfreignant la consigne de silence, tu élèves la voix pour demander si elle va te laisser sortir et elle vient t’ouvrir aussitôt. Oubliée, comme un paquet de linge sale posé dans un coin.
Si elle te voit désœuvrée, ou, ce qui revient au même – puisqu’elle considère la lecture comme une occupation de paresseux –, plongée dans un de ces livres de la Comtesse de Ségur que la grand-tante t’a offerts, elle te dit invariablement de prendre un chiffon et de « faire les poussières ». Alors tu frottes, tu époussètes, prenant bien garde à ne pas casser ou ébrécher les vases, les bibelots posés ça et là, en particulier sur le piano droit, objet de culte car il est le témoin des temps lointains où la famille organisait des soirées et où le petit talent de chanteuse de Maman Germaine lui valait quelque succès.
Noël est pour toi un jour comme un autre. Ni sapin, ni cadeau. Mais une petite crèche en bois, et la messe obligatoire. La communion, l’hostie consacrée, voilà ton cadeau. Pour bien la savourer, tu la gardes sous la langue le plus longtemps possible.
Et comme il n’est pas suffisant de grandir aux côtés d’une mère qui ne tolère aucune initiative, qui ne t’accorde aucune distraction, ne t’offre aucune des conditions nécessaires à ton épanouissement, te laisse livrée à toi-même, imbécile et ne connaissant rien, il faut encore qu’elle t’empoisonne l’esprit avec ses idées fausses, ses innombrables préjugés.
Les sales boches, les sales juifs, les sales étrangers ! Voilà comment j’ai été éduquée...
Personne, parmi les « autres », ne trouve grâce à ses yeux. Elle traite la voisine, dont la fille va en classe avec toi et qui ne lui a rien fait, de « grosse vache ». Elle réserve à chacun un jugement péremptoire et désobligeant. Son dédain s’exprime de préférence en bruxellois : ainsi les femmes, en plus d’être des « poules », des « pisseuses » ou des « créatures », tombent immanquablement dans la catégorie des sluurs (pauvresses), des babbelers (bavardes) ou des stoeffers (vantardes).
Les rares visites que vous rendez sont pour des membres de sa famille, ses deux sœurs, Hélène et Gaby, ses oncle et tantes. Elle te fait la leçon : tu devras t’asseoir sur une chaise et te faire oublier. Ne pas bouger, ne pas parler, ne pas demander à aller aux toilettes, ne pas accepter si l’on te propose un biscuit ou un verre de grenadine. Il faut te transformer en un bout de bois, et retrouver l’usage de la parole au moment de partir pour dire « Merci pour tout ».
Peux-tu me dire pourquoi tu as toujours nié jusqu’à l’existence des sentiments ? Tu m’as élevée dans l’affirmation péremptoire que tout était fausseté et comédie entre les gens et fait croire que l’amour n’était que du roman. Moi je crève du besoin de croire à l’existence de l’amour, quel qu’il soit... et je me sens coupable d’être ainsi. Je dois être anormale, ridicule, d’aspirer à quelque chose qui n’est pas. Il faut que je rentre dans le rang, sage et immobile. Ma mère sait tout mieux que moi.
Je m’interroge. Comment as-tu pu grandir, t’affirmer, te construire, affrontée à cette double énigme insondable d’un père assassiné sans que tu saches exactement pourquoi et d’une mère qui avait tué en elle tout sentiment d’amour pour son enfant ?
N’as-tu jamais exprimé en toi-même le regret que la balle ne l’ait pas atteinte, elle, plutôt que lui, qu’elle n’ait pas fait disparaître ta marâtre ? N’as-tu jamais songé, le cœur étreint par un sentiment d’injustice, que ta vie eût été bien différente, bien plus heureuse, si tu étais restée seule avec lui ? Je suis certain que ces pensées t’ont occupé l’esprit. Ces sortes de spéculations sont de celles qu’une âme humaine ne peut écarter.
Ton adolescence, tu l’auras passée dans un état de pauvreté aggravé par la guerre et les pénuries. Vous vivez toutes les deux dans une pièce à demi enterrée, une sorte de cave-cuisine, tandis que vos chambres en soupente sont sous les combles. La maison appartient à ton grand-père, celui qui avait abandonné sa femme ainsi que ses trois filles, dont Germaine. Il ne vous fait pas payer de loyer mais se réserve les meilleurs étages.
Maman Germaine et son père ne se parlent pas, s’arrangent pour ne pas se croiser, vivent sous le même toit comme deux étrangers. Elle en parle comme du « vieux ». Or celui-ci réclame quelquefois ta présence. Quand tu montes le voir, il te raconte des histoires fabuleuses, s’amuse de tes yeux écarquillés et de ta bouche bée. Dès que son inspiration se tarit, il te dit de redescendre, et tu retrouves une mère courroucée. « J’espère que ce vieux dégoûtant ne t’a pas touchée, que tu ne t’es pas laissée embrasser ! Dis-toi bien qu’il ne t’aime pas. La preuve, il te renvoie aussitôt qu’il en marre de toi ! »
Le pauvre homme avait un tort, un seul, considérable il est vrai : il t’avait donné un peu de joie.
Tu as deux trams à prendre pour te rendre à l’école et tu fais ce trajet quatre fois par jour, cartable au dos, car ta mère exige que tu rentres le midi, pour avaler des pommes de terres bouillies ou un méchant plat de pâtes. Les jours fastes, il y a du hareng, l’un des rares aliments qui ne soit pas soumis au rationnement. Le pain, en revanche, est contingenté et souvent manque. Alors on te donne du hareng au petit déjeuner, et tu es bien incapable de l’avaler à cette heure matinale. Tu en conçois même pour le poisson en général un dégoût que tu garderas longtemps.
