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une nécessité pour la bande dessinée

Les ouvrages de « grande synthèse » :
une nécessité pour la bande dessinée

Je publie ici le texte de la communication que j’ai présenté le 10 juin 2016 dans le cadre du colloque « La bande dessinée : quelles recherches ? » qui s’est tenu à Paris, à la Maison de la Recherche, à l’initiative de Benoît Berthou et de Jacques Dürrenmatt.

Les travaux académiques sur la bande dessinée, aussi intéressants soient-ils, ont cette particularité d’être généralement dédiés à des sujets assez minces et des approches très spécialisées. Les études de cas, les aperçus très ciblés l’emportent sur les mises en perspective plus large.
Dans ces formes canoniques du travail universitaire que sont les actes de colloque ou le numéro de revue, un sujet plus vaste, tel que les rapports entre la bande dessinée et l’histoire, ou la bande dessinée et le cinéma, ou encore les problématiques de l’adaptation littéraire ou de l’autobiographie, pour n’en citer que quelques-uns, peut recevoir des éclairages multiples et complémentaires, mais cela débouche rarement sur une totalité satisfaisante : le sommaire reste tributaire des propositions des contributeurs, les textes s’additionnent sans s’articuler et des auteurs ou aspects importants sont passés sous silence. L’interdisciplinarité, quand elle est au rendez-vous, se marque dans le fait que les contributeurs viennent d’horizons disciplinaires différents, mais chacun campe dans sa spécialité et le travail en équipe, la confrontation des approches, restent rares.

Je voudrais me faire ici l’avocat des travaux de plus large synthèse, plaider pour leur nécessité. Car l’art de la bande dessinée mérite – et l’oncle Félicien cher à Fred ne me démentira pas – d’être examiné par le petit bout de la lorgnette, mais aussi par le grand bout.
Il existe une demande forte et constante pour les ouvrages de synthèse, qui provient des éditeurs. Si les chercheurs sérieux n’y répondent pas, le champ est abandonné aux vulgarisateurs. Pendant longtemps, Claude Moliterni a été, en France, le principal pourvoyeur de ces introductions à la bande dessinée. Sa contribution au catalogue de l’exposition fondatrice Bande dessinée et Figuration narrative (1967) avait été assez réduite : sur douze chapitres, il n’en avait rédigé qu’un, Pierre Couperie et Maurice Horn ayant fourni des contributions bien plus substantielles. Mais le premier cité avait ensuite très peu publié, et le second avait limité son champ d’intervention aux États-Unis, où il résidait, de sorte que c’est bien Moliterni qui a, ensuite, endossé le costume du spécialiste et répondu à la majorité des commandes éditoriales, le plus souvent en collaboration. De La Littérature de la bande dessinée (Laffont, 1976) à L’ABCdaire de la bande dessinée (Flammarion, 2002, avec Philippe Mellot et Laurent Turpin) en passant par Images passions (Fleurus, 1986, avec Philippe Mellot et Michel Denni), Chronologie de la bande dessinée (Flammarion, 1996, avec Philippe Mellot), Les Aventures de la BD dans la collection "Découvertes Gallimard" (1996, avec Philippe Mellot et Michel Denni) et enfin ce BD Guide en "Omnibus" (avec Mellot, Turpin, Denni et Michel-Szelechowska, 2005) riche de 1792 pages et quelque 4000 notices, il a du reste souvent recyclé les mêmes éléments de texte et perpétué – sans vouloir lui faire offense – les mêmes approximations.


Il est à remarquer que Les Aventures de la BD est toujours, à l’heure où je vous parle, le seul titre que la collection "Découvertes Gallimard" ait dédié à la bande dessinée. À titre de comparaison, cette collection compte à ce jour 21 titres consacrés au cinéma, qui vont de synthèses sur Le Western, sur Le Crime à l’écran ou sur Hollywood en passant par des survols historiques ou techniques et des volumes monographiques sur Charlot, Jean Renoir, Ingmar Bergman, Fritz Lang, François Truffaut, Federico Fellini ou Marilyn. Le domaine de l’art est couvert par une cinquantaine de titres, qui vont des arts premiers aux icônes russes en passant par Arcimboldo, Malevitch et les dessins de Victor Hugo. Mais la bande dessinée, vingt ans après le survol très général proposé par Moliterni et ses collaborateurs, attend toujours un deuxième titre. Même Hergé, artiste attendu s’il en est, n’a pas encore eu droit à un volume dédié. C’est dire que, pour les éditeurs non spécialisés, le « phénomène bande dessinée » apparaît comme un sujet suffisamment étroit pour pouvoir être circonscrit et traité en un seul ouvrage, une fois pour toutes.

