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L’en-deça du personnage

Dans tout récit, il arrive quelque chose à quelqu’un. Ce quelqu’un, cette quelqu’une, est appelé.e personnage. A juste titre, les conteurs, les scénaristes, les romanciers ont toujours considéré le personnage comme l’élément moteur du récit, celui sans lequel il ne serait pas de récit possible.
Françoise Lavocat observe toutefois que la culture lettrée entretenait naguère « une certaine condescendance » envers « les usages ludiques, affectifs, imaginatifs » que certains lecteurs faisaient des personnages de fiction, attitude qui n’a plus cours, à l’heure du triomphe de la pop culture et de « l’effervescence qui entoure les nouveaux usages partagés de la fiction – fanfictions, mondes en ligne, cosplay – (…) [1] ».

Que ce soit dans le roman, au cinéma, à la télévision ou dans les bandes dessinées, le personnage fait ordinairement l’objet d’une élaboration qui passe par un travail de caractérisation physique, sociale et morale. C’est parce qu’il est doté d’un ensemble d’attributs et de qualités qu’il peut, aux yeux du public, représenter une personne, fonctionner comme un de ces ego expérimentaux dont parle Milan Kundera, à travers lesquels l’auteur « examine jusqu’au bout quelques thèmes de l’existence [2] ».
Il est capital, selon Vincent Jouve, que le personnage nous fasse croire qu’il existe en dehors du papier [3]. Et Jean-Marie Schaeffer y insiste, lui aussi : « l’activité projective qui nous fait traiter le [personnage] comme une personne est essentielle à la création et à la réception des récits [4]. » C’est ce que l’on appelle l’illusion référentielle.
Il s’agit bien d’une illusion, en effet, puisque, de toute évidence, les êtres de fiction ne sont rien de plus que ce qu’Etienne Souriau appelle des « sollicitudinaires » [5], ce qui signifie qu’ils n’ont, en fait, pas d’existence en dehors de l’attention que nous leur portons.

Cette illusion ne s’exerce certes pas tout à fait de la même manière selon que l’on a affaire, comme sur la scène ou à l’écran, à un personnage incarné dans un corps vivant qui est celui de l’acteur ou de l’actrice, ou bien, comme en littérature et en bande dessinée, à un simple « être de papier ». Cependant, il est remarquable que le défaut d’incarnation ne signifie nullement que l’illusion ne s’exerce pas : les lecteurs peuvent se passionner pour le destin d’Anna Karénine mais aussi pour celui de Mike S. Blueberry, éprouver du désir pour Salammbô ou de la pitié pour Charlie Brown. Cela s’explique par le fait que le personnage est avant tout une construction du texte et de l’intrigue. Nous le voyons empêtré dans des situations qui le mettent à portée de notre sympathie, et interagir avec d’autres personnages qui lui servent de « révélateurs ». De sorte que nous projetons sur lui les mêmes sentiments que ceux que peuvent nous inspirer une personne réelle.

Nous avons résumé jusqu’ici le regard traditionnellement porté sur le personnage, celui qui correspond à l’approche intuitive, aussi bien des raconteurs d’histoire que de ceux qui les consomment. Cependant, cette conception a pu être battue en brèche. Ainsi, pour le « nouveau romancier » Alain Robbe-Grillet, le personnage n’était plus l’équivalent d’une personne mais d’une fonction. Il rejoignait en cela les théories structurales du récit qui, à la suite de Vladimir Propp, distinguent des catégories abstraites d’actants.
Il y a bien plus longtemps, Aristote pensait quant à lui que la notion de personnage était secondaire par rapport à celle d’action, et devait lui être soumise. Sa Poétique explique qu’il peut y avoir des fables sans « caractères » mais qu’il ne saurait y avoir de caractère sans fable.

Selon Scholes et Kellogg, dans la littérature moderne, les œuvres « sérieuses » mettent l’accent sur les personnages (enrichis par l’héritage de la psychologie freudienne), tandis que les genres « mineurs » (entendre : les récits d’aventure) accordent la prééminence à l’intrigue [6].
Si l’on adhère à cette distinction, la bande dessinée, aussi longtemps qu’elle a privilégié le récit d’aventures sous toutes ses formes, aurait donc privilégié l’intrigue, mais dans la période moderne, grâce à l’essor d’une bande dessinée d’auteur cultivant souvent l’aventure intérieure, le personnage aurait retrouvé tous ses droits. « Le fait de marcher sur les traces du "roman réaliste et psychologique" et de la littérature de confession est sans doute un des facteurs qui, en cassant l’assimilation entre elle et le récit d’évasion, a permis à la bande dessinée de gagner en respectabilité. » [7]
Cependant, quand un même personnage revient pour vivre une longue série d’aventures au fil des années, il peut s’enrichir de traits multiples et acquérir, par touches successives, une personnalité d’une incontestable richesse. Je pense ici, singulièrement, au capitaine Haddock, un ego expérimental puissant, qui semble fait d’une « pâte humaine » particulièrement riche.

