III
Elle prend très à cœur ses activités au sein de l’association qui s’occupe des personnes âgées de la commune. Il lui est venu une idée qu’elle communique, par écrit, à la responsable. Les voyages, les conférences, les visites d’exposition, les projections, tout ça c’est très bien, mais ce dont les membres ont le plus besoin c’est de communiquer. Il faudrait trouver une salle où ceux qui le souhaitent pourraient se réunir une fois par mois, échanger librement autour d’un thème, confronter leur vécu. Dans sa lettre, cette recommandation : « Aujourd’hui tout le monde ou presque va voir son psy, et les "jeux de rôle" en groupe, sous la houlette d’un médecin, se pratiquent beaucoup. (...) Personnellement, je privilégierais les sujets "humains" qui nous touchent tous à des degrés divers. Toutefois, pour que l’atmosphère soit à la détente, il serait souhaitable de ne pas aborder le sujet de ses propres maladies ! »
Elle ne peut plus me dissimuler les atteintes de l’âge. Depuis qu’un jeune homme lui a arraché son sac, à l’entendre, les quartiers résidentiels de Bruxelles n’auraient rien à envier au Chicago des années vingt et trente. À chacune de ses sorties, la peur est tapie dans son ombre. Il est vrai qu’elle marche de façon hésitante, à petits pas, s’affichant comme une proie facile. Avant qu’elle ne renonce à sa voiture, je n’étais pas très rassuré non plus quand elle prenait le volant : sans cesse elle accrochait les bordures et se trompait de file.
Elle établit, en prévision d’un rendez-vous médical, une liste détaillée de tout ce dont elle se plaint. Mauvaise haleine, forte transpiration, cauchemars toutes les nuits, pertes de mémoire, fatigue permanente, diarrhées fréquentes, plus d’intérêt ni d’envie pour rien, je geins, je me mords, me gratte, me blesse, j’ai un chagrin incommensurable...
Elle est très remontée contre sa banque. Les moyens de paiement ont évolué et elle est incapable de modifier ses habitudes. Dans son agence, des machines ont été installées pour décharger les agents des opérations les plus courantes, mais elle ne sait pas s’en servir. De plus, elle ne cesse de perdre sa carte de crédit, en un an il a fallu plusieurs fois faire opposition sur sa carte égarée et en émettre une nouvelle, mais elle accepte mal les délais que cela suppose et ne parvient pas à mémoriser ses nouveaux codes. Alors elle écrit au siège de la banque, à l’attention du directeur du marketing, s’insurgeant contre les termes utilisés dans la publicité de l’établissement : nous avons la volonté de nous rapprocher de vous, nous essayons de vous simplifier la vie et la banque, nous vous aidons à préparer une retraite sereine, et autres formules de la même farine. « Nous croyez-vous assez stupides pour croire vos phrases enjôleuses ? », écrit-elle dans un accès de fureur, dénonçant « une prose mensongère » et les « complications » nouvelles qui ne cessent d’être imposées aux personnes âgées.
Elle a perdu le sommeil et l’appétit, tant est grande son inquiétude. Les médecins croient avoir identifié la cause de cette démarche traînante qui provoque ses chutes. Ils parlent d’un rétrécissement du canal cervical, avec lésion de la moelle épinière, entraînant un défaut d’irrigation sanguine des membres inférieurs. Il n’y a pas d’autre traitement pour une myélopathie de ce type qu’une opération très lourde, qui consisterait, si j’ai bien compris ce qu’elle m’a rapporté, à retirer les lames postérieures de certaines vertèbres pour élargir le canal cervical, puis à solidariser les vertèbres entre elles. Les médecins ne garantissent pas le résultat : elle pourrait rester paralysée au niveau du cou et des épaules et finir ses jours dans un fauteuil d’infirme. Le comble est que, si l’opération réussit, elle ne parviendrait, au mieux, qu’à stabiliser la situation, mais n’entraînerait pas d’amélioration sensible de son état. Je conçois qu’elle ait peur et, pour ma part, je pense que ce serait pure folie de s’engager dans pareille aventure.
Elle dit : « Tu as remarqué que chez moi ta photo est partout. Je suis certaine que la mienne n’est visible nulle part dans ta maison. — Mais si, voyons, rappelle-toi : rien que dans la chambre j’ai mis deux photos de toi sur le panneau magnétique. — Ah ! oui, dans ce pêle-mêle !... » Elle appelle pêle-mêle (terme qu’elle prononce sur le ton le plus méprisant) un tableau réunissant en tout et pour tout une quinzaine de photos, uniquement des êtres qui me sont ou m’ont été les plus chers...