Dans le petit jardin, ton père avait installé un clapier. Devenue veuve, ta mère s’est déclarée incapable de tuer et de dépecer un lapin. Elle t’investit de cette responsabilité. Autant dire qu’elle commandite des meurtres qu’il t’appartient d’exécuter. Car ces petites bêtes, tu les chéris, tu les caresses, ce sont les seuls animaux tolérés à la maison et, en quelque sorte, des peluches vivantes (tu n’en possèdes pas d’autres). Contrainte et forcée, tu les mettras à mort jusqu’au dernier.
Jusqu’à l’âge de douze ans, tu avais étudié chez les religieuses. Puis tes parents t’avaient mise dans une école laïque, à laquelle tu ne t’es jamais adaptée. Ce n’était plus le monde auquel tu avais été habituée, les filles te paraissaient vulgaires, tu ne trouvais pas ta place. Tu as supplié qu’on te remette chez les sœurs, sans être écoutée.
Depuis la mort d’Henri, il ne rentre plus d’argent à la maison. Or, Maman Germaine n’a jamais travaillé de sa vie et n’est pas du tout disposée à le faire, même sous la contrainte des événements.
À quinze ans, au moment où la guerre se termine, tes études prennent fin elles aussi. L’argent manque et tous les jours tu entends ta mère gémir, répéter : « Mais qu’est-ce que je vais devenir ?... » Je, pas nous : elle ne s’inquiète pas pour ton sort, pour ton avenir, seulement pour le sien. Mais elle n’envisage pas de chercher un emploi de vendeuse, ou d’aller faire des ménages, ou bien encore d’avoir une activité à domicile, comme des travaux de couture ou la garde d’autres enfants. Alors, tu crois de ton devoir de prendre la situation en mains. « Maman, moi je vais travailler. Ne t’en fais pas, je vais aller travailler pour toi. »
Elle te prend au mot et il ne se passe pas huit jours avant qu’elle t’ait trouvé une place. Tu entres comme petite main dans un bureau situé de l’autre côté de la ville. Toujours quatre trajets par jour, en bus cette fois. La firme qui t’emploie, Erel, importe des produits de beauté. Elle fait faillite un an après ton arrivée. Aussitôt ta mère te replace dans une autre société, une manufacture « royale » qui fabrique des corsets sur mesure pour femmes obèses ou difformes. Cet emploi va durer trois ans environ. Tu l’as en horreur. Tu dois manipuler les images des clientes, des femmes photographiées nues, un étalage de laideur qui te choque.
Il t’arrive, pour te changer les idées, de dessiner un peu. On admire ton coup de crayon. Mais vient un jour où le chef d’atelier t’accuse publiquement, toi, mademoiselle Andrée Labro, d’être l’auteur des graffitis obscènes qui sont apparus sur les portes et les murs des toilettes. Tes dénégations ne sont pas crues. Pour les employées, les ouvrières, la direction, tu passes pour une menteuse et une vicieuse. Cette humiliation te suffoque. Tu la juges insupportable et tu donnes ta démission.
Pour être entrée dans le monde du travail, tu n’as pas abdiqué toute ambition de te former. Consciente d’être peu instruite, tu veux mettre plus d’atouts dans ton jeu. Alors, pendant ces premières années, employée le jour, tu te déplaces presque chaque soir pour prendre des cours aux quatre coins de la ville. Encore des bus, des trams. Est-ce la condition que tu as mise pour aller gagner de quoi vous faire vivre toutes les deux ? Ta mère te laisse-t-elle prélever sur ta paye les frais d’inscriptions à ces diverses formations ? Je le suppose. Et j’imagine que le fait de rentrer tard à la maison n’est pas pour te déplaire puisque rien d’agréable ne t’y attend, qu’un lit où récupérer de tes fatigues. Que Maman Germaine l’ait pressenti ou non, l’exercice d’une activité professionnelle t’a permis d’acquérir une certaine autonomie.
Cependant tu es encore mineure et elle continue d’exercer sur toi son autorité inflexible.
Curieusement, elle t’autorise à prendre des cours de judo. Peut-être y voit-elle un moyen de te défendre en cas de mauvaise rencontre. Je penche pour une autre explication : le judo est alors un sport dont les pratiquants sont exclusivement de sexe mâle ; devenir judoka serait, en quelque sorte, te renier comme fille – et t’exposer aux railleries. Tu ne te laisses pas arrêter par ces objections et tu deviens, en 1944, la première femme judoka belge (le premier championnat de judo féminin ne sera organisé à Paris que six ans plus tard, et il faudra attendre 1980 pour que les femmes puissent participer à des championnats du monde). Tu tournes même un film, hélas perdu, pour convertir les filles à ce sport jugé, à tort, trop agressif et violent pour convenir au sexe dit faible. Cet engagement est à mes yeux l’une des premières manifestations concrètes d’un trait de caractère que j’observerai en d’autres circonstances : tu veux qu’on te distingue. Quel autre moyen de sortir de l’ombre où elle t’a reléguée ?
Par ailleurs, il est certain que tu es assez douée pour le sport, et quelque peu casse-cou. Quelques années plus tard, tu arbitreras des matchs de basket. Avec papa et moi, tu pratiqueras l’équitation, le tennis. À différents moments de ta vie, tu t’offriras des sensations fortes : en montant dans un Cesna à deux places aux côtés d’un roi du looping, en pratiquant le deltaplane ou le parachute ascensionnel en mer, tirée par un canot à moteur.
