le site de Thierry Groensteen
Accueil > RECITS > Pourquoi les larmes lui coulaient (2)

Pourquoi les larmes lui coulaient (2)

II

Faute d’avoir un modèle à reproduire, il doit être difficile, pour une femme à qui l’amour de sa mère a manqué, de devenir elle-même une bonne mère, une maman tout simplement normale. As-tu été consciente de cette difficulté, as-tu craint de ne pas y arriver ? L’instinct maternel ne te faisait pas défaut mais il ne s’exprimait pas naturellement. Je pense que tu éprouvais le désir, à demi inconscient, de compenser, de rattraper ce qui n’avait pas été ; et donc, maintenant que le rôle de mère t’avait été transmis, par crainte de ne pas en donner assez à ton fils, tu voulais lui en donner trop. De mon côté, je réagissais à cet excès par une sorte de défiance instinctive. Je sentais dans la manifestation de ton amour quelque chose qui me dérangeait, qui me paraissait forcé. Ainsi, dès le premier jour, notre relation a été faussée.
Tu m’as souvent rappelé que, petit, je détournais la tête pour me dérober aux caresses que tu me prodiguais le soir, dans mon lit, lors de la cérémonie du coucher. Tu en avais été blessée, tu ne comprenais pas comment je pouvais refuser que tu me câlines, comment je pouvais me soustraire à tes mains, à ta tendresse, et bien sûr je ne pouvais pas te donner d’explication. C’était irréfléchi. Une sorte de réflexe de défense. Comme si ce n’étaient pas les doigts de ta main qui fourrageaient dans mes cheveux mais les pattes d’une araignée.
J’ai développé dès le plus jeune âge une phobie des araignées que je n’ai jamais réussi à surmonter. Le rapport avec toi, je ne l’ai établi que plus tard, quand on m’a expliqué que, pour la psychanalyse, l’araignée symbolise une angoisse devant le féminin qui nous prend à son piège. Plus précisément, elle évoquerait la mère, la « méchante mère », comme Freud le suggérait. J’ai accepté aussitôt, comme une évidence, cette élucidation de ma phobie, même si, en vérité, je ne me représente pas clairement cette peur d’être dévoré par la mère possessive. Ce n’est pas vraiment cela que je redoutais. Si l’araignée en elle-même m’inspire la plus vive répugnance, il me semble que ma phobie s’origine moins en elle qu’en la toile qu’elle ourdit, en ce réseau inextricable et poisseux dans lequel je craignais d’être enveloppé, englué, pris au piège.

Sur la façon de m’éduquer, papa et toi êtes d’accord. Vous ne me prendrez jamais à témoin d’aucun de vos problèmes, vous ne me direz jamais rien qui puisse m’inquiéter ou assombrir mon humeur. Vous me tiendrez éloigné des difficultés de la vie et des déchirements du monde. Vous me ferez imaginer l’existence comme un long fleuve tranquille, où l’on ne se cogne jamais au réel, où la volonté ne rencontre pas d’obstacle. Je n’assiste jamais à la moindre querelle entre vous, ne surprends aucun éclat de voix. Il me faudra attendre d’être adulte pour t’entendre exprimer, et de manière encore allusive, édulcorée, les griefs que tu avais contre Maman Germaine. Tu te gardais bien de rien manifester qui aurait pu altérer si peu que ce soit l’image de ma grand-mère. De même, j’ai fini par comprendre que celle-ci ne s’était jamais entendue avec Blanche, mais devant moi ces deux-là ont toujours donné le spectacle de la plus franche cordialité. Car les fées réunies autour de moi c’était vous trois, Germaine que j’appelais « Mamy », Blanche qui était pour moi « Marraine », toi ma mère, et à mes yeux d’enfant il n’y avait pas de méchante fée parmi vous, ni aucune place pour la discorde ou la mésentente ; vous ne me jetiez que des sorts favorables. C’est ainsi que j’étais choyé, protégé, maintenu dans l’innocence. Aussi, quand le gouffre de la plus noire des dépressions s’est un jour ouvert béant sous tes pieds, je ne savais à peu près rien des diverses causes qui pouvaient l’expliquer, de sorte que l’état dans lequel je t’ai vu sombrer était pour moi parfaitement incompréhensible.
De quoi parlions-nous donc, tous les trois, quand nous étions en famille ? Seulement de choses insignifiantes, dont aucun souvenir précis ne s’est imprimé en moi. D’ailleurs la télévision était toujours allumée pendant les repas, et quand une personnalité s’invitait chez nous par le biais du petit écran pour partager ses lumières, homme d’État, philosophe, économiste, artiste, ses propos ne vous inspiraient jamais le moindre commentaire. En revanche, vous ne manquiez pas de faire telle ou telle remarque sur son costume, sa coupe de cheveux, ses oreilles trop décollées, sa bouche de travers ou son défaut d’élocution. Seule la forme, l’apparence, retenait votre attention, jamais le fond.

Tandis que je grandissais à l’abri de tout péril et de toute appréhension, pour toi le temps des renoncements avait commencé. Il ne t’a pas fallu bien longtemps pour t’apercevoir que la vie de famille ne comblerait pas tous tes vœux, qu’elle serait faite de compromis et qu’elle aurait sa part de drames. Tu avais cessé de travailler plus d’un an avant ma naissance, je ne sais pas au juste pourquoi. Quand je vins au monde vous avez décidé, papa et toi, de suspendre vos activités théâtrales, qui vous tenaient trop de soirées hors du foyer. Ta vie alors a dû te sembler vide. Mais je suppose que tu as mis toute ton énergie à être une épouse parfaite, une mère exemplaire. Tu voulais te consacrer à élever tes enfants, deux était un minimum, et en attendant la naissance d’un petit frère ou d’une petite sœur je polarisais toute ton attention, tous tes soins. Malheureusement le scénario auquel tu voulais croire ne se réalisera pas, car en décembre 1958 se produit l’accident. Un grave accident de voiture. Tu t’en tires avec une forte commotion cérébrale, mais papa, lui, est très sévèrement touché : fracture du temporal droit, plusieurs côtes cassées et surtout lésion du nerf facial droit, d’où il s’en suivra une perte totale et définitive de l’odorat ainsi qu’une perte partielle du goût et de l’ouïe.
Après votre sortie de l’hôpital vient le temps de la convalescence à la maison. Tu n’as pas eu d’autre choix que d’appeler Mamy à la rescousse. Pendant que tu récupères et que tu veilles papa, c’est elle qui s’occupe de moi, prépare les repas, tient la maison. Lui reste alité plusieurs mois. Je suis prié de jouer sans faire de bruit car il a besoin de calme. Trouvant les journées mornes, Mamy fait venir sa sœur Gaby, mais au bout de quelques jours vous décrétez que celle-ci ne peut pas rester, que son incessant bavardage vous rompt la tête. Sur cet épisode j’ai peu de lumières, j’étais encore trop petit. Plus que l’accident même, vous évoquerez souvent devant moi, bien des années après, ses conséquences : le jour où papa est enfin en état de reprendre le travail, il reçoit sa lettre de licenciement. Priba ne veut plus de lui, et il n’y a aucun recours possible. Il ne s’attendait pas du tout à ce coup-là, à cette traîtrise. Pour autant il ne se laisse pas abattre. Du travail, il pense en retrouve facilement ailleurs, ce sont les Trente Glorieuses après tout, quand on veut travailler on peut. Oui-da ! ça ne se passe pas vraiment comme prévu, on lui ferme au nez toutes les portes auxquelles il frappe. Son curriculum, il est vrai, n’est peut-être pas le plus évident à faire valoir : des prix de théâtre, une longue carrière militaire, ce n’est pas ce qui vous recommande dans le monde des affaires. De surcroît le voici désormais affligé d’un handicap. Il est bon pour une période de chômage, sans aucune indemnité. Comme il ne reste rien de vos maigres économies, tu es obligée de chercher un emploi de ton côté. Tu n’élèveras donc jamais d’autre enfant que moi. Les événements en ont décidé, et d’ailleurs papa ne veut plus d’un deuxième, il n’a plus assez confiance en l’avenir.

Tu enchaînes des petits boulots, des remplacements, jusqu’au jour où Constant t’oriente vers une agence d’interim qui place certaines personnes dans les institutions européennes installées depuis peu à Bruxelles. En 1961, cette agence t’envoie à l’Euratom, qui coordonne les programmes de recherche sur l’énergie nucléaire au sein des pays signataires de la CEE. Tu as la chance d’y travailler, les trois premières semaines, pour un chef de service avec lequel tu sympathises immédiatement et qui s’arrangera pour que tu restes au-delà du terme de ton contrat et que tu puisses intégrer le corps des fonctionnaires européens. Il te reste alors vingt-quatre ans de vie active et plus jamais tu ne quitteras les institutions de l’Europe, passant, après quelques années, de l’Euratom à la Commission, et goûtant pleinement les avantages de ton statut en termes de stabilité de l’emploi, de rémunération, plus tard de retraite. Tu peux en outre m’inscrire à l’Ecole européenne de Bruxelles, un établissement réputé, où l’apprentissage des langues est plus poussé qu’ailleurs. J’y côtoie des camarades allemands, italiens, néerlandais et c’est là que j’accomplirai toute ma scolarité, de la maternelle jusqu’au baccalauréat. De son côté, papa finit par retrouver un emploi de représentant pour une firme d’import-export, sur le modèle de laquelle il fondera en 1964 sa propre entreprise, Cygro.