Si nous cherchons ce qui est spécifique au personnage dessiné, le premier élément de réponse qui vient à l’esprit est qu’il n’est pas séparable de son design – ou, si l’on préfère, de son encodage graphique. Dessiné autrement, il ne serait plus lui-même.
Jean-Christophe Menu observait, au sujet du personnage qui le représente dans ses bandes dessinées autobiographiques : « C’est le trait et le style qui sont en mesure de donner de la consistance à ce "moi de papier", et non la ressemblance. […] Mon trait est-il mon véritable corps ? » [8]. Au fond, toutes choses égales par ailleurs, on peut affirmer la même chose de tout personnage dessiné : son trait est son véritable corps.

D’ailleurs, quand un personnage plaît, j’en attribue le mérite, à parts à peu près égales, à ses qualités personnelles et à l’habileté du dessinateur. Haddock, puisque nous parlions de lui, est certes un personnage attachant ; mais son humanité doit beaucoup au génie d’Hergé, capable de prêter à son visage une infinité de nuances d’expression, à partir d’un très petit nombre de signes graphiques minimaux. De même, la séduction proprement physique que je peux trouver à un personnage, par exemple féminin, est, elle aussi, clivée : si je trouve Chihuahua Pearl attirante (ou Natacha, ou Colombe Tiredaile, ou Pélisse – mettez ici le nom de l’héroïne la plus séduisante selon vos goûts personnels), cela signifie, d’une part, que le personnage m’attire, et d’autre part, que, selon moi, Giraud (ou Walthéry, ou Dany, ou Loisel…) dessine vraiment bien les femmes. L’enveloppe corporelle consiste tout à la fois en une silhouette et en un trait.
Un personnage de fiction réussi est un personnage dont on se souvient. Quand ma mémoire convoque un personnage dessiné qui m’a plu, intéressé, voire fasciné, l’image mentale qui se forme est celle d’un dessin.

Or, si tous les personnages qui peuplent la bande dessinée sont faits consubstantiellement de « pâte humaine » et de dessin, certains ne sont presque que du dessin, au sens où ils sont dépouillés des beaucoup des attributs qui font ordinairement du personnage un ego expérimental. Dans la suite de cet article, je passerai en revue quelques exemples de ces « quasi-personnages ».

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Maaike Hartjes, Mon Journal, La Cafetière, "Crescendo", 1999, n.p.

Il y a tout d’abord la catégorie des « minuscules ». Miniaturiser ses personnages, faire en sorte que, sur le papier, ils soient d’une taille inférieure à 1 cm, constitue une procédure d’éloignement et contraint à la simplification graphique. C’est un geste qui procède d’une volonté de minimalisme. La dessinatrice néerlandaise Maaike Hartjes qualifie les petits êtres qu’elle représente de « krabbels », mot qui signifie à la fois croquis et griffonnage. Née en 1972, elle s’est faite connaître par une série de mini-comics autobiographiques, sous le titre générique de Maaike’s Dagboekje (« Le petit journal de Maaike »). Dagboekje au lieu de Dagboek, Hartjes (« Petits cœurs ») : les diminutifs sont de mise, comme pour souligner la dimension miniature de son petit monde graphique.
Accueillie notamment dans le magazine de BD alternatif Zone 5300, dans le magazine féminin Viva et le journal NRC, la dessinatrice a évolué de la simple chronique de sa vie quotidienne vers des sujets plus graves, relatant sa confrontation avec l’apartheid en Afrique du Sud et son burn-out survenu fin 2014 (Burn-Out Dagboek, Nijgh & Van Ditmar, 2018). Dans cet ouvrage où elle exprime son épuisement, son désespoir, ses crises de panique, elle intègre à ses pages des photos, des enveloppes, des post-it, des tickets de transports, toutes sortes de bouts de papier.
Maaike Hartjes est capable dessiner autrement qu’en krabbles : dans un style réaliste, elle a publié un récit de fantasy épique intitulé Lyla. De sorte que deux choses ici peuvent être tenues pour remarquables. D’abord, le fait qu’elle ait fait confiance à son alter ego minuscule pour exprimer des situations intimes, sombres et douloureuses, ce qui prouve qu’elle lui attribue la puissance d’un personnage à part entière. Ensuite, qu’elle ait pensé que ce style graphique minimaliste n’était pas incompatible avec un déploiement matériel et sensoriel beaucoup plus élaboré.

