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Novembre-décembre 2021

Baudoin – Blain, Davodeau et le nucléaire – Prudhomme et Nocq – BD-Fil – Le Grand Rire des hommes... – Dessinateurs à l’écran – Laigret/Zemmour – Anneli Furmark – Situation des auteurs britanniques – Harold et le crayon violet – du roman graphique – tintinologie – expositions restées à l’état de projets – De la destruction des livres – Fabcaro – Mona Chollet et la BD féministe...

29.12
L’un des essais les plus lus et commentés de l’année aura été le livre de
Mona Chollet Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles (éd. La Découverte, coll. « Zones »). Je ne sais pas si quelqu’un a souligné combien les références aux créatrices de bande dessinée y sont nombreuses. Dès la page 15, la suédoise Liv Strömquist est revendiquée comme une influence majeure. Elle serait celle qui a « levé les inhibitions » de Mona Chollet, en la persuadant qu’il était possible de décrire la manière dont les conditionnement sociaux fabriquent nos sentiments et nos attitudes face à l’amour, sans tomber dans le piège de la caricature : « Elle m’a persuadée qu’il valait la peine de braver le risque de colporter des clichés ; que, tout en gardant à l’esprit leurs limites et leurs exceptions, on pouvait tenter de dégager et d’analyser les grandes lois de l’amour hétérosexuel. Elle m’a montré le bien que cela pouvait faire de voir étalées sur la page des situations que l’on vivait auparavant dans la solitude et la confusion. » Strömquist est encore citée plusieurs fois dans la suite de l’ouvrage (page 104, 146, 211-212), mais elle n’est pas la seule dessinatrice à l’être. Mona Chollet convoque également (p. 109) Sophie Lambda, pour Tant pis pour l’amour (Delcourt, 2019), ainsi qu’Emma (p. 190) pour La Charge émotionnelle et autres trucs invisibles (J’ai Lu, 2018) et Aurélia Aurita (p. 230-231) pour le mémorable Fraise et chocolat.
La multiplicité de ces références montre, certes, que Mona Chollet est lectrice de bandes dessinées (ou, à tout le moins, de bandes dessinées de femmes). Ce qui est remarquable, c’est que les albums cités exercent sous sa plume la même autorité que les livres écrits par des psychiatres, des journalistes, des sociologues ou des écrivaines. Ils valent pour l’authenticité des témoignages et/ou pour la justesse de la pensée. Cette prise en compte de la littérature dessinée méritait, je crois, d’être soulignée, car ils ne sont pas encore bien nombreux, les essais relevant des sciences humaines qui témoignent d’une ouverture d’esprit équivalente.
S’agissant du scandale que souleva en son temps la publication de Fraise et chocolat (Mona Chollet parle d’une « réprobation épidermique »), on peut y voir un témoignage du fait que les femmes n’étaient pas supposées raconter leur vie sexuelle, qu’elles n’en avaient pas le droit, contrairement aux hommes qui s’en donnaient licence sans susciter le même opprobre (il suffit de songer, en l’occurrence, aux albums 3615 Alexia ou L’Epinard de Yukiko de Frédéric Boilet, l’ancien compagnon d’Aurita).

Dans sa préface au remarquable volume Maxiplotte, dans lequel l’Association vient d’avoir la bonne idée de réunir la quasi intégralité des pages de Dirty Plotte (1990-1998), le comix légendaire de Julie Doucet, et plusieurs autres de ses bandes dessinées, l’artiste et éditrice Anne Elizabeth Moore pointe à juste titre un autre symptôme de la différence de traitement entre auteurs et autrices. Elle écrit : « Il est regrettable qu’aujourd’hui encore, l’étiquette de ‘plus grande autrice’ la poursuivre dans le monde de la bande dessinée nord-américaine. Car si vous demandez que l’on vous cite les plus grands auteurs de comics en activité, vous entendrez bien souvent les noms de Robert Crumb, Harvey Pekar, Peter Bagge – des hommes auxquels le travail de Doucet a souvent été comparé. Ce n’est que lorsque l’on prend en compte la question du genre que son travail reçoit la reconnaissance qui lui est due. (…) Elle compte tout simplement parmi les plus grands auteurs, hommes et femmes confondus. »
Elle a raison. Le fait de rattraper des décennies d’invisibilité en donnant soudain des prix à certaines autrices, comme le fait le festival d’Angoulême depuis quelques années, ne suffit pas à instaurer une égalité véritable avec leurs collègues masculins. On ne l’atteindra que quand on les inscrira pleinement dans le récit collectif que constitue l’histoire de la bande dessinée, laquelle est encore loin, aujourd’hui, d’être neutre par rapport aux questions de genre.

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24.12
Le désopilant Moon River, paru chez 6 Pieds sous terre à la rentrée, a conforté Fabcaro dans sa place d’humoriste n° 1 de sa génération – comme Gotlib avait pu l’être cinquante ans plus tôt –, acquise avec Zaï zaï zaï zaï en 2015. Ses facéties se déclinent désormais aussi sous une forme romanesque (trois livres parus chez Gallimard, dont le second, Le Discours, a été porté à l’écran par Laurent Tirard en 2020). Mais Fabcaro ne paraît pas du tout décidé à déserter la bande dessinée, qui reste son mode d’expression privilégié.
Moon River témoigne même d’une confiance accrue en ses moyens et d’un élargissement de son arsenal comique.

Rappelons quelques-uns de ses mécanismes favoris.
1° L’exagération, le grossissement des effets. L’héroïne du western Les Collines dans la plaine risque de perdre sa maison, qui est « tout ce qui [lui] reste de [ses] parents et de [ses] onze frères et sœurs avant qu’ils ne périssent dans un terrible incendie ». Et la miss d’ajouter, pour faire bonne mesure : « Cette maison, c’est mon père qui l’a construite de ses propres mains, malgré la faim, le froid, le typhus et la malaria… »

2° L’incongruité, le décalage par rapport à l’attente créée par le lieu ou la situation. Notre jeune actrice est victime d’une sale affaire, d’une « effroyable agression » dont la résolution est proprement l’affaire de Moon River. On la croit morte, ou au minimum sauvagement violentée. En fait, son agresseur lui a dessiné, au feutre noir, une bite sur la joue (manière de faire remonter au grand jour son passé d’actrice porno). Il ne sera, bien entendu, jamais envisagé qu’elle puisse être effacée – comme si elle était aussi indélébile qu’un tatouage.
Fabcaro aime le western. Ce genre codifié qui se prête au détournement lui a déjà inspiré la série Walter Appleduck, qu’il écrit pour Fabrice Erre (deux tomes parus chez Dupuis). Le héros, un jeune étudiant qui suit un « master cow-boy », arrive à Dirty Old Town, où les clients du saloon s’adonnent au tricot et boivent de la verveine.