Dès lors notre famille connaît une certaine aisance financière. Ainsi l’été, en plus de mon séjour en colonie de vacances, nous partons tous les trois, en voiture quand la destination est un pays voisin comme la France, la Suisse ou l’Autriche, en voyage organisé quand il s’agit de la Tunisie ou de la Turquie. Nous avons aussi, désormais, une employée de maison. Elle fait le ménage, m’attend au retour de l’école et reste auprès de moi jusqu’à ce que vous rentriez du travail. Cette employée s’appelle Catherine, c’est une Luxembourgeoise bâtie comme une armoire normande, une force de la nature et un cœur d’or. Elle m’idolâtre, m’appelle « rateke » (petit rat) et je crois étouffer quand elle me serre contre elle. Il faut la voir quand, pour passer l’aspirateur ou la serpillère, elle déplace à bout de bras un fauteuil que nous arriverions péniblement à pousser. Quand mon père ose traîner dans la pièce où elle s’active, elle le houspille et va se plaindre auprès de toi avec cette formule équivoque : « Madame, Monsieur est encore entre mes jambes ». Pendant une quinzaine d’années elle ne manquera jamais de m’envoyer une carte d’anniversaire et de me souhaiter « une bonne santé pour pouvoir beaucoup travailler ».
Mais un jour cette sainte femme nous annonce qu’elle ne viendra plus parce qu’elle doit désormais rester auprès de son mari atteint d’invalidité. Peu de temps après, nous déménageons rue Lebon, où l’appartement compte trois chambres, ce qui nous permet d’avoir une bonne à demeure. Il en défilera quelques-unes. La première s’appelle Antonita, c’est une jeune espagnole d’à peine dix-sept ans. Quand elle me donne mon bain je trouve qu’elle s’attarde un peu trop sur mon « petit oiseau » ; elle semble s’être mise en tête de le faire chanter. Je finis par m’en étonner auprès de vous et Antonita prend aussitôt la porte. Avec les suivantes nous n’aurons pas beaucoup plus de chance.
Alors vous optez pour une autre solution, vous achetez sur plan un bel appartement au huitième étage d’un immeuble « de standing » qui est sur le point d’être construit avenue Paul Hymans, à Woluwe Saint-Lambert. J’aurai dix ans quand nous y aménagerons, en 1967, il sera le décor de ma jeunesse. Vous avez convaincu Mamy d’acheter, avec son nouveau mari (car elle s’est remariée à l’âge de soixante-huit ans, après un quart de siècle de veuvage), l’appartement mitoyen. Les cages d’ascenseur sont séparées mais les terrasses communiquent par une cloison ouvrante, de sorte que, au retour de l’école, je monte d’abord chez ma grand-mère, prends le goûter chez elle, et je n’ai ensuite que quelques mètres à parcourir pour gagner ma chambre en passant par les terrasses. Comme vous êtes rarement à la maison avant 19 heures, dans l’intervalle je suis seul dans l’appartement, livré à moi-même, mais vous savez que si le moindre problème survient je peux faire appel à ta mère et à ton beau-père. Cela vous rassure et vous fait faire l’économie de la bonne.

Mamy n’aimait pas trop s’occuper de moi quand j’étais petit mais, maintenant que j’ai grandi, elle apprécie ma compagnie. De mon côté, j’aime surtout l’homme qu’elle a épousé le 18 mai 1963, Philippe de son prénom mais j’ai décidé de l’appeler Pitou et désormais pour tout le monde il est et sera Pitou. Nous ne connaissons à peu près rien de lui, de son histoire. Si Mamy en savait davantage, elle ne s’est jamais livrée à aucun confidence, et lui-même est d’un naturel discret, taciturne, peu porté sur les épanchements. C’est un instituteur à l’ancienne, qui fait classe dans un collège catholique. Il a longtemps vécu au Congo belge. Nous ignorons s’il a jamais vécu avec une autre femme. Tu m’as dit un jour qu’il pourrait bien avoir été un prêtre défroqué, mais ce n’était rien de plus qu’un soupçon. Pour toute famille, nous ne lui connaissons qu’une sœur, présente au mariage mais que nous ne reverrons jamais par la suite. Quoi qu’il en soit, Pitou me considère comme son petit-fils et moi je suis heureux d’avoir enfin un grand-père. Il s’inquiète de moi, de mes lectures, de mes progrès à l’école, nous nous divertissons beaucoup ensemble. Et toi aussi, tu aimes Pitou. Comment ne pas aimer cet homme bon comme le pain, de la bouche duquel ne sortira jamais aucune parole méchante, envieuse ou amère, aucune grossièreté, aucun grief, aucune plainte ?

Mais tout de même, as-tu bien mesuré ce que tu faisais en les persuadant, Mamy et lui, de s’installer juste à côté de chez nous ? Comment comprendre le fait que tu veuilles avoir là, à deux pas, cette mère QUI NE T’AIME TOUJOURS PAS ? Que tu acceptes qu’elle puisse surgir à tout moment ? Pourquoi l’avoir arrimée ainsi à notre cellule familiale alors que tu t’étais affranchie de sa néfaste tutelle et que tu ne lui devais plus rien ? J’ai du mal à comprendre ce qui a pu motiver cette décision. La commodité que cela représentait pour ce qui me concerne n’était-elle pas trop cher payée pour toi ?
Certes, Mamy ne venait jamais chez nous sans y avoir été invitée. Elle gardait ses distances. Quand elle avait besoin de quelque chose, qu’il s’agisse d’une denrée qu’elle avait omis d’acheter ou d’un renseignement, elle envoyait Pitou qui, lui, appréciait beaucoup ces petites escapades chez sa belle-fille. Passant par les terrasses, il pénétrait chez nous par ma chambre, s’avançait dans le couloir et frappait à une boiserie en criant ton nom, « Andrée ? » Tu répondais « Entre, Pitou, sois le bienvenu, comment vas-tu », tu prenais des nouvelles d’eux deux, tu lui offrais un verre. Il ne se faisait pas prier mais ne restait jamais plus de quelques minutes. « Mamy sera inquiète. » « Mais non, elle sait où tu es puisque c’est elle qui t’a envoyé. » Mais la vérité était qu’elle ne voyait pas d’un bon œil cette connivence que nous avions nouée avec lui, une connivence dont elle se savait exclue. Quand Pitou lui revenait, elle le grondait pour s’être trop attardé.
C’est elle qui porte la culotte dans le ménage et le brave homme se laisse mener par le nez, il n’est pas de taille à lui tenir tête. Et puis il est en adoration devant elle. D’ailleurs ils sont touchants dans la rue, à se promener la main dans la main comme un jeune couple ! Elle paraît heureuse avec lui, les premières années en tout cas. Quand elle avancera en âge, son naturel reprendra le dessus. Elle fera de plus en plus régulièrement devant toi un même geste : le pouce posé à la base du cou, les autres doigts repliés, mine de se trancher la gorge. À chaque contrariété, cette même grimace. Quand tu l’interroges sur ce qui la met dans d’aussi sombres dispositions, elle répond « Tout ! », sur un ton de colère sans réplique. Cette scène qui se répète te fait comprendre que ta mère n’a, en vérité, jamais été heureuse, qu’elle n’a jamais aimé personne, pas même elle sans doute. Tu es à deux doigts de lui dire que si elle a envie de se suicider, elle n’a que le faire. Mais tu ravales ces mots, le scrupule est trop fort, et puis tu porterais le poids de son acte.

Quand vient la belle saison, nous allons passer presque tous les week-ends à Loonbeek où nous retrouvons Mamy. Elle est la propriétaire, après tout. Avec Pitou, elle y passe même les mois d’été en continu. Des aménagements ont été apportés au fil du temps au baraquement qu’elle avait installé sur le terrain : l’électricité a remplacé la lampe à pétrole qui, posée au milieu de la table, avait longtemps projeté nos ombres sur les murs, l’eau courante nous dispense d’aller à la pompe, les toilettes sont devenues modernes, une remise pour les outils de jardin s’est greffée à l’arrière. Ça n’en reste pas moins une minuscule baraque, pas vraiment une maison, rien que du provisoire pérennisé. On ne peut pas échapper à une certaine promiscuité. Par exemple, le coin cuisine est si étriqué qu’il est impossible de s’y tenir à deux. Or Maman Germaine et toi ne pouvez jamais vous mettre d’accord sur un menu commun, si bien que vous cuisinez l’une avant, l’autre après, avec toutes les frictions que cela occasionne. À Loonbeek ce n’est pas comme à Bruxelles, il n’y a pas moyen de s’éviter ; vous vous retrouvez face à face, la fille et sa mère QUI NE L’AIME PAS. Le plus souvent les apparences sont sauves parce que vos maris respectifs arrondissent les angles et surtout parce que je suis présent, l’enfant roi de la famille, et qu’en toutes circonstances il convient de préserver devant moi une apparence d’ordre et d’harmonie. Là-dessus au moins, le consensus semble régner. Mais j’ai beau n’être qu’un enfant, je perçois tout de même, confusément, plus de choses que vous ne pensez : la sécheresse que met ma grand-mère dans sa voix quand elle t’adresse la parole, les airs entendus, les soupirs, mille petits signes d’animosité. Ce que je ne mesure pas alors, c’est combien le seul fait d’être en sa présence empêche tes blessures de cicatriser, font remonter certaines émotions à la surface, telles des bulles prêtes à crever. Dans son regard, tu lis clairement que TU N’EXISTES TOUJOURS PAS POUR ELLE et ton cœur se serre. Ainsi ton enfance projette sur ta vie de femme mariée une ombre portée dont tu as choisi de ne pas t’écarter, bien que cette situation te soit pénible.

Ta mère ne constitue pas l’unique obstacle à ton bonheur car tu es, par ailleurs, loin d’être satisfaite de ta vie de couple. Il ne t’a pas fallu longtemps pour découvrir que ton mari est un piètre amant, qui ne réussit pas à satisfaire tes appétits charnels. Dans ce domaine, ta frustration ne cessera de croître. Bien sûr, je touche là à un sujet dont il devrait m’être interdit de parler. Ce qui se passe dans la chambre parentale ne regarde pas les enfants. Mais j’ai sous les yeux une nouvelle que tu as écrite, ta seule incursion dans la littérature, autant que je sache. C’est un texte inachevé et non daté, qui compte six feuillets dactylographiés et auquel tu as donné pour titre La Pierre de touche. Le monologue d’une femme sensuelle et délaissée. Son mari s’appelle Charles, comme celui de la Bovary, et ce mari, ton héroïne, ton double, l’apostrophe par ces mots : « Ah ! si tu l’avais voulu, Charles, cette chambre serait devenue le sanctuaire de nos amours, le temple aux caresses... » Contrairement à lui, elle « n’a jamais considéré l’amour charnel comme un mal nécessaire, une sorte d’hygiène comparable ou un acte inévitable entre gens mariés », non, c’est pour elle « une sorte d’apothéose, de couronnement final » à une passion « entre deux êtres qui s’estiment déjà sur tous les autres plans ». Voilà ce que tu as éprouvé le besoin d’écrire. Tu as fictionnalisé ta frustration juste ce qu’il faut, et si tu as donné ces pages à lire à papa (mais l’as-tu fait ?), nul doute qu’il se sera reconnu destinataire de ce texte en forme de plainte et d’appel.
De sa main à lui, j’ai retrouvé un document concordant, quelques extraits du « journal de bord » qu’il a tenu pendant quarante ans, depuis son retour à la vie civile en 1947. Non pas le texte complet, car à sa mort tu avais presque tout détruit, mais des pages choisies qui, je ne sais pourquoi, avaient échappé à ta vindicte et que j’ai découvertes rassemblées dans un classeur orange. Il y a là-dedans ces quelques lignes, écrites en 1974, l’aveu de son manque d’ardeur au lit : « notre amour charnel a été bien malmené depuis vingt ans, par ma faute en grande partie, lâcheté, paresse, manque d’intérêt pour la chose... (...) Menacé à plusieurs reprises de divorce, de vie séparée – sur ce plan-là en tout cas. » Il avait écrit cela après que des vacances à Laverno, en Italie, dans une villa prêtée par des amis, eussent très provisoirement réveillé sa libido. Cette flambée ne durera pas. Il ira consulter une conseillère conjugale, sans résultat notable. Découvrant cet écrit, je me suis ressouvenu de deux ou trois allusions voilées que je t’avais entendu prononcer au sujet de la virilité défaillante de ton mari et qui m’avaient choqué, sans toutefois que je m’y attarde.

