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Couleur directe

On lire ci-après mon texte paru (en français, anglais et allemand) dans le catalogue de l’exposition Couleur directe, que j’avais montée au premier « Comic Salon » de Hambourg, en mai 1993 (éd. Kunst der Comics, Thurn). Ce catalogue trilingue n’a jamais été vraiment diffusé en France, et le texte n’avait pas été repris depuis.
Les images composent une petite anthologie de ce que la bande dessinée française avait pu proposer, jusqu’au début des années 90, en fait d’œuvres réalisées en couleur directe.


Au cours des vingt-cinq dernières années, la bande dessinée française a accompli sa révolution. D’un phénomène de presse, elle est devenue un produit d’édition, le magazine se trouvant de plus en plus délaissé au profit de l’album. D’une littérature pour la jeunesse, elle est devenue un mode d’expression à part entière, s’ouvrant aux discours politiques et sexuels comme aux projets poétiques ou autobiographiques. D’un objet culturel ignoré ou méprisé, elle est devenue une forme artistique reconnue, exposée, enseignée, subventionnée : une partie désormais irrécusable du patrimoine national.

Ainsi, le procès en légitimation du « 9e art » a accompagné et dans une certaine mesure suscité une mutation spectaculaire de la bande dessinée, affectant à la fois son statut culturel, son économie, ses ambitions et son esthétique. C’est dans ce double contexte, de revalorisation globale mais aussi de diversification en « écoles » et en genres de plus en plus distincts, qu’a émergé progressivement une sensibilité picturale partagée par un nombre toujours plus grand de dessinateurs. On voudrait ici décrire et interroger cette nouvelle tendance, résumée dans une appellation générique qui désigne avant tout la technique mise en œuvre : celle de couleur directe.

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Alex Barbier, Les Paysages de la nuit, pl. 42.

La couleur directe, c’est la couleur directement appliquée sur la planche, la couleur indissociable de l’oeuvre originale, la couleur non plus surajoutée à une image qui pourrait se passer d’elle mais constituant sa matière même. Les dessinateurs qui se réclament de cette tendance ont une approche plus physique et plus sensuelle du médium, qu’ils abordent d’abord en plasticiens. Selon une pertinente formule utilisée par Sylvain Bouyer, chez eux « la couleur dessine les formes au lieu de les remplir » [1] En somme, la couleur directe rend impropre l’expression « bandes dessinées », puisqu’il s’agit bien davantage, chez Barbier, Bilal ou Vink, de « bandes peintes ».

Au commencement était le trait

La pratique de la couleur directe rompt avec la tradition dominante depuis les origines de la bande dessinée. Conçue pour être imprimée en noir et blanc ou en couleurs, dans les deux cas la BD a en effet toujours privilégié le dessin au trait. L’estompe, la hachure, la tache, le grain, le pointillisme ne sont pas son affaire : la bande dessinée s’est affirmée comme un art de la ligne et du cerne.

Cette prédominance du dessin au trait s’explique de plusieurs manières. Quatre facteurs au moins ont exercé une pression convergente. Le premier tient à ce que la bande dessinée est en partie l’héritière de la caricature. Or, le « portrait charge » est lié au silhouettage, il consiste avant tout en une déformation grotesque du contour. Tant en Europe qu’au Japon ou aux Etats-Unis, la bande dessinée a été pendant plusieurs décennies un genre essentiellement sinon exclusivement humoristique, ne s’élargissant que plus tard au récit d’aventures d’inspiration épique. Elle a donc suscité une longue cohorte de personnages caricaturaux, schématiques, dont la silhouette seule – comme, d’ailleurs, celle des principaux héros du cinéma burlesque – assurait l’identification et prêtait à sourire.

La rapidité d’exécution est un autre facteur déterminant. Les dessinateurs de presse, astreints à des cadences de production élevées pour que leur travail paraisse chaque jour ou chaque semaine dans les journaux, n’ont pas de temps à perdre en fioritures. Ils vont à l’essentiel, c’est-à-dire au trait. C’est sur le trait que s’appuient naturellement l’esquisse, le croquis ; le trait est le produit naturel du premier jet. Le dessin fini consistera souvent en une simple relecture de ce trait initial, clarifié et précisé notamment au moment de l’encrage.

Les contraintes de la reproduction ont aussi pesé de façon décisive sur cette préférence accordée au dessin linéaire. La qualité du papier utilisé dans la presse quotidienne en particulier, et les performances limitées des presses à grand tirage, incitaient les artistes à bannir tout effet de style susceptible d’être dénaturé à la reproduction. Avec le dessin au trait, peu de surprise à craindre : l’image peut être exploitée ad libitum sans distorsion notable.