Revenons au premier de ces deux points. On se souvient peut-être de la méditation de Ernst Gombrich sur l’enfant qui enfourche un manche à balai ou un quelconque bâton et l’utilise comme cheval de bois : « Ce bâton ne représente pas le concept général de cheval, pas plus qu’il n’est le portrait d’un cheval particulier. Du fait qu’il peut servir de "substitut" à un cheval, le bâton devient cheval dans toute l’acceptation du terme… » [9] On peut penser que, de la même manière que le bâton acquiert toutes les qualités d’un cheval parce qu’il en a la valeur d’usage dans une logique particulière qui est celle du jeu, de même, un krabbel se révèle le substitut convaincant d’une personne dans une autre logique, différente de celle du jeu quoique apparentée, celle du récit.

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Perrine Rouillon, La Petite Personne et la Mort
(chanson de gestes)
, Seuil, 2003, n.p.

Avec un rond pour la tête (et à l’intérieur : des points pour les yeux, une ligne pour la bouche), un rectangle pour le corps et des petits traits figurant les quatre membres, les minuscules de Maaike Hartjes conservent un schéma corporel reconnaissable ; en fait, ils ressemblent à des dessins d’enfant en réduction. La Petite Personne de Perrine Rouillon est elle aussi de toute petite taille mais elle a moins figure humaine, n’était cette boule qui en figure la tête. Selon les termes de l’autrice, elle est une « petite ligne enroulée sur elle-même », une « sorte d’idéogramme du moi ». La Petite Personne soliloque ou dialogue avec d’autres minuscules, guère plus élaborés qu’elle, dans des pages sans cases ni décors, où domine le vide. Quand, quittant le registre de la parole pour celui de l’action, elle esquisse un geste, on voit alors se déplier un bras, une jambe, et l’identification de ce krabbel à une forme humaine, c’est-à-dire à un corps, se fait plus nette. De La Petite Personne (813 éditions, 1994), à Moi et les autres petites personnes on voudrait savoir pourquoi on n’est pas dans ce livre (Thierry Marchaisse, 2016) en passant par Mona-Mie, la petite personne (Seuil, 1997), Le Diable, l’amoureux et la photocopine (Seuil, 1999), La Petite Personne et la Mort (Seuil, 2003) et L’Abécédaire de la Petite Personne (Seuil, 2008), Perrine Rouillon est restée fidèle, depuis 1970, année de sa création, à cette petite créature d’encre dont elle a fait un prolongement d’elle-même.
La parole qui circule, qui s’échange, avec ses silences, est ici ce qui compte, davantage que le dessin. La Petite Personne et ses interlocuteurs sont avant tout des locuteurs, engagés dans des dialogues humoristiques, existentiels voire métaphysiques. A travers eux, l’autrice livre sa pensée, tâtonnante, indécise, et se fore un chemin vers « son moi le plus intime ». Ces derniers mots sont de Benoît Jahan, qui a bien vu que nous sommes en réalité face à « une écriture qui se lit en même temps qu’elle se voit » [10].

Les derniers « minuscules » que nous envisagerons apparaissent dans les albums de Lewis Trondheim Mister O et Mister I (Delcourt, « Shampooing », 2002 et 2005). Est-ce un hasard si l’acronyme des deux titres nous donne les lettres des mots Mimo (comme pour signaler que les livres relèvent de la pantomime) et Moi ? Avant les personnages, dans ces deux ouvrages, ce sont les cases elles-mêmes qui sont miniaturisées. Si les dimensions d’une case ordinaire correspondent plus ou moins à la zone optique que le regard peut découper sur la page, à une distance de 30 cm, et sont suffisantes pour proposer un analogon, une imitation d’une portion du monde, on se trouve ici face à quelque chose qui pourrait s’apparenter à un thimble theatre – pour reprendre le titre original de la série qui vit naître Popeye, un « théâtre du dé à coudre ». Cette utilisation non conventionnelle et ludique des codes signale un passage dans l‘infra. Le décor se réduira à presque rien, l’action de même. Quant au personnage, il n’a plus vraiment apparence humaine. Comme leurs noms l’indiquent, Mister O est une sphère, Mister I un bâton longiligne, une sorte de saucisse de Francfort. Comme n’importe quels pictogrammes, deux points pour les yeux et quelques traits pour la bouche et pour les quatre membres suffisent à leur prêter vie. En restants muets, ils se déréalisent encore un peu plus. Ils incarnent une chose vivante mais ne peuvent plus être tenus pour substituts de qui ou quoi que ce soit. Les actions élémentaires et répétitives auxquelles on les voit se livrer en font plutôt quelque chose comme les rouages d’une mécanique. Mister O veut franchir une sorte d’étroit canyon, une faille verticale, dont la forme est à peu près celle d’un I majuscule. Mister I veut s’emparer d’une tarte, en forme d’O. Ainsi chacun paraît obsédé par son contraire.