Elle a un comportement de plus en plus déroutant. Sans raison particulière, elle dort alternativement dans trois pièces différentes de son appartement, délaissant sa chambre pour le lit d’appoint qui se trouve dans la pièce faisant fonction à la fois de bureau et de chambre d’amis, ou pour le canapé-lit du séjour. Elle cherche une denrée pendant dix minutes dans son réfrigérateur sans parvenir à la trouver ; appelé à la rescousse, il ne me faut pas dix secondes pour la voir, à portée d’yeux et de main. Elle s’évertue à ouvrir un carton de jus d’orange avec une paire de ciseaux de cuisine, alors qu’il suffit, pour se servir, d’en dévisser le bouchon. À trois heures du matin, je la surprends occupée à transférer un paquet de café moulu dans la boîte ad hoc, simplement parce qu’elle s’était souvenue que celle-ci ne contenait plus assez de café pour le petit déjeuner et que cette pensée, dit-elle, la tenait éveillée.
Elle dit : « Est-ce que tu as du charisme, toi ? Moi, en tout cas, j’en ai. Tout le monde me le dit, et je le constate à la façon dont on me regarde. Tu sais, les gens qui viennent vers moi en société sont fiers de montrer qu’ils me connaissent. Et toi, est-ce que tu es fier de ta mère ? »
Elle qui avait coutume de préparer des repas copieux sert désormais des plats qui ont la consistance d’une simple entrée. Son appétit d’oiseau s’en contente et il ne lui vient pas à l’esprit que, de mon côté, je n’y trouve pas du tout mon compte. Il est vrai qu’elle se rattrape sur les desserts et ne voit pas d’inconvénient à ce que l’on en mange deux, voire trois, proposant à la suite yaourts, fruits, crème glacée, compote, cheesecake et gâteau au chocolat. La chère est maigre mais le « chariot des desserts » est à volonté.
Elle me repose, à un quart d’heure d’intervalle, les mêmes questions, me tient mot pour mot les mêmes propos, comme si tout ce que nous venions de nous dire s’était déjà effacé de son esprit. Ou bien elle s’arrête de parler au milieu d’une phrase, ne trouvant plus ses mots.
Elle a encore fait une chute, cette fois dans un escalier roulant, et doit passer une radiographie qui dira si elle a le coude gauche cassé. Cet accident, et le fait d’avoir passé le cap des quatre-vingts-ans, relance l’interrogation qui ne la quitte plus : faut-il qu’elle se place rapidement dans une maison de retraite ? Elle est incapable de prendre une décision, ne se résout à entreprendre aucune démarche. Pour ma part, je l’encourage à franchir le pas – non sans mesurer combien il lui sera pénible de quitter son appartement et, sans doute, le quartier où elle réside depuis des décennies – car je suis inquiet de savoir qu’elle s’alimente de plus en plus mal, et surtout j’ai peur qu’elle fasse une chute chez elle et soit incapable de se déplacer jusqu’au téléphone. Elle pourrait alors rester étendue, sans secours, pendant plusieurs jours, jusqu’à ce que la femme de ménage la trouve. C’est arrivé à une de ses amies, que l’on a retrouvée par terre, déshydratée, baignant dans son urine.
Elle refuse de s’offrir les services d’une dame de compagnie ou d’une auxiliaire de vie, ne fût-ce que quelques heures par semaine. Elle ne veut pas ouvrir sa porte à une inconnue, ne voit pas ce qu’elle pourrait trouver à lui dire.
Elle ne veut pas davantage envisager l’éventualité de venir s’installer près de chez moi, en Charente. « — Que veux-tu que j’aille faire là-bas, où je ne connais personne ? — Tu serais près de moi, près de tes petits-enfants. Nous pourrions veiller sur toi. — Tu n’aurais pas de temps à me consacrer. Je serais une charge pour toi. — Mais non, puisque je te le propose. — Non, je ne veux pas. Tu veux que je quitte une capitale, avec sa vie trépidante, pour aller m’enterrer dans ce trou ? »
Elle s’est résolue à visiter, dans Bruxelles, plusieurs établissement de repos avec moi. Notre choix se porte sur une résidence que je baptiserai ici du nom de « Jardins d’Eden ». C’est de loin la plus luxueuse de celles que nous avons vues, le séjour n’y est pas donné mais sa retraite dorée lui autorise un choix si dispendieux, et son goût du confort y sera satisfait. La belle réception, les larges couloirs, au sol couvert de moquette, la salle de restaurant, vaste et claire, aux baies ouvrant sur le jardin : on se croirait dans un hôtel. La brochure de présentation insiste sur la qualité des services : « Vous serez entouré d’attentions discrètes et efficaces, comme le suivi de vos messages, l’accueil de vos invités, et même le coup de pouce pour remplir les formalités administratives les plus contraignantes ». Le quartier, à la périphérie de Bruxelles, est agréable, verdoyant, riche en commerces, et desservi par une ligne de métro.