Si elle t’a accordé le judo, en revanche, Maman Germaine te barre tout accès à la culture. Tu voudrais adhérer aux Jeunesses musicales de Bruxelles, qui viennent de se créer. Elle te l’interdit. Tu te tournes du côté des Jeunesses théâtrales. Interdit. Tout ce qui pourrait t’être agréable est à ses yeux superflu. Du temps perdu. Et si elle te voit prendre du plaisir à une activité, elle s’ingénie à te le gâcher.
Adolescente, tu as lu Sans famille, le roman d’Hector Malot. Et tu t’es mise à croire que tu étais une enfant adoptée, toi aussi. Il ne pouvait en être autrement. Comment expliquer autrement un tel manque d’affection, de caresses, d’encouragement ? Non, tu ne pouvais pas être sortie du ventre de cette mère-là. Rassemblant ton courage, tu lui as posé la question.
Pour toute réponse je n’ai obtenu qu’un « Qu’est-ce que tu vas chercher là !? », sans qu’elle s’informe, s’inquiète même, du pourquoi de cette question, de la motivation profonde ou de l’émotion passagère qui m’avait amenée à la poser.
Désormais, de Pâques jusqu’à l’automne, tu passes la plupart de tes week-ends à la campagne. Puisque que tu gagnes de quoi vous faire vivre, Maman Germaine a cru pouvoir investir le peu d’argent qui lui restait de l’ancienne prospérité familiale dans l’achat d’un terrain de quatre-vingt ares sur la commune flamande de Loonbeek, à une vingtaine de kilomètres de Bruxelles et à peine à cinq ou six kilomètres de Corbeek-Dyle. Situé sur une colline, c’est, au moment où elle en fait l’acquisition, un champ de petits pois, qui domine le village et offre une belle vue sur la forêt. Elle y installe une sorte de baraquement en préfabriqué, récupéré je ne sais comment auprès de l’armée américaine, et entreprend de transformer progressivement la propriété en verger. Vous vous y rendez à vélo, toutes les deux, par des routes presque entièrement pavées. Là-bas, tu ne connais personne. Vous êtes à l’écart du village, il n’y a pas de jeunes de ton âge avec lesquels tu pourrais sortir, te divertir. Tu es entièrement sous sa coupe.
Ton premier flirt, le premier homme que tu aies tenu dans tes bras, aura été un Anglais, un militaire, dont le chemin a croisé le tien à la Libération. Vous vous êtes regardés sans rien dire, irrépressiblement attirés l’un par l’autre, et vous avez échangé un baiser dont tu chériras toute ta vie le souvenir. Il s’appelait Len, diminutif de Leonard. Ta mère n’aurait sans doute pas consenti à le recevoir et, de ton côté, tu ne devais pas avoir envie de faire les présentations, n’est-ce pas ? Votre idylle tourne court très rapidement, car Len est envoyé en Allemagne.
Pendant les mois qui suivent, vous entretenez une correspondance assez assidue. Pour comprendre ses lettres écrites dans une langue dont tu ne connais que les rudiments, tu as d’abord recours à l’aide d’une amie, puis, t’étant mise à piocher l’anglais sérieusement (encore des cours du soir ?), tu te débrouilles seule.
Ses lettres étaient devenues comme une drogue pour moi. Quelqu’un m’aimait ou, tout au moins, me le disait. Nous regardions les mêmes étoiles aux mêmes heures et je croyais l’aimer.
Maman Germaine voyait passer toutes ces enveloppes ; elle ne t’en disait mot. Si elle avait fait mine de s’intéresser à leur contenu, elle aurait dû se placer sur un terrain qui n’avait pas cours entre vous, celui des sentiments.
Mais le roman prit fin. Les lettres se tarirent, sans explication. Et ton premier chagrin d’amour resta muet. À qui l’aurais-tu confié ?
Parmi les cours du soir que tu suis, il y a certainement des cours de sténodactylographie. Au lendemain de la guerre, la machine à écrire apparaît à beaucoup de femmes comme un instrument d’émancipation. La maîtriser, pouvoir prendre du courrier sous la dictée, c’est être assurée d’avoir du travail. Le plus humble des cadres n’a-t-il pas alors sa secrétaire ?
Après avoir jeté les corsets aux orties, tu travailles donc, pendant près de cinq ans, comme sténo-dactylo pour les savonneries Huilever, que tu quittes en février 1952 pour te faire embaucher par l’agence Lintas. Tu occupes la fonction de continuity girl, c’est-à-dire de scripte, sur le tournage de films publicitaires. À cette époque, on trouvait du travail sans peine, il y en avait pour tout le monde, même pour une jeune fille sans diplôme.
La pénurie ne menaçait pas non plus du côté des soupirants. Tu m’as désigné plus tard, parmi les amis de ta jeunesse que tu continuais à fréquenter, un ou deux de tes anciens flirts. Mais tu ne m’as jamais rien dit de celui qui a dû être ton principal amoureux en titre, si j’en juge par quantité de photos retrouvées au fond de ton armoire. Il s’appelait Jean, il était plutôt beau garçon, athlétique, et certainement d’un milieu aisé puisqu’il conduisait une voiture assez puissante. Sur ces images surgies du passé, photos de petit format en noir et blanc, vous pique-niquez avec des amis, vous vous promenez à Ostende sur la digue, vous jouez au tennis, et tu parais heureuse. L’une des photos t’est dédicacée. Quelques mots pour dire qu’il t’aimera toujours, signés : « ton Jeanot ». Une ou deux autres aussi portent au verso une inscription de sa main, mais je les ai retrouvées déchirées en quatre. Sans doute as-tu, un jour, voulu effacer ces souvenirs, peut-être étouffer des regrets. Cependant tu n’as jeté aucune de ces photos, même les morceaux tu les as conservés. Et c’est aussi loin que je peux aller dans l’évocation de cet homme qui a fait battre ton cœur de dix-huit ans. Je ne sais pas comment il était entré dans ta vie, j’ignore quand et pourquoi il en est sorti. Mais tu es sûre, maintenant, que Maman Germaine ne t’avait pas dit la vérité : l’amour existe bel et bien. Malheureusement Jean aussi avait menti : il n’est pas éternel.