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Shane Simmons,
Das Lange Ungelernte Leben des Rolands Gethers,
traduit de l’anglais, Maro Verlag, Augsburg, 1999.

Pour trouver un comble de la miniaturisation, il faut se tourner vers le Québécois Shane Simmons et sa bande dessinée expérimentale The Long and Unlearned Life of Roland Gethers [11]. Tout au long des 3 840 vignettes (160 par page) que compte le récit – car c’est bien un récit, ample et ambitieux, qui déroule la vie entière du protagoniste sur 89 ans, embrassant plusieurs lieux, plusieurs époques, trois guerres, de multiples personnages –, l’ensemble des « acteurs » sont figurés par de simples points. Plutôt que du long shot évoqué malicieusement dans le sur-titre, il s’agirait donc d’un extreme long shot (une vue de très très loin), où toute l’action serait observée depuis une distance telle que les personnages sont presque invisibles. La quatrième de couverture laisse entendre que les images consistent en fait en gravures victoriennes réduites à la photocopieuse. Ce qui introduit un flottement malicieux et rend indécidable l’alternative : sont-ce les personnages que l’on ne distingue plus, ou leur représentation ?
Reductio ad absurdum ? Ces mots doivent ici être pris littéralement, et non dans leur sens habituel de « raisonnement par l’absurde ». Quoique… Il y a quelque chose d’absurde, bien entendu, dans le fait de vouloir faire entrer dans la catégorie des bandes dessinées ce qui n’est, somme toute, qu’un texte dramatique, une suite de scènes dialoguées (avec plusieurs voix reconnaissables, des jeux sur la taille et la graphie des lettres), dépourvues d’images à proprement parler. Pourquoi Shane Simmons revendique-t-il pour son œuvre ce statut ? La réponse, à mon sens, est que les images, ici, sont produites par le lecteur. Une sphère ou un bâton ferment l’imaginaire ; rien de tel qu’un point pour l’ouvrir et lui donner la plus large carrière.

Lisant une œuvre littéraire, il peut arriver que des images se présentent à notre esprit. C’est la raison, explique Paul Auster, pour laquelle « chaque lecteur d’un même roman lit un livre différent. C’est une participation active et chaque esprit produit continuellement ses propres images » [12]. Les images mentales que nous forgeons en lisant Shane Simmons sont elles aussi personnelles. Mais ce qui est sûr, c’est que le fait qu’il ait coulé son récit dans la forme bande dessinée, en respectant l’appareil des planches formées de cases, la « machinerie secondaire » du neuvième art, pour reprendre les termes de Kirk Varnedoe et Adam Gopnik [13], son « squelette brut » pour parler comme Jean-Christophe Menu [14], nous incite d’autant plus sûrement à ce travail de visualisation : nous forgeons mentalement les images manquantes, sous l’impulsion du multicadre qui a une dimension matricielle, qui est « imagé et imageant » – les termes, cette fois, sont d’Henri Van Lier [15].