Elle est à peine installée aux Jardins d’Eden, dans un deux-pièces de 60 mètres carrés, au rez-de-chaussée, avec petit jardin privatif, qu’elle se persuade qu’elle a eu tort d’y venir, tort de m’écouter. Il est vrai que son déménagement ne s’est pas déroulé dans les meilleures conditions. Oubliant que nous étions convenus d’une date et que je m’étais engagé à venir deux jours plus tôt pour l’aider à tout emballer, elle a anticipé de deux semaines, se tuant à la tâche. Les déménageurs auxquels elle a eu recours ont perdu certaines de ses affaires, ont abîmé des meubles et l’auraient même « arnaquée ». Quant à l’homme à tout faire de la résidence, auquel elle a eu recours pour l’accrochage de ses rideaux, la pose de ses tableaux et quelques branchements électriques, c’est un « grossier personnage », dont elle m’assure que dès le premier jour il lui a fait des avances insistantes. Au total, cette installation a été une véritable épreuve, qui la laisse à bout de forces, à bout de nerf. Tout le monde cherche à profiter de sa faiblesse, et elle n’est plus de taille à lutter. Elle voudrait, dit-elle, pouvoir s’allonger dans son lit et y rester pour l’éternité.
Elle est dans un état de stress que je ne lui ai jamais connu. Tout au long de la journée, elle passe des heures à chercher ses clés, son sac, ses lunettes, sa télécommande, incapable de se souvenir où elle les a rangés, et même de les voir quand elle les a sous le nez ; elle ne trouve pas non plus les interrupteurs ; alors elle se met dans des états de rage contre elle-même ou cède au plus profond abattement. Elle ne parvient pas à se sentir chez elle dans ce nouvel espace de vie. Rien n’y est à sa place, à commencer par elle-même.
Elle déclare qu’il ne se trouve personne, aux Jardins d’Eden, avec qui elle puisse sympathiser. Une partie des résidents sont séniles et n’ont aucune conversation. Les autres forment un clan : ce sont principalement des membres de la petite noblesse, confits en bigoterie. Comme elle n’appartient pas au même milieu et ne se montre pas à la messe, on lui fait bien sentir qu’on ne désire pas la connaître. En réalité, la population est plus mélangée qu’elle ne le dit. Au cours des repas que j’ai partagés sur place avec elle le midi, nous avons lié conversation avec des voisins de table charmants, bien éduqués et favorablement disposés à son égard. Je ne manque pas non plus de souligner l’amabilité du personnel et la qualité des repas. Mais rien ne trouve grâce à ses yeux. Cependant elle ressent une certaine fierté d’avoir les moyens de vivre dans un établissement qui n’est pas accessible au premier venu.
Elle dit : « Tu aurais pu être riche à en crever et au lieu de cela tu n’as pas un centime pour te gratter le derrière. »
Elle ne comprend plus la logique d’une serrure. Pour entrer chez elle ou refermer la porte quand elle sort, elle tourne ses clés dans tous les sens, au hasard et avec une certaine frénésie. Elle prétend que sa serrure fonctionne très mal et exige qu’on vienne la changer, alors que le mécanisme donne toute satisfaction dès l’instant où l’on en use normalement et avec calme. Ce problème ne tarde pas à devenir obsessionnel. Plus il y a de monde qui lui démontre que sa serrure marche bien, plus elle se persuade que l’on complote pour lui rendre la vie impossible. Et maintenant elle ne se croit plus en sécurité : puisqu’elle ne ferme plus, n’importe qui pourrait forcer sa porte d’une simple pichenette.
Elle ne sait plus se servir correctement de sa télécommande et, ne réussissant pas à changer de chaîne, se plaint de son poste, qui ne lui donne plus accès qu’à un seul programme.
