Lui, qui se meut dans l’analogue, il peut tout faire,
sauf s’empêcher de rebondir et de sauter d’une image à l’autre.
Henri Michaud, Façons d’endormi, façons d’éveillé
Le public occidental se montre de plus en plus avide de fictions de toutes sortes, et cette même avidité le pousse à la fois vers des romans, des films, des bandes dessinées, vers toutes les espèces du genre narratif. Mais, suivant la nature du récit sur lequel il choisit de fixer son attention, il n’entretient pas les mêmes attentes, il sait qu’il ne participera pas à la fable sur le même mode, il n’escompte pas exactement la même qualité de plaisir. C’est ainsi que, s’agissant des films, on peut supposer, avec Daniel Serceau, que « le cinéma satisfait ou confère une illusion de satisfaction au besoin proprement humain d’atteindre à la connaissance par le voir [1] » ; que « je n’attends dans l’image que sa durée et sa disparition [2] » ; ou encore que, comme le note Serge Daney, « il existe quand même un seuil minimal de voyeurisme en dessous duquel le cinéma ne vaut plus le coup [3] ».
Au moment où je choisis de consacrer mon temps et mon attention à une œuvre appartenant à telle forme narrative plutôt qu’à telle autre, dans ce choix entre donc toujours, outre le désir de me projeter dans l’univers d’une fiction, celui de m’exposer à ce média particulier et de m’abandonner aux affects qu’il a le pouvoir plus ou moins exclusif de faire naître en moi.
Ces deux composants du désir n’interviennent assurément pas en proportions constantes chez chaque individu. La sensibilité esthétique personnelle, l’histoire de cette sensibilité (l’histoire de son éveil et de sa formation), le savoir détenu sur le média en question, la familiarité acquise avec ses codes et son corpus sont autant de facteurs (parmi d’autres) qui renforceront ou non le désir du média et lui confèreront un poids moindre, égal ou supérieur au désir éprouvé spécifiquement par ailleurs pour telle fiction qui en procède. Ces facteurs définissent donc, notamment, plusieurs catégories de lecteurs de bande dessinée – dont je n’entreprendrai pas ici d’établir une typologie. On peut raisonnablement penser que plus le lecteur a une connaissance étendue de la bande dessinée en général, plus il peut voir et apprécier, dans chaque bande dessinée particulière, comment et dans quelle mesure cette œuvre déborde son programme narratif pour manifester une véritable rencontre de l’artiste avec le média [4]. »
Pour tenter de décrire les différentes modalités du plaisir que procure la bande dessinée, je partirai du postulat que la BD s’offre tout ensemble à lire et à voir, propose tant un récit qu’un spectacle. De sorte qu’elle attend du lecteur une double attitude, à la fois participative et contemplative. Je ne fais ici que retrouver, sur le terrain de la réception, cette mixité constitutive des arts du récit en images, dont les théoriciens tentent de rendre compte à travers d’autres couples notionnels, tels que celui de monstration et de narration ou encore celui, cher à Benoît Peeters, de tableau et de récit. Cette mixité présente évidemment, dans le cas de la bande dessinée, des formes particulières, qui tiennent notamment à la nature graphique des images, à leur étalement panoptique, ainsi qu’à l’insertion fréquente, dans ces images, d’énoncés verbaux.
Or, si l’attitude du lecteur-spectateur est clivée, son plaisir l’est aussi. Et l’on conçoit qu’il lui est difficile de jouir pleinement à la fois du récit, qui le déporte toujours plus loin sous l’emprise d’une curiosité projective, et du dessin, qui l’invite à multiplier les « arrêts sur image ». C’est pourquoi, si l’expérience montre qu’il n’y a pas incompatibilité entre la dimension du récit et celle du spectacle, leur rapport doit néanmoins être pensé en terme de « tension ».
Dans la jouissance de la bande dessinée entreraient donc, finalement, trois composantes : un plaisir du récit, un plaisir du dessin, et aussi un troisième plaisir que je ne me vois pas nommer autrement que comme « plaisir du média » ; ce dernier n’est pas la somme ou le produit des deux autres, il procède à la fois de certaines propriétés de la mise en réseau des images au sein d’un « multicadre », et de la puissance illusionniste du récit dessiné.