Enfin, il faut prendre garde au fait que, dans la bande dessinée, les images sont soumises à l’autorité du récit. Elles soutiennent et incarnent un projet prioritairement narratif. C’est dire que toute la bande dessinée traditionnelle est empreinte (fût-ce inconsciemment) d’une idéologie de la communication. Au contraire de la peinture destinée à être contemplée, l’image BD, elle, est plutôt consommée. Le lecteur y cherche des informations, l’utilise, la traverse pour accéder, par son truchement, à l’univers virtuel dans lequel advient l’histoire contée. À cet égard encore, le dessin au trait dispose d’un incontestable avantage : sa lisibilité est maximale, il se laisse déchiffrer instantanément et offre dès lors un accès direct au monde diégétique.
Inventeur et premier théoricien de la bande dessinée, le suisse Rodolphe Tbpffer en faisait déjà la remarque en 1835. Opposant le trait au relief et à la couleur « sous le rapport de leur puissance relative », il concluait : « Le trait est un moyen artificiel d’imitation, mais qui répond si bien à notre manière intuitive d’observer, qu’il est celui des trois qui dit le plus rapidement les choses les plus claires à notre intelligence, et qui lui rappelle le plus spontanément les objets. » [2]

D’une certaine norme classique au foisonnement contemporain

Hergé, en mettant au point ce style épuré que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de « ligne claire », a en quelque sorte exacerbé et systématisé – notamment en se servant du calque pour la mise au net – les principes esthétiques généraux de la bande dessinée traditionnelle. Schématisation, reproductibilité, lisibilité : telles sont bien, en effet, les notions clés du système graphique hergéen. Son trait, Pierre Sterckx l’a montré, est un trait de graveur, d’une netteté absolue : « Le trait d’Hergé va à la pure désignation. Il écarte tout ce que la main du dessinateur pourrait inséminer soit d’approximatif, soit d’émotionnel. »

Et le meilleur exégète du dessin hergéen d’ajouter cette précision essentielle : « Bien entendu, il y a plusieurs sortes de lisibilités, et toute BD de qualité est lisible. Le trait le plus baroque (celui de Hogarth par exemple) y est toujours d’une acuité extrême. Les déchirures et les éclaboussements de Franquin sont parfaitement lisibles, tout comme le sont différemment les ratures musicales de Moebius. La différence entre la lisibilité de Hergé et celle des autres dessinateurs de récits, c’est que Tintin accède à un dépouillement tel que la structure graphique s’établit comme une langue d’essence naturelle. [3]

D’une « langue d’essence naturelle » à une norme graphique, il n’y avait qu’un pas. Il est intéressant de noter que c’est précisément dans les années où Swarte, Floc’h et quelques autres érigeaient la ligne claire en tendance emblématique de la modernité en BD, que s’est développé parallèlement, et comme en réaction, ce courant pictural dont nous allons rendre compte, caractérisé par un dépassement ou un abandon du sacro-saint trait de contour.

Sans doute ne s’agit-il que d’une coincidence historique. Cependant, elle révèle ce fait important qu’aucun style, pas plus celui d’Hergé qu’un autre (et même si celui-là demeure l’expression la plus achevée d’une certaine forme de classicisme), ne peut désormais représenter la vérité ultime de l’art de la bande dessinée. Car cette vérité, à supposer qu’elle ait jamais existé, est aujourd’hui introuvable, disloquée, éparpillée sous l’effet des diverses mutations brièvement évoquées en commençant. Ainsi, la couleur directe (dénominateur commun de styles eux-mêmes très divers, comme on peut le voir en parcourant ce catalogue) témoigne de nouvelles ambitions artistiques chez les créateurs, lesquels ont à présent tendance à s’identifier, non plus à la figure de l’artisan, ou de l’amuseur, mais précisément à celle de l’artiste, donc à vouloir rivaliser avec les autres plasticiens (peintres, illustrateurs) sur leur propre terrain. En ce sens, le phénomène qui nous occupe peut être analysé comme un symptôme ou comme une conséquence de la revalorisation dont a bénéficié la bande dessinée.

La couleur directe s’explique aussi par le fait que les auteurs ne travaillent plus pour la presse mais, d’emblée, en vue de l’album, support non seulement plus noble mais dont l’impression est de meilleure qualité, plus soignée et susceptible de s’ajuster à la technique singulière de chaque oeuvre (alors que dans la presse, le voisinage dans un même cahier d’impression de styles hétérogènes ne permet aucun réglage spécifique). Enfin, en s’émancipant du rythme hebdomadaire qui a longtemps été celui des « illustrés », les auteurs ont cessé de subir une pression aussi forte quant à leur rythme de production, et découvert le loisir de s’attarder sur une image. Il est significatif que Moebius ait publié Arzach, l’une des œuvres fondatrices pour l’introduction de la couleur directe dans la BD française, par chapitres dans un magazine alors trimestriel, Métal hurlant. Quant à BilaI, depuis La Foire aux immortels (1980), ses livres sortent au rythme parcimonieux d’un titre tous les trois ou quatre ans. La création a donc évolué en partie sous l’effet d’une transformation des conditions de production.

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Enki Bilal, La Femme piège (1986), p. 8.

Le bon vieux temps du coloriage

La couleur directe, technique dont on peut constater chaque jour le pouvoir d’attraction mais qui reste encore aujourd’hui minoritaire, s’oppose à la procédure habituelle de mise en couleur des planches de bande dessinée. Rappelons que cette procédure consiste à mettre la couleur, non pas sur la planche originale, qui ne reçoit que l’encre de Chine noire, mais sur une épreuve fournie par l’imprimeur. Cette épreuve est déjà réduite au format de parution et le dessin y est reproduit en gris ou en bleu très pâle (d’où le nom traditionnellement donné à ce duplicata : un « bleu ») [4].