Ton fils t’en a beaucoup voulu d’avoir détruit la quasi-totalité du journal de son père. Il aurait tellement aimé pouvoir en prendre connaissance, retrouver l’homme qu’il avait été en suivant le fil de ses pensées intimes, se couler dans ses mots pour communier avec lui par-delà la mort. Mais tu n’as pas envisagé que ce document puisse l’intéresser. Après l’avoir lu, tu as réagi de manière impulsive et détruit la presque totalité des pages. J’ai dû te pousser dans tes retranchements pour que tu m’expliques les raisons de cet autodafé. Je me suis montré pressant, insistant, mais enfin POURQUOI ?, jusqu’à ce que tu te justifies par ces mots : « il y avait trop de femmes là-dedans », et tu m’as vivement recommandé de ne jamais laisser de traces de cet ordre.
Trop de femmes, mais lesquelles ? J’ai cherché, parmi les femmes que papa était amené à fréquenter, quelles auraient pu être ses maîtresses, mais je ne réussissais à en imaginer aucune dans ce rôle. Et puis comment concilier son « manque d’intérêt pour la chose » avec l’hypothèse de liaisons extraconjugales ? Cette révélation me laissait décidément bien perplexe. Quelques mois plus tard, je t’ai à nouveau pressée de questions et tu as fini par lâcher le morceau. Papa avait fréquenté beaucoup de prostituées pendant ses années sous les drapeaux ; et plus tard, tout au long de sa vie d’homme marié, il ne s’était jamais départi de cette habitude – on peut sans doute parler d’une forme d’addiction. Cette explication-là me satisfaisait davantage, j’y trouvais une logique, mais j’imagine que pour toi il en allait autrement. Tu as dû te sentir humiliée en tant que femme. Que peuvent-elles bien lui apporter que je ne lui donne pas ? Plus tard, je suis tombé sur des articles de presse donnant des détails sur les bordels militaires de campagne, en particulier pendant la guerre d’Indochine. En 1946 le gouvernement français avait ordonné la fermeture des maisons closes, mais l’armée s’était arrogée un statut d’exception, allant jusqu’à organiser le proxénétisme. Une centaine de maisons de passes avaient été créées pour satisfaire aux besoins du corps expéditionnaire d’Extrême-Orient. Nul doute que papa, éloigné depuis plusieurs années de la vie civile et des femmes, avait compté parmi les clients de ces établissements.
Bref, dans son journal de bord il ne s’agissait pas de maîtresses mais seulement d’amours tarifées. Peut-être allait-il jusqu’à consigner par écrit le détail de chacune de ses rencontres avec ces dames, qui sans doute le traitaient en habitué. Cela, je ne te l’ai pas demandé. Par la suite, de nouvelles questions se sont présentées à moi. Est-il possible que tu n’aies vraiment jamais rien soupçonné de cet aspect de sa vie et que seule la lecture de son journal t’en ait apporté la tardive révélation ? Et toi, de ton côté, lui es-tu restée constamment fidèle ? La vie de couple te laissant insatisfaite, n’es-tu pas allée chercher des compensations entre d’autres bras ? Peut-être ceux de Constant ? Le soupirant attendant son heure aurait pu compter au nombre de tes amants bien avant que vous ne puissiez vous afficher ensemble... Je me laisse aller à ces supputations qui ne me semblent pas extravagantes, mais à vrai dire je ne tiens pas plus que cela à savoir ce qu’il en fut réellement. Tu as été plus prudente que papa sur ce chapitre, les pages du dossier rose n’en disent mot. Et si tu as réellement eu la tentation de divorcer, tu n’as rien écrit à ce sujet non plus, pas plus que tu ne m’as jamais rien dit qui puisse le laisser supposer. Pour ma part, sache que je n’ai à aucun moment imaginé que vous puissiez vous séparer. Et je ne sais vraiment pas comment j’aurais réagi à l’annonce d’une telle décision. Sans doute le ciel me serait-il tombé sur la tête. Je songe aujourd’hui que c’est peut-être à cause de moi, pour moi, que tu as choisi de rester avec papa, pour que je grandisse dans une famille unie.

En tout cas, je pense que tu en conviendrais, la vie que nous menions tous les trois n’était pas sans agrément. Papa et toi partagiez un même goût pour la décoration et pour la bonne chère, si bien que l’appartement était confortable, chaleureux, douillet et que la table était bonne. Il régnait généralement une humeur assez joyeuse. Nous avons beaucoup ri ensemble. Je me souviens que tu étais peu sensible aux films et aux spectacles supposés drôles, à l’humour des fantaisistes de profession, que tu trouvais « idiots » ou « sinistres », alors que papa et moi y étions beaucoup plus réceptifs. En revanche nous entretenions, toi et moi, une complicité dont papa faisait souvent les frais. Déjà j’avais tendance à voir en lui un personnage assez cocasse, avec son embonpoint, la barbiche qu’il a portée pendant des années et qui ne lui allait pas du tout, et ses chapeaux qu’il choisissait trop petits. Il avait, en outre, le verbe haut et théâtral, la toux explosive. Enfin il était un grand spécialiste des chutes en tous genres, de préférence improbables et spectaculaires. Mon esprit critique avait une tendance regrettable à se focaliser sur ces ridicules. Mais ce qui le rendait involontairement comique était sa surdité. Combien de fois n’avons-nous pas éclaté de rire parce qu’il répétait mot pour mot ce que nous venions de dire et qu’il n’avait pas entendu distinctement ?
Et puis nous partagions des loisirs variés, des excursions en voiture pour aller découvrir une ville, visiter un château ou un parc animalier. Nous allions voir la plupart des grandes expositions présentées à Bruxelles. Côté spectacles, vous n’alliez que peu au cinéma, abandonnant à Marraine le soin de m’y amener, et je n’ai pas souvenir, curieusement, que nous soyons beaucoup allés au théâtre ensemble, à l’opéra une seule fois. En revanche, nous ne manquions aucun des ballets de la compagnie de Maurice Béjart. À la maison la musique est le domaine réservé de papa, il passe beaucoup de temps, les dimanches d’hiver (quand nous ne sommes pas à la campagne), à choisir ses disques, d’autres fois à composer des bandes sur lesquelles il enregistre, au gré de sa fantaisie, une plage de celui-ci, un morceau de celui-là, surtout du jazz et du classique. Il lit aussi, des magazines d’actualité, des best-sellers de l’été et des romans policiers « de gare », alors que toi tu lis très peu et très lentement, à peine, de temps à autre, un magazine féminin. C’est un temps que tu ne t’accordes pas. Je ne réussis pas, en sollicitant mes souvenirs, à me figurer comment tu occupais tes loisirs domestiques. C’est comme si les soins du ménage avaient mobilisé la totalité de ton temps libre. Et sans doute en allait-il ainsi, mais un enfant ou un adolescent n’est pas très attentif à cet état de chose et ne trouve rien que de normal à ce que sa mère tienne la maison, même si cela représente pour elle presque un deuxième métier.

Or tu t’investis déjà à corps perdu dans ta vie professionnelle, avec un acharnement de tous les instants, continuant de prendre des cours du soir, de suivre des formations, ne ménageant pas tes heures, te dévouant à la tâche bien au-delà de ce que tes supérieurs pouvaient attendre d’une secrétaire. D’ailleurs ils n’ont pas tardé à voir en toi une perle. Ils te demanderont souvent de bien vouloir initier aux arcanes du métier des jeunes femmes nouvellement recrutées et sans expérience. Certaines développeront à ton égard une véritable vénération : pour elles, tu es un modèle à imiter en toutes choses, l’incarnation de la femme moderne, parfaitement accomplie comme épouse, comme mère et comme femme active. Il faut dire que tu ne leur apprends pas seulement à prendre des notes ou à classer des archives, tu leur dispenses aussi volontiers des conseils d’ordre privé sur la façon de tenir un ménage et en matière de cuisine, de maquillage, d’élégance...
Très logiquement, tes chefs encouragent ta progression professionnelle, tu passes par différents services, gravis un à un plusieurs échelons, et tu finiras ta carrière comme assistante de direction au service juridique de la Commission, la plus haute position, sans doute, à laquelle pouvait prétendre une femme ayant commencé à travailler à quinze ans, sans aucun diplôme. Nul doute que ta carrière t’a procuré beaucoup de satisfaction et de fierté, sans compter que ton salaire est bien plus élevé que celui que tu toucherais dans le privé.

Cependant les affaires de papa ne vont pas tarder à péricliter. La société dont il est le gérant, Cygro, a compté jusqu’à quatre salariés au temps de sa plus grande prospérité. Elle importe des ustensiles de ménage et des articles de décoration pouvant faire l’objet de cadeaux, principalement depuis l’Italie, l’Allemagne et l’Asie, et elle les revend à des grossistes qui, à leur tour, fourniront les détaillants. Ainsi papa n’est qu’un intermédiaire, éminemment dépendant des aléas du marché, des fluctuations monétaires et des goûts changeants du public. Or il n’a pas un sens du commerce très développé, et puis les articles qu’il propose ne sont pas toujours de première qualité. Quelquefois tu hérites d’invendus ou d’échantillons pour ton propre ménage et tu ne manques jamais de t’en plaindre, comme de ces couteaux à steak devenus proverbiaux dans la famille, avec lesquels on n’arrivait pas à manger sa viande. À quoi papa répliquait, superbe : « Au prix où je les vends, vous ne voudriez tout de même pas, en plus, qu’ils coupent ! » Donc Cygro ne tarde pas à devenir une source de préoccupation, les bilans sont mauvais, le chiffre d’affaires toujours à la baisse, papa doit se séparer de son unique représentant et faire les tournées lui-même. Il économise sur tous les postes mais cela ne suffit pas pour redresser une situation toujours plus compromise. Mamy, Pitou et toi êtes ses associés dans cette Société privée à responsabilité limitée. L’assemblée générale annuelle se tient rituellement pendant l’été, à Loonbeek. Vous vous arrangez pour m’éloigner quand elle a lieu parce que ces réunions sont toujours houleuses. La gestion de papa est mise en cause et il supporte très mal la critique. Les biens de la famille sont hypothéqués, un à un. Quand je vous retrouve, vous vous efforcez tous de faire bonne figure mais je vois bien que vous êtes encore sous le coup des vives discussions qui vous ont opposés, pour ne pas dire des altercations.