3° La métalepse, c’est-à-dire la contamination ou le passage entre deux niveaux en principe étanches, celui des événements narrés et celui où ils s’inventent. Fabcaro dissémine dans son intrigue des planches où il se représente en train d’évoquer le livre en cours avec des interlocuteurs, parfois identifiables (ses filles, qui essaient vainement de le convaincre que, maintenant qu’il est publié chez Gallimard, il ne peut plus faire n’importe quoi, comme cette histoire de bite sur la joue), d’autres fois non (un ami, un collègue, son éditeur ?).

4° La satire du monde contemporain, de ses usages absurdes et de ses dérives : les répondeurs téléphoniques qui ne comprennent rien au message que l’on dicte, les effets du politiquement correct sur le langage, les « unes » affligeantes de la presse people, – sans oublier une pique contre l’URSSAF Limousin, bête noire des artistes-auteurs.

Pour ne rien dire de la séquence traitée en roman-photo et de l’illustration tirée d’un livre pour la jeunesse (les aventures de Testicule la libellule), trois styles graphiques principaux sont employés en alternance dans Moon River : pour l’enquête, celui, réaliste, impersonnel et froid, que connaissent bien les lecteurs de Zaï zaï zaï zaï, mais sans l’effet de répétition des mêmes cases ; pour les séquences situées dans le monde de l’auteur, un dessin plus caricatural et usant d’une bichromie différente ; pour les plans tirés du western en cours de tournage, une quadrichromie hollywoodienne due à la collaboration de Jeff Pourquié.

La cohabitation, au sein d’un même album, d’univers graphiques différents quoique issus de la même main, n’est pas en soi une nouveauté. Des auteurs tels que Dave McKean, Olivier Schrauwen, Daniel Clowes, Chris Ware ou Dominique Goblet, pour ne citer qu’eux, en ont donné de mémorables exemples. Fabcaro n’est toutefois pas un dessinateur polygraphe comme les autres car il ne s’agit pas pour lui d’une quelconque revendication d’art ; l’alternance des écritures est elle aussi au service de l’intention comique. On s’attendrait à trouver, entre ces trois parties graphiquement et diégétiquement différenciées, des oppositions de ton, que l’on passe, par exemple, d’une séquence sérieuse à une séquence ironique puis à une autre complètement déjantée. Mais l’absurde règne en maître dans chacune des trois. Entre les acteurs qui ne veulent montrer à la caméra que leur profil droit (ce qui empêche tout face à face et donc aussi bien les scènes d’amour que les duels) et l’inspecteur qui, pour savoir si l’actrice agressée est droitière ou gauchère, lui propose… une séance de tirs au penalty, dont elle s’acquitte aussitôt, en robe longue (!), on est constamment surpris par l’illogisme des comportements et emporté par des dialogues hilarants.

D’abord répartis dans ses séquences distinctes et bien identifiées, les différents styles finissent par se rencontrer au sein des mêmes pages. On comprend alors que les anacoluthes visuelles participent pleinement d’une poétique narrative générale, fondée sur la rupture incessante, le mélange constant des isotopies, des références et des niveaux de langage. Fabcaro agite frénétiquement son shaker, pour notre plus grand bonheur. C’est peut-être l’arc-en-ciel évoqué dans la chanson Moon River (qu’interprétait Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s) qui l’a décidé à reprendre ce titre à son compte.

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23.12
A l’heure où les collapsologues donnent de la voix, le post-apocalyptique, dans la bande dessinée comme dans d’autres formes d’expression, se teinte de couleurs nouvelles et retrouve une forte actualité. En octobre 2019, j’ai tenté d’en brosser un panorama dans le dossier en ligne intitulé Fin(s) du monde [1].
Mais voici que deux albums récents nous mettent en garde contre un péril qui n’est ni l’épuisement des ressources ni l’effondrement de la civilisation (quoiqu’il leur soit apparenté) : l’avènement d’un nouvel obscurantisme, l’instauration de régimes autoritaires qui, au nom de la religion ou d’une conception pour le moins déviante du « progrès », brûlent les livres, ordonnent la disparition de toutes les œuvres de l’esprit accumulées par l’Humanité. Je veux parler de l’album de François Durpaire et Brice Bingono Le Dernier Livre, paru chez Glénat en novembre (couleurs de Scarlett), et de La Bibliomule de Cordoue, de Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau (couleurs de Christophe Bouchard), chez Dargaud. La Bibliomule nous transporte dans le passé, Le Dernier Livre dans le futur.

Nous sommes donc à Cordoue, à la fin du Xe siècle. Le règne éclairé de deux grands califes a permis la constitution d’une bibliothèque comme on n’en avait pas connu depuis celle d’Alexandrie. Mais le vizir al-Mansur profite du jeune âge de l’héritier du trône pour ordonner un gigantesque autodafé. Un seul livre aura désormais droit de cité : le Coran. Deux esclaves, un bibliothécaire eunuque et une copiste, aidés par un voleur, tentent contre toute raison de sauver quelques ouvrages inestimables en les transportant sur le dos d’une mule rétive et fatiguée.
Et nous sommes à Paris, en 2050. A la suite d’une pandémie mondiale, le pouvoir s’est concentré entre les mains des géants de l’industrie numérique (le fondateur de « Fatalbook » est à la Maison Blanche). La production de papier a été interdite, les librairies, écoles et bibliothèques ont fermé. Un groupe de résistants enlève des enfants pour redonner à la prochaine génération la curiosité et l’esprit critique. Beaucoup d’entre eux périront, les survivants se mettent en devoir de rédiger un nouveau « Premier Livre ».
Bien entendu, le récit en costumes et le thriller d’anticipation empruntent des chemins détournés pour nous faire réfléchir aux forces obscures qui, à notre époque, travaillent à la perte de l’humanité, du savoir et de la culture. Et aucun des deux albums ne reste enfermé dans l’époque dépeinte. En historien qu’il est, François Durpaire (déjà auteur de La Présidente, avec Farid Boudjellal, et qui creuse ici davantage le sillon de la « science-fiction civique ») revisite au passage toute l’aventure du livre, du parchemin à Gutenberg. Tandis que Lupano, dans les dernières pages de La Bibliomule, élargit son propos pour évoquer toutes les grandes destructions de livres qui ont été perpétrées au fil des siècles, y compris au XXe.