Les avantages de cette technique sont les suivants. Primo, le dessinateur peut rater sa mise en couleurs sans pour autant gâcher sa planche et avoir à la recommencer. Disposant d’autant de bleus qu’il en désire, il est libre d’expérimenter divers matériaux, ou de tester plusieurs sortes d’effets, d’ambiances colorées. Il n’est pas soumis à l’obligation de réussir du premier coup. Secundo, il peut se servir de matières dites « couvrantes » (opaques) comme la gouache ou l’acrylique, sans craindre qu’elles n’oblitèrent le dessin proprement dit. En effet, le trait noir est reproduit séparément sur un film rhodoïd, et son intégrité préservée quel que soit le traitement réservé au « bleu ». Tertio, la bande dessinée existera en deux versions. L’une, en noir et blanc, pourra par exemple être reproduite dans la presse quotidienne en utilisant les seuls films noirs réalisés d’après les planches originales. L’autre, en couleurs, sera destinée aux magazines et à l’édition sous forme de livre. L’éditeur se réserve ainsi la possibilité d’exploitations commerciales plus nombreuses et plus diversifiées.
Enfin, un dernier avantage – et non des moindres – est que la mise en couleurs peut être confiée à un assistant, ou au personnel spécialisé de l’éditeur. Le coloriste (souvent une femme) ne manipulera que les bleus et n’interviendra donc pas sur l’œuvre originale, qui restera la création personnelle du dessinateur.

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Beb Deum, Ma vie est un bouquet de violettes, p. 4.

Cette division du travail rencontrait évidemment le souci, rappelé plus haut, de produire vite et beaucoup pour se conformer aux cadences de la presse. Certains dessinateurs pourtant, s’y sont toujours refusés, considérant la couleur comme une dimension inaliénable de leur création plastique. C’était, par exemple, le cas d’Edgar Pierre Jacobs, justement réputé pour son talent personnel de coloriste [5]. Mais beaucoup d’autres, habitués à déléguer cette fonction, ont logiquement été conduits à la tenir pour mineure et subalterne. Relisant ce petit livre mythique : Comment on devient créateur de bandes dessinées, qui fut le vade-mecum de toute une génération d’aspirants à la profession [6], je constate que Joseph Gillain (Jijé) est assez disert sur l’importance de la documentation, sur le rôle des séquences muettes ou sur le choix d’une plume appropriée, mais n’a pas un mot pour la couleur. Quant à André Franquin, il survole rapidement le sujet (parlant un peu de ses aspects techniques et financiers, mais n’envisageant à aucun moment la couleur dans sa fonction esthétique), et s’en justifie par cette phrase révélatrice : « Ceci n’est pas un livre sur le métier d’imprimeur, n’est-ce pas ! »...

Lorsque la mise en couleurs représente une phase dissociée du dessin et postérieure, et que ce dessin privilégie, pour les raisons qu’on a dites, le procédé du cerne (trait de contour), le coloriste, qu’il s’agisse ou non du dessinateur lui-même, ne peut guère envisager son intervention autrement que sur le mode du coloriage. Et de façon tout aussi logique, à l’intérieur des formes déjà tracées la couleur sera généralement posée en aplat ; un léger dégradé dans le ciel sera déjà un écart par rapport à cette norme, presque une audace.

Notons-le en passant, cette prépondérance de la couleur en aplat explique en partie la vogue que connaissent depuis une quinzaine d’années les sérigraphies inspirées d’images BD, car la technique de la sérigraphie produit des aplats d’une qualité parfaite, tirant le meilleur profit de l’esthétique BD dominante.

Ici encore, on serait tenté d’invoquer Hergé comme incarnation superlative de cette norme. La technique de coloriage de ses studios a souvent été comparée à celle du vitrail, les images de Tintin se composant d’aplats colorés cernés de noir. Jamais d’ombre, de dégradé ou de modelé. Toutes les parties des corps et des objets sont également éclairées. Cette fois pourtant, la mise en exergue du style hergéen n’est pas tout à fait fondée, car Hergé s’imposait une restriction supplémentaire : il était fidèle au code naturaliste. Chez lui l’herbe était toujours verte, le ciel invariablement bleu. Nombre de ses confrères, qui s’inscrivent pourtant dans la grande tradition de la BD franco-belge, ont pris à cet égard des libertés plus ou moins fréquentes ou systématiques. Chez Tibet (Ric Hochet) comme chez Macherot (Clifton et Chlorophylle), un personnage peut soudain virer au vert, au jaune ou au bleu, et un coup de poing sera toujours lancé sur fond d’aplat rouge. Dans le Jerry Spring de Jijé comme plus tard dans le Blueberry de Giraud, le ciel, les rochers, les protagonistes sont fréquemment colorés de façon fort peu naturelle, comme vus à travers un filtre. Dans ces oeuvres encore classiques, la couleur n’atteint toutefois pas à l’arbitraire généralisé qui prévaudra dans Hypocrite de Forest (couleurs de Danie Dubos) ou dans Agrippine de Bretécher.