Je comprends d’autant moins ce qui se passe que, naturellement, vous prenez grand soin de me cacher vos difficultés financières. D’ailleurs rien ne les laisse deviner dans notre train de vie. La table familiale est toujours aussi bien garnie et cela, c’est à ton salaire à toi que nous le devons. Non seulement il nous permet de vivre confortablement mais il te donne encore la possibilité de combler, mois après mois pendant plusieurs années, le déficit chronique de Cygro, aux affaires si maigres. Rien d’étonnant dès lors si tu n’as qu’une ambition pour moi : que je devienne fonctionnaire européen à mon tour, mais à un poste d’encadrement, de direction. Tu ne peux rien imaginer de mieux pour mon avenir et tu serais comblée si j’embrassais cette carrière toute tracée. Pour cela il faudrait que j’étudie le droit ou les sciences économiques, puis que je passe des concours. Hélas, cette perspective ne présente aucun attrait à mes yeux. Pour toi, la sécurité et le confort matériel doivent l’emporter sur toute autre considération ; pour moi, il s’agit de me réaliser pleinement dans la voie qui m’appelle, celle de la création, de l’écriture. Sur ce chapitre nos échanges ont invariablement tourné au dialogue de sourds, tu n’as jamais rien voulu entendre ce que je te disais de mes aspirations, de ma vocation, de mon idéal de bonheur. Et quand j’approchais de l’âge de trente-cinq ans, alors que tu aurais pu constater que je n’étais pas sans pouvoir me targuer d’être reconnu dans ma partie et que je m’y épanouissais, même alors tu me pressais encore et plus que jamais de passer les concours susceptibles de m’ouvrir une carrière de fonctionnaire. Il était grand temps, j’allais bientôt atteindre l’âge limite pour pouvoir m’y présenter. Je suis sûr que tu souffrais de me voir aussi entêté, et de mon côté j’avais le plus grand mal à admettre que tu ne veuilles pas entendre mes raisons, que tu ne veuilles pas pour moi du bonheur que je me souhaitais. J’aurais pu prononcer les mêmes mots que Fernando Pessoa à sa mère : « Vous, Maman, vous m’aimez ; vous ne sympathisez pas avec moi ».

Je vois bien que ton histoire personnelle, que je relate ici, expliquait cette idée fixe. Et si la réussite d’une vie se mesure à l’argent gagné, nul doute que j’ai toujours fait les mauvais choix (me l’as-tu assez dit, m’as-tu assez mis en garde !). La preuve en est que mes revenus mensuels actuels, après trente ans de carrière, sont bien inférieurs au montant de ce qu’a été ta retraite. Mais tu n’as jamais réussi à me faire entrer dans tes vues. Ce matérialisme dont tu as toujours fait preuve, cette conviction que le bonheur passait par l’accumulation d’avoirs, ont beaucoup contribué à m’éloigner de toi. Et puis, la vie à laquelle tu voulais me promettre, j’y ai goûté, un peu, j’en ai eu du moins un avant-goût bien suffisant, en effectuant, juste après mes études, faute d’autre perspective immédiate et pour t’être agréable, un stage de longue durée au service « presse et information » de la Commission européenne. J’avais vingt ans et ce ne fut certes pas le plus bel âge de ma vie. Je me suis étiolé comme jamais dans ce bureau minuscule du Berlaymont, perdu au fond de couloirs labyrinthiques passablement sinistres. Je voyais des arbres mais sans possibilité d’ouvrir la fenêtre. Le midi je descendais, pour gagner du temps, déjeuner dans cette épouvantable cantine située au sous-sol de ce même bâtiment – celui dont les actualités télévisées ont mille et mille fois montré la façade, avec les drapeaux des pays membres claquant au vent. On y mangeait mal. Quelquefois tu m’y rejoignais et je me demandais comment tu avais pu te résoudre à faire de cette vie ton ordinaire. Et je ne dirai rien ici des relations hiérarchiques, du délire bureaucratique, de la paperasserie administrative ni de l’exploitation des stagiaires. En un mot j’ai détesté cette expérience, elle m’a vacciné à jamais contre le scénario dans lequel tu voulais me projeter. N’est-il pas extraordinaire que, tout en me voyant si malheureux, de jour en jour plus neurasthénique, tu n’aies pas convenu que je n’étais pas fait pour cette vie ? Mais non, rien ne pouvait te détourner de ton obsession.

Puis il est arrivé un moment où toi-même tu as commencé à prendre en grippe ton milieu professionnel. Par favoritisme envers une petite protégée, on t’a privé d’un avancement qui t’était promis. Tu as dû subir les manières odieuses d’un nouveau chef de service machiste et sexiste. Tes illusions en ont pris un coup. Tu as découvert l’envers du décor. Tu t’es mise à appréhender chaque matin la journée de travail qui t’attendait, et, ne pouvant plus te raccrocher à cet idéal qui avait représenté jusque-là la part la plus gratifiante de ton existence, tu as sombré dans un état de découragement qui, au fil du temps, s’est avéré de plus en plus pathologique et invalidant. Tu as glissé dans la plus noire des dépressions. Tu as cessé de lutter, de jouer les bons petits soldats. Tu n’as plus trouvé la force de coïncider avec cette femme irréprochable en tous points, que tu t’étais tellement efforcée d’être.

En réalité, ta dépression avait commencé plus tôt. Les premiers symptômes se sont manifestés dès 1974. Rien de plus, au début, qu’une fatigue, un soupçon d’irritabilité, qui pourrait s’expliquer par le fait que tu viens d’arrêter de fumer. Longtemps le mal a avancé masqué. Pour ma part je n’ai pas véritablement été alerté par ces changements qui s’opéraient en toi. Fidèle à tes principes, tu as tout fait pour me les dissimuler. Et puis j’avais d’autres choses en tête, les premières amours, le baccalauréat l’année suivante ; après quoi je suis parti étudier dans une autre ville, ne te voyant plus que les week-ends. Mais papa, lui, a très vite posé le bon diagnostic et pris la mesure de ce qui commençait à te ronger. Mieux : il s’en est imputé la responsabilité. Je l’ai découvert à travers une lettre datant de cette époque, que tu as annexée plus tard aux pages rescapées de son journal. Il t’écrivait : « Je t’ai fait du mal, beaucoup de mal en vingt ans. Tu as pleuré par ma faute, souvent et d’abondance, et j’ai contribué sans doute à fatiguer tes nerfs (…) parce que je n’ai pas su te comprendre et t’aimer, dans ta chair. Je t’en demande humblement pardon ». Ces mots à leur tour me font mal parce qu’ils viennent entamer l’image que vous m’avez toujours présentée d’un couple uni, soudé par des sentiments profonds. J’entrevois des abîmes que j’ai côtoyés sans en rien soupçonner, et je ne dispose plus d’aucun autre élément pour les explorer à présent, en eussé-je le désir.
Mais naturellement ta vie conjugale insatisfaisante n’était pas la cause unique de ta dépression. Il faut y ajouter le regret de n’avoir élevé qu’un enfant, l’excès de travail, le conflit jamais résolu avec Mamy, les difficultés financières consécutives à l’échec de Cygro, tout cela constituant un faisceau suffisant, sans doute, un fardeau trop lourd. Et survient alors, début 1975, l’émotion de trop, sous la forme de ce que j’ai choisi d’appeler ici la deuxième détonation.

La scène se passe un soir où nous recevons deux couples d’amis à dîner. Au milieu du repas, vous les abandonnez un instant l’un et l’autre pour aller vous affairer en cuisine, et tandis que tu lui tournes le dos, papa fait tomber un tiroir rempli de couverts. En rencontrant le sol, cette quincaillerie fait un fracas considérable, auquel tu réponds par un bond et un hurlement strident. Tu l’ignores encore mais tu viens, de saisissement, de vider d’un coup tes glandes surrénales et cette décharge te laisse anéantie, sans force, une morte vivante (de fait, pareil collapsus peut dans certains cas se révéler fatal). Mais il y a les invités qui naturellement s’inquiètent de ce qu’ils ont entendu, ils se sont levés, viennent aux nouvelles, et toi, par un effort surhumain, tu donnes le change, tu t’efforces de les rassurer, de faire bonne figure, tu « sauves la situation ». Le dîner reprend et suivra son cours à peu près normal, à ceci près que tu n’es plus capable d’avaler une miette. Tu attends que les amis soient partis pour lâcher prise. L’effondrement alors est immédiat et brutal, tu es secouée par des tremblements, comme possédée, tu ne peux plus mettre un pied devant l’autre. Papa te porte jusqu’à ton lit. J’assiste, interloqué et impuissant, à toute cette scène, mais le lendemain matin ma vie d’étudiant m’oblige à repartir. Je ne soupçonne pas alors que tu ne quitteras plus le lit de toute la semaine.
Le premier médecin appelé ne diagnostique pas l’insuffisance rénale et te prescrit de simples calmants, qui ne te feront aucun effet. Le second est plus lucide, il ordonne les médicaments appropriés et une piqûre quotidienne. Tu ne pourras reprendre le travail que quatre mois et demi plus tard, et c’est bien la dépression nerveuse qui est invoquée comme motif sur ton certificat d’absence. Tu iras passer, seule, une semaine de convalescence à Interlaken. Mais par la suite tes absences seront de plus en plus fréquentes. Au milieu des années quatre-vingt, ta dépression, bien loin de guérir, atteint un stade encore plus aigu. Papa, dans son journal de bord, a des mots précis et forts pour évoquer « une prostration, un anéantissement total, un refus de vivre, des envies suicidaires, et toujours des reproches à propos de tout et de tout le monde ». L’on prononce ta mise en retraite anticipée, à l’âge de cinquante-cinq ans. Triste fin de carrière pour une recrue aussi brillante que tu l’avais été !