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François Ayroles, « Feinte Trinité », in OuBaPo, Oupus 2,
L’Association, mars 2003, p. 24 (détail)

Une bande dessinée sans dessin, oui, cela peut exister. Des quelques autres tentatives faites en ce sens, la plus savoureuse, à notre connaissance, demeure celle de François Ayroles intitulée Feinte Trinité, constituée de 45 cases réparties par groupes de trois, de six ou de neuf (in Oupabo, Oupus 2, L’Association, 2003, p. 24). La « machinerie » de la bande dessinée est ici plus complète, ou plus conforme aux usages dominants, puisque les répliques échangées s’inscrivent dans des bulles, dont la parfaite rotondité s’oppose dialectiquement à la forme quadrangulaire des vignettes. Les personnages, invisibles, sont au nombre de quatre : une mère, un père, leur fils, et Dieu. Les bulles les désignent rien qu’en pointant vers l’une ou l’autre des quatre faces du carré vignettal : l’enfant est en bas, les parents d’un côté et de l’autre, et Dieu en haut. A l’extrême éloignement ou rapetissement pratiqué par Simmons, Ayroles oppose une autre procédure de la disparition : le maintien hors-champ.

Mais peut-on ici parler de personnages ? Ne devrait-on pas plus justement les désigner comme inter-locuteurs ?
Dans une fiction, les personnages n’existent que par leurs échanges, leurs interactions. Ils dessinent, ensemble, une configuration émotionnelle dynamique, au sens où leurs sentiments réciproques évoluent au cours de l’histoire. Dans le cas d’espèce, les interactions se produisent uniquement sur le mode verbal. Mais nous devons reconnaître que le parler est une modalité de l’agir. Chez des écrivains tels que Racine ou Marivaux, la parole est au centre de l’action théâtrale et se confond presque tout entière avec elle. Questionner, contredire, débattre, mentir, ordonner, ironiser, condamner…. sont autant de modalités d’une parole-action. En ce sens les interlocuteurs invisibles d’Ayroles sont, eux aussi, des personnages. Comme on dit de certains animaux qu’il « ne leur manque que la parole », on dira d’eux qu’il ne leur manque qu’une enveloppe corporelle.
Les dernières cases de Feinte Trinité sont évidemment un clin d’œil astucieux : Dieu s’étonne que ses trois interlocuteurs terrestres aient disparu… quand nous savons, nous, qu’ils n’ont jamais paru.

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José Parrondo, I Am The Eggman, L’Association, 2021, n.p.

Dans toute sa bibliographie (riche de près de quarante titres, dont le plus ancien remonte à 1995), le dessinateur liégeois José Parrondo ne s’est jamais départi d’un style minimaliste, ses personnages schématiques se prêtant, selon les circonstances, à des emplois humoristiques, poétiques ou métaphysiques. Dans son plus récent ouvrage, I Am The Eggman (L’Association, 2021), le protagoniste affecte une forme ovoïde. Il a des yeux, deux courtes pattes, mais les bras ne lui poussent que s’il en a besoin pour accomplir quelque geste ou action. L’auteur délivre ce commentaire : « L’œuf, c’est la forme basique, la forme la plus facile à dessiner. Je reviens toujours vers des formes simples pour mes personnages, et ce n’est pas la première fois que je donne vie à un homme-œuf. Bolas Bug, personnage de mes premiers livres au Rouergue et à L’Association, en était un aussi. Sauf que Bolas Bug avait un nez, une bouche et une cravate, éléments dont peut se passer Eggman. Une cravate pour Eggman ? Non, surtout pas, il n’est habillé que de sa coquille, ça lui suffit amplement. Et pas de bouche non plus, il n’en a pas besoin : il vit dans un monde muet [16]. »

Un schéma corporel incomplet, une privation de parole : il semble bien, là encore, que l’on ait affaire à un en-deça du personnage, un être mutilé, non fini, dont les possibilités d’action ne pourront être que limitées. Or, comme l’a très bien vu Thomas Bernard dans son compte-rendu paru sur le site ActuaBD, « ce qui fascine à la lecture de I Am The Eggman, c’est la curieuse sensation de contempler quelque chose qui, bien loin de la vie, est au plus proche du vivant. De voir sous son nez s’épanouir un écosystème autonome qui évoluera au fil des pages puis dans notre imagination, une fois le livre terminé… [17] »