Le plaisir du récit
Il ne paraît pas nécessaire de s’attarder longuement sur cette première composante, qui n’est pas spécifique à la bande dessinée puisqu’elle alimente le désir de fictions en général. Les satisfactions que procurent à l’homme les récits de fiction, la façon dont ils s’adressent à sa conscience et reconfigurent son expérience, les identifications et les nostalgies qu’ils suscitent ou entretiennent, tout cela a déjà fait l’objet de nombreux travaux et je n’en dirais rien de bien original.
Paul Ricœur, en particulier, a montré qu’au plaisir du récit s’attache une dimension cognitive. Selon lui, « l’enjeu ultime aussi bien de l’identité structurale de la fonction narrative que de l’exigence de vérité de toute œuvre narrative, c’est le caractère temporel de l’expérience humaine. (...) Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle [5]. »
Cette dimension imprègne les bandes dessinées autant que n’importe quelle autre sorte de récits. Il n’est d’ailleurs pas indifférent à cet égard de noter qu’un certain nombre de bandes dessinées trouvent un de leurs principaux ressorts narratifs dans le vieillissement de leurs personnages, en temps réel (Gasoline Alley de Frank King) ou sur un mode plus rapide (Buddy Longway de Derib, Jonas Fink de Giardino, Ikkyû de Hisashi Sakaguchi).
La bande dessinée moderne a prouvé qu’elle ne le cédait en rien à la littérature et au cinéma quant à la diversité des sujets dont elle peut s’emparer avec bonheur, puisque ceux-ci vont de l’évocation des enfers (Conte démoniaque d’Aristophane) à la confession autobiographique (Livret de Phamille de Menu), et de la critique de l’audimat (L’Histoire du conteur électrique de Fred) à la chronique de la Shoah (Maus de Spiegelman) en passant par tout ce que l’on voudra. La plus grande part de ce qui se publie – et pas seulement dans les collections destinées aux plus jeunes – demeure pourtant fidèle à un héritage : celui de la littérature populaire ou paralittérature, avec ses héros positifs, ses séries interminables et ses genres constitués (western, science-fiction, polar, heroïc fantasy, récit historique, etc.). Sans contester la très grande qualité de certaines des œuvres qui s’inscrivent sciemment dans cette tradition, il est permis d’affirmer que beaucoup d’autres ne témoignent pas d’une grande ambition artistique et ne sont pas autre chose que des divertissements de grande consommation, de la « littérature » d’évasion.
À ces bandes dessinées-là s’appliquent dans une large mesure les analyses de Daniel Couégnas dans son Introduction à la paralittérature (Seuil, 1992), que Jan Baetens a résumées ainsi : « Dans son approche du phénomène, Couégnas insiste sur la prédominance du narratif (la paralittérature se veut d’abord un récit), de l’illusion référentielle (un écrit paralittéraire essaie de faire oublier sa propre matérialité), du tout-fonctionnel (en régime paralittéraire, ce qui n’est pas utile pour le récit se voit systématiquement évacué) et enfin du stéréotype et de la simplicité sous toutes leurs formes (la paralittérature n’innove guère, elle fuit l’ambiguïté et ne brode que sur du déjà connu). Corrélativement, ce que recherche le lecteur paralittéraire, c’est la consommation d’un récit pathétique qui toujours l’étonne mais jamais ne le surprend, c’est aussi l’identification à un héros clairement défini comme tel, c’est enfin le plaisir de retrouver un certain nombre de valeurs et de formes déjà répertoriées [6]. »
Toutefois, si la bande dessinée fait un usage massif des formules et des stéréotypes de la paralittérature, satisfaisant ainsi, plus encore qu’au plaisir du récit, à celui de l’intrigue, elle se plaît aussi à les tourner en dérision. Dans les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, les premiers Jack Palmer ou encore Superdupont, la satire vise moins le réel que son double, sa version déjà médiatisée et schématisée par les lois du roman populaire et du récit de genre ; elle endosse, en un mot, les habits de la parodie.