Et pendant ces années où tu touches le fond, tout est devenu pour toi motif d’inquiétude. Un pessimisme irrationnel te fait envisager avec le même effroi l’éventualité d’un conflit nucléaire, les avancées de la génétique (susceptibles, selon toi, d’engendrer des monstres), les éruptions et autres tsunamis provoqués par le glissement des plaques tectoniques, les problèmes endémiques de la faim et de la pauvreté dans le monde, l’inconscience et l’incurie des dirigeants, l’insouciance et l’imbécillité des contemporains. Tu ne vois partout que raisons de désespérer, de craindre le pire. Le monde te présente un visage bien laid, bien sombre ; et quand tu te tournes vers ta propre vie, quand tu replonges dans tes souvenirs personnels, tu ne trouves rien non plus de réjouissant. Ton passé te remonte à la gorge et t’étouffe.
Avec Mamy, une crise grave survient en 1981. Papa et toi lui avez suggéré de vendre une moitié du terrain de Loonbeek, et c’est comme si vous lui aviez demandé de s’arracher un bras ou un œil. Des insultes sont échangées, papa bouscule sa belle-mère et, involontairement, la fait tomber. La chute la laisse indemne mais à la suite de cet incident elle a décrété qu’elle ne voulait plus vous voir et a pris la décision de te déshériter. Dans l’état de fragilité nerveuse qui est le tien, un tel épisode est une secousse ressentie avec une magnitude encore amplifiée. Ta santé s’en détériore davantage.

Il faut attendre juin 1983 pour que tu sois prise en charge par un psychiatre, le docteur M*. Dans le rapport qu’il t’adressera l’année suivante, ce médecin souligne que c’est à reculons que tu as entrepris une psychothérapie avec lui, « tant était grande l’habitude de prendre le contre-pied de [tes] propres sentiments, de les nier, mépriser, ignorer, combattre ». Il est pourtant certain que tu ne pouvais pas te sortir sans aide d’une dépression aussi grave, dont les principaux symptômes, toujours selon l’aliéniste, étaient « une humeur gravement perturbée, avec exacerbations anxieuses ou tristes jusqu’au désespoir, diminution grave de la capacité de penser et de se concentrer, insomnies, gain pondéral, perte d’énergie et fatigue irrécupérable, sentiments intenses et exagérés de culpabilité, bouffées irrépressibles de larmes ». Pour la première fois je les vois couler, ces larmes. Maintenant tu ne peux plus les retenir devant moi. Il suffit d’un mot, d’un rien pour que tu craques. Je me sens impuissant à t’aider, je ne comprends pas vraiment ce qui t’arrive, je dois m’en remettre à papa, qui me dit que ton état est grave mais qui se soucie peu de me l’expliquer.
Ces « reproches à propos de tout et de tout le monde », j’en reçois ma part, comme il se doit. En vérité, plus rien de ce que je dis ou fais ne trouve grâce à tes yeux. Mais le reproche le plus grave, le plus énorme, le plus injuste de tous ceux que tu m’adresses c’est, un jour, de prétendre que je suis, moi, la cause directe de ta dépression, son unique responsable ! Même si je ne connais pas dans le détail les motifs de ta souffrance, je suis estomaqué de t’entendre porter une telle accusation. Ce qui est en cause, c’est le fait que, revenant vivre à Bruxelles après avoir effectué quatre années d’études supérieures à Tournai, j’ai pris la décision de louer un studio en ville plutôt que de vivre à nouveau dans l’appartement familial à vos côtés, où certes ma chambre m’attendait, le gîte et le couvert assurés. Voulais-tu me garder enfant près de toi parce que tu savais que tu n’en élèverais jamais d’autre ? Ces quatre années, nous les avions perçues de manière tout à fait différente. Pour moi, elles avaient représenté l’apprentissage de la vie d’adulte et de la liberté ; à tes yeux, elles n’étaient qu’une parenthèse au terme de laquelle nous reprendrions notre vie à trois et tout redeviendrait comme avant. Nous n’en avons jamais vraiment parlé, de sorte que c’est ta réaction qui me fait prendre conscience de cette divergence entre tes vues et les miennes. Tu as l’impression que, désertant le toit familial (même si je continuerai à vous rendre visite chaque semaine), je vous fuis, vous renie. Tu te demandes ce que vous m’avez fait pour mériter ça tandis que moi, je ne vois rien d’anormal à ce que, à l’âge de vingt-deux ans, un jeune homme ait soif d’autonomie. Ai-je besoin d’ajouter que, même au regard de la chronologie, ton accusation ne tient pas puisque je reviens de Tournai en 1979 et qu’à cette date tu es dépressive depuis plusieurs années déjà...

Scandalisé par la responsabilité que tu m’imputes, je ne peux pas vraiment répondre. Pendant toutes ces années, il me faut encaisser tes reproches et m’abstenir de répliquer : tu es trop fragile, on n’a pas le droit de te contredire, de te brusquer, de te contrarier. Je me contente de molles protestations alors que j’ai été blessé et qu’il me faudra très longtemps pour digérer cette mise en cause inique. Et plus tard ce sera pareil, tu seras toujours trop à cran, ou trop faible, trop malade, trop démunie, pour que je m’autorise à formuler mes propres griefs envers toi. Je ne cesserai jamais de les refouler, ne les confiant qu’à mon journal et à quelques rares confidents. La partie ne sera jamais équilibrée entre nous. Tu seras éternellement en position d’accusatrice, jamais d’accusée. Quand tu me feras mal, quand je te jugerai injuste, quand tu me pousseras à l’exaspération, toujours je prendrai sur moi, je ravalerai mes arguments.
Rassure-toi, je n’écris pas ce livre pour me soulager, vider mon sac. Ce qui ne passait pas hier est pardonné aujourd’hui, je vois pas la nécessité de remuer le passif. Je me demande, en revanche, si tu accepterais que je ressuscite le passé, comme je suis en train de le faire. J’ignore comment tu prendrais le fait que je raconte ta vie. En serais-tu touchée ou y trouverais-tu l’occasion d’un nouveau contentieux ?
Sur le chapitre de ta dépression, j’ai sous les yeux un document qui, s’il en était besoin, suffirait à m’innocenter : il s’agit toujours du rapport du docteur M*. Il consacre un paragraphe à ton anamnèse familiale, c’est-à-dire aux renseignements que tu lui a fournis sur tes proches. J’y lis que ta mère exerce sur ton existence « une influence prépondérante », qu’avec papa tu entretiens « une relation insatisfaisante » et qu’avec moi tu n’as « pas de problème apparent ». On peut donc parler d’un sérieux écart entre ce que tu lui as dit et les mots empoisonnés que j’ai entendus dans ta bouche.

Ce que le rapport du psychiatre a d’inquiétant se situe un peu plus loin, dans son diagnostic. Il écrit : « Nous pensons que le cours naturel de votre pathologie est vers une détérioration progressive et continue de la qualité de satisfaction que vous retirez de la vie, jusqu’à une déchéance dans le marasme ou le suicide ». Certes cet homme n’y va pas par quatre chemins. Peut-être fallait-il des mots aussi forts pour te décider à entreprendre puis à poursuivre une thérapie intensive, deux à trois séances par semaine. Et heureusement, celle-ci va amener un certain changement positif dans ton état. L’évolution va se marquer dans le fait que tu vas commencer à oser contredire ta mère, à opposer ta propre opinion à la sienne, sans mauvaise conscience, sans plus avoir le sentiment de porter atteinte au respect que tu lui dois. Tu vas accepter de ne plus être devant elle une enfant parfaite, servile, dévouée, disponible et désintéressée. Il faudra bien qu’elle t’accepte avec tes faiblesses et tes manques, sinon tant pis pour elle. Tu vas, enfin, te montrer plus tolérante envers toi-même, plus à l’écoute de tes propres désirs. Voilà ce que la psychothérapie t’apprend et tu t’en portes mieux.

C’est à ce moment que tu prends une initiative dont je ne sais trop ce qu’il faut penser. Est-ce simple besoin de faire le point, de tirer ta situation au clair, envie de savoir ce que l’avenir te réserve ? Toujours est-il que tu vas consulter un astrologue dont tu as entendu parler par un ami. Tu lui donnes ta date de naissance ainsi que celles de papa, de ma femme et de moi, des photos de nous trois et des échantillons de nos écritures. Sur la foi de ces éléments, l’astrologue élabore des études de personnalité. Je suppose qu’il t’a communiqué le résultat oralement, car ce que je sais de cette affaire repose, non sur un rapport de sa main, mais sur des fiches sur lesquelles tu as toi-même noté ses conclusions. Je n’en rapporterai ici que quelques points saillants. Il t’a trouvé « une énergie sans faille », une « volonté d’airain » qui s’appuie sur « un physique puissant » et il pense que c’est à l’aune de cette vitalité peu commune que tu trouves tes « chutes » lamentables, que tu les refuses, alors même qu’elles ne seraient pas si graves, considérées « objectivement ». Sur un autre plan, il observe que « tu as beaucoup de mal à être réceptive à l’amour des autres ». Tu ne les laisses pas venir à toi parce que tu es faite pour les entraîner, les commander. Enfin il prédit que la mauvaise passe que tu traverses touche à sa fin, qu’il ne te reste plus qu’à donner un « dernier coup de balai » et qu’alors une nouvelle vie s’ouvrira. D’ailleurs tu feras de vieux os, c’est écrit. Jusqu’à quel point as-tu attaché foi à ses propos et t’es-tu reconnue dans le miroir qu’il te tendait, c’est ce que j’ignore.
Ses prévisions comportent quelques éléments qui ne laissent pas d’être troublants a posteriori, même si tu ne pouvais pas encore les vérifier sur le moment. Ainsi, il annonce que la famille va te déserter, que ton fils risque de partir à l’étranger et que ton mari devra faire face à un « accident de santé ». Il situe ces événements en 1988, soit dans un délai de trois ans après que tu le consultes, et ne se trompe, en somme, comme on le verra, que d’une année.