L’illusion référentielle chère à Jean-Marie Schaeffer n’a plus cours ici. Nous voyons bien que nous avons affaire à un « être » qui ne se donne pas pour autre chose qu’un dessin. Cet être d’apparence rudimentaire peut-il néanmoins prétendre au rang de personnage ? Dans une certaine mesure, oui, car il nous prend à témoin de ses agissements, de ses étonnements, des difficultés qu’il rencontre. Ses yeux écarquillés lui confèrent une indéniable expressivité, d’autant qu’ils sont, à intervalles réguliers, plantés dans les nôtres, et que nous nous sentons alors interpellés. Philippe Marion et Chantale Anciaux observaient naguère que « Dans le film de fiction classique, le regard de face d’un acteur est extrêmement rare : il est généralement considéré comme une déchirure brutale du tissu fictionnel », alors que dans la bande dessinée, cette interpellation directe n’est pas un tabou [18]. Et de montrer comment Gotlib, notamment, en usait et abusait.
Le monde dans lequel évolue Eggman est lui-même un monde d’essence graphique. Parrondo joue sans cesse avec les codes du dessin, les illusions perspectives, les franchissements de cadres, les ruptures d’échelle, et cent autres astuces à caractère réflexif. Ces jeux engendrent des situations qui relèveraient du nonsense si on les rapportait à notre expérience, au monde qui est le nôtre. Mais Eggman évolue dans un monde qui est le sien, un monde de lignes sur du papier, un monde de poésie graphique qui obéit à des lois différentes et auquel notre logique ordinaire n’a pas lieu de s’appliquer.
En ce sens, nous, lecteurs et lectrices, découvrons à travers Eggman un univers parallèle dont il est à la fois le principal habitant et l’ambassadeur auprès de nous. De sorte que nous ne saurions dénier à Eggman une dimension anthropologique : ce que nous voyons documente ce que c’est que de vivre dans cet univers-là.

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Baladi, Petit Trait, L’Association, "Patte de mouche", 2008, n.p.

Si l’on cherche un dessinateur qui soit allé plus loin que Parrondo dans la création d’un monde de pur dessin, vidé de toute référence anthropomorphique, alors on peut se tourner vers Alex Baladi et son mini-album Petit Trait (L’Association, "Patte de mouche", 2008), où l’on voit qu’un trait, une forme, une couleur, un objet graphique quelconque, peut lui-même vivre des « aventures », ainsi que l’a suggéré Jean-Christophe Menu [19], l’« histoire » qui nous est contée étant alors celle des transformations que subit cet objet, sur le mode d’une physis, c’est-à-dire d’une génération de chaque image par la précédente. En l’occurrence, le « petit trait » entre dans le champ, s’y déplace, s’enroule, ondule, se multiplie, se transforme en une pluie de traits semblables formant hachurage et paraissant obéir à un champ de force, et ainsi de suite. Sur le modèle de I am the Eggman, cet opuscule pourrait s’intituler Je suis un petit trait, de même que Bleu, de Lewis Trondheim (même collection, 2003), aurait pu, déjà, avoir pour titre Je suis une tache de couleur.

Cette fois, il ne semble pas possible d’appliquer au petit trait de Baladi le nom de personnage, sauf en un sens métaphorique. On ne peut pas même être certain que, de case en case, nous voyons bien un même trait en proie à diverses métamorphoses et péripéties. N’est-ce pas plutôt, à chaque occurrence, un autre trait ? Car enfin, c’est le propre de tout récit dessiné que de convoquer, à chaque étape, un nouvel ensemble de traits. Matériellement parlant, un trait ne peut pas être dupliqué, il est chaque fois créé à nouveaux frais. On ne peut donc lui attribuer des aventures que si l’on a préalablement consenti à l’investir de la fonction d’actant, ce qui implique un changement de perspective, au terme duquel le trait serait à la fois trace graphique et représentation de cette trace.

Glissons ici une incidente. Il existe toutes sortes de manuels et de méthodes en ligne enseignant comment dessiner un personnage. Il est généralement conseillé de commencer par tracer un bonhomme en bâtons, de partir d’un modèle schématique pour, ensuite, le complexifier peu à peu. Le dessinateur débutant est invité à identifier les proportions et les articulations, à travailler un répertoire d’attitudes, de poses et de mouvements.
Mais, depuis quelques années, une nouvelle génération de manuels a fleuri, où il n’est plus question d’apprendre à dessiner le corps humain mais bien, directement, ses « héros préférés », les modèles étant empruntés aux univers du manga et du dessin animé. En suivant ces préceptes, l’apprenti dessinateur saute par-dessus les notions d’anatomie et de physiologie qui, depuis des siècles, constituaient la base des enseignements artistiques. Ce qu’il imite, c’est désormais du dessin, dans un registre extrêmement codifié. Ainsi se développe un corpus grandissant de personnages très stylisés qui présentent un fort air de consanguinité. Il n’est pas interdit d’y voir une forme d’appauvrissement, non seulement d’ordre graphique, mais qui affecte l’identité même des personnages, leur épaisseur. Ils ressemblent de moins en moins à de vraies personnes et de plus en plus à des dessins. Pour aboutir à Eggman, il suffit, en somme, de pousser la simplification quelques degrés plus loin.