De façon générale, je crois que le plaisir du récit n’est jamais réductible au seul plaisir de la « consommation » d’une intrigue dont les rouages seraient purement fonctionnels. Il me semble plutôt que ce plaisir est lui-même toujours clivé. S’appuyant sur quelques notes de la Poétique aristotélicienne, Louis Marin a indiqué en quoi consistent ses deux dimensions. « Le premier effet de plaisir est d’ordre cognitif et pathétique » ; c’est le plaisir du récit proprement dit, le plaisir de la fable dans laquelle se laisse reconnaître quelque chose du réel (la vraisemblance ou la nécessité des actions, d’une part, la consistance et la vérité des caractères, d’autre part, étant deux des traits auxquels se mesure la qualité de cette fonction dénotative qui s’exerce dans l’œuvre). Mais, au-delà de cette dimension référentielle, il faut reconnaître l’existence d’un « second effet de plaisir, celui de la narration », qui est, quant à lui, « d’ordre esthétique et théorique ».
Louis Marin ne donne à ce second effet de plaisir, défini encore comme celui de « la maîtrise créatrice » qui se manifeste dans l’œuvre, qu’une extension à mon sens insuffisante, limitée à quelques « traits d’énonciation » [7]. Je lui ouvrirais, pour ma part, un champ beaucoup plus large. Et, s’agissant plus particulièrement des récits conventionnels apparentés à ce qu’il est convenu d’appeler la paralittérature, il me paraît que ce plaisir de la narration est provoqué par l’habileté avec laquelle l’intrigue est agencée – dans le dessein, en effet, que le lecteur soit en permanence étonné (c’est-à-dire tenu en haleine) même si, fondamentalement, il n’est jamais surpris. L’arbitraire des péripéties, la brutalité des renversements de fortune, l’arsenal des coïncidences et des coups de théâtre, et plus généralement le recours aux stéréotypes et au pathos, tout cela, qui répond si bien au désir de s’en laisser conter, peut ménager un intérêt et procurer un plaisir dont le lecteur n’est pas nécessairement dupe.
La familiarité avec la bande dessinée s’acquiert généralement dans l’enfance. À cet âge, les univers fictifs incarnés graphiquement dans la BD redoublent le monde réel sur un mode épuré, simplifié (souvent manichéen), rassurant ; ils proposent, en quelque sorte, un monde réduit à son folklore. L’enfant y apprend, mieux qu’au cinéma (où, au plan perceptif, ce qui se passe sur l’écran ne se distingue pas suffisamment de la réalité) à reconnaître la fiction comme à la fois ressemblante et obéissant à une autre logique. On peut donc émettre l’hypothèse que la lecture des bandes dessinées l’aide à faire progressivement la différence entre les deux dimensions du plaisir que procure un récit : ce qu’il lui apprend sur la vie et sur lui-même, et ce qu’il doit à la liberté souveraine du conteur.
En prenant de l’âge, le lecteur est aussi susceptible de parfaire sa culture graphique et de devenir ainsi plus attentif aux qualités propres du dessin. Cependant, même aux yeux d’un enfant au sens critique encore faiblement aiguisé, le dessin ne se réduit jamais à un véhicule transparent (et donc indifférent) de l’histoire contée. L’histoire ne peut jamais totalement instrumentaliser le dessin, car ce dernier, fût-il médiocre, transcende le régime « tout-fonctionnel » du récit paralittéraire par ses propriétés plastiques toujours singulières : sécheresse ou sensualité du trait, schématisation ou luxuriance, rythme et dynamisme de la composition, et tous les autres paramètres qui composent une écriture graphique, qui font du dessin une image signée.