Des livres traitant spécifiquement de l’histoire du neuvième art, il y en a somme toute eu assez peu depuis celui de Gérard Blanchard en 1969 (La Bande dessinée. Histoire des histoires en images de la préhistoire à nos jours, chez Marabout).
Henri Filippini, Jacques Glénat, Numa Sadoul et Yves Varende (alias Thierry Martens) s’étaient mis à quatre pour produire une Histoire de la BD en France et en Belgique des origines à nos jours (Glénat, 1980). En 158 pages, il s’agissait principalement d’une interminable liste d’auteurs, de journaux, de séries et de héros, sans guère de mise en perspective ou de problématisation. Le livre n’a pas connu de réédition.
On dispose d’excellentes études qui, malheureusement, n’éclairent que la proto- ou la pré-histoire de la bande dessinée. Naissances de la bande dessinée, de Thierry Smolderen (Les Impressions nouvelles, 2009), s’arrête à Winsor McCay ; de même, aux États-Unis, la monumentale History of the Comic Strip de David Kunzle (University of California Press, 2 vol., 1973 et 1990) ne franchissait pas le cap de la fin du XIXe siècle.
L’Histoire mondiale de la bande dessinée, chez Pierre Horay (1980 ; rééd. 89) – sous la direction de l’inévitable Moliterni – prétendait relever la gageure de faire le tour du monde en 300 pages (certes de grand format). L’ouvrage est, comme on l’imagine, daté, les contributions sont d’inégale valeur, et de nombreux chapitres paraissent quelque peu expéditifs : le Japon, par exemple, n’a droit qu’à 8 pages.
De sorte que l’on serait bien en peine d’orienter une personne qui chercherait aujourd’hui à faire l’acquisition d’un ouvrage de référence sur l’histoire du Neuvième Art, car nous sommes face à une vraie pénurie. La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres (Skira Flammarion / CIBDI, 2009), que j’ai rédigé pour le compte du musée de la Bande dessinée – auquel l’ouvrage, illustré par des planches issues de sa collection, tenait lieu de catalogue –, est épuisé. Et L’Art de la bande dessinée, chez Citadelles & Mazenod (2004), avec ses 592 pages richement illustrées, coûte tout de même 205 €, ce qui le met davantage à la portée des institutions que des particuliers.

L’éditeur barcelonais José Toutain (1932-1997) avait publié en 1982-83 une Historia de los Comics, en 48 fascicules de 32 pages, soit 1344 pages au total. Placée sous la direction de Javier Coma, cette collection encyclopédique bénéficiait du concours de nombreux professionnels et spécialistes, tant espagnols qu’étrangers, dans une perspective résolument internationale. Chaque fascicule comptait deux chapitres consacrés à un thème, une école, un genre ou une période, deux fiches monographiques sur des auteurs de premier plan, et douze pages d’extraits de bandes dessinées. Pour l’ambition et l’amplitude du domaine couvert, il n’y a pas eu d’équivalent, en terre francophone, à cet ouvrage de référence. De plus, la formule de l’édition par livraisons avait le double avantage de permettre une formule d’abonnement et une réactualisation de certain chapitres, après quelques années. Elle mériterait sans doute d’être repensée – même si l’ère du numérique ouvre de nouvelles possibilités en termes de diffusion, d’abonnement et de mise à jour.


En France, les ouvrages de synthèse restent trop souvent l’œuvre d’un auteur unique. Patrick Gaumer est l’unique auteur du Dictionnaire mondial de la BD, chez Larousse. Henri Filippini a lui aussi publié plusieurs guides, dictionnaires et encyclopédies rédigés entièrement seul à partir de ses fiches. Or, il est évident qu’aucun spécialiste ne peut prétendre à une expertise universelle sur un domaine aussi vaste, d’autant que chacun est limité par ses préventions et préférences personnelles.