Je parlerai, pour clore cette étude, d’une dessinatrice, Marion Fayolle, qui respecte les proportions anatomiques et dont les personnages ont une apparence humaine plus « classique ». Dans des albums tels que La Tendresse des pierres (Magnani, 2013) ou Les Amours suspendues (Magnani, 2017), on voit s’ébattre des hommes et des femmes aux prises avec la vie, la mort, le désir, le fantasme, des hommes et des femmes engagés dans des relations familiales, affectives, amoureuses et sexuelles. Si Marion Fayolle aborde la condition humaine dans toutes ses dimensions, ses figures, dépourvues d’identité sociale ou professionnelle, dotés d’expressions physionomiques minimalistes, ne semblent pourtant pas remplir les conditions pour accéder au rang d’ego expérimentaux, de personnages à part entière. L’autrice en convient : « Pour moi, les personnages ne sont pas vraiment des humains, ils n’ont pas de prénom, pas d’identité très définie. Je les vois davantage comme des silhouettes théoriques, des sujets à réflexion. C’est sans doute pour cette raison que je les manipule un peu comme des marionnettes, des pantins que l’on peut démembrer sans que cela ne soit trop grave. Comme des vases, ils peuvent se casser en chutant ; comme des gâteaux, on peut les partager en parts égales ; comme des tortues, ils peuvent rentrer leur tête dans leur corps. C’est pour toutes ces possibilités que j’aime autant le dessin, parce qu’avec lui, on peut tout faire, tout inventer et faire apparaître d’autres visions du réel [20]. »

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Marion Fayolle, Les Amours suspendues,
Magnani, 2017, p. 207.

Silhouettes théoriques, pantins, marionnettes : les hommes et femmes que représente Marion Fayolle nous apparaissent donc avant tout comme des êtres de papier qui, finalement, en dépit d’une apparence plus « réaliste », obéissent, tout comme Eggman, aux lois du dessin et de la fantaisie plutôt qu’à celles du monde physique. Du reste, le trait de la dessinatrice est peu incarné et il ne renvoie à aucune des « familles graphiques » qui composent la bande dessinée moderne. Si on lui cherche une dimension référentielle, elle nous mènerait plutôt du côté de certaines publications anciennes (autour des années cinquante), dont l’esthétique a aussi influencé un Glen Baxter.

En outre, dans Les Amours suspendues, ces figures évoluent dans des non-décors, des espace vides ou abstraits qui se réduisent à un sol, un mur de brique, une pièce en perspective, un paysage de carton-pâte. Comme autant d’éléments d’une scénographie disposés sur une scène où les évolutions des figures semblent précisément chorégraphiées. Ce à quoi nous avons le sentiment d’assister en lisant cet ouvrage, c’est à une performance graphique qui se donne les apparences d’une performance scénique. D’un côté, les pas de deux que nouent les figures, les accessoires avec lesquels ils jouent, les trois femmes formant un chœur (pages 202-203), le contrechamp sur des fauteuils en train de se remplir de spectateurs avant le lever de rideau sur l’épilogue (p. 223-226) ; de l’autre, les opérations que subissent l’enveloppe (pseudo-)corporelle de ces acteurs et actrices : fragmentation, démembrement, duplication, pliage en accordéon, blanchîment puis recolorisation, etc, qui ne sont pas sans rappeler les avatars du corps dans Little Nemo in Slumberland et qui, ruinant toute possibilité d’illusion référentielle et réaffirmant au contraire la facticité du spectacle, ne cessent de réaffirmer « tout ceci est du dessin, rien que du dessin ». En mélangeant les codes du spectacle vivant et du récit dessiné, Marion Fayolle crée une synthèse puissamment originale.