Je dirai un mot sous peu de ce « plaisir du dessin », qui procède d’une autre sorte de fascination que celui du récit. Mais, auparavant, notons encore que le génie propre de chaque forme narrative se manifeste par l’imaginaire qui s’y exprime de façon privilégiée. Certes, aucun sujet n’est l’apanage exclusif d’aucun art, mais les caractéristiques physiques d’un mode d’expression le prédisposent à ouvrir telle carrière à l’imagination plutôt que telle autre. Dans le cas de la bande dessinée, au moins trois propriétés de l’image dessinée éclairent et déterminent la fortune de certaines thématiques. Primo, l’image dessinée étant par nature interprétation et non copie du réel, elle se prête à la déformation, à la représentation critique ; héritière de la caricature, la bande dessinée cultivera donc massivement l’art de la satire. Secundo, cette image n’étant pas prélevée par enregistrement, elle n’a aucun compte à rendre aux lois physiques du monde réel. De sorte que tout est possible sous le crayon du dessinateur (comme le cinéma d’animation ne cesse d’en témoigner) et que la bande dessinée a une facilité naturelle à faire accepter l’extraordinaire. Cette liberté lui inspire un très large répertoire de thèmes divers, qui relèvent notamment du fantastique ou de la science-fiction, mais aussi du genre animalier (avec le Marsupilami et tant d’autres espèces imaginaires). Les innombrables altérations que subit le corps des personnages dessinés en sont probablement l’expression la plus frappante. Tertio, l’image dessinée sur le papier n’a guère de coût technologique ou financier ; son seul prix est celui de la patience et du talent. Dès lors, il est naturel que les artistes de la bande dessinée cèdent fréquemment à la tentation de se faire démiurges, et d’engendrer des mondes imaginaires, des univers entiers avec leur architecture, leur décoration, leur faune et leur flore, ainsi, naturellement, que leur organisation politique, religieuse et sociale. Toutefois, si la création de mondes apparaît comme une pente naturelle de la bande dessinée, c’est aussi pour une autre raison dont je parlerai plus loin.
Le plaisir du dessin
L’homme n’a pas attendu la bande dessinée pour goûter ce plaisir, dont Henri Michaux me semble avoir donné la définition la plus ramassée en même temps que la plus poétique, en écrivant qu’il consiste à « participer au monde par des lignes [8] ». Les composantes de ce plaisir sont multiples : contemplation à loisir d’une image immobile, plongée dans un ensemble de traces qui capturent l’œil en leur filet, battement de la curiosité entre la vision d’ensemble et l’attention portée au détail, jouissance sensuelle des formes, des matières et des couleurs, appréciation de la justesse qui caractérise la représentation d’une attitude, d’une expression – que cette représentation cherche la « vérité » ou qu’elle cultive l’outrance...
Comme responsable d’un musée qui conserve et expose des planches de bande dessinée, je me dois de souligner que, bien que la bande dessinée ait vocation à être reproduite et diffusée, le fait d’être mis en présence du dessin original demeure un privilège, qui permet seul de goûter le dessin dans toute sa plénitude. D’un format généralement supérieur à celui de la page imprimée, rendu (sauf, naturellement, lorsqu’il s’agit d’une BD en couleur directe) à sa vérité première de dessin en noir et blanc, l’original fait mieux apprécier les qualités sensibles du trait. Il porte en outre des traces de la genèse du dessin : restes de l’esquisse à la mine de plomb apparaissant sous l’encrage, collages, corrections à la gouache rendent témoin et complice du travail de l’artiste. L’émotion esthétique que procure souvent la contemplation de l’original est d’une autre qualité, plus sensuelle, que celle qu’il est possible d’éprouver face à la page imprimée.