Elle se lamente : « Dire que je serai seule à Noël ! » Or nous sommes le 24 décembre et je suis à ses côtés, venu tout spécialement pour passer le réveillon auprès d’elle. Mais j’ai beau le lui répéter, elle ne le réalise pas, évoquant Noël comme une fête qui doit avoir lieu prochainement. Et vingt fois dans la soirée je l’entends soupirer : « Dire que je serai seule ce soir-là ! »
Elle déclare que, cette année, elle ne pourra faire de cadeau à personne, car elle n’en a plus les moyens. À l’en croire, son compte en banque a mystérieusement fondu et elle est désormais sans ressources. L’agence qui perçoit et lui reverse les loyers de son ancien appartement, mis en location, profite de sa faiblesse pour l’escroquer et ne lui verse plus un sou. Un coup d’œil à ses relevés bancaires me confirme qu’il n’y a rien de vrai dans ces allégations. Ses loyers lui sont versés régulièrement, sa retraite aussi, et son épargne grossit de mois en mois.
Elle reconnaît ne plus être capable de s’occuper de répondre aux courriers administratifs, de gérer ses assurances, ses placements, de payer ses impôts. Chaque fois que je viens, je découvre qu’une couche de papiers couvre toutes les surfaces disponibles, et même une partie du sol. Elle ne sait plus ce qui doit être gardé, ce qui peut être jeté, et les classeurs ou dossiers que je lui ai créés pour qu’elle tienne ses affaires en ordre, avec de grosses étiquettes bien lisibles, ne lui sont d’aucune utilité : je retrouve tout en vrac. Après avis de son conseiller bancaire et de son notaire, je décide de reprendre la main et de la décharger définitivement de tout souci administratif ou financier. Je donne instruction à tous les organismes d’envoyer son courrier chez moi, une procuration et des codes d’accès me permettront de gérer son compte à distance, par Internet, et de procéder aux paiements nécessaires. La mise sous curatelle n’a pas été jugée nécessaire.
Elle fait collection de papiers officiels. En mettant de l’ordre dans ses dossiers, je découvre qu’elle ne possède pas moins de quatre cartes d’identité, toutes valides. Par trois fois, en effet, ne sachant plus où elle avait rangé sa carte, elle est allée en mairie déclarer s’être fait voler son sac ou son portefeuille, et s’en est fait délivrer une nouvelle.
Elle continue d’apprécier les bons restaurants, alors je l’emmène déjeuner dans ceux du quartier qu’elle apprécie. Mais je redoute les impairs qu’elle pourrait commettre. Un jour, je m’aperçois, quand le maître d’hôtel lui enlève son manteau, que, dessous, elle porte, enfilées l’une sur l’autre, les deux vestes qu’elle avait préparées. Comme elle hésitait encore sur celle qu’elle allait mettre, ne parvenant pas à se décider elle les a superposées, ce qui lui fait une silhouette boudinée et une tenue bien trop chaude pour la saison. Quelques minutes plus tard, au cours du repas, elle essaie laborieusement de découper avec son couteau la serviette en papier glissée sous son bol de soupe : elle croyait que c’était quelque chose à manger. Un autre jour, elle se mouche ostensiblement dans sa serviette en tissu.
Elle dit : « Figure-toi que je passe pour une excentrique. Il paraît que tous les regards sont tournés vers moi quand j’entre dans un restaurant. C’est peut-être parce que je m’habille jeune. Et puis je porte volontiers un chapeau. Il n’y a plus beaucoup de femmes qui portent des chapeaux ! »
Elle se sert de son agenda comme d’un simple carnet de notes, dont les pages seraient indifférentes. Quand je lui indique la date de ma prochaine visite, elle l’inscrit sur n’importe quelle page et ne la retrouve pas ensuite. Je lui ai pris un rendez-vous chez le dentiste pour le 27 février, et je l’ai inscrit moi-même dans son agenda. Le lendemain, ne se souvenant plus du jour dit, elle le recherche vainement. « Tu m’as bien mis le jour et l’heure, mais pas le mois ». Décontenancé, je lui explique qu’il n’y a qu’une seule page dans son agenda qui corresponde au 27 février, que celui-ci ne peut donc pas être confondu avec le 27 mars, par exemple, et que le mois est clairement indiqué en haut de toutes les pages. Je vois bien qu’elle n’est pas convaincue.
Elle a toutes sortes de peurs irraisonnées. Ainsi, chaque fois que je dois venir la voir, elle s’imagine une grève des chemins de fer, se persuade que la radio a annoncé de graves perturbations du trafic et, ayant anticipé que je devrais renoncer à mon voyage, s’étonne de me voir arriver au jour et à l’heure prévus.