Je ne sais comment t’est venu le goût du théâtre. Je ne crois pas que ta mère t’ait jamais amenée voir un spectacle. Toujours est-il que tu t’inscris à un cours de plus, un cours d’art dramatique privé, dispensé à la « Maison de l’Amateur », rue de la Loi, par une femme exceptionnelle, Madeleine Verstraete.
Environ deux décennies plus tard, âgé de quinze ans, je pousserai moi aussi la porte du cours de Madeleine, dont je serai l’élève pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’elle prenne sa retraite. À une génération de distance, nous aurons donc, toi et moi, eu le même professeur de théâtre.
J’ai beaucoup aimé Madeleine, mais je l’ai peu fréquentée en dehors de la salle où elle nous faisait travailler. Son histoire personnelle est restée inconnue de moi. J’ignore pourquoi cette femme, qui avait été une beauté incendiaire, ne s’était jamais mariée et n’avait pas d’homme dans sa vie. Il est vrai que le théâtre était une passion qui dévorait toute son énergie. Elle jouait encore très régulièrement à l’époque où tu as intégré le cercle de ses élèves, particulièrement au sein de la troupe de l’Union Dramatique et Philanthropique, fondée en 1867, l’une des plus anciennes compagnies amateur de Belgique. Avec son port de tête fier, son regard de feu, sa voix vibrante, c’était avant tout une superbe tragédienne, au jeu intense et magnétique.
Mais les cours qu’elle donnait deux soirs par semaine avaient au moins autant d’importance pour elle. Elle s’y investissait corps et âme, encourageant, galvanisant ses élèves, dont elle savait tirer le meilleur. C’était un cours à l’ancienne, où elle faisait travailler des scènes tirées de pièces classiques ou modernes. Madeleine les connaissait par cœur et l’on pouvait presque lire le texte sur le mouvement de ses lèvres à mesure qu’on le proférait : elle l’articulait en parfaite synchronie. Un choix de ces scènes était présenté au public en fin d’année, en costumes. Cela faisait un spectacle apprécié et même assez couru.
Les garçons et les filles qui venaient apprendre l’art dramatique auprès de Madeleine avaient des motivations diverses. Les uns souhaitaient corriger un défaut de prononciation ou un manque d’assurance ; d’autres voulaient pratiquer le théâtre comme une forme de loisir ; quelques-uns préparaient le Conservatoire, espérant faire carrière. Les meilleurs éléments du cours intégraient en général, assez naturellement, la troupe de l’Union, qui trouvait là le vivier de talents lui permettant de se régénérer.
Dans une certaine mesure, Madeleine faisait une mère de substitution assez convaincante. En tout cas, tu fus très vite dans ses petits papiers, tout comme je le serai à mon tour, plus tard – le fait de me présenter comme le fils d’Andrée étant, en soi, une recommandation.
Maman Germaine désapprouvait absolument l’idée que sa fille allât se dévergonder sur les scènes. Elle ne voyait dans le théâtre que regrettable exhibition. Mais le temps où elle pouvait s’opposer à toi était passé : tu étais majeure et elle était entièrement à ta charge. Aussi commenças-tu à multiplier les prestations de comédienne, enchaînant les rôles de jeune première non seulement à l’Union mais aussi dans divers autres cercles amateurs : Le Folklore wallon, La Tulipe, d’autres encore dont j’ignore le nom. Ton premier rôle fut, je crois, dans Le Dépit amoureux, de Molière, en 1952, que Madeleine mettait elle-même en scène.
Au début de l’année suivante, L’Apollon de Bellac, de Giraudoux, te permet de briller dans le rôle d’Agnès, la jeune ingénue qui veut obtenir un rendez-vous avec le Président de l’Office des Grands et Petits Inventeurs mais qui se heurte à l’intransigeance de l’huissier. Agnès reçoit alors ce conseil d’un « Monsieur de Bellac » : pour obtenir des hommes ce qu’elle souhaite, elle doit simplement leur dire qu’ils sont beaux. Dans la scène III, elle se risque à adresser ces mots à l’huissier revêche, qui se sait « une tête de gorille ».
Or cette tête, c’était celle de Claude, mon futur père, que tu allais épouser quelques mois plus tard. En la circonstance, le dos voûté, le nez pincé par un lorgnon, les sourcils exagérés et broussailleux, un calot informe posé sur la tête, il tient assurément plus de la caricature, du repoussoir, que de l’Apollon. Mais Giraudoux assure que « chaque homme, même le plus laid, nourrit en soi une amorce et un secret par lequel il se relie directement à la beauté même », et il faut croire que tu lui as trouvé, au naturel, quelque charme. Lui, en tout cas, a tout de suite jeté son dévolu sur toi.
Dans la troupe, un autre homme, prénommé Constant, joue les utilités. Son unique prestation théâtrale mémorable sera d’avoir incarné le Monsieur de Bellac. Tombé lui aussi amoureux de toi, il ne se battra pas pour te conquérir. Sitôt qu’il devine en lui un rival, Claude lui intime, sur un ton de résolution sans appel : « Cette fille-là, tu me la laisses. Elle est pour moi ! » Par amitié, Constant consent à s’effacer.