Sans doute, les critères selon lesquels il convient de juger de la qualité d’un dessin de BD sont fort malaisés à définir. De René Giffey à André Juillard et François Schuiten en passant par Paul Cuvelier, certains artistes ont démontré qu’il n’y avait pas de contradiction entre les exigences du média bande dessinée et la grande tradition classique, le « métier » séculaire du dessin d’art. Cependant, d’autres dessinateurs, au talent tout aussi incontestable (je songe, par exemple, à Hergé, Calvo, Franquin ou Bretécher), ont su, en s’inspirant presque exclusivement des caricaturistes qui les ont précédés, forger un style propre remarquable, et l’imposer comme une synthèse originale n’ayant plus qu’une dette lointaine envers les canons académiques du « beau dessin ». Les critères de jugement habituels sont évidemment impropres à leur rendre justice ; dès lors, non seulement les historiens et critiques d’art sont démunis, mais cet embarras s’étend même souvent aux milieux plus directement compétents [9]. Pourtant, c’est dès les origines du neuvième art que Rodolphe Töpffer avait compris que le « trait graphique » du narrateur en images est moins concerné par un idéal de beauté ou d’exactitude que par « toutes les exigences de l’expression comme (...) toutes celles de la clarté » ; que ce trait « demande des ellipses énormes d’accessoires et de détails », et que les « croquis cursifs » qu’il sert à tracer, « en tant que chaînons d’une série, n’y figurent souvent que comme rappels d’idées, comme symboles » [10].
Certains rares dessinateurs, tels Jijé (Joseph Gillain), Jean Giraud / Moebius ou encore Killoffer, se signalent par leur faculté à dessiner, avec un égal bonheur, dans des styles nettement différenciés. On serait tenté d’apprécier leurs prestations en termes de performance caméléonesque. Assurément très doués, ces artistes ne font peut-être que rendre plus visible et explicite une loi générale de l’art de la bande dessinée, qui est l’adéquation entre le style graphique et le projet narratif, ce dernier n’étant pas autre chose, dans les meilleures bandes dessinées, que la mise en intrigue d’un « sujet artistique » fondamental [11].
Il est tentant d’introduire ici le rappel d’une distinction chère à l’esthétique kantienne, celle qui oppose la « beauté libre » à la « beauté adhérente », qui est la beauté de l’objet subordonné à une fin. Kant écrit : « Dans l’appréciation d’une libre beauté (simplement suivant la forme) le jugement est pur. (...) Mais la beauté de l’homme (...), la beauté d’un cheval, d’un édifice (église, palais, arsenal ou pavillon) suppose un concept d’une fin, qui détermine ce que la chose doit être et par conséquent un concept de sa perfection ; il s’agit donc de beauté adhérente [12]. » Bien que Jean-Marie Schaeffer ait démontré l’incohérence de la théorie kantienne quant à ce point précis [13], on voit bien le profit qu’en peut tirer notre réflexion sur la bande dessinée. La beauté éventuelle d’un dessin de BD ne saurait être jugée de façon indépendante, selon des critères purement esthétiques, puisque sa forme est directement assujettie à une finalité narrative. Le mot de justesse exprimerait peut-être mieux, en l’occurrence, le concept de « beauté adhérente ». Un style graphique juste serait celui qui convient à la fois au projet narratif qui anime le dessinateur et aux propriétés générales (à la structure contraignante) du média.
Le plaisir du média
Chacun sait que la relecture d’un roman aimé dans l’enfance expose souvent à des désillusions. Or, le risque d’être déçu par de semblables retrouvailles est moindre dans le cas de la bande dessinée. Quand bien même le récit paraît, avec le recul des ans, médiocre ou niais, la magie des images continue souvent.d’opérer, et la redécouverte de certains dessins permet de vérifier qu’ils résonnent encore dans quelque zone affective enfouie de la mémoire, qu’on ne les avait jamais vraiment oubliés, ni l’émotion qu’ils nous avaient communiquée d’abord [14].
Assurément, il y a dans l’image de bande dessinée quelque chose d’un piège où s’opère une véritable captation de l’imaginaire, une cristallisation du fantasme. Cette fascination produit dans l’enfance des effets, que la plupart des adultes ne connaîtront plus qu’à un degré moindre. Mais nombre de jeunes lecteurs, qui croient s’abandonner au seul plaisir de dévorer des « histoires », tout en ressentant aussi, confusément, un plaisir du dessin dont ils ne sont pas encore en mesure de parler, s’accoutument en vérité, de manière insidieuse, au plaisir du média. Et il me semble bien que c’est d’abord la volonté de retrouver ou de prolonger ce plaisir spécifique, non réductible à la somme des deux autres, qui fera qu’à l’âge adulte, ils continueront de lire des bandes dessinées.