Elle entretient des soupçons à mon endroit depuis que je gère ses affaires et ses finances. Elle ne comprend pas le principe de la procuration et m’accuse d’avoir transféré ses avoirs sur un compte à mon nom. Elle me supplie de lui laisser au moins sa pension, sans quoi elle ne pourrait plus rester aux Jardins d’Eden et se retrouverait à la rue. Elle dit que je ne suis plus moi-même, me trouve soudain devenu « très intéressé par l’argent ». Elle ne remplit plus son réfrigérateur, d’une part parce qu’elle ne trouve plus l’énergie de faire ses courses, d’autre part parce qu’elle s’est mise en tête qu’elle n’a plus un sou.
Elle qui est déjà désorientée le jour, perd tout repère la nuit. Il lui arrive de prendre son petit déjeuner à 3 heures du matin, ou de quitter son lit et d’aller dormir sur le canapé, parce qu’elle croit devoir me céder sa chambre, alors qu’en réalité je ne suis pas là, ou bien en train de dormir non loin de chez elle, dans l’une des deux chambres que la résidence tient à la disposition des invités.
Elle se croit atteinte de la maladie d’Alzheimer, mais son médecin l’assure qu’il n’en est rien. Elle finit par se soumettre à un examen IRM, qui met en évidence le fait qu’elle a été victime, ces dernières années, de plusieurs petits accidents vasculaires cérébraux. Ainsi la dégradation progressive de son état trouve une explication : de chacune de ces thromboses elle est sortie un peu plus diminuée. La voici soumise à un traitement qui devrait prévenir d’autres accidents similaires, mais le médecin assure qu’il y en aura de toutes façons, même si l’on ne peut prévoir leur gravité. Ma mère se persuade que c’est un AVC qui l’emportera, ce dont elle est plutôt contente : ça se fera d’un coup, elle ne se sentira pas partir. Moi, je crains que s’il devait y avoir une prochaine fois, elle n’en reste plus sévèrement handicapée.
Elle a cessé, au bout de deux semaines, de prendre les médicaments qui lui avaient été prescrits pour prévenir un nouvel AVC, alors que, de son propre aveu, ils avaient un effet spectaculairement positif sur son état général. Maintenant son moral est au plus bas, elle dit qu’elle ne veut pas prolonger sa vie. Je ne parviens pas à lui faire entendre que ce n’est pas le but recherché, mais qu’en se soignant, elle vivra mieux le temps qui lui reste. Les Jardins d’Eden ne sont pas une résidence médicalisée : il n’y a personne ici à qui je puisse demander de veiller à ce qu’elle prenne ses cachets.
Elle n’a plus qu’un refrain : je ne veux pas continuer à vivre, je souhaite mourir, je veux en finir... La loi belge autorise l’euthanasie pour des patients qui ne sont pas en phase terminale. Même s’ils sont très minoritaires, certains de ceux qui en bénéficient sont atteints de souffrances psychiques et non physiques. Mais une mère peut-elle attendre de son fils qu’il l’aide à accomplir des démarches pour lui ôter la vie ? Sa demande répétée m’embarrasse. Je prends quelques renseignements et comprends vite qu’elle ne pourrait pas bénéficier d’une telle mesure. Elle aurait dû en faire la demande par écrit, de façon répétée, au moment où elle était encore pleinement lucide.
Elle convient qu’elle a besoin d’un environnement médicalisé et visite avec moi une maison de repos et de soins, appelons-la les Forsythias. L’établissement vient d’ouvrir, on m’assure de tous côtés qu’il n’y a pas mieux dans Bruxelles. De plus, comme les pensionnaires commencent juste à arriver, elle pourrait y entrer rapidement, alors que dans tous les établissements similaires auprès desquels j’ai pris des renseignements il faut compter près de deux ans d’attente. Je crains qu’un nouveau changement de résidence vienne ajouter à sa désorientation, mais cette fois du moins elle trouvera sur place une kiné, une psychologue, un médecin coordinateur, des infirmières. Elle sera suivie, son traitement lui sera administré. Elle opine, satisfaite : « Oui, je crois que je serai bien ici ».
Elle est terrassée, au cours de la nuit suivante, par une nouvelle attaque cérébrale, alors que je suis encore à Bruxelles. Le matin, quand je la rejoins dans son studio pour que nous prenions le petit déjeuner ensemble, je constate qu’elle n’a pas dormi dans son lit, mais étendue sur le sol. Au réveil, elle ne sait plus où elle est, ne reconnaît rien. De toute la matinée, je ne réussis pas à lui faire réaliser qu’elle habite ici depuis trois ans. Elle est incapable de s’habiller. Elle ne se plaint d’aucune douleur physique.