Naturaliste ou pas, c’est en tout cas le principe du coloriage qui prévaut dans toute la BD classique. Sans doute cette méthode, qui relègue la mise en couleurs en bout de chaîne dans le processus de création d’une bande dessinée, n’exclut aucunement, ni en droit ni en fait, certains usages concertés et intéressants du code chromatique. On peut en effet travailler sur « bleu » et néanmoins orchestrer, au moyen de la couleur, des harmoniques, des effets d’ambiance, de rythme, de dramatisation, ou cultiver des résonances symboliques. Si toutes ces possibilités sont restées longtemps si peu sollicitées, ce n’est pas à cause de la technique en elle-même, mais de la division des tâches qu’elle induisait généralement. Le coloriste spécialisé n’est pas encouragé, sauf collaboration exemplaire, à se penser comme véritable coauteur de l’œuvre à laquelle on l’associe.

Bon vieux temps du coloriage ? Le mot et l’opération font affleurer des souvenirs de notre petite enfance. Aussi n’est-ce peut-être pas un hasard si, au temps où elle était coloriée, la BD s’adressait quasi exclusivement aux plus jeunes. Mais on peut aussi l’appeler « bon vieux temps » parce qu’il correspondait à une approche insouciante (d’autres diront : indigente) de la couleur, à une période où il ne s’attachait pas encore à la couleur d’enjeu esthétique particulier.

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Michel Crespin, Troubadour : Second brin (1992), p. 14, détail.

Vers la picturalité

À chaque époque, quelques auteurs isolés se sont distingués par une sensibilité plus picturale. Dès les origines du genre, Cham se démarque déjà de Töpffer sous cet aspect lorsque, dans tels de ses albums (Deux vieilles filles vaccinées à marier, 1840 ; Barnabé Gogo, 1841 ; Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse, 1842...), il délaisse totalement ou partiellement l’encre au profit du crayon lithographique, qui autorise les nuances de gris et les effets d’estompe. Franchissons un siècle pour noter qu’à ses débuts, le journal Tintin a publié des planches de Paul Cuvelier au lavis et de Jacques Laudy à l’aquarelle (David Balfour). Le procédé de la couleur directe n’était donc pas tout à fait ignoré à l’époque, et ne souffrait d’aucune impossibilité technique. Bien avant de faire école, il a d’ailleurs caractérisé deux œuvres majeures et influentes : la série de science-fiction Dan Dare, du britannique Frank Hampson, et Little Annie Fanny, la fantaisie érotico-satirique de Harvey Kurtzman et Will Elder.
En France, cette sensibilité picturale ne s’est véritablement constituée en courant que vers la fin des années 1970. Dans l’émergence de la couleur directe, voici une récapitulation des principaux jalons des années 1975-80.

1975
Arzach de Moebius fait événement en ouverture de Métal hurlant (n°s 1, 2, 4 et 5) La revue accueille aussi dès ses premiers numéros des récits couleur de l’américain Richard Corben, et surtout les premiers chapitres de sa saga Den dans les n°s 3 à 6 (il ne reviendra plus ensuite avant le n° 28 d’avril 1978).
Alex Barbier publie ses premières planches dans Charlie mensuel n° 76. Il est à nouveau présent dans les n°s 88, 95, 98, 102, 109, 113, 118, etc. L’album Lycaons paraîtra en 1979 aux éditions du Square.

1977
Carapaces, récit en 8 pages de Luc et François Schuiten, paraît dans Métal hurlant n° 13 ; La Débandade et La Crevasse suivront aux numéros 23 et 43. L’album sortira en 1980.
Débuts de Jean-Michel Nicollet dans Métal hurlant au n° 14 (Bunker’s family, scénario Picaret) ; d’autres récits en couleur directe de cet auteur seront publiés dans les n°s 17, 19, 21, 24, etc., avant d’être réunis dans l’album Ténébreuses affaires (1979).

1978
Sous le pseudonyme de Jeronaton, Jean Torton investit Métal hurlant (n°s 34 à 37 et 41 à 44) avec le feuilleton Champakou, présenté comme « la première BD maya ».

1979
Pilote publie, dans ses n°s 57 à 61, le Macbeth de Philippe Marcelé (scénario Anne Bellec).

1980
La Foire aux immortels, prépublié dans Pilote n°s 68 à 74, est la première œuvre de Bilal réalisée en couleur directe.

On le constate sans peine : la revue Métal hurlant a joué un rôle moteur dans cette aventure, s’imposant, pendant quelques années, comme le support ralliant tous les adeptes de la couleur directe [7]. Lorsque Tardi, Mézières ou Sokal apportent une collaboration ponctuelle à la revue (n°s 3 et 6 pour le premier, 7 et 41 pour le second, 42 pour le troisième), ils optent pour cette technique qu’ils ne pratiquent pas ailleurs. On ne saurait non plus passer sous silence les pages du collectif Bazooka parues dans le n° 16 sous un titre significatif : Pellicula in color.

À l’exception de Corben, il ne semble pas que des auteurs étrangers aient pu exercer une influence directe sur le développement initial de cette tendance. Mais le phénomène n’est pas propre à l’Hexagone. Ailleurs, les mêmes causes (à quelques nuances près) produisent des effets assez semblables. Et les années 1980 révèleront à la France les œuvres en couleur directe de Liberatore (Ranxerox), de Matthias Schultheiss (Le Rêve du requin et Le Théorème de Bell), de Lorenzo Mattotti (Feux), de Bill Sienkiewicz (Elektra assassin) et de Miguelanxo Prado (Chienne de vie), pour ne citer que les chefs de file dont les apports successifs ont été particulièrement marquants.