Pierre Sterckx imagina naguère une rubrique qui fit les beaux jours des Cahiers de la bande dessinée (alimentée par les envois spontanés des lecteurs et par des textes sollicités auprès de personnalités comme Michel Serres). Il s’agissait de célébrer les « cases mémorables », celles que tout lecteur « habita dans son enfance, et au sein desquelles il nidifia (une "case", c’est une petite maison)... » Et Sterckx de décrire alors « comment ces cases se manifestent dans l’imaginaire de leurs adorateurs : fétiches, objets partiels surestimés, hors de prix, hors du sens, images d’une telle valeur qu’elles se passeraient résolument de tout contexte, devenues œuvres à elles seules, tableaux de ferveur encadrés de nuit [15] ». En proposant d’arracher les images à leur contexte d’origine – initiative qui n’est pas sans rappeler celle de Georges Schehadé composant une Anthologie du vers unique (Ramsay, 1977) pour, sortant les vers de leur contexte, leur restituer « une force qu’ils perdent à être lus avec le flot des syllabes » –, Sterckx cherchait sans doute moins à exalter la dimension picturale de la BD au détriment de sa fonction narrative (comme le lui a reproché Benoît Peeters), que, tout simplement, à faire parler du plaisir du média, de cette plongée enivrante dans le monde proliférant des petites cases où, en effet, il fait bon habiter.
La petitesse est une caractéristique de l’image de bande dessinée dont on ne parle jamais, tant elle paraît aller de soi. En comparaison des images de la peinture, on pourrait dire que les vignettes sont des « petits tableaux », comme on parle du « petit écran » par opposition au grand. Pourtant ces petites images ne sont à aucun moment perçues comme des tableaux au rabais ; leur dimension ne les déprécie pas, elle s’impose comme leur condition naturelle. Cette norme convient à un mode de réception qui, somme toute, tient plus de la lecture que de la stricte contemplation. Si les films « à grand spectacle » voient leur impact affaibli par leur passage à la télévision, laquelle, de toute évidence, s’accommode mieux de mises en scène intimistes, les petites cases de la bande dessinée ne sont aucunement vouées à la représentation de cose piccole (pour reprendre le terme par lequel Vasari désignait le paysage et la nature morte) : le western et le space opera s’y sentent à l’aise et savent, dans ce peu de centimètres carrés, déployer tous leurs sortilèges.
Peut-être une donnée physique de la perception joue-t-elle ici son rôle. Il est en effet impossible à l’œil humain de voir la totalité d’une planche de bande dessinée avec la même netteté. À la distance où l’on regarde l’album tenu sur ses genoux ou posé devant soi, les dimensions de la vignette correspondent sans doute à peu près à la zone qui bénéficie de la meilleure définition optique. On regarde la vignette avec sa fovéa (la partie de la rétine où les cellules sensibles sont les plus denses), et si l’on est si bien happé par son contenu, c’est que la zone périphérique (les vignettes contiguës) est moins nette ; passer de la lecture d’une vignette à celle de la suivante équivaut à modifier la direction de la fovéa [16].
La bande dessinée est donc, par nature, un art du détail. Le geste qui consiste à isoler une vignette pour l’agrandir (en faire une sérigraphie, ou, au temps du Pop Art, un tableau) est fondamentalement un contresens – d’où l’on déduira, bien sûr, que c’est précisément la dimension paradoxale de ce geste qui en fonde l’intérêt.
Le corollaire de cette petitesse des images est, évidemment, leur multiplicité. Petites, mais nombreuses, les vignettes se présentent au lecteur comme les pièces d’une collection déjà constituée. Si la bande dessinée favorise, plus que d’autres genres éditoriaux, la manie de la collection, c’est bien parce qu’elle est déjà, en elle-même, un ensemble fini, dénombrable et organisé, d’éléments fortement différenciés et producteurs d’affects. Le multicadre dessiné est une collection d’images qui, comme Pierre Sterckx le soulignait à bon droit, autorisent séparément une relation de type fétichiste.