Elle a sa chambre réservée aux Forsythias et la date de son transfert est arrêtée. Cependant on ne sait pas encore si elle sera placée dans une unité pour personnes autonomes, ainsi qu’il était prévu, ou dans une unité pour personnes dépendantes. Un nouveau diagnostic doit être posé sur son état. Si la crise dont j’ai été témoin n’est pas passagère, j’ai bien peur que son degré d’autonomie ne soit désormais très réduit.
Elle a été hospitalisée en urgence. La directrice des Jardins d’Eden a jugé nécessaire de faire venir son médecin, lequel, constatant de la fièvre, des jambes gonflées, un maintien courbé en avant, a appelé une ambulance. Les jours précédents, ma mère avait inquiété le personnel en manifestant des signes de grande confusion. Elle aurait, à deux reprises, insisté pour sortir en pleine nuit ; un matin, on l’a retrouvée gisant nue sur le sol.
Elle a été transférée à la clinique Saint-Jean, en gériatrie, et tient des propos incohérents. Ce matin, au téléphone, sur un ton de confidence : « Tu sais où je suis ? Au bordel de la place Madou ! »
Elle pourra entrer aux Forsythias dès qu’elle sortira de clinique, la directrice me l’a assuré. Il n’y a, hélas, plus matière à s’interroger : elle sera placée dans une unité pour personnes dépendantes.
Elle ne s’alimente plus qu’à peine. Arrivé à son chevet, je la trouve amaigrie, affaiblie, et dans la plus grande confusion. Elle ne réalise pas qu’elle se trouve en milieu hospitalier, parlant de ce lieu comme d’une nouvelle résidence où on l’aurait transférée et qui, bien entendu, ne lui plaît pas. Quand je lui fais prendre conscience du fait qu’elle est dans une clinique, elle rétorque qu’il ne s’agit là que d’une couverture pour des trafics mafieux de toutes sortes, ou bien que, la nuit, les chambres voisines abriteraient des orgies sexuelles. Quant à sa perte de poids, elle l’impute aux tentatives d’empoisonnement dont elle aurait été victime de la part du personnel.
Elle devient dangereuse. La responsable d’étage m’apprend qu’elle s’est introduite de nuit dans la chambre d’une autre patiente, ciseaux à la main, et aurait voulu trancher la veine jugulaire de la malheureuse, épouvantée. Elle nie absolument les faits, prétend qu’elle aurait été mêlée à une « bagarre de rue ». Elle a des hématomes sur les bras, témoignant de la force avec laquelle deux infirmières et deux agents de sécurité ont dû intervenir pour la maîtriser. Si, une fois établie aux Forsythias, elle devait avoir de telles bouffées d’agressivité vis-à-vis d’autres pensionnaires, l’établissement ne la garderait pas et sans doute ne resterait-il plus alors d’autre solution qu’un internement en milieu psychiatrique. L’éventualité d’un tel scénario m’épouvante.
Elle est installée dans sa nouvelle chambre, qui mesure 32 mètres carrés. Son lit est médicalisé. Le nouveau médecin traitant qui s’occupe d’elle désormais a formulé son diagnostic, sentence lapidaire et sans appel : dénutrition, troubles du comportement, état dépressif sévère, démence vasculaire.
Elle dit : « Je ne sais pas si je vais prolonger mon séjour dans cet hôtel. »
Elle est dépossédée des commandes de sa vie. L’appartement qu’elle occupait aux Jardins d’Eden doit être libéré dans les plus brefs délais. Comme elle ne peut conserver aux Forsythias que peu de meubles personnels, et quelques objets familiers, il nous incombe, à ma compagne et moi, de liquider le reste. Le désordre ambiant est effrayant : partout du linge sale, des habits déchirés, de l’argent dissimulé à toutes fins utiles. Nous trions, nous remplissons des valises que nous lui apporterons, nous gardons certaines choses pour nous ou pour les enfants, nous donnons, nous vendons, sans lui demander une opinion qu’elle n’est plus en mesure d’émettre. Nous ignorons quels sont les vêtements qu’elle porte encore et ceux qu’elle ne met plus. Non seulement les décisions se prennent sans elle, mais elle ne réalise même pas que nous sommes en train de disperser ce qui lui appartenait, de solder sa vie en somme, non après sa mort, mais de son vivant. Et que cette opération, qui nous occupe une semaine entière, nous amène aussi à fouiller dans son intimité. C’est au plus fort de cette bataille que je découvre le dossier rose.