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La Bibliomule de Cordoue, page 254

On pourra compléter la lecture de ces deux bandes dessinées par celle du remarquable essai d’Irène Vallejo L’Infini dans un roseau (Les Belles Lettres), qui, comme le souligne la 4e de couverture, est une « ode » au pouvoir des livres et une chronique aussi vivante que formidablement documentée de tous ceux grâce auxquels se sont transmis les connaissances et les récits. L’autrice ne manque pas de rappeler (p. 153) que, « en 213 av. J.-C., alors qu’un groupe de Grecs tentait de réunir la totalité des livres à Alexandrie, l’empereur chinois Shi Huangdi [considéré comme l’unificateur de l’Empire] ordonna de brûler tous les livres de son royaume » afin d’effacer le passé.
Exista-t-il un « biblioyack de Xianyang » ?

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11.12
Au moment de partir pour Megève y accrocher l’exposition que la municipalité m’a commandée sur la montagne dans la bande dessinée (« Lignes de crête – la bande dessinée sur les sommets », du 18 décembre 2021 au 18 avril 2022), je voudrais dire un mot ici de quelques-unes des expositions que j’aurais aimé monter et qui ne se sont pas concrétisées. Je les ai proposées à un moment ou un autre à la direction de la Cité de la bande dessinée qui ne les a pas jugé opportunes ou suffisamment attractives et qui a arbitré en faveur d’autres projets. J’ai déjà parlé dans mon livre de souvenirs, Une vie dans les cases (pages 180-181), de mon ambition avortée de proposer une contre-histoire de la bande dessinée qui aurait fait toute leur place aux créatrices, et des raisons pour lesquelles j’ai dû, à contre-cœur, abandonner cette idée.
J’évoquerai ici trois autres projets restés dans mes tiroirs.

D’abord, une exposition sur trois grands dessinateurs italiens, trois esthètes qui sont plus ou moins de la même génération : Dino Battaglia, Sergio Toppi et Guido Crepax. Les deux premiers cités n’ont guère été exposés en France, et jamais ensemble. Le troisième m’a davantage occupé, et je lui avais fait une place dans des expositions telles que « Nocturnes » et « Mode et bande dessinée ». Il me semblait que leurs esthétiques raffinées méritaient d’être confrontées et interrogées, dans leurs convergences et différences.

Ensuite, une exposition dont le titre de travail était « D’estoc et de taille » et qui aurait été consacrée aux bretteurs, escrimeurs, fines lames et autres spadassins dont la bande dessinée, comme la littérature et le cinéma populaire, regorge, du Capitan de Liliane et Fred Funcken au Scorpion de Marini et Desberg en passant par Les Sept Vies de l’Epervier de Cothias et Juillard. Ce n’est pas que j’aie une passion particulière pour le genre dit de cape et d’épée mais, justement, il me semble que de tous les genres c’est l’un des moins étudiés et qu’il mériterait bien un inventaire.
La scénographie, sans doute, aurait pu être spectaculaire, avec la reconstitution d’une salle d’armes. Des sous-thèmes tels que la chevalerie, le masque, le duel, la figure du félon, la botte secrète ou encore l’abordage auraient eu droit à des sections dédiées. De même que des focus auraient été consacrés aux différentes incarnations graphiques d’Ivanhoé, de Robin des Bois, de Lagardère, de Zorro et des Trois Mousquetaires.
L’exposition aurait aussi présenté des extraits de films et des couvertures de romans.

Le dernier projet que je mentionnerai avait pour sujet l’autoportrait.
Comme l’on sait, l’autobiographie dessinée ne se conçoit pas sans un passage par l’autoreprésentation, la constitution d’un « Moi-personnage » plus ou moins stylisé, fictionnalisé. Autoportrait, si l’on veut, mais engagé dans un procès narratif, et appelé à être répété de multiples fois (à mettre en parallèle avec les autoportraits sériels de peintres comme Rembrandt ou Van Gogh ou Schjerfbeck).
Par ailleurs, de très nombreux dessinateurs étrangers au domaine de l’autobiographie ont été amenés à se dessiner (souvent à leur table de travail, ou entourés de leurs personnages) à des fins promotionnelles, ou dans leurs carnets personnels.
L’exposition ne voulait pas faire l’histoire de l’autobiographie dessinée (ce qui est un autre sujet, bien plus vaste) mais interroger les différentes pratiques de l’autoreprésentation chez les auteurs de bande dessinée.
Pour n’en citer ici que quelques-unes : les projections fantasmatiques – Gotlib en grand artiste mégalomane, Olivier Schrauwen en héros de récits de science-fiction (Vies parallèles), Floc’h s’inventant une biographie rêvée (Ma Vie) –, le moi mutant – l’instabilité de l’autoreprésentation est particulièrement frappante chez un David Hughes ou un Ivan Brunetti –, les représentations croisées – Chronographie, de Dominique Goblet et sa fille Nikita Fossoul ; Dirty Laundry Comics, de Robert Crumb et Aline Kominsky-Crumb – ou encore le moi dédoublé – en se diffractant entre plusieurs Moi d’âges différents, certains auteurs (Moebius, Wolinski, Kuper...) ont mis en scène un dialogue avec eux-mêmes. Une place aurait aussi été faite aux gouaches de Charlotte Salomon qui, entre 1940 et 1942, a relaté en images son histoire et celle de sa famille.

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Al Davison, The Spiral Cage. An autobiography,
Londres, Titan Books, 1990, n.p.

De Milton Caniff à Al Davison, de Guido Buzzelli à Julie Doucet, de Fabrice Neaud à Killoffer, de Justin Green à Manu Larcenet, l’iconographie est riche et stimulante. Sera-t-elle un jour rassemblée ?

9.12
Dans le prolongement de mon billet précédent, quelques mots sur le numéro hors-série de Tintin c’est l’aventure qui vient de paraître sous le titre Le Musée imaginaire. Celui-ci fait expressément référence à l’exposition qui s’était tenue en 1979 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (et que j’avais eu le bonheur de visiter), « Le musée imaginaire de Tintin ». Les auteurs la qualifient de « mythique » et signalent que le catalogue en est épuisé depuis belle lurette. Ils auraient donc, à mon sens, été bien inspirés de reprendre les très beaux textes qu’avaient signé alors Pierre Sterckx et, surtout, Henri Van Lier pour les faire partager à une nouvelle génération de tintinophiles.