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Max Cabanes, Les Années pattes d’eph’ (1992)

En France, la couleur directe a rallié de plus en plus d’auteurs au cours de cette dernière décennie : Loustal, Crespin, Cabanes, Philippe Bertrand et Jean-Claude Denis y sont venus après avoir travaillé d’abord selon les procédés classiques ou en noir et blanc. D’autres, tels Eberoni, Beb Deum ou plus récemment Nicolas de Crécy, se sont confrontés d’emblée à cette technique, qui suppose une grande maîtrise.

Un supplément d’être

On aurait tort de limiter la sensibilité picturale à un certain usage de la couleur ; en réalité, cette sensibilité caractérise aussi toute une école du noir et blanc. La qualité de ses clairs-obscurs avait valu à Milton Caniff, l’auteur, américain, de Terry and the pirates, le titre de « Rembrandt de la bande dessinée ». Dans son sillage, beaucoup de dessinateurs se sont ingéniés à confronter l’ombre et la lumière sur le mode sensuel ou dramatique, accentuant les contrastes ou recherchant la complémentarité, l’interpénétration. Le noir et blanc a cessé d’être une solution adoptée par défaut – c’est moins cher à imprimer – et a subi une réévaluation esthétique. La collection des "romans (A Suivre)" et la production des éditions Futuropolis ont même, pendant quelques années, fait du noir et blanc une sorte d’emblème de la modernité. Le noir et blanc signalait en soi un refus des conventions qui caractérisent la bande dessinée de grande consommation.
C’est encore Pierre Sterckx qui a décrit avec le plus d’éloquence le trait caniffien : « Son noir est trop large, trop épais et irrégulier pour cerner une forme. Ce n’est jamais un contour. Toujours une nervure, un flot, quelque chose de musculaire, d’aquatique et de végétal. Entre la ligne noire et la surface noire, pas d’hiatus. Le tracé à tout moment peut s’élargir, bifurquer, inonder. » [8]

Avec Mort Cinder, Alberto Breccia est le premier à transcender l’héritage de Caniff, inaugurant une nouvelle phase dans la figuration, une phase où l’expressionnisme conduit quelquefois aux confins de l’abstraction. Le noir et le blanc, désormais, peuvent s’inverser, envahir tout le champ de l’image, se contaminer ou s’éclabousser mutuellement. Hugo Pratt, José Muñoz, Jacques Tardi, Didier Comès, Marc Caro, Alex Varenne, Edmond Baudoin, Jean-Claude Claeys, Frédéric Bézian, Jean-Claude Götting et quelques autres exploreront toutes les nuances du dialogue entre la lumière et les ténèbres, chacun avec sa sensibilité propre.

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Jean-Claude Götting, La Fille du modèle (1988) p. 27, détail.

L’usage des hachures, de la carte à gratter (Caro) ou des trames mécaniques (Tardi), la simulation du grain photographique (Claeys) ou encore la superposition de couches successives de noir et de blanc (Mokeït, Gbtting) instaureront aussi le règne du gris, cette valeur de transition qui peut devenir couleur à part entière, soit froide, soit sensuelle. Le gris peut salir un dessin ou adoucir les oppositions, noyer le trait dans la brume ou le figer dans le granit. Dans presque tous les cas il réifie l’image, il la constitue en objet tactile : on est tenté de toucher le dessin, de le lire avec le doigt. En noir, blanc et gris, l’image BD moderne a gagné une matérialité nouvelle, elle a négocié le virage de la picturalité [9].

René Huyghe appelait à distinguer, dans une œuvre d’art, « ce qui est proprement "plastique" (domaine de la forme) de ce qui est "pictural" (domaine des effets appartenant exclusivement à la matière) ». Cet exclusivement est sans doute réducteur, eu égard à la diversité des effets visés (et atteints) par les représentants de la couleur directe. Il reste que la picturalité peut en effet se définir, de façon générale, comme un au-delà de la forme. C’est pourquoi il me semble qu’on peut résumer la contribution de la couleur directe à l’esthétique BD en termes très simples : elle apporte au dessin un supplément d’être.

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Emmanuel Guibert, Brune, (1992), pl. 26.

Ce supplément ne vient pas essentiellement renforcer l’effet de réel. Considérée isolément, une vignette de Bilal (ou, mieux encore, d’Emmanuel Guibert, l’auteur de Brune) est peut-être plus « réaliste » qu’une vignette d’Hergé, dans la mesure où, moins stylisée, elle restitue des dimensions du monde réel (la lumière, les matières) qui ne sont pas prises en compte dans les aventures de Tintin. Mais ce surcroît de définition apporté à l’image n’augmente pas sa force de conviction. La bande dessinée ne gagne guère en crédibilité lorsque, récusant la tradition du dessin réductionniste ou caricatural, elle flirte avec l’hyperréalisme. Car le crédit que nous accordons au dessin de BD tient à ce que les images, toujours séquentielles, sont soumises à l’autorité du récit. C’est le récit qui ancre l’image dans sa dimension référentielle, c’est lui qui fonde l’illusion de représentation, lui qui fait exister un univers et « vivre » des personnages. Bref, c’est à lui que la bande dessinée doit de nous faire croire et participer à ce qu’elle montre.