Sur une photo de répétition, vous figurez tous les trois. Mon père, assis, au milieu, interrompt la lecture du journal pour te regarder. Toi, debout, côté jardin, tu tiens un peu gauchement ton sac à mains devant toi, hésitant sur l’attitude à adopter envers ce cerbère mal embouché. En face, côté cour, dans le dos du vilain huissier, Constant fait une apparition furtive pour te rappeler que les femmes « sont sur terre pour dire aux hommes qu’ils sont beaux ».
Tu ne sais pas encore, naturellement, que tu te tiens, sur cette petite scène, face aux deux hommes qui compteront le plus pour toi, les deux seuls compagnons qui, l’un après l’autre, t’accompagneront dans l’existence. Environ quatre décennies plus tard, quand mon père ne sera plus de ce monde, c’est avec Constant que tu referas sa vie. Lui-même veuf, il laissera enfin s’exprimer l’amour qu’il n’aura jamais cessé de te porter.
Le goût de monter sur les planches se transmet-il par les gènes ? Quand on a, comme moi, des parents qui se sont rencontrés sous le signe du théâtre, une mère qui jouait encore lorsqu’elle me portait en son sein (un petit rôle dans Le Prince travesti, de Marivaux), il n’est pas surprenant qu’on veuille, un jour ou l’autre, monter à son tour sur le chariot de Thespis. Mais ce qui déclencha ma passion, ce fut d’avoir assisté, entre vous deux, à une fastueuse représentation de Cyrano de Bergerac, au théâtre des Galeries, à Bruxelles. J’avais six ans et je reçus ce conte en plein cœur. Le carrosse conduit par Ragueneau était tiré par deux vrais chevaux. Roxane était belle comme l’amour. Les mousquetaires sortaient d’un livre d’histoire et menaient à Dumas. Et Cyrano... Cyrano devint instantanément mon héros !
Dès le lendemain du spectacle, je courus m’acheter le texte de la pièce. Et il ne se passa guère de temps avant que je connaisse les morceaux de bravoure, ânonnant la tirade du nez et celle des « non merci ».
Aussi, dans l’histoire de Constant (si bien nommé), l’amoureux condamné à rester dans l’ombre, qui durant la moitié de sa vie jouerait au bon camarade, au fidèle ami de la famille sans jamais cesser de te désirer en secret, il m’est naturellement impossible de ne pas voir un écho de celle de Cyrano s’effaçant au profit de Christian et attendant d’être sur le point de trépasser pour briser son « sublime silence ».
Dans le drame de Rostand, celui qui passe devant et fait valoir son droit à l’amour est le plus beau des deux, Christian. Roxane n’envisage même pas Cyrano comme amant. Mais toi, au contraire, tu es allée vers le moins fringant de tes deux soupirants. Ce n’est pas faire injure à papa de constater, la photo en fait foi, que la logique des yeux aurait dû parler pour l’autre. Plus grand, plus élancé, Constant était bel homme et bien du genre à faire tourner le cœur des jeunes femmes. Du moins ne fis-tu pas à Claude l’insulte de l’aimer pour sa seule beauté.
Il y a malgré tout un détail à mentionner, pas tout à fait sans importance, et c’est que Constant est déjà marié. Il a rencontré sa femme pendant son service militaire, effectué dans la marine. Au cours de ses permissions, il fréquente les dancings. Il y fait la connaissance d’une jeune flamande qui, ne vivant que pour la danse, y consacre tous ses après-midis. Le jeune permissionnaire enchaîne imprudemment son sort à cette femme en l’épousant, et ne tarde pas à déchanter. Il s’aperçoit que la danse est bien l’unique talent de la jeune épousée, insignifiante sur tous les autres plans, et d’un tempérament geignard. Le mariage se révèle très vite malheureux mais, comme la naissance d’un fils est venu le sceller tout aussi rapidement, Constant ne peux se résoudre à divorcer.
As-tu deviné le penchant marqué qu’il éprouvait pour toi ? Pendant les dizaines d’années qui ont suivi, au cours desquelles il a régulièrement été reçu à la maison comme ami (parfois avec sa femme, le plus souvent seul), avez-vous quelquefois évoqué librement, tous les trois, cette rivalité amoureuse ? Quand sa santé a décliné au point qu’il s’est vu condamné, papa a-t-il imaginé que Constant pourrait lui succéder dans ton cœur, le remplacer auprès de toi ? En avez-vous parlé ?
Voilà bien des questions que je me pose et qui n’obtiendront plus de réponse. Mais la question qui éclipse toutes les autres est : pourquoi ne t’ai-je jamais demandé de m’éclairer sur tout cela ? Pourquoi ai-je toujours professé un désintérêt à peu près complet pour l’histoire de la famille en général, pour mon ascendance et plus précisément pour ta vie de femme, les circonstances exactes de ta rencontre avec papa et les sinuosités du chemin que vous avez parcouru ensemble ? Voici qu’aujourd’hui j’interroge avec avidité quelques papiers, quelques photographies, dont je ne peux tirer que des bribes de vérité et qui laissent irrésolues bien des interrogations.
Après L’Apollon de Bellac, tu enchaînes tout de suite avec Don Juan. Pas celui de Molière, mais celui d’un auteur belge, Charles Bertin. La pièce, créée au Théâtre du Parc en 1948, met l’accent sur l’intériorité psychologique et la solitude du séducteur impénitent. Dans cette version, point de Commandeur ni de Sganarelle, ce sont les rôles féminins qui ont été développés et dont l’auteur a nourri le point de vue. Madeleine et ton futur mari font tous deux partie de la distribution.