Du portrait qu’il dresse de papa, je retiens qu’il serait, dans le fond, « un romantique », empêché de s’exprimer comme tel parce que « son héritage familial s’oppose à cette expression », que sa personnalité est peu structurée et qu’il a besoin de se reposer sur toi ; par ailleurs, son dynamisme est gravement compromis et son pessimisme devenu excessif. Quant à ton fils, il aurait les plus grandes difficultés à se trouver, « écrasé entre père et mère », deux « fortes personnalités parentales », la mère surtout dont il ressent la volonté comme « trop solide ». Mais si on lui « fout la paix », il trouvera les ressources pour se construire lui-même. Pour l’heure, il serait face à un blocage provenant du fait qu’il a « tout reçu en surabondance », une éducation « trop parfaite » qui l’empêche de « rayonner ».
Je ne crois pas que j’aurais aimé lire cela à l’époque, mais aujourd’hui je reçois cet avis avec une certaine impavidité. Je considère que c’est une pièce de ton dossier, non du mien. Ce que j’aimerais pouvoir élucider, c’est ce que tu as fait de cet éclairage projeté sur toi-même et sur nous. A-t-il été bénéfique, t’a-t-il aidée à rebondir, amenée à infléchir ton comportement, ou en as-tu été plus embarrassée qu’édifiée ? J’ignore également si papa était au courant de ta démarche et si tu as partagé les résultats avec lui ou si c’est resté une affaire privée, secrète. En tout cas, il est troublant de penser que sur la foi d’une image et d’un échantillon d’écriture, un inconnu ait eu la prétention, peut-être le pouvoir, de te percer à jour, alors que des personnes qui te côtoient depuis des années n’ont jamais été assurées de te bien connaître. En effet, même quand tu étais au fond du trou, anéantie, l’ombre de toi-même, tu as toujours été stupéfiante par ta capacité à donner le change devant les tiers. Tandis qu’à nous, tes proches, tu ne cherchais pas à dissimuler la gravité de ton état et que nous subissions l’altération de ton caractère, devant les amis, les relations plus lointaines, changement à vue : tu trouvais, je ne sais où ni comment, les ressources intérieures pour te métamorphoser, faire renaître la femme épanouie, charmante, l’hôtesse parfaite, à l’esprit vif, aux réparties piquantes, que tous appréciaient, si bien qu’ils ne pouvaient se douter de ce que tu endurais et nous faisais partager.
Jusque dans tes dernières années tu continueras à jouer les Docteur Jekyll et Madame Hyde. À chacune de mes visites, je suis face à une vieille femme accablée d’infirmités et décidée à en finir avec la vie, mais si je viens accompagné, alors tu te caches derrière un masque enjoué, tu te montres curieuse, intéressée, tu fais assaut de plaisanteries. Et moi, spectateur ébahi, je me demande si tu es consciente de la comédie dont tu nous régales... À moins qu’une visite soit une stimulation suffisante pour t’arracher quelques heures à la spirale régressive et dépressive, ce qui donne à penser que, plus entourée, plongée dans un milieu plus vivant et exaltant que celui d’une maison de retraite, tu te porterais bien mieux.
Mais à cette époque-là, la comédie a tout de même de sérieux ratés parce que tes capacités cérébrales sont très diminuées et que tu peux à tout instant dire une incongruité ou montrer que tu ne sais plus accomplir des gestes simples du quotidien comme faire le café, porter une serviette à ta bouche, t’habiller pour sortir ou fermer ta porte à clé.

J’ai récupéré dans tes papiers un autre écrit de la main du Docteur M*. Il est là, sous mes yeux. C’est un petit billet manuscrit, non daté, qui tient dans ces seuls mots : « Courage ! Mais n’oubliez pas de vous donner le temps de pleurer ! » Or, des occasions de t’affliger, les événements ne vont pas manquer de t’en donner. C’est d’abord, en 1983, la déchéance physique du pauvre Pitou, en peu de temps devenu presque aveugle. Il ne parle plus guère, il n’a plus aucun équilibre et il est ravagé de tics, portant incessamment ses mains à ses oreilles comme pour en chasser un insecte importun. Nous sommes tous consternés par le naufrage de cet homme que nous aimons. Il nous quitte le 1er février 1984. En décembre de l’année suivante, Mamy se résout à quitter l’appartement mitoyen du vôtre pour entrer dans une maison de retraite.

Papa, lui, a mis un terme à ses activités professionnelles en octobre 1983. Il est donc à tes côtés, entièrement disponible pour toi. Je n’ai pas assez dit, il me semble, qu’il t’aime profondément, qu’il t’a toujours aimée. Tu as été l’unique femme qui ait compté dans sa vie et c’était une grande fierté pour lui de t’avoir épousée. Seulement il t’aimait à sa façon, peu démonstrative. Ce n’était pas un tendre. Or, privée d’affection dans ta jeunesse, tu avais développé un incommensurable besoin d’être aimée. Ni lui ni moi ne te donnions jamais autant de gestes, de paroles et de gages d’amour que tu en attendais. Ces preuves, tu les quémandais pourtant, mais l’on sentait qu’aucune n’aurait suffi à rassasier cette faim, à étancher cette soif. Le puits creusé dans ton âme était sans fond, la demande impossible à satisfaire.
Quand papa décide de remonter sur les planches en réintégrant la troupe de l’Union dramatique pour célébrer ses cinquante ans de théâtre, quand il obtient de jouer le double rôle de Poche, le garçon d’hôtel, et de Victor-Emmanuel Chandebise, le grand bourgeois, dans La Puce à l’oreille de Feydeau, et que je suis moi aussi de la fête, distribué dans le rôle d’Étienne, le domestique, tu te sens profondément offensée parce qu’il n’a pas souhaité que tu fasses partie de la distribution. Il t’a sciemment écartée. N’était-ce pas sous le signe du théâtre, pourtant, que vous vous étiez rencontrés ? Même à moi, les raisons de cet ostracisme demeurent obscures, c’est comme s’il avait craint que l’on ne voie dans le spectacle qu’une affaire de famille, père mère et fils sur la même affiche, et qu’il avait souhaité d’attirer la lumière sur lui seul. Tu vis très mal cette mise à l’écart et tu l’évoqueras toujours avec beaucoup d’amertume.
Hélas, ce retour au théâtre ne lui réussira pas. La pièce se joue sur un rythme échevelé, son double rôle est très exigeant, avec des changements de costumes presque instantanés, et ce que lui comme nous ignorons à ce moment-là c’est que papa est malade. Rongé de l’intérieur par un cancer qui n’a pas encore été diagnostiqué, il n’a plus les ressources de fournir un pareil effort. Soir après soir, moi qui partage la scène avec lui, je vois qu’il est de plus en plus à la peine. Des dix représentations que nous assurons d’affilée il ressort épuisé, à bout de force et de résistance. Cette saloperie qui le tient en a bien profité, les métastases sont déjà généralisées quand le diagnostic est posé. Les mots qu’ils prononçait à la fin de la pièce étaient « Sacrée puce, va ! Je la tuerai ce soir », mais en vérité c’est la Puce qui l’a tué. Il ne lui reste plus que quelques mois à vivre. Un vrai calvaire. Assis ou couché, il ne trouve plus sa place, son corps est douloureux quelle que soit la position. Il puise un peu de réconfort dans le fait de tenir dans ses bras d’agonisant sa petite-fille – car je vous ai rendus grands-parents –, mais lui qui se réjouissait tant à l’idée de jouer à quatre pattes avec la petite Audrey n’en a malheureusement plus les capacités.

Il s’éteint le 14 avril 1989 et la fatalité a voulu que Mamy, « Maman Germaine », soit morte trois jours plus tôt. Il avait soixante-neuf ans, elle quatre-vingt-quatorze. Tu perds ton conjoint le jour même où nous enterrons ta mère. Frappée par un double deuil. De surcroît, tu sais que je vais bientôt partir vivre en France avec femme et enfant, comme l’astrologue l’avait prédit. En effet, j’ai saisi une opportunité professionnelle et la date du déménagement est déjà fixée. C’est l’affaire de quelques semaines, et il n’est plus question de revenir sur des arrangements préparés depuis des mois. De sorte qu’autour de toi le vide s’installe d’un coup. Certes notre famille a toujours été réduite à un tout petit noyau, cinq adultes, Pitou, Mamy, Marraine, Papa et toi, et moi pour seul enfant. Mais voilà que de ce petit cercle familier ne va plus rester près de toi que Marraine, qui commence à être accablée par les maux du grand âge et qui va se retrouver entièrement à ta charge, quille vacillante alors que toutes les autres sont renversées.
On n’est jamais préparé à perdre ses proches mais moins encore à voir se volatiliser d’un coup tout son monde. Le choc est énorme et il te secoue d’autant plus que, même si ta santé s’est améliorée, ta fragilité psychologique reste grande. Une vingtaine d’années plus tard, tu commenceras à être la proie d’hallucinations. Assise dans ton fauteuil-relax devant ta télévision, tu auras soudain l’impression que ta mère ou ton défunt mari ou moi-même nous nous tenons là, debout à tes côtés. Tu n’auras pas besoin de tourner la tête pour sentir notre présence, tu vivras au milieu de tes fantômes et tu leur parleras.

Dans l’immédiat, il faut t’habituer à ce vide. Pour le combler tu te mets à boire. Il me faudra quelques années avant de réaliser que tu as désormais un sérieux problème avec l’alcool. Longtemps tu t’arrangeras pour que je ne me rende compte de rien. Cependant, sur mes terres charentaises, je ne manque pas de culpabiliser de te savoir dans cette solitude, d’avoir mis cette distance géographique entre nous, environ huit cents kilomètres, au moment où, sans doute, tu aurais eu besoin de t’appuyer sur moi. D’ailleurs c’est une période où je ressens pour toi un certain regain d’empathie, parce que tu es dans l’épreuve mais aussi parce que, étant témoin des soins que mon épouse prodigue à notre fille, il me vient comme une reconnaissance tardive pour ce que tu as dû, jadis, faire pareillement pour moi. Je mesure mieux ce qu’ont représenté ces attentions de tous les instants, ce dévouement, et cette prise de conscience contribue, pour un temps, à améliorer notre relation. Mais celle-ci reste distante, intermittente, et elle passe surtout par le téléphone. Entre la vie de famille et mes nouvelles obligations professionnelles je n’ai pas le loisir de te rendre souvent visite.

Toutefois tu ne restes pas seule très longtemps, puisque tu refais ta vie avec Constant, lui-même veuf. C’est incidemment que tu m’apprends qu’il est ton nouveau compagnon. Je le connais depuis toujours mais je n’avais rien vu venir. As-tu respecté un « délai de bienséance » après la mort de papa ? Je ne le sais pas précisément, car je pense que tu ne m’as pas mis tout de suite dans la confidence. De toute façon je suis heureux pour toi, soulagé, même si Constant ne m’a jamais fait une très forte impression. J’ai toujours jugé sa conversation ennuyeuse. Agent d’assurances, il parle principalement de son métier et paraît tenir pour acquis que les dernières évolutions survenues dans le monde des assurances, les anecdotes touchant ses clients ou les sinistres dont il a eu à s’occuper sont le sujet le plus passionnant du monde. (À vrai dire, je ne comprends pas comment tu peux t’en accommoder, toi que j’ai toujours entendue professer que « les assurances coûtent très cher et ne servent jamais à rien. ») Ses opinions en toutes choses me paraissent conventionnelles et bornées. Assurément cet homme est beaucoup moins intelligent et cultivé que ne l’était papa, mais l’important est qu’il t’aime, d’un amour profond, ancien et jamais démenti. Il t’admire et surtout il est gentil et attentionné, et c’est bien ce dont tu as le plus besoin, n’est-ce pas ?
Bien qu’ayant peu d’éléments pour en juger, je pense que les années que tu vas partager avec lui compteront parmi les plus heureuses de ton existence. Retraités l’un et l’autre, vous disposez de tout votre temps. Tu n’as plus aucun problème d’argent et ta santé semble à peu près rétablie. Tu t’es installée dans un nouvel appartement spacieux, lumineux, avec une grande terrasse ouvrant sur un petit bois bruissant d’appels de toutes sortes d’oiseaux. C’est comme une nouvelle vie qui commence, plus sereine, plus apaisée.