L’effet de réel procède donc essentiellement, dans ce médium, de la permanence d’un style graphique homogène, dont les conventions sont reconduites de case en case. Un dessin peut être très schématique sans que cela nuise à sa transitivité. Mickey ou Donald ne sont pas moins vivants que He Pao, l’héroïne de Vink, ils ont autant de présence. Qu’un personnage, même esquissé en trois coups de crayons, se mette à « bouger », « parler » et agir sous nos yeux, nous lui prêtons aussitôt une existence pleine et entière. Dessiner ce personnage en couleur directe avec un grand luxe de détails ne le fera d’ailleurs jamais bouger ni parler pour de bon, puisque la bande dessinée est constitutionnellement privée du mouvement et du son. Bien au contraire, la surenchère réaliste peut quelquefois statufier le personnage, lui enlever un peu de son expressivité [10].

Avec la couleur directe, la bande dessinée hérite donc d’un supplément d’être qui ne se confond pas avec un renforcement de l’effet de réel. Ce n’est pas la dimension idéelle du dessin qui s’enrichit (sa transcendance), mais bien son existence matérielle, sa réalité physique. L’image ne dit rien de plus, mais elle insiste. D’un dessinateur à l’autre, elle insiste, certes, différemment. Cependant, le commun dénominateur des « bandes peintes » est que l’image ne s’y contente pas d’être une fenêtre ouvrant sur un ailleurs ; elle tend à devenir un objet de contemplation, elle sollicite une deuxième vision, un regard analogue à celui que nous sommes accoutumés de braquer sur les tableaux. Un regard sensible aux vibrations lumineuses, chromatiques et atmosphériques, un regard qui s’attache aussi à retrouver le geste de l’artiste dans la trace laissée.

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Nicolas de Crécy, Foligatto (1991), pl. 56.

Évoquant notamment Muñoz et Loustal, Bruno Lecigne et Jean-Pierre Tamine écrivaient dès 1983 qu’ils « inventent des images qui ne signifient plus (...) mais qui produisent des résonances, suscitent de l’émotion par la préséance de l’arbitraire, de l’indicible dans le tissu plastique de l’icône ». Et d’opposer à la « lecture logique » une « lecture sensible, basée sur les résonances » [11].

En vérité, si la picturalité de l’image est productrice ou conductrice d’émotion, elle ne fait pas pour autant obstacle à la production de sens. Elle se déploie, en effet, sur le mode de la résonance, et comme un prolongement. L’efficacité sémantique est préservée, mais l’image refuse de s’y laisser enfermer ; elle veut bien participer à l’empire du récit, servir la mécanique narrative mais, ayant rempli ce contrat, elle entend exercer de surcroît une séduction propre.

Il est intéressant d’observer que certains dessinateurs, tout en restant fidèles à la mise en couleur sur bleus, subissent désormais l’influence de la couleur directe. Non seulement ils ne délèguent cette opération à personne, mais ils développent, à l’intérieur du procédé traditionnel, une conception picturale de la couleur. François Bourgeon et Frédéric Bézian en ont offert des exemples, et c’est particulièrement frappant dans la série Sambre que dessine Yslaire. Ce dernier s’en est expliqué : « J’avais d’abord pensé travailler en couleurs directes, et j’y ai renoncé pour des raisons de commodité technique. (...) Dans l’album, j’ai principalement joué de deux couleurs, le rouge et le noir – avec aussi toutes les nuances de gris, tirant vers le sépia pour les scènes diurnes, vers le bleu pour les scènes nocturnes. (. .. ) J’ai voulu des visages très blancs et des éclairages violents. Tout cela participe d’un travail sur l’émotion, que je voulais mener le plus loin possible [12]. »

La tentation de la peinture

En faisant valoir son droit à la séduction, la « nouvelle image » en couleur directe veut, plus ou moins consciemment, s’attirer un peu de l’aura dont peut se prévaloir la peinture, c’est-à-dire le Grand Art. Comme l’avait noté Sylvain Bouyer, ce n’est pas un hasard si « la découverte d’une picturalité possible de la bande dessinée » s’est accompagnée d’une diminution du nombre de cases par planche, donc d’une dilatation du champ plastique contenu dans chacun des cadres. J’ajouterai pour ma part que ce n’est pas non plus un hasard si les dessinateurs concernés citent volontiers les peintres qu’ils admirent : citations de Francis Bacon chez Alex Barbier, de David Hockney chez Loustal, de Egon Schiele chez Alain Bignon, de Edward Hopper, Bonnard et les post-impressionnistes chez Mattotti, de Whistler et de Klimt chez l’américain Kent Williams, pour n’en citer que quelques-unes.

Enfin, de plus en plus nombreux parmi ces dessinateurs sont ceux qui s’adonnent à la peinture de chevalet parallèlement à leur activité d’auteur de bande dessinée, ou qui abandonnent celle-ci pour celle-là. En quelques années, nous avons vu exposés des pastels de Loustal, des aquarelles de Barbier, des fusains de Tardi, et des tableaux à l’acrylique ou à l’huile de Moebius, Nicollet, Baudoin, Mokeït, Got, Mattotti, Gotting, Eberoni et quelques autres, tous s’affirmant ainsi (avec plus ou moins de bonheur) comme artistes plasticiens à part entière [13].