Elle ne peut plus s’habiller ou se déshabiller seule. Elle marche à tout petits pas précautionneux. Elle porte des couches en permanence, mais n’est pas capable de les enlever et de les remettre. Quelquefois elle n’a rien, ni couche ni culotte. Quand elle doit se rendre aux toilettes, comme elle n’en trouve pas la porte ou que cela prend trop de temps, elle urine sur le sol de sa chambre, à l’endroit où elle se trouve.
Elle a le corps de plus en plus raide. Cela a commencé par le cou, le torse, les bras. Elle ne peut plus tourner la tête quand on l’appelle. Au lieu de reposer sur ses genoux ou sur les accoudoirs de son fauteuil, ses deux bras sont projetés en avant et elle les maintient ainsi, crispés dans le vide, comme s’il fallait qu’elle agrippe quelque chose. Quelques semaines plus tard, ce sont les jambes qui ne vont plus. Presque du jour au lendemain, elle ne peut plus marcher. Elle refusait canne et déambulateur, la voici en fauteuil roulant.
Elle ne réussit plus à porter un verre d’eau à ses lèvres, ni à m’embrasser, tant elle a le haut du corps tétanisé. Cependant, comme chaque dimanche, on lui apporte un verre de mousseux en guise d’apéritif ; si forte est son envie que le coude et la bouche retrouvent aussitôt une mobilité miraculeuse.
Elle est méconnaissable. Je m’étais dit que le moment viendrait peut-être où elle ne me reconnaîtrait plus ; mais c’est le contraire qui s’est passé. Le jour où je l’aperçois assise dans le salon commun, face à la télévision, et qu’elle ne répond pas à mon signe de la main, je me dis que je me suis trompé de personne et qu’il doit s’agir d’une autre dame qui lui ressemble. M’approchant, je doute toujours : ses joues sont creusées, son maintien tassé, son regard absent, ses cheveux plaqués vers l’arrière comme elle ne les a jamais portés. Et puis finalement si, ses vêtements attestent que ce fantôme est bien ma mère.
Elle ne réalise plus l’éloignement entre Bruxelles et la région où j’habite. Elle pense que je viens en voisin, que je pourrai revenir chaque jour.
Elle dévale une pente à sens unique. Chaque jour je la vois descendre une marche supplémentaire de l’escalier qui conduit vers la ruine du corps, la débacle de l’esprit et le néant de l’être. Comme si s’était mis en route un processus de destruction implacable, de saccage méthodique, de pourrissement irrémédiable. La rapidité avec laquelle s’accomplit cette dégradation est tout simplement stupéfiante.
Elle paraît soudain absente. Durant tout un week-end, elle ne répond que par monosyllabes, garde les yeux clos, ne s’aperçoit qu’à peine de ma présence. Cet état n’est pas normal, je ne l’ai jamais vue ainsi. Le médecin appelé en hâte est d’avis qu’elle simule. Je crois plutôt qu’elle est sous l’emprise d’une camisole chimique, droguée par les antidépresseurs, les somnifères, les cachets destinés à tempérer ses accès d’agressivité. Je demande à connaître la liste complète des médicaments qui lui sont donnés. Elle est impressionnante : Aldactone, Asaflow Nycomed, Hadol Gutt, Lansaprazole, Tradonal, Lendormin, Sipralexa, Trazolan... Les effets secondaires sont faciles à trouver sur Internet : pour cinq de ces médicaments, la somnolence ou la fatigue sont mentionnées. On peut sans peine imaginer que leurs effets cumulés donnent le résultat que je constate sur ma mère. À ma demande expresse, les doses sont diminuées et certains médicaments sont changés ou supprimés. L’amélioration survient presque aussitôt.
Elle est devenue une femme en colère. En colère contre elle-même, contre sa perte complète d’autonomie, contre son impuissance, contre ce corps dans lequel elle se sent enfermé, contre un état qu’elle refuse admettre. Peut-être aussi contre la vie qui a été la sienne, pour laquelle elle espérait, du moins, une autre fin. Cette colère, elle l’exprime d’une façon désagréable et agressive. Elle répond au personnel soignant – d’une patience à toute épreuve – avec hostilité. Elle a des accès subits de rage, notamment à table où il faut la retenir de jeter son verre ou de renverser son assiette. Elle est impatiente, de plus en plus, tout lui paraît trop long, même ses propres phrases, qu’elle laisse souvent en suspens. Le repas lui semble interminable, mais aussi bien n’importe quelle émission de télévision, ou une promenade d’un quart d’heure que faisons ensemble dans les rues adjacentes, moi poussant son fauteuil. Sur le point d’être revenus à l’entrée des Forsythias, elle dit : « C’est surprenant, je ne fais rien et mon fauteuil avance tout seul ».