Hélas, cette période de rémission ne va pas durer bien longtemps car tu vas bientôt retrouver avec Constant le même rôle d’infirmière qui avait déjà été le tien auprès de papa tandis qu’il luttait contre son cancer. La même maladie frappe à nouveau, le même scénario fatal se répète. Mais ce cancer-ci intervient après un infarctus et trois hémorragies cérébrales, il vient seulement donner le coup de grâce à un homme déjà très diminué. Je suis frappé, au cours d’une visite que je vous rends en août 1994, par la lenteur inimaginable avec laquelle il accomplit désormais toute chose. Il s’enferme des matinées entières dans la salle de bain pour faire sa toilette. Il n’essuie qu’un seul verre sur le temps que tu laves toute la vaisselle du repas. Naturellement, toi, qui as retrouvé ta nature dynamique, sinon hyperactive, tu en es agacée, tout en essayant de te montrer compréhensive et compatissante. De jour en jour tu vois diminuer les forces et les capacités de ton compagnon et tu sais que l’échéance n’est plus très lointaine. Tu revis une épreuve dont le souvenir est encore à vif. Le 15 avril 1996, te voilà veuve et esseulée pour la seconde fois.

Tu ne cesseras plus, désormais, de te plaindre de ta solitude « atroce ». Ça deviendra ton refrain, ton lamento. « Je n’avais pas imaginé finir ma vie comme ça, ah ! ça non ». Alors tu vas te trouver et t’inventer de nouvelles relations familiales. Parce qu’il organise une grande fête pour ses soixante-quinze ans, un oncle flamand perdu de vue depuis l’enfance, Marcel – le demi-frère de ton père, issu du second mariage de ton grand-père Gustave –, reprend contact avec toi. Il veut réunir tout son monde, proche et lointain, et c’est ainsi que tu rencontres une autre branche de la famille, avec enfants et petits-enfants. On t’y accueille à bras ouverts, comme si tu avais toujours été des leurs, et ce lien renoué va se perpétuer : tu seras invitée chaque année à venir passer le jour de Noël auprès d’eux. Et puis il y a cette véritable fixation que tu vas développer autour d’un célèbre homme d’écriture et de médias, journaliste, romancier, cinéaste, directeur de l’une des stations de radio les plus écoutées de France, qui porte le même nom que celui sous lequel tu es née, celui de ton père, celui que tu as choisi de reprendre après le décès de papa : Labro. Tu t’avises soudain qu’il existe une ressemblance physique et morale frappante entre ton père et lui, « même type d’homme, même expression, même présence et même bon sens », et tu te persuades que vous ne pouvez être que parents.
Toi qui ne lis aucun livre, tu te mets en devoir d’acheter et de lire les siens, et le 16 octobre 1998 tu lui écris : « Cher Philippe ». Comme c’est toi l’aînée tu te permets de l’appeler « mon petit cousin », tu dis ton désir de le rencontrer « à Bruxelles ou à Paris », pour « connaître le contact de [sa] main, découvrir [ses] différentes expressions et [son] sourire » ; ce serait pour toi « une joie et un enrichissement ». Et ton cousin putatif de te répondre, sur un ton prudent, que le nom de Labro est très répandu dans le sud-ouest de la France, qu’il n’a pas connaissance qu’il y ait eu un Henri dans sa famille et que la ressemblance ne peut être que fortuite. Néanmoins il se déclare prêt à une « courte rencontre » quand son agenda le lui permettra. Trop heureuse d’avoir reçu une réponse tu lui réécris aussitôt, lui demandant d’accepter « cette parenté fictive, fort probablement, mais dont l’idée [t’est] tellement agréable ». Tu te décris comme « une femme dynamique, extravertie, enthousiaste, curieuse de la vie, entreprenante et néanmoins fragile », qui redoute de se retrouver face à lui « comme une petite fille rougissante », et tu signes : « votre "cousine" bruxelloise ».
Mais la rencontre n’aura jamais lieu et, après une troisième lettre restée sans réponse, tu ne le relanceras plus, crainte qu’il se sente harcelé. Cependant tu ne cesseras pas de rêver autour de cette homonymie et de cette ressemblance réelle ou fabulée. Je me souviens que, cinq ans après cet échange épistolaire, ta télévision tombera en panne et devra être renvoyée en usine. Pendant la semaine où tu en seras privée je te trouverai en train de relire tous les livres de Philippe Labro. Tu dévores avec une fébrilité particulière le dernier paru, Tomber sept fois, se relever huit, qui relate la grave dépression nerveuse qui l’a affecté de 1999 à 2001. Tu te sens encore plus proche de lui après avoir lu cette confession. Et pendant des années tu me rebattras les oreilles de cette parenté. Avec le temps tu y croiras même de plus en plus fermement et tu m’enjoindras avec beaucoup d’insistance à me faire connaître de cet homme. « Il écrit, comme toi, vous avez cela en commun, seulement lui est beaucoup plus connu, il pourra t’ouvrir des portes, te présenter du monde, lancer ta carrière ». Je ferai la sourde oreille et, quoique n’ayant à son endroit aucune prévention, aucune hostilité, n’aurai jamais la curiosité de lire une seule ligne des écrits de ce très hypothétique parent.

Cette tocade pour Philippe Labro n’est, au fond, qu’un exemple parmi d’autres de nos divergences. Chaque fois que je te vois te passionner pour quelque chose, je suis incapable de partager ton enthousiasme et je mesure à quel point nous sommes différents. Tu voudrais que je regarde la retransmission télévisée du défilé du 14 juillet, dont, quoique n’étant pas française, tu ne perds pas une miette, alors qu’il ne présente pas le moindre intérêt à mes yeux. Tu me donnes des nouvelles du couple royal belge et tu ne comprends pas comment il est possible que je ne sois pas au fait des dernières fiançailles ou naissances survenues dans les différentes cours d’Europe. Si tu as lu un horoscope qui m’est favorable tu ne manques pas de me le signaler, même si je t’ai dit cent fois que je n’y accordais aucun crédit. Alors le plus souvent je te laisse parler et ne réponds que par monosyllabes. Résultat : tu me trouves froid, taciturne, renfermé. Or ce n’est pas ainsi que mes amis me connaissent, je ne suis silencieux qu’avec toi. Et moins je m’exprime, plus tu deviens bavarde et pétulante. Parfois j’essaie de t’intéresser à ma vie et à mes activités. Mais si je fais état d’un doute, d’une difficulté, d’un conflit, c’est pour m’entendre dire que je l’ai bien cherché, que j’ai pris les mauvaises décisions, que je ne sais pas mener ma barque, que je suis trop intransigeant, trop idéaliste, trop naïf, trop entier, toujours trop ceci ou pas assez cela. Alors, à force, je ne partage plus grand-chose. Quand tu prends de mes nouvelles je réponds que tout va bien et cela clôt le sujet. La vérité est que seule une vigilance de tous les instants me permet de désamorcer les conflits qui surgissent à tout propos, à chaque tournant de la conversation, d’éviter que notre cohabitation si brève tourne à l’affrontement. Ce sont d’ailleurs toujours les mêmes foyers de discorde qui se rallument, mais il semble que je sois seul à les avoir identifiés car de ton côté tu persévères à souffler sur les braises, de façon plus ingénue que maligne, peut-être. En tout cas chacune de mes visites tourne pour moi à l’épreuve d’endurance et de self control. Si je maintiens cette relation avec toi c’est moins par amour que par habitude, par conformisme, par scrupule, parce que je te sais seule et souffrant de cette solitude et que je peux du moins empêcher qu’elle ne soit complète. Les week-ends où je prends deux trains pour venir te voir, tu te plains toujours du peu de temps que je pourrai te consacrer. Un jour tu me lances « Je ne compte pas beaucoup pour toi, hein ? » et j’en reste un peu interdit, ne sachant comment répondre à cette question trop directe. La vérité est qu’à cet instant précis, j’en ai par dessus la tête d’être constamment en butte à tes reproches, toujours obligé de me justifier, englué dans une culpabilité que tu sais si bien entretenir.

L’une des causes de ce sentiment de culpabilité, c’est qu’il y a aussi entre nous des relations d’argent. Tu ne m’aides pas au quotidien mais à plusieurs reprises tu m’as donné le coup de pouce dont j’avais besoin. Quand tu revendras Loonbeek ou l’appartement de l’avenue Paul Hymans où nous avions vécu tous les trois, tu me feras bénéficier d’une partie du produit de la vente. Je n’aurais pas pu m’offrir un toit à moi sans ton aide, ni fonder, en 2002, ma maison d’édition. Je suis cigale et je sais que je peux compter quand il le faut sur ce que, fourmi, tu as su amasser, thésauriser au long des années. Seulement cette dépendance a un prix, un coût moral. Chaque fois que je lutte contre la tentation de me détourner de toi, chaque fois que je ravale mes griefs, il me vient aussitôt le soupçon que c’est parce que j’y trouve un avantage. En m’efforçant de rester un bon fils je ne montrerais que ma nature intéressée. Voilà pourtant l’un des rares reproches que tu ne m’adresses jamais. Il ne s’élève qu’en moi seul, en mon for intérieur, et je serais dans l’embarras si je devais prononcer un verdict de culpabilité ou d’innocence. Incapable de peser exactement mes motivations, mes protestations de vertu sont à la fois sincères et mal assurées.
Enfin, toujours est-il que notre relation se maintient ainsi, au rythme de quatre ou cinq week-ends par an. Je t’invite aussi à venir passer quelques jours chez moi à la belle saison, mais il arrive un âge où tu ne veux plus prendre le train seule et où tu renonces à venir.