C’est à dessein que j’ai employé plus haut le terme d’aura, celui-là même par lequel Walter Benjamin, dans un essai célèbre [14] résumait l’authenticité de l’oeuvre d’art originale, son hic et nunc. Benjamin dénonçait la dissolution de cette aura à l’ère de la reproduction mécanisée. Il se trouve que la bande dessinée est, par excellence, un art destiné à la reproduction de masse. Aussi la planche originale a-t-elle longtemps été considérée comme un document de travail beaucoup plus que comme une œuvre. Au début des années soixante encore, on ne la restituait pas forcément à l’auteur, on ne craignait pas de la découper en morceaux et l’on n’y attachait aucune valeur marchande. Le statut de l’original a, depuis, considérablement évolué. Aujourd’hui, nombre d’auteurs confient leurs originaux à un coffre bancaire, et un commerce s’est développé sur le modèle du marché de l’art, avec galeries spécialisées, argus et ventes publiques. La planche originale est de plus en plus souvent exposée, encadrée, traitée comme une oeuvre d’art, voire un objet de musée. Le mouvement de la couleur directe s’est donc affirmé au moment où la planche originale gagnait une aura que nul n’aurait autrefois songé à lui reconnaître.

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Vink, Le Monastère du moine précieux (1992), pl. 2.

Que l’on veuille bien y songer : quand la couleur ne figure pas sur l’original mais sur une épreuve séparée, c’est la version imprimée (dans l’album ou le magazine) qui peut seule faire référence, car elle seule est complète ; l’original risque même d’apparaître plus pâle que sa copie, parce qu’il lui manque une dimension essentielle. Au contraire, la reproduction d’une planche de Max Cabanes, d’Annie Goetzinger ou de Philippe Bertrand est – dans les limites de la fidélité technique – semblable à l’œuvre originale, vers laquelle elle renvoie implicitement et dont l’autorité se renforce d’autant. Dès lors, quand cet original est offert à la curiosité du public dans une exposition, il se révèle à la fois conforme aux souvenirs de lecture et investi d’une magie propre. Cette séduction supplémentaire tient à son format (généralement supérieur à celui de la page imprimée), à l’éclat de ses couleurs, à tout ce qu’il fait voir du travail de l’artiste, de sa « cuisine » technique, de ses repentirs, de sa pâte et de sa patte. À cela même, en somme, qui fait qu’aucun livre sur Vermeer ne remplacera jamais la confrontation directe avec la Vue de Delft.

La bande dessinée est-elle soluble dans la couleur directe ?

Depuis quelques années, des voix s’élèvent pour déplorer que la bande dessinée soit en train de perdre son assise populaire pour devenir un genre élitaire, un art de musée. Pourquoi se le dissimuler ? La couleur directe comporte et implique ce risque. Oui, elle peut sans doute conduire à une dénaturation du médium. Du point de vue théorique, il me semble que le débat sur ce point se résume, en réalité, à une seule question. Y a-t-il ou non contradiction entre les deux modes de participation distincts et concurrents que semble réclamer du lecteur une BD ostensiblement picturale : la projection dans l’univers du récit, d’une part (soit une participation de nature logique, associative et affective), et la jouissance esthétique (participation contemplative), d’autre part ? Peut-on consommer l’image comme une parcelle d’univers, c’est-à-dire la traverser pour qu’elle nous conduise ailleurs, et parallèlement la goûter comme un tableau, ce qui implique de s’y arrêter et d’en privilégier la surface ? Peut-on adopter ces deux attitudes dans le même instant ou presque, comme le requiert un médium séquentiel où l’on est toujours déjà sollicité par l’image suivante ? Est-ce qu’elles n’impliquent pas des relations différentes au temps, le temps de la lecture se révélant incompatible avec le temps de l’imprégnation sensible, de l’abandon aux résonances ? Si tout cela était vrai, le danger serait alors qu’en se rapprochant de la peinture, la bande dessinée gagnera peut-être un public d’esthètes mais perdra une partie importante de son lectorat, celle pour qui la BD est synonyme de fiction, d’évasion et de lecture facile.

Je crois, quant à moi, qu’entre ces deux dimensions existe en effet une tension, mais pas nécessairement une contradiction. Une bande dessinée picturale n’est pas une création foncièrement paradoxale. Seulement, cette tension entre l’efficacité narrative et le supplément d’être qui naît de la picturalité doit être travaillée dans un sens positif, s’inscrire de façon pertinente dans le projet artistique global de l’auteur. L’œuvre de Vink est à cet égard une parfaite réussite, et Thierry Smolderen a bien analysé comment s’opèrent, chez lui, les « échanges d’influence » et les « déterminations réciproques » entre la matière du dessin et l’action du récit [15].

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Loustal & Paringaux, Barney et la note bleue (1987), p. 58.

