Les analyses sémiotiques de la bande dessinée, inaugurées par Pierre Fresnault-Deruelle en 1972, avec La Bande dessinée : l’univers et les techniques de quelques comics d’expression française, souffrent de deux défauts principaux. Pour commencer, faute de trouver dans le dessin des unités élémentaires, il est impossible de définir deux éléments essentiels de tout langage, à savoir 1. une double articulation de type morphologie/syntaxe et 2. un système, conçu comme une combinaison d’éléments selon des modalités permises ou défendues. D’autre part, et plus fondamentalement, le principe même de l’emprunt à la linguistique paraît vicié, car il conduit à chercher des effets de sens et à nier la représentation. Le couple signifiant/signifié lui-même est inadéquat dans le cas d’une représentation analogique (les rapports entre dessin et référent ne sont pas arbitraires et, pour commencer, ils ne correspondent pas aux deux plans du signe !).
Face à ces difficultés, les auteurs avaient le choix entre deux positions également inconfortables : postuler l’existence d’unités élémentaires (Gauthier), ou admettre que ces unités constitutives n’existaient pas et... passer outre (Masson).
Quant à l’analyse du récit dans les littératures dessinées, les auteurs se contentaient jusqu’à présent de reprendre soit la narratologie à la Todorov, soit l’analyse sémantique de Greimas, véritable tarte à la crème des universitaires, dont on n’a jamais apporté l’ombre d’une preuve qu’elle s’appliquait à autre chose qu’à des récits de type " conte merveilleux " ou " récit d’aventure " (dont, il est vrai, la BD fourmille).
On pouvait supposer, en face d’un échec aussi patent, que la recherche sérieuse s’orienterait vers d’autres voies. Or, en un coup de théâtre classique, l’un des meilleurs spécialistes du domaine s’est lancé depuis une dizaine d’années, ponctuées par des articles et des travaux universitaires, dans une sémiotique de la bande dessinée qui repose sur des bases saines. Groensteen parle d’une nouvelle sémiotique ou d’une néo-sémiotique (le terme avait déjà été employé par Fresnault et, avant lui, par Barthes, qui l’emploi pour l’étude du niveau symbolique). Groensteen reprend aussi au groupe µ le terme de macrosémiotique. Tout en acceptant l’idée d’un langage de la BD, il réfute que celui-ci repose sur des signes élementaires. L’unité minimale est la case, puisqu’il est impossible de décomposer plus bas. Les codes les plus importants concernent l’articulation des vignettes dans le temps et dans l’espace. Ils obéissent à des critères aussi bien visuels que narratifs et le détour par le langage que postule la narratologie est donc inutile.
La BD étant définie par la coprésence d’images (la solidarité iconique), les notions essentielles sont leur mise en relation du point de vue du sens, dont l’étude est l’arthrologie, c’est-à-dire la science des articulations (c’est à Ricardou que Groensteen a emprunté le mot, mais l’arthrologie est prédite par Barthes dès les Eléments de sémiologie), et leur distribution spatiale (ou spatio-topie). Naturellement, la distinction entre arthrologie et spatio-topie est surtout didactique, leur relation étant du type structure/contenu (respectivement spatio-topie/arthrologie).
L’opération essentielle de l’arthrologie est le découpage (la séparation du contenu narratifs en paquets). L’opération essentielle de la spatio-topie est la mise en page (l’agencement de l’espace compartimenté de la page). Mais, à côté d’une arthrologie restreinte, axée sur les séquences de vignettes, il existe une arthrologie générale, mettant en relation des vignettes distantes (tressage).
Entrent dans la morphologie de la BD vignette et cadre, strip, planche. La bulle est un espace additionnel, le strip un espace intermédiaire (ce qui tend à établir que la macrosémiotique proposée est franco-belge ; une macrosémiotique des comics mettrait le strip au centre et définirait la page comme un bourgeonnement du strip).
La description de cette morphologie, c’est-à-dire de la spatio-topie, occupe la plus grande partie de l’ouvrage. Ce n’est nullement un défaut, car Groensteen propose une description à la fois complète et rigoureuse, qui représente un immense progrès par rapport aux tentatives précédentes ; les six fonctions du cadre de la vignette, la nature du blanc intericonique sont des modèles de clarté et d’intelligence, et l’auteur échappe aux idées éblouissantes et floues qui sont l’une des plaies du sémiostructuralisme.
Le reste du livre est consacré essentiellement à l’arthrologie restreinte, l’arthrologie générale n’occupant que peu de développements. On peut se demander effectivement quelle est l’importance réelle du tressage dans la littérature dessinée existante. De plus, le tressage, lecture translinéaire, qui se fait contre le sens ou introduit un nouveau sens, évoque irrésistiblement la notion de sens obtus barthésien (la référence était explicite dans la version universitaire de l’ouvrage). Mais le sens obtus marque les limites du barthésisme. Ramenant arbitrairement toute oeuvre à des effets de sens, Barthes a besoin d’un concept spécifique pour désigner une prise de connaissance a-logique.
La crainte d’un retour vers le langage explique sans doute en partie deux positions de Groensteen. Il nie, à juste titre, une quelconque spécificité de la BD qui tiendrait au mélange de textes et d’images. Plus discutable est l’affirmation que la BD est une narration à dominante visuelle. (Comment du reste faire la part respective du texte et de l’image dans le récit dessiné ?)
On peut se demander par ailleurs si l’ouvrage est compatible avec le reste de l’oeuvre théorique de l’auteur. Groensteen se garde soigneusement de définir la BD, mais il a affirmé jadis que l’invention de celle-ci est due à Töpffer. Reste donc à examiner les paramètres spatio-topiques - et à chercher du tressage - chez Töpffer. En second lieu, s’il définit la BD par la solidarité iconique, quelle place l’auteur fait-il aux cycles de gravures de Hogarth (qui comptent une image par feuille), ou aux romans gravés de Masereel ou Lynd Ward, ou même au roman visuel de Martin Vaughn-James, La Cage, si apprécié des théoriciens, Groensteen en tête ? (La Cage est indéniablement fondée sur le tressage, mais si ce n’est pas une bande dessinée, l’auteur affaiblit considérablement sa thèse.)
On peut s’étonner pour finir que les concepts servant à fonder la possibilité même d’une narration visuelle soient empruntés à la théorie du cinéma, comme si l’auteur avait hésité à affirmer le caractère narratif d’images fixes (prises par exemple dans la peinture ou l’illustration).
Reste qu’en rejetant clairement le postulat vicié des unités élémentaires et le prétendu lien arbitraire entre le dessin et ce qu’il montre, en proposant malgré tout une analyse sémiologique (où on reconnaît les oppositions morphologie/syntaxe, structure/contenu, syntagme/paradigme), en définissant clairement la BD (par la solidarité iconique et non par les rapports texte/image), en proposant une analyse fonctionnelle rigoureuse du système de la BD (de la case à la planche), l’auteur donne pour la première fois à la recherche de type sémiotique des fondements incontestables.