Entre le moment où tu perds Constant et celui où tu te décides à entrer dans une maison de retraite, il s’écoule encore près d’une quinzaine d’années. Au début, tu continues de mener une vie relativement active, tu t’inscris à des cours, comme tu l’as toujours fait, t’initiant à l’œnologie, à l’art du massage et de la réflexologie ; tu assistes à des conférences ; tu accompagnes des groupes de personnes âgées de ta commune lors d’excursions ou de petits voyages en car ; tu refais même partie, pendant deux ans, d’un « atelier théâtre » ; tu déjeunes régulièrement avec d’anciennes collègues qui te sont restées très attachées ; il t’arrive encore d’aller au spectacle, en matinée seulement car tu n’oses plus sortir le soir. Peu à peu le rythme de tes activités se ralentit et tu sors de moins en moins de chez toi. Tu penses que le moment est venu de te restreindre. À quoi bon demeurer dans un vaste et luxueux appartement si c’est pour y être seule, avec pour unique compagnie la femme de ménage qui vient deux matinées par semaine et, surtout, les fantômes du passé, des jours enfuis qui ne reviendront plus ?
Tu déménages une fois encore, pour t’installer dans un appartement deux fois plus petit, sur la place Verheylewegen, fidèle à la commune de Woluwe Saint-Lambert. L’adresse n’est pas mal choisie : tu as une grande épicerie au coin de la rue, un supermarché à trois cents mètres, plusieurs petits restaurants de quartier sur la place. Tu te sépares bientôt de ta voiture. Maintenant, les rares fois où tu t’aventureras encore en ville, ce sera en bus ou en métro. Mais ces sorties se font de plus en rares parce que tu as peur des chutes. Plus d’une fois tu es tombée, chez toi aussi bien que dans la rue. Rien de cassé jamais, tu en as été quitte pour de spectaculaires ecchymoses. Un bilan clinique révèle que tu ne soulèves plus correctement ta jambe et ton pied droits. Pour les déplacer tu décris une sorte d’arc de cercle, au ras du sol, de sorte que tu vas buter contre le moindre relief, le plus petit obstacle, perdant alors l’équilibre. D’ailleurs tu ne marches plus vraiment droit et descendre un escalier t’est devenu pénible. Sortir du bus, n’en parlons pas. Donc tu appréhendes d’arpenter le monde extérieur, de faire la chute de trop, et tu restreins peu à peu le périmètre de ta vie à ton petit appartement.

En dehors de moi tu n’y reçois plus personne, sauf quelques amis parfois, l’après-midi, pour un café. Tu as désappris à cuisiner. Toi qui étais un cordon bleu accompli, tu as perdu le goût de préparer même le plat le plus simple. Ce n’est qu’une ligne parmi beaucoup d’autres dans la colonne du passif, de la perte, du désaisissement. Tu établis des listes de tout ce qui fut important pour toi, source de joie, et à quoi tu as dû renoncer : voir vivre les tiens, voir grandir ta petite-fille et le demi-frère que je lui ai donné quelques années plus tard, Loonbeek, les week-ends sur la côte belge, le théâtre, le sport, la marche, les promenades, même les sorties avec ce « Club des Gastronomes » dont papa et toi aviez été des membres enthousiastes et qui vous avait permis de vous asseoir à quelques-unes des meilleures tables de Belgique.
Il y a un élément que ta récapitulation, sans cesse ressassée, oublie pourtant de mentionner, et dont témoigne ce sentiment d’abattement, d’à-quoi-bon, qui s’empare de toi quand tu ouvres tes armoires : elles regorgent d’objets devenus inutiles. Toute ta vie, tu as cherché à te monter un ménage parfait, auquel ne manquerait pas une fourchette à huitre, à fondue ou à escargot, pas un repose-couteau ni une petite assiette à pain ou à quartier de citron, aucun accessoire susceptible de servir un jour à la faveur d’un repas ou d’une réception. Quand on te demandait ce que tu souhaitais recevoir pour ton anniversaire ou à Noël, tu demandais presque toujours un ustensile de ménage plutôt qu’un cadeau personnel car c’était ton orgueil d’être une maîtresse de maison hors pair. Maintenant tu réalises que la plupart de ces objets ne serviront plus et que certains n’ont presque jamais été utilisés. Tu commences à te séparer de ce qui faisait ta fierté et qui n’est plus qu’un bric-à-brac superflu. Tu en donnes un peu à tout le monde ; à chacune de mes visites tu insistes pour que j’emporte tout ce qui pourrait m’être utile.
Et puis les choses matérielles qui t’entourent sont des témoins du passé. Les tableaux qui ornent tes murs et tous ces bibelots dont tu as toujours été friande, vases, figurines, œufs en marbre, pierres semi-précieuses, netsukes, la plupart ont été choisis en concertation avec papa, quelquefois ramenés d’un voyage fait à deux. Tous ils font signe vers une époque révolue, un temps qui s’éloigne. Le monde que tu as connu n’est plus, celui d’aujourd’hui ne te connaît pas. Désormais ta vie s’écoule sans but, sans justification et sans joie, et comme la plupart des personnes âgées tu te sens une survivante dans une époque qui n’est plus la tienne, où tout passe par l’ordinateur, où l’on ne jure que par internet, où bientôt l’on vivra le téléphone portable à la main. Tout cela t’est étranger, c’est une frénésie que tu ne comprends pas, des outils dont tu n’as pas appris à te servir. L’informatique : voilà le dernier cours du soir que tu aurais pu suivre, ton ultime mise à jour. Tu as été tentée mais tu n’as pas franchi le pas. Partout tu te sens devenir une étrangère, étrangère à ton temps, étrangère à l’Histoire qui se poursuit sans toi.

Entre tes quatre murs : voilà le seul refuge, et désormais tu n’as plus pour t’accompagner au long des journées que deux compagnons, la télévision et le whisky. J’ai retrouvé dans tes papiers un petit dépliant intitulé Marre de boire, donnant l’adresse du local des Alcooliques anonymes dans ta commune. Cependant je ne crois pas que tu aies fait la démarche de te rendre à une de leurs réunions. Aussi loin que je me souvienne, je vous ai vus, papa et toi, prendre l’apéritif, du moins les jours où vous ne travailliez pas, et deux verres plutôt qu’un, puis du vin à table, en assez grande quantité. Je ne vous ai connus ivres qu’en des occasions exceptionnelles, mais il ne m’échappait pas que – même si vous n’auriez jamais consenti à le reconnaître – vous pratiquiez une forme d’alcoolisme mondain, de bon aloi, allant de soi, l’alcoolisme ordinaire de tous ceux qui s’enorgueillissent d’aimer la bonne chère, les bonnes bouteilles, qui se flattent de savoir se faire plaisir. Seulement ce n’est plus du tout de cela qu’il s’agit. Maintenant, ce que tu vas chercher au fond de ton verre c’est l’oubli. Tu bois pour ne plus ressasser des souvenirs pénibles. Souvent tu luttes contre la tentation de te saouler mais tu finis par descendre ta bouteille de whisky qui te laisse hébétée devant le robinet d’images du petit écran. En dehors du whisky et de Michel Drucker où trouver de la consolation ? Il y a bien quelques derniers petits plaisirs : t’occuper de tes fleurs sur la terrasse, nourrir les pigeons, observer le ballet des mésanges, manger de la crème glacée, des biscuits à la frangipane, des chocolats, mais ils ne pèsent pas lourd face à la solitude et à la tristesse, ils n’endiguent pas le passé qui remonte.
Et pourtant tu continues de faire bonne figure à tous les autres. Les gens que tu rencontres dans le quartier te complimentent, ils te voient comme une femme qui fait beaucoup moins que son âge, qui a de l’énergie et de la bonne humeur à revendre, ils se confient volontiers à toi, et à chacun tu essaies de redonner espoir et courage, tu donnes des conseils, tu leur remontes le moral, tu leur rends le sourire, tu les divertis et même tu fais le pitre. Tu joues les « comiques de service » alors que ton propre cœur saigne. Dans un magazine, je lis cette déclaration du philosophe Clément Rosset qui me paraît taillée sur mesure pour toi : « Le souci de faire du bien aux autres cache souvent l’impossibilité de se faire du bien à soi-même et de guérir ses propres angoisses ».

À partir de mai 2004 tu recommences à consulter un psy et à prendre des antidépresseurs. Tu as connu des phases de rémission mais il n’y a pas de guérison possible à ce mal-là. Je relève ces mots sur un billet trouvé dans le dossier rose, je n’ai aujourd’hui plus autre chose à faire que d’écouter couler mon sang, cela devrait être très reposant mais bien souvent mon sang est en ébullition.
Car il y a cette question qui te taraude, te vrille en permanence, COMMENT A-TELLE PU NE PAS M’AIMER, MEME UN PEU ? EN QUOI AI-JE DÉMÉRITÉ ? Tu es prisonnière d’une spirale sans fin d’incompréhension, de souffrance morale, et l’intensité de cette souffrance ne fait qu’augmenter avec les années. Tu la ressens comme une blessure profondément ancrée dans ta chair. Il t’arrive même de mettre de la musique et de monter le son à fond en guise de camouflage puis de te mettre à hurler. Quand il n’y a pas de mots on ne peut que crier. À d’autres moments, tu es tentée par le suicide et tu m’en parles à mots couverts. Tu vis tes dernières années comme un lent supplice, tu as l’impression d’avoir gâché ton existence. Tu t’es donnée tant de mal, tu as fourni tant d’efforts, tu as supporté tant de choses, et tout cela pour en arriver là, pour connaître la dépression, la solitude, la perte de tes facultés. C’est comme si ta vie entière s’annulait, perdait toute justification. Aussi tu ne veux plus prolonger ton séjour sur cette terre. À quoi bon être présente au monde si l’on ne vit plus ? Les moments que je passe près de toi sont les seuls où tu te sens revivre, ils aimantent ton attente, ton espérance, mais ils sont trop rares.
« Elle attendait tout de moi, ma vieille maman, et je lui ai si peu donné », écrit Albert Cohen, et ces mots je les fais miens.

À chacune de mes visites je te prends en photo. J’ai toute une collection d’images de toi, je peux y voir le vieillissement à l’œuvre. La seule chose qui ne change pas, c’est ton sempiternel sourire, même quand tes yeux viennent de pleurer ta bouche s’efforce de me rassurer, de me dire que tout va bien, que je n’ai pas à m’en faire. Regardant ces photos, je ressens à quel point elles sont trompeuses. Un dernier rôle que tu interprètes pour moi seul. Et puis je regarde cette photo de toi bien plus ancienne où tu es écolière, le stylo à la main, devant un décor de rideau et de livres qui semble peint en trompe-l’œil. C’est un cliché noir et blanc légèrement colorisé, on t’a même mis un peu de rose sur les pommettes, tu regardes l’objectif avec un très léger sourire un peu contraint mais tu sembles étendre ton regard plus loin, comme s’il embrassait par avance la vie qui t’attend, comme si tu n’étais pas trop sûre qu’elle vaudra la peine d’être vécue.

Contact | Plan du site | RSS 2.0 | SPIP