A la page 125 des Amours suspendues, l’homme évoque l’empathie, un sentiment qu’il aurait, dit-il, commencé à éprouver grâce à sa femme, laquelle lui a « appris à prendre les autres en considération ».
Dans tout récit, ce sont les personnages qui cristallisent notre investissement affectif. On parlait autrefois d’identification du lecteur (ou du spectateur) aux personnages. Françoise Lavocat observe à juste titre que le concept d’empathie a largement supplanté celui d’identification. Elle rappelle que « l’empathie consiste à éprouver les sentiments d’autrui » tandis que « la sympathie désigne une attitude de bienveillance à l’égard de quelqu’un » [21].
Parce que les lecteurs et lectrices ne sont pas tous identiques, je ne crois pas possible de décider pour tous et toutes si et jusqu’à quel point les « quasi-personnages » que nous avons rencontrés sont en capacité d’éveiller des sentiments d’empathie, de sympathie, voire d’identification. Il me semble néanmoins que tout univers graphique consistant réussit à nous happer dans sa logique propre, et que notre désir de récit, qui est une dimension anthropologique de l’espèce humaine, est suffisamment puissant pour s’accrocher à des êtres rudimentaires ou factices et projeter sur eux toute l’épaisseur de notre rapport au monde.
Parce que la bande dessinée est un art tout de conventions et qui repose sur un encodage toujours singulier du réel, elle a sans doute une capacité ontologique à nous faire prendre des vessies pour des lanternes – une silhouette, un œuf ou un point pour une personne.

Novembre 2021

[Cet article a été écrit à la demande de l’université de Kiel pour figurer dans un prochain numéro de sa revue électronique Closure. Je donne ici la version française originale, en accord avec les éditeurs.]

Notes

[1Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, "Poétique", 2016, p. 13 et 16.

[2Milan Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 178.

[3Cf. Vincent Jouve, L’Effet personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France, "Quadrige", 1998.

[4Jean-Marie Schaeffer, Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995, p. 623.

[5Etienne Souriau, Les Différents Modes d’existence, Paris, Presses universitaires de France, Métaphysiques, 2009, p. 34.

[6Robert Scholes et Robert Kellogg, The Nature of Narrative, Oxford, Oxford University Press, 1966, p. 237 : « Serious works, in which the empirical is emphasized, get the characters ; adventure stories get the plots. »

[7Thierry Groensteen, Le Bouquin de la bande dessinée, article « Aventure », Paris, Robert Laffont, "Bouquins", 2021, p. 82.

[8Jean-Christophe Menu et Christian Rosset, Corr&spondance, Paris, L’Association, 2009, p. 11.

[9E. H. Gombrich, Méditations sur un cheval de bois et autres essais sur la théorie de l’art, Mâcon, W, 1986, p. 18.

[10Benoît Jahan, « Perrine Rouillon, un rêve d’écriture », [en ligne], du9, février 2017 ; URL : https://www.du9.org/dossier/perrine-rouillon-un-reve-decriture/

[11Simmons Shane, The Long and Unlearned Life of Roland Gethers, Slave Labor Graphics, San José, CA, 1995. Le livre existe aussi en édition allemande : Das Lange Ungelernte Leben des Rolands Gethers, Maro Verlag, Augsburg, 1999. L’auteur y a donné deux suites, intitulées The Failed Promise of Bradley Gethers et The Inauspicious Adventures of Filson Gethers, d’ampleur comparable, le tout formant la trilogie des Longshot Comics.

[12Paul Auster et J.M. Coetzee, Ici & maintenant. Correspondance 2008-2011, Arles, Actes-Sud, 2013, p. 255.

[13Kirk Varnedoe et Adam Gopnik, High & Low : Modern Art and Popular Culture, New York, The Museum of Modern Art, 1990, p. 189.

[14Jean-Christophe Menu, La Bande dessinée et son double, Paris, L’Association, 2010 p. 413.

[15Henri Van Lier, « La bande dessinée, une cosmogonie dure », in Thierry Groensteen (dir.), Bande dessinée, récit et modernité, Paris/Angoulême, Futuropolis, CNBDI, 1988, p. 5.

[16Citation tirée de La Lettre électronique de l’Association, février 2021.

[17Publié en ligne le 10 février 2021 : https://www.actuabd.com/Eggman-ou-le-Paradoxe-de-Parrondo

[18Philippe Marion et Chantale Anciaux, « Les bulles de l’absurde », Les Cahiers de la bande dessinée, n°80, mars 1988, p. 102.

[19Jean-Christophe Menu, La Bande dessinée et son double, Paris, L’Association, 2011, p. 10-11.

[20« Marion Fayolle, illustratrice : "Je voulais parler des rapports intimes entre les gens" », propos recueillis par Hélène Tissier, [en ligne], Les Inrocks, 2014. Consulté le 13 mars 2021 ; URL : https://www.lesinrocks.com/2014/09/01/style/style/marion-fayolle-illustratrice-je-voulais-parler-des-rapports-intimes-entre-les-gens/

[21Françoise Lavocat, Fait et fiction, op. cit., p. 348 et 355.

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