En cette année 1953, les événements vont se précipiter. C’est en compagnie de Constant et de son épouse que tu rends pour la première fois visite à Claude chez lui, quelque jour d’avril. Dès lors, vous vous revoyez très régulièrement et il faut croire qu’il se montre entreprenant puisque les fiançailles sont bientôt prononcées et que tu tombes enceinte immédiatement. Cette première grossesse (déjà un garçon) se solde par une fausse couche, qui survient... une semaine avant le mariage.
Vous êtes unis devant Dieu et les hommes le 29 juillet 1953. La cérémonie a lieu en très petit comité. Madeleine a tenu à être présente. Papa est accompagné de Blanche, sa demi-sœur. De ton côté, tu es entourée de Maman Germaine et de ton cousin Marcel. Constant n’est pas venu. Sur les photos prises devant l’église, il y a encore un autre homme que je ne connais pas, peut-être le chevalier servant de Madeleine.
Papa est encore assez mince, à cette époque. Il a le cheveu lissé vers l’arrière et des lunettes à fine monture. Il porte un costume croisé, une cravate de couleur blanche ou crème, une pochette assortie, une paire de gants. Bien que n’étant pas sémite, il me fait penser à un jeune intellectuel juif. On lit beaucoup de tendresse et de fierté dans le regard qu’il porte sur toi. De ton côté, tu es vêtue d’un tailleur assez strict, à carreaux larges, et ton chapeau est aussi rond que le petit bouquet de mariée que tu tiens à la main. Vous faites un joli couple, je trouve, très élégamment vêtu, comme vous aurez à cœur de l’être tout au long de votre vie.
L’homme que tu épouses est plus âgé que toi. Neuf années vous séparent. Il a perdu sa mère avant d’avoir huit ans, puis son père en 1952. Celui-ci, Hector Groensteen, s’était marié trois fois. D’une première union il avait eu deux enfants : un fils, Gaston, né en 1900, et une fille, Blanche, née en 1906. Il avait contracté un deuxième mariage en 1918 avec Germaine Laville, une Française, qui allait, elle aussi, lui donner deux enfants : Claude, mon père, et Paulette, de cinq ans et demi sa cadette.
Quand mon père se retrouva prématurément orphelin de mère, sa demi-sœur, Blanche, était déjà âgée de vingt-deux ans. Elle reprit les soins de l’éducation des deux enfants plus jeunes. (De son frère aîné Gaston, je n’entendis jamais parler qu’à mots couverts. Pour des raisons qui me sont inconnues, Blanche et mon père étaient définitivement brouillés avec lui et, pour ma part, je ne le rencontrai jamais.) Restée toute sa vie très proche de mon père, ma tante Blanche sera choisie pour être ma marraine. Esthéticienne de profession, elle ne se mariera jamais. Je crois savoir qu’elle avait aimé un homme dans sa jeunesse, mais mes informations sur sa vie sentimentale s’arrêtent à cette information bien banale ; sans doute ce premier amour lui avait-il laissé de douloureux souvenirs ; en tout cas, je ne lui ai jamais connu de compagnon ou d’amant. Elle reportera sur moi une grande partie de son affection ; mais, en dépit de la proximité qui règnera entre nous pendant de longues années, à elle non plus je ne poserai jamais la moindre question d’ordre personnel.
Une autre chose que j’ignore est la raison pour laquelle la famille Groensteen s’était établie au Havre. Mon père et sa jeune sœur sont nés dans cette ville, où Hector possédait un hôtel-restaurant. Mon père devait pour ainsi dire grandir dans les cuisines. Plus tard, il fera une école hôtelière, pour complaire à mon grand-père, auquel il devait probablement succéder.
En troisièmes noces, Hector épousa une flamande. En 1936, il quitta la France du Front populaire pour s’installer avec elle à Ostende. Mon père avait alors seize ans. Il ne voua pas une grande affection à celle que l’on appellera toujours devant moi « Tante Trinette » ; les autres enfants nés des deux mariages précédents non plus. J’ai souvenir d’avoir accompagné papa une ou deux fois chez cette vieille dame, recluse dans un appartement très sombre, tous rideaux tirés. Je ne crois pas avoir très bien compris alors de qui il s’agissait. Blanche était en guerre ouverte contre cette belle-mère, voyant en elle une souillon, une femme négligente qui, de plus, avait commis le crime de l’avoir détrônée, elle, dans le rôle de maîtresse de maison.
À Ostende, mon père s’inscrivit au Conservatoire royal de musique et d’art dramatique, où il suivit les cours d’une certaine Madame Bengesco, une ancienne actrice roumaine. En deux ans, il décrocha un premier prix de Diction et un autre de Comédie. Plus jeune il avait été louveteau, puis scout, et le goût de se donner en représentation lui était venu là, des feux de camps et autres jeux scéniques. Il s’en fallut de peu qu’il ne devint comédien professionnel. Le directeur d’un grand théâtre bruxellois, après avoir assisté à une représentation, à Ostende, d’une comédie dans laquelle mon père jouait le rôle principal, voulut remonter le spectacle dans la capitale, en conservant l’interprète. On était en 1940 : la guerre vint contrarier ce projet.
Mon père se réfugia en France, d’abord dans les Landes, à Mimizan, puis à Bordeaux. Il avait apparemment voulu s’engager dans l’armée du Royaume, mais n’y fut pas admis pour une question de poids (il était alors maigre comme un clou). Il s’enrôla donc dans l’armée française. Quoique de nationalité belge, il était, après tout, né au Havre, de mère française. C’est « à titre originaire » qu’il fut, le 15 décembre 1941, « engagé volontaire provisoire » pour une durée de cinq ans, et versé au service général des troupes coloniales.