Les textes de ce hors-série-ci sont de facture correcte, journalistique, avec quelques curiosités, comme d’appeler Rascar Capac à plusieurs reprises par son seul prénom (parce que Rascar fait songer à lascar, un mot qu’affectionne Séraphin Lampion ?). Beaucoup des informations données figuraient, avec un plus grand luxe de détails, dans les commentaires de Philippe Goddin pour La Malédiction de Rascar Capac (Casterman, 2014).
Cependant l’avant-propos de Michel Baudson fait tache. Il m’a semblé, non seulement mal écrit, mais à maints égards quelque peu inepte. Y transpire même un persistant dédain pour la bande dessinée en général, qui s’exprime dans des termes dont on pensait qu’ils n’avaient plus cours ; je cite : « La plupart des héros de bande dessinée ne sont que des références d’une certaine forme de culture occidentale, qu’elle soit violente, débile, archétypique, ou phantasmée » (p. 5). Tintin serait l’exception confirmant la règle.
Baudson affirme en outre qu’on ne peut pas exposer Tintin. Affirmation reprise à son compte, quatre pages plus loin, par Vincent Guigueno. Comment comprendre, alors, que les pages 68 à 83 de ce Musée imaginaire soient entièrement dédiées à une présentation des différentes mises en exposition dont Tintin a fait l’objet, à Louvain-la-Neuve, Paris ou Montréal ? Tout cela n’est pas bien sérieux.

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7.12
Loin de marquer le pas, la tintinologie et la tintinolâtrie donnent tous les signes d’une vitalité plus forte que jamais. Le nombre d’ouvrages consacrés à Hergé et à son œuvre est désormais estimé à 600 environ, ce qui signifie qu’il a augmenté dans une proportion de plus de 50 % en moins d’une décennie (cf. le décompte opéré par Olivier Roche et Dominique Cerbelaud dans leur Tintin, bibliographie d’un mythe, 2014, deuxième édition actualisée en 2018). La science hergéenne s’est emballée et semble puiser en elle-même le carburant nécessaire à sa regénération perpétuelle.
Avec Hergé ou le retour de l’indien, Pierre Fresnault-Deruelle en est à son cinquième essai consacré au maître de la ligne claire. Patrick Mérand, dont les livres (onze à ce jour) sont publiés par les éditions Sépia, en publie au moins un tous les ans, et semble s’être donné pour mission de dresser un inventaire raisonné de tous les éléments figurés dans la saga tintinienne : La Faune et la flore, Les Costumes, la mode et les uniformes, Les Armes, la guerre et la violence, etc. Inventaire qui peut être complété en allant sur un site tel que Tintinomania où l’on pourra lire, entre cent autres choses, une étude circonstanciée sur « Le Champagne dans les aventures de Tintin ».

Preuve que le public est toujours au rendez-vous et que Tintin continue de faire vendre, le trimestriel Tintin c’est l’aventure, pour lequel Moulinsart s’est associé à Géo et au groupe Prisma, semble avoir réussi à se pérenniser. Publié depuis 2019, il mêle enquêtes, reportages et portraits, explorant des thématiques telles que la jungle, la science, les frontières de l’étrange ou l’envers du rêve américain.

Olivier Roche a lancé en octobre 2021 une lettre d’information électronique mensuelle répondant au titre de La Houppette libérée (!), qui informe sur toute l’actualité tintinophile (parutions, événements, vie des associations, etc.). Le numéro de novembre compte sept pages bien tassées [2]. Rien ne semble échapper à sa vigilance, ni une chronique de Jean Lebrun sur France Inter ni les récents articles « Haddock, capitaine fracassé », quatre pages dans Valeurs Actuelles n° 4433 du 11 novembre sur les origines du capitaine Haddock, « ce personnage violent jailli des heures noires qui suivirent l’effondrement de 1940 » (!!), et « Moulinsart et Cheverny. Deux châteaux pour le capitaine Haddock » à la une de Demeures historiques & jardins n° 211 (3e trimestre 2021).

La multiplicité des lectures et des éclairages que s’attire en permanence l’œuvre du dessinateur bruxellois laisse songeur. « Quel sens y a t il à travailler encore sur Hergé aujourd’hui ? Comment penser la fécondité apparemment inépuisable de ce matériau ? », s’interrogeait Laurent Gerbier en février 2012 [3]. Dans la discussion qui a suivi sa conférence du 18 octobre dernier à l’Alliance française sur « Hergé et l’art de la bande dessinée », Benoît Peeters s’en étonnait lui aussi, observant toutefois que toute cette effervescence était due à une génération vieillissante, que de moins en moins d’enfants apprennent à lire dans Tintin et que, sans doute, les enfants du XXIe siècle n’en finiront pas, dans quelques années, de gloser à leur tour sur Harry Potter, car l’œuvre de J.K. Rowling aura eu pour eux le même rôle fondateur, constitutif de leur imaginaire et de leur relation au monde. Peut-être. Mais la comparaison a ses limites, car les deux œuvres ne se ressemblent pas : l’univers de fantasy d’Harry Potter n’est pas ancré dans son siècle comme celui de Tintin, et les thèmes qui s’y déploient sont en nombre bien plus limité.

Décidément, s’il reste un ultime mystère à élucider s’agissant d’Hergé, un secret qui résiste, c’est bien celui de sa réception, de sa fortune critique, du pouvoir unique que semble détenir son œuvre, celui de maintenir captif et de transformer en monomaniaques beaucoup de ceux qui sont tombés dedans étant petits.

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3.12
Glénat a récemment publié un « catalogue romans graphiques » que j’ai sous les yeux.
Plus de cinquante ouvrages y sont présentés, parus sous la marque Glénat ou d’autres labels du groupe comme Vents d’Ouest ou Treize étrange. Certains sont anciens (Ibicus, de Rabaté), d’autres sont des nouveautés de l’année. Il semble bien que ce catalogue ait pour ambition de donner une visibilité nouvelle aux uns et aux autres, en profitant de la « valeur ajoutée » que représenterait aujourd’hui la qualité de roman graphique.

Mais qu’est-ce qu’un roman graphique ? Et d’abord, est-ce un roman, c’est-à-dire une fiction ? Non, car figurent ici des biographies dessinées de personnalités comme George Sand, Patrick Dewaere ou Jacques Brel. Est-ce un album à la pagination très étoffée, donnant au récit une ampleur particulière ? Certains des ouvrages présentés comptent, en effet, plus de 300 pages (320 pour Amour minuscule, de Teresa Radice et Stefano Turconi, 384 pour 47 cordes, première partie, de Timothé Le Boucher, 472 pour La Bombe, de Alcante, L.F. Bollée et Denis Rodier, 512 pour Terra Australis de L.F. Bollée et Philippe Nicloux), mais d’autres (comme Mauvaise réputation, d’Ozanam et Emmanuel Bazin, Voyage autour de ma chambre d’Aurélie Herrou et Sagar, ou encore Love in vain, de Jean-Michel Dupont et Mezzo) n’en comptent que 72, soit seulement 10 pages de plus qu’un Tintin, et avec moins d’images par page, certainement, donc une densité de lecture inférieure. Est-ce une affaire de genre, de contenu, d’ambition littéraire ? Le catalogue propose pêle-mêle des adaptations d’œuvres telles que Moby Dick ou J’irai cracher sur vos tombes, et de scénarios originaux ; de l’humour, du fantastique, des livres à thèse, quelques mangas… De format, alors ? La majorité de ces livres sont au format album (215 x 293 mm, ou bien 240 x 320 mm, voire plus grand encore) et non au format « roman ».