Elle est atteinte de la maladie de Parkinson, des examens viennent de le révéler – bien tardivement, sans doute. Sa quasi-paralysie a ainsi trouvé son explication. L’infirmière en chef se veut optimiste : on connaît désormais la nature du mal, on va pouvoir la soigner en conséquence. Le plus inquiétant, selon elle, ce sont les escarres qui se sont développées sur ses talons et au niveau du coccyx. Celle-là surtout, qui ne cicatrise pas et à cause de laquelle elle se plaint d’une douleur constante « à l’anus ».
Elle me fait rire, quelquefois, par ses saillies involontaires, alors même que je la vois de plus en plus faible, démunie, décharnée, et que je n’ai pas le cœur à m’amuser. Je me souviens qu’autrefois, c’était papa qui faisait souvent rire à ses dépens, et que c’est avec elle que je m’en divertissais.
Elle dit : « On dirait que tout le monde m’aime ici, malgré tout. Moi, si je devais m’occuper d’une femme comme moi, je ne l’aimerais pas. »
Elle n’a plus rien de vivant que ses souffrances, son hébétude, son chagrin, quelques lambeaux de souvenirs.
Cela même a cessé de vivre. Un appel, au petit matin : « Votre maman s’en est allée dans la nuit. »
*
Écrire ces pages m’a fait du bien. Elles sont un peu comme une longue lettre qui te serait adressée, et à moi-même aussi. Comme tu n’es plus là, j’en suis seul l’auteur et le destinataire. J’éprouve de la satisfaction d’avoir réussi à entrer dans tes raisons, de l’apaisement à l’idée que ta vie ne s’est pas perdue dans les sables, qu’elle aura laissé cette trace. Il me semble que l’écriture nous a, pour l’essentiel, réconciliés.
Peut-être jugerais-tu que j’ai trop insisté sur ta souffrance, que ma perception de ce qu’a été ton séjour ici bas est trop sombre, qu’il manque des couleurs au tableau. Je me pose cette question, mais j’ai pourtant essayé de serrer ta vérité au plus juste, au plus près des éléments en ma possession.
Le fait d’avoir remonté tout le fil de ta vie ne peut empêcher que, pensant à toi, c’est désormais toujours la même terrible image qui vient me hanter, celle de ton dernier visage, décharné, hagard, méconnaissable. Aujourd’hui, cette personne que tu es devenue au terme de ton existence éclipse toutes les autres, toutes celles qui l’ont précédée.
Jamais encore dans ma vie je n’avais été confronté au tragique. Il me semble que ton déclin, ton délabrement, m’en ont fait éprouver l’expérience intime. La seule expérience d’intensité comparable que j’ai en mémoire, la seule qui m’ait ébranlé aussi profondément, remonte à ma jeunesse. Je pense à ce jour où, dans un grenier, sous la lumière zénithale d’une fenêtre mansardée, ma première amoureuse me fit timidement l’offrande de sa nudité magnifique. Nous étions nus face à à face, nous n’en menions pas large, nous nous dévisagions, osant à peine faire l’inventaire du trésor qui nous était offert. J’étais bouleversé et cette image sacrée ne s’est jamais effacée. Maintenant et à jamais, je porte en moi cette autre image, affreuse, de ma mère au seuil de la mort. Face à l’une, face à l’autre, je me suis senti pareillement désarmé. La jeune fille aimée n’était pas encore tout à fait femme ; toi tu n’avais plus de sexe, et ton corps déchu n’était plus que ruine.
Cette vision-là s’estompera peut-être avec le temps, libérant de la place pour d’autres souvenirs plus souriants. Il est encore trop tôt.
En racontant ta vie, j’ai été amené à parler de moi. Je n’avais pas l’intention de paraître sur la scène, mais je n’ai pas trouvé le moyen de faire autrement. Peut-on évoquer sa mère comme si l’on écrivait la biographie d’une étrangère ? Tu n’existes pour moi qu’à travers la relation, le plus souvent difficile et crispée, que nous avons entretenue. Et tu avais fait de moi l’un des centres de ton existence.
Est-ce que mes enfants auront un jour la curiosité de faire pour moi ce même voyage que je viens d’accomplir pour te rejoindre ? Pour l’heure, ils ne me posent pas plus de questions sur la famille, ni sur ma vie passée, que je t’en ai posées. Ils ont leur propre chemin à construire. La roue tourne et c’est bien ainsi.
Thierry Groensteen
(février-juin 2014)
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