Pour posséder son livret militaire, je connais précisément la chronologie de ses différents lieux d’affectation, tout au long de ses années passées sous l’uniforme français. Il demeure en France jusqu’en mars 1942 puis s’embarque pour le Maroc. À partir d’août 1943, il est en Algérie ; puis il débarque en Corse en mai 1944, où il reste un peu moins de quatre mois. De retour sur le sol français, il participe aux combats dans le Doubs, puis en Haute Alsace, et passe ensuite en Allemagne. Enfin, il s’embarque pour la Cochinchine en octobre 1945, pour être finalement démobilisé le 9 juin 1947. Il lui faut encore patienter quatre mois pour trouver un bateau qui puisse le ramener sur le sol français. Le livret ne fait état d’aucune blessure ni d’aucune action d’éclat ou citation. Il mentionne, en revanche, que mon père fut cassé de son grade de sergent-chef en 1945 pour fait d’indiscipline.
Six années se seront écoulées entre sa démobilisation et son mariage. Comment les a-t-il occupées ? Rentré en France, il n’a pas un sou vaillant. En vérité, il ne possède que le costume qu’il porte sur le dos. Le premier travail qui se présente consiste à coller des affiches pour la Comédie française. La passion du théâtre ne l’a pas quitté – il avait d’ailleurs pu monter quelques spectacles aux armées, bien que l’on fût en guerre. Pendant quelques semaines, Claude sillonne donc Paris en tous sens, à pied, pour placer ses affiches. Il n’est pas cher payé, mais reçoit des billets gratuits pour les représentations du soir. Vivant comme un gueux, il n’en passe pas moins la plupart de ses soirées au Théâtre français.
Puis il regagne Bruxelles, où il partage pendant trois ans l’appartement de Blanche. Il trouve une place comme acheteur pour le rayon alimentation de la chaîne de supermarchés Priba. Le virus du théâtre ne l’ayant pas lâché pour autant, il ne tarde pas à recommencer à monter sur les planches, jouant avec plusieurs compagnies d’amateurs : La Bohème, Le Camélia, et bien entendu l’Union Dramatique et Philanthropique, où il devient l’un des partenaires réguliers de Madeleine, en attendant de te rencontrer.
Voilà l’homme qui vient de te passer la bague au doigt. Vous avez l’un et l’autre été privés d’amour maternel. C’est, avec le théâtre, l’un des points qui vous rapprochent. Vos mères respectives portent le même prénom : Germaine. Mais Claude voue un culte à la sienne, perdue bien trop tôt. Toute sa vie, il conservera, sur l’un des murs de son bureau, un beau portrait de sa « Maman Germaine » à lui, se plaisant d’ailleurs à trouver, entre elle et moi, une certaine ressemblance.
Sa longue carrière militaire n’a pas manqué de laisser des traces. Elle a modelé un être nouveau, le séparant de lui-même, je veux dire du jeune homme sensible, idéaliste, nourrissant des ambitions littéraires, qu’il avait été. De la guerre on revient avec un caractère autrement trempé ; on s’est, bien obligé, forgé une cuirasse, une carapace d’insensibilité ; l’épreuve du feu, l’exposition au danger de mort, la camaraderie épicée des chambrées et des camps de fortune, l’éloignement de tout ce qui constitue le cours d’une vie normale et équilibrée, la rupture des liens affectifs, tout cela vous transforme, probablement pas vers le meilleur. Mon père n’est certes pas devenu un soudard, mais ses manières sont plus franches, plus brutales, et puis il est désormais soucieux de rentrer dans le rang, d’occuper la petite place que la société voudra lui laisser.
Sur le plan sentimental, il est et sera toujours peu démonstratif. Bien insuffisamment pour répondre à ton attente. Ce qui ne l’empêchera pas de t’aimer d’un amour sincère, de t’admirer, de se féliciter chaque matin de t’avoir prise pour femme.
Dans les premières années de votre vie conjugale, vous continuez à vous produire régulièrement sur les scènes du théâtre amateur bruxellois. Tu remportes un de tes plus grands succès en incarnant Iphigénie, la fille d’Agamemnon qui se sacrifie pour la Grèce.
Tu demandes à ta mère : « Est-ce que cela te fait quelque chose de voir ta fille mourir en scène ? » Elle hausse les épaules : « Tu me crois assez sotte pour ne pas savoir que c’est pour de faux ? »
Ta beauté s’affirme et ne passe pas inaperçue. Elle te vaut d’être engagée comme mannequin (on ne parle pas encore, en ce temps-là, de top model), par l’entremise de Lintas, ton employeur. Tu participes à des défilés de mode et à des séances de shooting (comme on ne dit pas non plus). Tu fais imprimer ta première carte visite avec, sous ton nom, ces mots : mannequin – modèle publicitaire. Toi qui a longtemps été rabaissée, ignorée, rejetée dans une forme d’inexistence et d’invisibilité, te voilà sortie de l’ombre : tu t’exhibes sous la lumière des projecteurs, tu portes les dernières créations à la mode, tous les yeux sont braqués sur toi.
Ma vie normale, humaine, ne commence qu’à vingt ans.
Tu reçois, en 1955, décerné par l’École belge de mannequins, le « prix du meilleur mannequin de Belgique ». J’ai sous les yeux une photo qui te montre, arborant l’écharpe de la lauréate, entre deux femmes plus âgées, sans doute les organisatrices du concours. Tu as remporté une coupe et une bouteille de Martini format Magnum. Sur une autre photo, tu participes à un concours d’« élégance automobile ».