Au final, donc, on ne saurait trouver dans ce catalogue matière à forger une définition du roman graphique – raison, sans doute, pour laquelle il n’y a pas de mot de l’éditeur pour l’introduire. A moins de retenir cet unique critère : tout ce qui ne s’inscrit pas dans une logique sérielle, avec un ou des personnages récurrent(s), est ipso facto un roman graphique. C’était d’ailleurs déjà le critère définitoire de la collection « Roman graphique » aux Humanoïdes associés à la fin des années 1980, qui publia Beltran, Bézian, Boilet ou encore Seyer.
A l’époque, on parlait plus couramment de one shot. Il est vrai que j’ai toujours eu cette expression en horreur. Alors, après tout, pourquoi pas roman graphique ? Mais bon…

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2.12
Les éditions MeMo ont eu la bonne idée de republier cette année le chef-d’œuvre de Crockett Johnson Harold et le crayon violet, qui, depuis sa première parution en 1955, fait figure outre-Atlantique de grand classique du livre de jeunesse. L’ouvrage avait déjà fait l’objet d’une traduction en français chez Payot en 2001 (le crayon était alors devenu rose), et d’une deuxième édition en 2013. Ce qui est moins connu sous nos latitudes, c’est que Crockett Johnson (1906-1975) est l’auteur de plus de vingt livres pour enfants, dont quelques-uns conçus en collaboration avec sa femme Ruth Krauss, poétesse, illustratrice, autrice pour le théâtre et en littérature jeunesse, qu’il avait épousée en 1943 en secondes noces (Philip Nel a publié une belle biographie du couple en 2012 aux Presses universitaires du Mississippi). Et que le personnage du petit Harold a connu d’autres aventures, toutes basées sur le même principe. Après Harold and the Purple Crayon ont paru successivement Harold’s Fairy Tale, Harold’s Trip to the Sky, Harold at the North Pole, Harold’s Circus, A Picture for Harold’s Room et Harold’s ABC, en tout six nouveaux volumes entre 1956 et 1963.

Ce principe, quel est-il ? Harold est un garçonnet en pyjama armé d’un crayon violet [4], qui, dans le vide de la page, dessine le monde dont il rêve, fait surgir les décors de ses aventures imaginaires et les accessoires dont il a besoin. Le procédé est simple mais c’est merveille de voir le ton d’évidence avec lequel le texte nous dit qu’il dessine une lune « pour se promener au clair de lune », une « toute petite forêt, avec un seul arbre » pour ne pas s’y perdre, ou encore « une ville entière pleine de fenêtres ». Et quand il est fatigué de se promener, pour retrouver sa chambre il se souvient que de sa fenêtre il voyait la lune. Donc il lui suffit de dessiner la fenêtre autour de la lune pour que l’espace de la page devienne celui de la chambre, où il ne lui reste qu’à dessiner son lit.

C’est un petit livre magique et intemporel. Chris Ware en a souligné « la fantaisie charmante, l’élan narratif qui vous pousse à tourner les pages […], si bien synchronisé avec le mouvement de la pensée. »
Il n’est pas sans faire songer à la fameuse série d’animation italienne La Linea, créée par Osvaldo Cavandoli. On se souvient de ce personnage au tracé simple et linéaire, se mouvant sur une ligne horizontale. La différence, cependant, est patente : pour introduire les éléments nécessaires à la poursuite du récit, le héros de La Linea faisait appel au dessinateur, qui intervenait à l’écran sous la forme d’une main tenant un crayon. Au lieu que Harold est lui-même le démiurge de son environnement, qu’il crée, efface, modifie à son gré.
Dire que Harold est doté d’une existence propre signifie précisément que lui est toujours déjà dessiné. Il ne cherche pas à se dessiner lui-même comme nombre de personnages de BD l’ont fait. Bien que fait lui aussi de lignes sur le papier, il apparaît comme le seul point stable dans un univers instable entièrement soumis à sa fantaisie.

Je recommande chaleureusement au père Noël d’apporter Harold et le crayon violet à tous les enfants de trois ans et plus.
Et je rappelle que Crockett Johnson est par ailleurs le créateur de deux bandes dessinées ; l’une minimaliste et muette, intitulée The Little Man with the Eyes ; l’autre (que je me flatte d’avoir publiée dans la collection Actes Sud-L’An 2 en 2015) est Barnaby, merveille de daily strip – dont le héros ressemble d’ailleurs beaucoup à Harold – qui, en son temps, ne connut qu’une diffusion réduite (une cinquantaine de journaux) et ne fut vraiment apprécié que de l’élite intellectuelle et artistique, comme l’avait été Krazy Kat. Le premier album se vendit tout de même à 40 000 exemplaires l’année de sa sortie. On ne put malheureusement pas en dire autant de l’édition française.

30.11
La paupérisation des créateurs de bande dessinée, bien documentée depuis l’enquête conduite par les Etats généraux en 2016 [5], et qui n’a pas encore véritablement trouvé de solution en dépit des préconisations du rapport Racine et l’année « BD 2020 », n’est pas une exclusivité française. En témoigne cette autre enquête diligentée par la dessinatrice britannique (à moitié équatorienne) Hannah Berry.
Hannah Berry travaille pour la presse et est l’autrice de trois albums : Britten and Brulightly (2008), Adamtime (2012) et Livestock (2017), dont le premier avait bénéficié d’une édition française chez Casterman (Britten et associé, 2009). Membre de la Société royale de littérature depuis 2018, elle a reçu l’année suivante – et pour une période de trois ans – le titre honorifique de UK Comics Laureate. Ambassadrice officielle de la profession, elle était supposée participer en première ligne à toutes sortes d’opérations de promotion de la bande dessinée outre-Manche. L’enquête qu’elle a pris l’initiative de conduire après de ses confrères et consœurs (en tout 623 créateurs) a produit des résultats qui n’étaient pas vraiment ce que l’on attendait d’elle. On peut la télécharger à partir de son site [6].