Quand, à la demande de Gilles Ciment, alors directeur de la Cité de la Bande dessinée et de l’image, j’ai reçu la commande de rédiger le livre qui allait s’appeler La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres, mon premier réflexe a été de me dire qu’une telle somme aurait dû être confiée aux soins d’une équipe de rédacteurs, avec une direction scientifique. Mais les délais étaient presque impossibles à tenir : à la date de la commande, il me restait exactement neuf mois pour rendre l’ensemble des textes, car il était impératif que le livre sorte pour l’inauguration du nouveau musée de la Bande dessinée, en juin 2009.


Ce calendrier ne laissait pas les temps de réunir une équipe. J’étais disponible et, à tout prendre, la solution la moins irréaliste consistait à m’acquitter seul du texte courant (les notices d’œuvres, cependant, ont été réparties entre plusieurs collaborateurs de la Cité). Il m’a donc fallu, en neuf mois – le temps d’une gestation, me direz-vous ! – actualiser l’histoire de la bande dessinée francophone publiée neuf ans plus tôt sous le titre Astérix, Barbarella et Cie (Somogy, 2000), rédiger de toutes pièces une histoire de la bande dessinée américaine qui, à elle seule, représente 400 000 signes, plus deux autres chapitres thématiques et une chronologie. De telles conditions de travail ne permettent quasiment pas d’entreprendre la moindre recherche digne de ce nom : seulement de s’appuyer sur les connaissances personnelles déjà acquises et sur la documentation disponible à portée de main. L’écriture se fait au fil de la plume, sans mûrissement, sans repentirs possibles.
Je ne fais état de cette expérience que pour souligner combien les exigences de l’édition, même quand la commande émane d’une institution, sont rarement compatibles avec celles de la recherche. Un ouvrage comme celui-là aurait nécessité plusieurs années de travail et, je le répète, une équipe de rédacteurs, pour être pleinement l’ouvrage de référence qu’il ambitionnait d’être.

Le Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée progressivement complété en ligne sur le site NeuvièmeArt2.0, dont je suis à l’initiative et dont j’assume la coordination, répond mieux à une telle exigence. Il montre en outre que les ouvrages de « grande synthèse » ne sont pas nécessairement historiques ou voués à aligner des notices d’œuvres et d’auteurs, puisqu’il s’agit, dans le cas d’espèce, d’un dictionnaire des notions (ainsi, pour la lettre A, et à ce stade du chantier : adaptations littéraires, album, amour, animation, animaux, auteur, autobiographie, autoreprésentation, avant-garde et aventure), ce qui n’avait encore jamais été proposé – mais on pourrait aussi bien imaginer un dictionnaire des genres, un ouvrage de type comparatiste sur les différentes traditions nationales ou culturelles de la bande dessinée, ou encore une histoire de la critique présentant les différentes approches savantes que notre objet a pu susciter.

Mon propos n’est ici que pour dire que les instances académiques s’honoreraient à mettre en chantier, sous l’égide d’un comité scientifique, de tels ouvrages, réellement fiables, complets, éclairées et pluridisciplinaires, qui, au sein d’une littérature critique et savante pourtant devenue pléthorique, manquent cruellement.
À maint égards, c’est depuis des années le BDM (Trésors de la bande dessinée) qui remplit (partiellement) le rôle d’encyclopédie de référence, alors qu’il s’agit, à proprement parler, d’un argus, qui ne fournit que des données brutes, sans aucun commentaire, sans mise en perspective.
Les ouvrages de grande synthèse que j’appelle de mes vœux ne seraient pas seulement de ceux que l’« honnête homme », le bédéphile moyen ou averti, placerait dans sa bibliothèque avec l’assurance qu’ils auront réponse à toutes les questions qu’il pourra, ponctuellement, être amené à se poser ; ils seraient aussi de précieux viatiques pour les chercheurs de demain, qui gagneraient un temps précieux à trouver rassemblée et organisée toute l’information factuelle dont ils peuvent avoir besoin pour nourrir leur réflexion et leur analyses.

Thierry Groensteen
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