L’écharpe, tu l’as toujours conservée. C’est un ruban de gaze orné de lettres dorées. Découpé en trois parties, il a été collé sur un papier noir et protégé par un film transparent. C’est un titre de gloire dont tu étais fière. Comme tu étais fière de toutes ces images de toi, en noir et blanc, conservées dans une grande enveloppe kraft, où tu poses en tailleur, en robe du soir, en tenue de sport, en fourrure, en bikini. Sur toutes, tu as la même silhouette élancée, le même visage aux traits fins et réguliers, les mêmes grands yeux expressifs.
Tu arbores souvent un petit air mutin qui me plaît. Mais ce que je n’aime pas trop, c’est le maquillage que l’on t’impose, toujours pareil lui aussi, avec ces sourcils trop dessinés, en accent circonflexe.
La coiffure seule change, tantôt structurée, apprêtée avec soin, tantôt laissée plus sauvage, plus ébouriffée.
Est-ce parce qu’on a joué à la poupée avec toi et que tu y as pris goût ? Est-ce parce que tu as aimé ça, de pouvoir changer de personnalité et de style, de te laisser apprêter pour endosser tour à tour l’image d’une femme du monde, d’une jeune citadine moderne, d’un gavroche, voire d’une femme fatale ? Toute ta vie, à tout âge, je t’ai vue changer de tête au gré des circonstances et de ta fantaisie. Tour à tour brune et blonde, les cheveux courts ou longs, défaits ou en chignon, avec ou sans anglaises, pour ne rien dire des perruques et des postiches que tu utilisais à l’occasion. Toute ma vie, j’ai dû m’habituer à ces changements à vue, à cette versatilité. Et mon père, ce n’est pas une femme qu’il avait épousée, mais dix, vingt, cinquante ! C’est comme si, n’ayant été autorisée à être personne, tu avais décidé d’être toutes les femmes.
De cette époque où tu étais dans tout l’éclat de ta jeunesse, la photo que je préfère est un portrait façon Harcourt, qui porte la signature d’un photographe bruxellois, Luc d’Arvili. Ton buste est de trois quarts mais ton visage fait face à l’objectif. Tu portes un chemisier léopard. Ton front est dégagé par tes cheveux ramenés vers l’arrière et crantés, qui retombent sur tes oreilles en boucles harmonieuses.
Tu as un regard franc, ouvert, et tu souris très légèrement. Je crois pourtant discerner une pointe de mélancolie, surtout dans la partie droite du visage, celle qui est mangée d’ombre.
(Je compare cette photo avec une autre, en couleur. Non datée, elle doit être postérieure d’au moins trente ans. Cette photo, placée dans un joli cadre argenté, se trouvait dans ta propre chambre au moment de ton décès. À l’initiative de la responsable de l’entreprise de pompes funèbres, elle a été posée sur ton cercueil lors de la cérémonie qui s’est tenue au crématorium de Bruxelles le 28 septembre 2013.
Sur ces deux photographies, ton visage a exactement la même inclinaison, et ce sont le même front dégagé, le même regard planté dans l’objectif, le même sourire à peine esquissé. Sur la seconde, ta beauté est toujours à l’affiche, même si tes joues se sont remplies. Tu es coiffée en chignon et tes cheveux ont reculé, dégageant un peu plus le haut du front. Mais l’image est prise en légère plongée, tu es vêtue de noir, le maintien un peu tassé. Le temps a commencé son travail de sape et je sais que d’autres forces obscures te minent de l’intérieur. Dans le portrait de cette femme élégante, raffinée, épanouie, je vois la façade que tu t’es construite. Tu mets tout ton talent dans l’interprétation et la mise en scène de cette fiction, et elle donne le change à tout le monde mais sans doute pas à toi-même.)
De façon générale, tous les témoignages photographiques de ta carrière de mannequin donnent l’image d’une femme saine, sûre d’elle-même et de son charme, sereine, à l’aise dans son corps, dans son temps et dans sa vie. On a beau chercher, on n’y voit rien, non, rien vraiment qui révèle une petite sœur de Cosette ou de Poil-de-Carotte.
À l’époque, Boris Cyrulnik n’avait pas encore popularisé le concept de résilience. L’appliquerait-il à ton cas ? Devenir une jeune femme épanouie quand on a eu une adolescence volée, n’est-ce pas un bel exemple de résilience ? Si oui, qu’est-ce qui l’a rendue possible ? Ni la parole, ni le secours d’une thérapie, ces béquilles habituellement tenues pour nécessaires.
La seule explication tient à ton énergie personnelle, à ta volonté farouche de t’en sortir malgré ta mère. Contre elle. De devenir quelqu’un en dépassant les conditions de ton entrée dans la vie.
La vérité, que tu ignores, c’est que tu es seulement en sursis. Les traumatismes que tu as refoulés, que tu crois avoir surmontés, effacés, sont inscrits dans ta chair. Viendra le moment où ils reviendront achever leur travail destructeur, le moment où tu ne pourras plus lutter contre leurs effets. Pour l’heure, tu donnes le change, et peut-être d’abord à toi-même.
Si l’on t’avait demandé à ce moment-là : « es-tu heureuse ? », je veux croire que tu aurais répondu oui sans trop d’hésitation. Il me plaît de penser que, pendant quelques années au moins, tu as pu croire en ton étoile.
Car te voilà devenue une femme active, exerçant des activités professionnelles gratifiantes, de surcroît comédienne appréciée et épouse provisoirement comblée. De bonnes fées ont dû réussir à conjurer le mauvais sort et à concentrer sur toi leurs bienfaits.
Il ne te reste plus qu’à devenir mère à ton tour.
Le 18 avril 1957, un peu moins de quatre ans après que vous vous fussiez mariés, à la clinique Edith Cavell, commune d’Uccle, sur le coup de six heures quinze du soir, je naquis.