On observera aussi que ces maîtres de la couleur directe que sont, par exemple, Bilai, Mattotti et Loustal, respectent une grande sobriété dans la gestion de certains paramètres non chromatiques, et notamment de la mise en page, qu’ils se gardent bien de « chahuter ». On est d’autant plus enclin à leur prêter l’attention contemplative qu’ils réclament, que l’on n’est pas distrait par une débauche d’effets se voulant spectaculaires. L’école de la couleur directe qui s’est développée dans les comics anglo-saxons (où s’illustrent notamment Dave McKean, George Pratt, John J. Muth, Kent Williams et bien sûr Bill Sienkiewicz) se veut plus expérimentale. Elle a engendré quelques œuvres très fortes, mais verse volontiers dans une sorte de maniérisme. En témoigne le recours massif à des procédés tels que les images à bords perdus, l’introduction de trouées blanches dans le corps même de la planche, la modulation de l’espace intericonique, le rejet de la bulle à l’extérieur de la case, les ruptures de style, etc., qui ont pour effet de détricoter les codes de la bande dessinée traditionnelle et surtout son espace [16]

Quelquefois, le dessinateur paraît jouer sa propre partition, à côté de la logique narrative voire contre elle, multipliant les dissonances plutôt que les résonances. L’influence de ces « nouveaux comics » est très sensible sur certains jeunes dessinateurs français, comme Stéfan Thanneur ou Nicolas Guénet.

Il me semble que la couleur directe ne s’est jamais imposée avec autant de force que chez Lorenzo Mattotti. Probablement parce que ses œuvres ne sacrifient jamais à la virtuosité technique ; la couleur paraît au contraire y procéder d’une sorte d’évidence ontologique, de nécessité intérieure. L’auteur de Feux n’a-t-il pas déclaré à propos de ce livre : « Si j’avais été au bout de moi-même, j’aurais dû avoir le culot de faire une histoire sur la lumière ou le changement de lumière... » [17] Tel est bien, en effet, l’horizon qu’une telle œuvre semble ouvrir à la bande dessinée picturale : ce moment où la mise en couleur du récit cédera le pas à la mise en récit de la couleur.

Thierry Groensteen
(Tous droits réservés)

Notes

[1« Coloriage, picturalité et gros sous », Les Cahiers de la bande dessinée n° 60, nov.-déc. 1984, pp. 35-39.

[2Réflexions et menus propos d’un peintre genevois, Livre troisième, chap. V.

[3Les deux citations proviennent de « Tintin, trait pour trait », in Le Musée imaginaire de Tintin, Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 1979, p. 20-25. Lire aussi, du même auteur, « Les silences du dessinateur », in Hergé dessinateur, Casterman, 1988, p. 4-18.

[4Je ne parlerai pas ici d’une autre technique traditionnelle : celle du Ben-Day, dont le principe, fondé sur la séparation manuelle des couleurs (chaque ton étant obtenu par une combinaison de trames qui correspondent aux couleurs primaires), est encore plus antinomique avec celui de la couleur directe. Ce procédé est d’un usage plus fréquent aux États-Unis qu’en Europe.

[5Lire l’excellente analyse de Christian Rosset, « E.P. Jacobs : un maître coloriste », in L’Année de la bande dessinée 87/88, Glénat, Grenoble, 1987, pp. 132-133.

[6Comment on devient créateur de bandes dessinées. Franquin et Gillain répondent aux questions de Philippe Vandooren, Marabout Service n° 120, série "Réussir", Gérard & C°, Verviers, 1969.

[7Il est vrai que d’autres titres de la même époque, tels L’Écho des Savanes ou Ah ! Nana, ne connaissent que le noir et blanc. Il en ira de même pour (A Suivre) à sa création en février 1978 et jusqu’au n° 25 de février 1980, qui verra l’introduction de 16 pages couleur.

[8« Le Rembrandt de la BD », Les Cahiers de la bande dessinée n° 66, nov.-déc. 1985, p. 25.

[9Sur le noir et blanc dans la bande dessinée moderne, le texte de référence demeure Fac-similé, de Bruno Lecigne et Jean-Pierre Tamine, Futuropolis, 1983. Sur le gris (en tant que tel, et non dans la BD), on peut se reporter au chapitre « Éléments d’un dossier sur le gris » dans le livre de Gilbert Lascault Écrits timides sur le visible, U.G.E., "10/18" n° 1306, 1979, p. 30-47.

[10Ces considérations sont plus largement développées dans la dernière partie de mon texte « Acteurs de papier », in CinémAction spécial Cinéma et bande dessinée, hors série, été 1990, p. 254-263.

[11Fac-similé, op. cit., p. 149

[12Interview dans Les Cahiers de la bande dessinée n° 70, juillet-août 1986, p. 6.

[13Pour un premier bilan de ce phénomène, lire l’enquête de Jean-Christophe Menu, « Petites cases, grandes toiles. De la bande dessinée à la peinture, histoire d’une migration », in Toute la bande dessinée 92, Dargaud, 1993, p. 152-155.

[14« L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936). Cet essai est repris dans le volume des Écrits français de Benjamin, Gallimard, "Bibliothèque des Idées", 1991, p. 140-171.

[15Lire sa critique du Moine fou dans Les Cahiers de la hande dessinée n° 60, p. 62-63.

[16J’ai analysé ces symptômes maniéristes dans mon article « La nouvelle grammaire des comics », Les Cahiers de la bande dessinée n° 82, septembre 1988, p. 12-15.

[17Lorenzo Mattotti, Métamorphoses, Conversations avec Eddy Devolder, Vertige Graphic, 1992, p. 41-42.

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