Les données sont sans appel : le revenu moyen des interrogé.e.s était, en 2018/129, de 10 299 livres, soit 12 180 euros. 66 % d’entre eux/elles avaient tiré moins de 5 000 livres de leur activité dans la bande dessinée au cours de l’année. 15 % seulement en vivaient bien ou très bien. Une majorité se plaignait non seulement de leur situation économique, mais du manque de temps pouvant être consacré à la création, du fait de l’obligation d’avoir d’autres activités plus rémunératrices (qui, si on les prend en compte, portaient leur revenu moyen à 28 645 euros), et de l’absence de perspectives d’avenir. La crise du Covid n’a fait qu’amplifier leurs difficultés. Comme le souligne le rapport de synthèse, l’« écosystème » de la bande dessinée au Royaume-Uni est constitutivement précaire : les créateurs ne bénéficient ni des structures de production et de diffusion qui existent aux Etats-Unis, ni de la reconnaissance culturelle et sociale propre à la France, ni d’un public comparable au lectorat japonais.

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Autoportrait d’Hannah Berry

On peut également lire en ligne [7] un billet dans lequel Hannah Berry évoque sa propre vie de dessinatrice en termes éloquents, insistant tout particulièrement sur le fait que réaliser un roman graphique lui demande trois ans de travail et implique qu’elle ne prenne JAMAIS aucun jour de congé, ni pour son anniversaire, ni à Noël, ni même le jour où elle a fait une fausse couche.
Hanna Berry est longuement interviewée par Ann Miller dans le numéro de la revue académique European Comic Art daté printemps 2021 (vol. 14 N° 1), sur son propre travail et sur son rôle comme Comics Laureate. Il est important de saluer son engagement en faveur de la scène créative britannique.

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27.11
L’un de mes livres préférés parmi ceux que j’ai édités à l’An 2 est celui de la Suédoise Anneli Furmark Peindre sur le rivage, paru en 2010. Il n’avait malheureusement pas trouvé son public et l’on ne m’a pas permis de prolonger ma collaboration avec elle. Je l’ai alors présentée à Serge Ewenczyk, qui dirige les éditions Ça et là, qui a eu le bon goût de prendre la suite et lui, jusqu’à ce jour, resté fidèle. Sorti le mois dernier, Walk me to the corner est le cinquième livre d’Anneli à venir enrichir son catalogue (le titre renvoie à une chanson de Leonard Cohen). Je ne sais pas elle a peu à peu élargi son lectorat, mais, après une présence continue depuis une dizaine d’années sur le marché français, je constate qu’elle n’a pas acquis la notoriété à laquelle elle pourrait prétendre – elle figure cependant dans la sélection officielle pour les prix d’Angoulême.

En feuilletant son dernier livre, on peut, au premier abord, avoir le sentiment qu’il s’agit d’une bande dessinée un peu paresseuse, consistant pour l’essentiel en une suite de gros plans, de talking heads. C’est que l’autrice ne recherche pas le spectaculaire mais la justesse. On constate à la lecture que la narration évite en réalité tout sentiment de monotonie, jouant avec une grande intelligence du chapitrage, des ruptures dans la mise en page, des ambiances colorées et de la mise en exergue, par de plus grandes images, des moments les plus chargés en émotion. Cette histoire d’une femme dans la cinquantaine, mariée depuis vingt-trois ans et mère de deux enfants adultes, qui tombe amoureuse d’une autre femme (elle-même mariée à une troisième) et s’abandonne à cette passion en remettant en jeu toutes ses certitudes et son bonheur conjugal, au risque de tout perdre, pour simple qu’elle paraisse, soulève de multiples questions essentielles. Elle échappe à tout militantisme, à tout jugement et à toute forme de pathos et se donne, comme les autres livres d’Anneli, comme un formidable concentré d’humanité. La finesse de son écriture, la subtilité de sa dramaturgie, la bienveillance de son regard font qu’il est impossible de ne pas se sentir en empathie avec son héroïne et concerné par les turbulences de sa vie amoureuse. Du grand art.

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26.11
On retrouvera, à la rentrée 2022, dans le deuxième tome de la saga révolutionnaire de Florent Grouazel et Younn Locard (dont le premier, Egalité, a été couronné du Fauve d’or au festival d’Angoulême), le personnage de Jérôme Laigret, âme noire, obscur pamphlétaire, comploteur réactionnaire, agitateur insubmersible, qui n’hésite ni à laisser croupir sa femme dans un cul de basse-fosse ni à dépouiller ses beaux-parents. Les deux auteurs avaient choisi de prêter à ce beau personnage de méchant les traits d’Eric Zemmour. C’était bien avant que ce dernier ne jaillisse au premier rang de l’actualité politique et n’endosse le rôle de l’épouvantail dans la campagne présidentielle en cours, bien avant que les médias ne parlent plus que de lui. Il faut donc espérer que les lecteurs n’accuseront pas Florent et Younn d’opportunisme.

Que l’on se rassure : dans le tome 2, Laigret sera plus détestable que jamais. Mais ce qui était au départ un clin d’œil malicieux me semble prendre maintenant une épaisseur nouvelle, tant le modèle paraît mettre d’application à se hisser au niveau de son portrait.

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18.11
Il semble que, depuis un an ou deux, les personnages de films endossent volontiers la profession d’auteur ou autrice de bande dessinée. Ce fut le cas pour Camille Chamoux dans Premières Vacances de Patrick Cassir, pour Daniel Auteuil dans La Belle Epoque de Nicolas Bedos, pour Anders Danielsen Lie dans Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier et tout récemment pour Valéria Bruni-Tedeschi dans La Fracture de Catherine Corsini. On serait tenté d’y voir la confirmation que la bande dessinée est devenue fashionable, et l’on note que les réalisateurs prennent acte de la féminisation de la profession puisque, sur ces quatre films, l’on compte deux personnages de dessinatrices. Toutefois, nous manquons encore de recul pour savoir s’il s’agit d’une simple coïncidence ou d’un effet de mode plus durable, appelé peut-être à s’amplifier.
En soi, le phénomène n’est pas nouveau puisque Hollywood avait su faire une place aux héros cartoonists dès les années cinquante. Dean Martin, Jack Lemmon, Sami Frey, Thierry Lhermitte, Ben Affleck et Guillaume Canet font partie de ce « club » des acteurs célèbres qui ont été dessinateurs à l’écran. Je vous laisse le soin de retrouver dans quels films.