Dans un musée, on est plus ou moins rapidement fatigué par l’accumulation des tableaux. Le lecteur de bandes dessinées est, au contraire, un boulimique, qui se plaît à thésauriser toujours plus d’images sans jamais ressentir de lassitude. Lisant de nouveaux albums, il accroît sa « collection » virtuelle ; relisant ceux qu’il connaît déjà, il lui rend visite et renforce son sentiment d’appropriation. Un collectionneur qui se respecte aime étaler, dénombrer, récapituler ses trésors. La bande dessinée assouvit parfaitement cette pulsion, comme ni la littérature ni le cinéma ne peuvent le faire. La raison en est l’accessibilité de chaque vignette, isolée (doublement : par son cadre et par du blanc), immobile, visuellement prégnante, et qu’un simple feuilletage permet de retrouver rapidement (alors qu’une phrase que l’on aimerait relire est, dans le corps d’un roman, complètement enfouie et dissimulée – et que tel plan d’un film, outre qu’il est techniquement difficile à rappeler, reste à jamais un objet fuyant).
Réfléchissant sur l’« effet de réalité » que produit le cinéma, Dominique Chateau notait que l’implication du spectateur dans la fiction s’accomplit « dans l’exercice même de la "lecture" qui (réalise) simultanément l’expansion et la conservation du monde supposé [17] ». Au cinéma, cette conservation du monde supposé (celui où advient l’histoire contée) ne s’opère que dans la mémoire du spectateur, et d’abord dans sa mémoire immédiate, mobilisée pendant toute la durée du film. Tandis que les images d’une bande dessinée, à mesure qu’on progresse dans sa lecture, sont bel et bien conservées : dans la mémoire, certes, où elles laissent une trace ; mais aussi bien physiquement, puisqu’il suffit de retourner en arrière de quelques pages pour les retrouver intactes, installées chacune en un lieu intangible. Le dépassement d’une vignette ne l’annule pas, ne l’enfouit pas ; il s’assimilerait plutôt à une mise de côté provisoire, une forme de capitalisation.
Au XVIe siècle, l’entraînement de la mémoire était une discipline tenue en haute considération, presque un art en soi. De nombreux traités dissertaient des meilleures méthodes pour la cultiver. Jacques Roubaud a récemment consacré une étude à l’un d’eux, la Plutosofia du Frère dominicain Filiupo Gesualdo (publiée à Padoue en 1592). On y découvre que le dispositif de la bande dessinée répond de manière étonnante aux exigences de cet art de la mémoire. Celui-ci repose en effet sur « deux notions fondamentales dont la première est celle de Lieu ou support fixe des images... [18] » Plus précisément (c’est ici Gesualdo lui-même qui parle), « le Lieu est ce support matériel, stable, distinct, proportionné, qui sert de base aux images » (le terme d’image désignant la forme ou figure « qui est signe des choses ou paroles dont nous voulons nous souvenir »). Et Roubaud de conclure avec nostalgie : « posséder l’art de la mémoire et l’appliquer avec constance équivalait à la possession d’une bibliothèque (avec libre accès, et instantané). Il était possible de conserver une telle bibliothèque dans sa tête, et d’en ouvrir les livres sans faire un seul mouvement [19]. »
Je me garderai de pousser trop loin une extrapolation (à la fois disciplinaire et historique), dont les limites théoriques sont par trop évidentes. Mais mon intuition initiale sort renforcée, sinon confirmée, de cette petite excursion : la bande dessinée – cette « vignettothèque » – favorise, par sa structure même, la conservation de ses images dans la mémoire, d’autant plus efficacement qu’à chacune de ces images correspond un site déterminé. La « petite case » serait ainsi une forme adéquate, non seulement au plan perceptif, mais aussi au regard du fonctionnement cognitif, et plus particulièrement mnémonique.