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16.11
Le roman de l’autrichien Philip Weiss Le Grand Rire des hommes assis au bord du monde (traduit cette année par les éditions du Seuil, trois ans après sa publication initiale chez Suhrkamp), dont j’achève la lecture, est une œuvre qui invente une forme inédite en échappant à tous les formats, à toutes les règles. Il se compose de cinq tomes vendus solidairement à l’intérieur d’un boîtier, cinq histoires reliées les unes aux autres, qui abordent des sujets tels que la théorie de l’évolution, le drame de Fukushima, l’émancipation des femmes ou encore la Commune. Le lecteur peut les aborder dans n’importe quel ordre, comme les quatorze fragments qui composent Building Stories chez Chris Ware.
Quatre volumes sur cinq sont des objets littéraires (pour certains illustrés), et Weiss use pour chaque d’une écriture différente, donnant à entendre autant de voix singulières, celle d’un enfant rescapé du tsunami, qui se confie à son dictaphone, d’un jeune photographe incertain de son genre ou d’une femme du XIXe. Mais le cinquième est… un manga, Les Îles heureuses, dont l’héroïne, Abra Aoki, qui ressent une douleur dans sa prothèse mécanique de bras, résiste comme elle peut « à l’abolition de la réalité et de son corps dans un Tokyo virtualisé », pour reprendre les mots de l’éditeur. Weiss en a écrit le scénario et les dialogues, confiant la mise en images à une jeune illustratrice, Raffaella Schöbitz, déjà connue en France pour un album pour enfants, Le Roi vient au zoo (Minedition, 2020). Cette dernière a travesti son style habituel pour s’inventer un « style manga » un peu underground. Ce volume n’est pas la partie qui m’a le plus convaincu dans cette œuvre à tiroirs, mais il s’agit assurément d’une tentative intéressante d’effacement de la frontière entre littérature et bande dessinée.

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14.11
Directeur artistique et coordinateur du festival BD-Fil depuis 2014, Dominique Radrizzani est évincé par sa hiérarchie, en l’espèce la Fondation lausannoise pour le rayonnement de la BD, à l’initiative d’un élu venu du monde du tourisme, qui a convaincu ses collègues qu’il fallait réorienter la manifestation dans un sens « plus populaire » et « plus familial ». Lausanne pouvait s’enorgueillir d’avoir l’un des meilleurs festivals d’Europe, qui se distinguait par son œcuménisme et sa convivialité, par la qualité de sa programmation et de ses expositions. L’exigence de son directeur se manifestait également dans la belle revue annuelle Bédéphile dont il était le créateur et à laquelle j’ai eu l’honneur de participer.
Jean-Christophe Menu a fort bien exprimé [8] la sidération que, en ses attendus, une telle décision inspire à nombre d’entre nous, professionnels et passionnés du neuvième art.
BD-Fil n’est pas mort pour autant et les changements de direction sont le propre de la vie d’une manifestation culturelle. Après tout, de Pierre Pascal à Jean-Marc Thévenet, de Benoît Mouchart à Stéphane Beaujean, les destinées du festival d’Angoulême sont passées entre les mains de nombreux responsables – y compris d’éphémères directeurs comme Jean-Paul Coumon ou Stan Barets.

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9.11
Même si elle contient un certain nombre d’éloges, je trouve la recension par Chris Reyns, sur le site de La Brèche, du Bouquin de la bande dessinée que j’ai eu l’honneur de diriger (éditions Robert Laffont), partiale et biaisée [9].
Le choix de se concentrer explicitement sur « les entrées autour de quelques problématiques sociales plutôt qu’esthétiques ou thématiques » en est l’aveu, puisque le vrai titre de l’ouvrage est précisément d’être un Dictionnaire esthétique et thématique, que c’est là son ambition et son positionnement revendiqué (Le Bouquin de la bande dessinée étant un choix de marketing imposé par l’éditeur contre mon avis). Autant dire que Chris Reyns a lu l’ouvrage au prisme des seules catégories qui l’intéressent personnellement. En l’occurrence, sa lecture est de bout en bout idéologique.
Elle est aussi, et de façon frappante, comptable. Ne le voit-on pas compter les collaboratrices, compter le nombre de pages accordé à telle ou telle entrée, compter le nombre de références bibliographiques à la fin de tel ou tel article ?
Chris Reyns se demande pourquoi je n’ai pas été chercher des spécialistes non-européen.ne.s. Eh bien tout simplement parce qu’il se serait agi d’un autre projet, que je n’avais pas souhaité donner des articles en traduction et que cela me paraissait une ambition suffisante que de proposer un état de la recherche francophone.
9 femmes sur 51 contributeurs, on peut juger que c’est peu. Si le même ouvrage avait été publié dix ans plus tôt, il n’y en aurait sans doute pas eu plus de 2 ou 3. Je ne me suis pas fixé de quotas – j’ai d’ailleurs cru comprendre que les femmes elles-mêmes étaient très hostiles à un tel principe –, j’ai cherché qui me paraissait le plus compétent (et volontaire) pour traiter de tel ou tel sujet, sans considération de sexe ou de genre. J’ai essuyé des refus, j’ai bataillé quelquefois des années durant pour finir par arracher tel ou tel article, et une proportion non négligeable de ceux que j’ai écrits moi-même l’ont été par défaut, parce que je n’avais trouvé personne acceptant de prendre en charge tel ou tel sujet que j’estimais important, et que je n’avais donc d’autre solution que de m’y atteler en personne.
(Je note que Chris Reyns lui-même a publié des articles sur les femmes et les personnages féminins dans la bande dessinée — dont un, « De Bécassine à Yoko Tsuno… », où l’on trouve cette perle : « le scénariste François Walthéry et ses sept dessinateurs masculins »).

Mon prochain livre à paraître, en janvier 2022, dans la collection « Iconotextes » des Presses universitaires François Rabelais, sera un essai sur La Bande dessinée et le temps. Or il n’y a pas d’entrée « temps » dans le Bouquin de la bande dessinée (alors qu’il y en a une à « mouvement », par exemple). Il ne se trouvera personne au monde pour le remarquer, le déplorer. Car les considérations esthétiques prennent peu de place dans la recherche contemporaine, où le prisme idéologique tend à écraser tout le reste.

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8.11
En plus de s’interroger sur la gestion de nos sous-sols, l’album de Davodeau aborde, chemin faisant, d’autres sujets, comme ceux de la ruralité, du tourisme ou de l’évolution des paysages. Quoiqu’ils soient très différents, je le rapprocherais aussi de deux autres ouvrages, Du bruit dans le ciel de David Prudhomme (Futuropolis) et Les Grands Cerfs de Gaétan Nocq (Daniel Maghen), d’après le roman de Claudie Hunzinger.
Si Davodeau a choisi l’itinérance, la mobilité, Prudhomme au contraire garde son attention braquée sur le village de son enfance, Grangeroux, au cœur du Berry, près de Châteauroux. Par le prisme du récit autobiographique, il évoque tous les bouleversements survenus dans le pays, comme la construction d’un lotissement autour de sa maison familiale, la base militaire occupée par les Américains à partir de 1951, qui apporta avec elle tous les effets de la modernité, l’improbable ouverture d’un cabaret (« entre Crazy Horse et Moulin rouge ») dans une ancienne étable, ou la promesse d’installation d’un complexe industriel chinois et d’une antenne universitaire franco-chinoise, qui devaient fournir de l’emploi à toute la région et feront long feu.
Quant à l’album de Gaétan Nocq, il aborde la question de la gestion des réserves forestières et de la faune sauvage.
Ainsi, il me semble que, quoique très dissemblables, ces trois livres très réussis font émerger une question neuve dans la bande dessinée, celle de l’aménagement et du devenir des territoires. Une preuve de plus, s’il en était encore besoin, qu’il n’y a désormais plus aucun sujet auquel le neuvième art ne puisse s’intéresser.

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Davodeau, Le Droit du sol, détail

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6.11
Dans Le Droit du sol (Futuropolis), Etienne Davodeau joue les lanceurs d’alerte. Il relate son voyage à pied à travers la France (un périple de 800 km) pour rallier Bure, site retenu pour l’enfouissement de nos déchets nucléaires, qui resteront dangereux pendant des centaines de milliers d’années. Au fil des séquences de ce récit de voyage, il retranscrit les entretiens qu’il a sollicités auprès d’une série d’experts. Au nombre de ceux-ci figurent Michel Labat et Joël Domenjoud, activistes anti-nucléaire à la pointe du combat qui a fait de Bure, à l’instar de Notre-Dame-des-Landes, de Sivens, du Larzac ou de Plogoff, un territoire en lutte. Et Bernard Laponche, ingénieur qui dirigea l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie de 19882 à 1987, et qui milite activement, lui aussi, contre ce projet de stockage des déchets radioactifs à grande profondeur.
Il explique à Davodeau pourquoi le projet de Bure n’est pas acceptable sur les plans techniques et de sûreté. Quant au plan éthique : « On prétend avoir trouvé une solution, mais on se contente de planquer ces déchets sous le tapis parce qu’on ne sait pas quoi en faire. Pendant des années, la France les a balancés dans l’océan sans s’en vanter. Maintenant, c’est dans le sous-sol ! » Pour Laponche, la question actuellement non résolue des déchets « signale l’échec de l’énergie nucléaire ».

Sur le même sujet, c’est peu dire que Jean-Marc Jancovici, l’expert avec lequel Christophe Blain cosigne Le Monde sans fin (Dargaud) tient un discours tout autre. Pour lui, la crainte du nucléaire relève de la « démagogie ». Il balaie d’un revers de main l’éventualité d’un nouveau Tchernobyl ou Fukushima, tout comme celle de la dangerosité des déchets, usant d’arguments pour le moins spécieux : « Les gens ont plus peur des déchets nucléaires, qui n’ont jamais tué personne, que des accidents domestiques, des accidents cardio-vasculaires et de la voiture. (…) Il vaut mieux emmener ton gamin visiter une centrale nucléaire que de le laisser seul au bord de la piscine » (p. 149-150).
Je n’ai pas pu manquer d’être frappé par l’écart entre ces deux opinions diamétralement opposées, exposées dans deux albums que le hasard m’a fait lire à la suite. Un écart qui n’est pas sans poser question.
Les bandes dessinées documentaires, qui se multiplient depuis quelques années, sont réputées mettre le savoir à la portée du plus grand nombre en lui donnant une forme accessible et plaisante. Mais quel savoir ? Sur des sujets sensibles et clivants comme le nucléaire, les experts ne sont pas d’accord entre eux. Ce qu’ils assènent comme des vérités est en réalité l’expression d’un point de vue partisan. Or les lecteurs n’en sont pas toujours avertis. Davodeau, et les interlocuteurs qu’il se choisit, sont des militants, qui ont l’honnêteté de se présenter comme tels. Jancovici, lui, recommandé à Blain par son frère, est présenté comme une autorité irrécusable. Il est le fondateur du Shift Project, un think tank « qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone ». Et Blain lui-même, qui dans l’album s’est donné le rôle du candide, relaie sa parole, s’en fait le médiateur, sans paraître avoir un avis personnel sur les questions éminemment complexes abordées dans l’album. Aussi, Le Monde sans fin me semble contribuer à l’établissement d’un gouvernement des experts plutôt qu’à la mobilisation citoyenne.

Bien sûr, on rêverait d’un ouvrage contradictoire, où les spécialistes débattraient entre eux, argument contre argument. Cela reste hélas difficile à imaginer sous la forme d’une bande dessinée, celle-ci n’étant pas un média interactif.

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4.11
Edmond Baudoin va animer une masterclass à l’Ecole européenne supérieure de l’image. Pour y préparer les étudiants, je fais visiter à une quinzaine d’entre eux, quelques jours auparavant, l’exposition Baudoin : dessiner la vie que j’ai montée au musée de la Bande dessinée. Je leur parle de cet artiste autodidacte, tardivement venu à la bande dessinée, qui, incarnant le passage de relais entre la génération Futuropolis des années 1970-80 et la génération de l’Association des années 1990-2000, est devenu une figure centrale de la bande dessinée d’auteur en France. De son œuvre sans concessions aux modes et aux lois du marché, qui, procédant d’un regard profondément humaniste, sait comme nulle autre tenir ensemble les confessions les plus intimes et l’ouverture au monde, la générosité. A la fin de la visite, je demande aux étudiants s’ils ont des questions. Un doigt se lève : « Monsieur, est-ce qu’il est devenu riche ? »

A son tour, Edmond se tient face aux étudiants. Il leur parle pendant deux heures. Leur explique comment il a composé Le Chemin de Saint-Jean. Raconte quelques anecdotes sur les séjours effectués avec Troubs au Mexique et en Colombie. Il leur parle en être humain plutôt qu’en artiste. Ce qu’il cherche à transmettre, c’est une exigence. Celle de ne jamais transiger, de ne pas se laisser détourner de l’œuvre que l’on porte en soi, et, dans le monde qui est le nôtre, miné par toutes sortes de forces attachées à le détruire, de travailler, en faisant des livres, de l’art, à célébrer ce qui, en l’humanité, reste précieux et doit être sauvé.
Beaucoup des jeunes qui l’ont écouté se souviendront sans doute longtemps de cette parole tout à la fois humble et forte, comme on n’en entend pas fréquemment résonner entre les murs d’une école d’art.

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En promenade avec Baudoin dans la campagne charentaise
en avril 2021 (photo Stéphanie Backe)
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