La double page de bande dessinée, qui est l’unité pertinente du point de vue perceptif, s’offre au lecteur comme un espace topologique et comme un champ mnémonique ; or, nous venons de le voir, il existe entre ces deux notions une corrélation étroite. L’une et l’autre résonnent d’ailleurs de façon particulière chez le jeune enfant. En effet, la structuration de l’espace est une étape fondamentale de l’apprentissage. (Cf. Piaget : « L’espace est donc l’activité même de l’intelligence en tant qu’elle coordonne les tableaux extérieurs les uns des autres [20]. ») La bande dessinée – où certes l’espace est limité à deux dimensions – montre à l’enfant des collections d’objets attirants (les vignettes), qui diffèrent par leurs couleurs, voire par leur forme et leur dimension, mais surtout par leurs positions respectives. L’enfant peut les mémoriser et il peut y revenir aux fins de vérification.
La double page, donc, est déjà un ensemble, une collection d’espaces parcellaires. Entre saisie globale et lecture fragmentaire, elle permet à l’érotique du discontinu de s’entrelacer au plaisir du continu [21]. La bande dessinée réconcilie la perception atomiste (qui découpe) et la perception holiste (qui globalise). Mais c’est la seconde que privilégie le mécanisme de la lecture. En effet, le processus d’expansion et de conservation du monde représenté, qui permet au lecteur de se projeter dans cette fiction, fait oublier, jusqu’à un certain point, le caractère fragmenté et discontinu de l’énonciation. Les vignettes ne renvoient que des éclats du monde supposé dans lequel se déroule l’histoire, mais, ce dernier étant censément continu et homogène, tout se passe comme si le lecteur, une fois entré dans ce monde, ne sortait plus jamais de l’image qui lui en a ouvert l’accès. Le franchissement des cadres devient une opération mécanique et largement inconsciente, masquée par l’investissement (l’absorption) dans le monde virtuel postulé par le récit. La diégèse, c’est cette image virtuelle, fantasmatique, qui comprend toutes les vignettes, les transcende, et que le lecteur peut habiter. Si, selon le terme de Sterckx, je peux nidifier dans une case, c’est parce que, en retour, chaque image en vient à représenter métonymiquement la totalité de ce monde.
Il y a donc un illusionnisme propre à l’art narratif de la bande dessinée. L’illusionnisme perspectif, mis au point à la Renaissance, permit à Alberti d’énoncer, le premier, l’idée qu’un tableau devait être considéré comme une fenêtre ouverte sur l’historia. Par analogie, on a dit la même chose de l’écran cinématographique. Mais la multiplicité et l’étalement de ses images, l’ubiquité de ses personnages, font que la bande dessinée ouvre véritablement sur un monde consistant, dont je me persuade d’autant plus facilement que je pourrais l’habiter que, même si c’est une activité machinale dont je perds en partie conscience, je ne cesse pas, en lisant, d’y entrer et d’en sortir.
Et voilà la deuxième raison pour laquelle la bande dessinée s’adonne si volontiers à la création de mondes imaginaires.
Paul Ricœur l’a rappelé : « ... ce qui est interprété dans un texte, c’est la proposition d’un monde que je pourrais habiter et dans lequel je pourrais projeter mes pouvoirs les plus propres [22] ». Deux phénomènes confirment la vocation de la bande dessinée à créer de tels mondes. Le premier est le fait que presque tous les dessinateurs de BD, lorsqu’il citent une peinture, s’acharnent à l’animer et à la faire visiter par leurs personnages, qui entrent littéralement dans le tableau. Ce que le peintre avait conçu comme une image en soi, l’artiste de bande dessinée le prend généralement au pied de la lettre, comme un monde [23]. L’autre phénomène est celui des parcs de loisirs, qui ont proliféré ces dernières années. On n’a pas suffisamment remarqué que les parcs à thème étaient presque tous redevables aux univers de la bande dessinée : Disneyland, Schtroumpfland, Parc Astérix, Walibi (dédié à Tintin), etc. La preuve matérielle que les univers de la bande dessinée étaient consistants et habitables, c’est que, préférés aux autres royaumes de l’imaginaire, ils ont inspiré ces lieux. Je peux désormais m’y promener en famille et y projeter réellement « mes pouvoirs les plus propres ».
Thierry Groensteen
(Cet article a paru dans 9e Art, n° 2, janvier 1997, p. 14-21. Tous droits réservés.)