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Janvier 2022

DES CASES DANS L’ESPACE THEATRAL – LA RECONNAISSANCE DU METIER DE SCENARISTE – JULIE DOUCET – CRISE DANS L’EDITION – A PROPOS DES EXPOSITIONS PROGRAMMEES POUR LA 49e EDITION D’ANGOULEME – KEVIN HUIZENGA – ELEMENTS POUR UNE HISTOIRE DES CASES CIRCULAIRES – UN INCONNU NOMME E.V.M – PROPOS ENTENDUS AUX 4e RENCONTRES INTERNATIONALES DE LA BD– FRANÇOIS SCHUITEN ET BRECHT EVENS FRESQUISTES...

30.01
Parmi les réalisations des créateurs de bande dessinée étrangères à leur œuvre de librairie, on mentionne rarement les fresques murales visibles dans l’espace public et réalisées à l’invitation d’une collectivité ou d’une institution. Je ne parle pas des « murs peints » trop souvent anecdotiques, voire affligeants, qui installent des héros populaires sur les pignons d’Angoulême ou de Bruxelles, mais de créations originales qui, malheureusement, ne sont souvent connues que des habitants des quartiers concernés. Ainsi du passage voûté décoré en 2008 par Stéphane Blanquet dans le quartier des musées, à Vienne, à l’entrée du lieu d’exposition appelé Kabinett ; de la ville du futur conçue par François Schuiten pour un immeuble de l’avenue Jean Jaurès, à Lyon ; ou encore du jardin fleuri créé par Brecht Evens à Bruxelles, pour ne citer que ces quelques exemples. Je dirai ici un mot des deux derniers.

D’une superficie approchant les 400 m2, le mur de Schuiten a été réalisé en 2004 et fait se rencontrer des monuments de la Cité des Gaules (Basilique de Fourvière, Halle Tony Garnier) avec des tours surmontées de forêts suspendues – on retrouve là l’influence de Luc Schuiten, architecte et frère de François –, entre lesquelles circulent des véhicules terrestres et aériens de science-fiction. Révolutionnaire pour l’époque, il intègre à sa conception la projection de lumières (fibres optiques et diodes, en tout 450 points diffusant la lumière depuis l’intérieur du mur), faisant ainsi se rencontrer deux spécialités lyonnaises, la peinture murale et la lumière. Il présente donc un aspect très différent de jour et de nuit, et c’est quand se déclenche l’illumination, selon un cycle scénarisé, qu’il donne toute sa puissance.

Le « Jardin aux fleurs » de Brecht Evens a été inauguré en février 2018, à l’angle de la rue Grand Serment et de la rue du Char, dans le bas de la ville, à Bruxelles. En forme de L, il surplombe un potager de quartier et sa superficie est de 415 m2. On y retrouve la palette colorée et généreuse de l’auteur des Rigoles.
Dans la composition du dessinateur flamand figurent quelques personnages (exclusivement féminins) : un groupe de femmes discutant autour d’une voiture au coffre ouvert, six autres, masquées, jouant de la musique, une surfeuse, une fillette aux oreilles de faune chevauchant un tigre, mais ce que l’on voit avant tout c’est un grand jardin tropical en bord de mer, ceinturé de murs, une sorte d’Alcazar. Brecht a choisi la légèreté, un dépouillement qui contraste avec les scènes grouillantes dont il est coutumier, une palette lumineuse. Tirant admirablement parti des particularités architecturales de l’immeuble qui lui était imparti, il a fait don aux habitants d’une image qui ravit la vue et fait du bien.

N’est-il pas intéressant de voir des artistes habitués au format étriqué des cases de bande dessinée investir avec une telle aisance des surfaces aussi considérables, et enchanter l’espace public de leur talent ?

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26.01
La Cité de la bande dessinée a mis en ligne sur Youtube les captations de toutes les conférences et tables rondes qui étaient au menu des quatrièmes « Rencontres internationales de la bande dessinée », en octobre dernier, sur le thème de la patrimonialisation, soit en tout seize vidéos visibles ici : https://www.youtube.com/playlist?list=PLJWCjsENkVUy5jgwoGWD6fUer7gLED77q.
L’un des intérêts que présentent ces Rencontres est de donner la parole à des personnalités (chercheurs ou acteurs culturels) qui n’appartiennent pas au champ du neuvième art et sont donc susceptibles de tenir à son endroit des propos, certes plus ou moins informés, mais en tout cas neufs, contradictoires et parfois provocants.

Zeev Gourarier, directeur scientifique et des collections du Mucem, animait un panel où il avait notamment pour invités Bruno Girveau, directeur du Palais des Beaux-Arts de Lille, et Sébastien Gokalp. Girveau expliqua qu’il considérait la bande dessinée comme un art majeur au même titre que la peinture ou la sculpture et que depuis vingt ans il l’incluait dans ses expositions chaque fois que c’était possible. Gokalp raconta comment il avait conçu la grande exposition Crumb au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 2012, ayant pour consigne d’exposer ses œuvres « comme si c’était des dessins de Paul Klee ». Mais Gourarier, lui, fit part de la gêne qu’il éprouvait quand on appliquait à la bande dessinée les principes d’exposition habituellement réservés aux « beaux-arts ». Malheureusement la discussion ne s’engagea pas vraiment entre ces points de vue contradictoires.

De son côté, Eric de Chassey, directeur général de l’INHA, présenta un exposé dans lequel il s’interrogea sur la place encore très réduite qu’occupe la bande dessinée dans les travaux de ses collègues historiens d’art. Les seules bandes dessinées qui retiennent leur attention, assura-t-il, sont celles qui tiennent un discours sur l’art. Pour le reste, ils rechignent toujours à considérer que la bande dessinée relève pleinement du « régime général » de l’art et à l’intégrer dans l’histoire des arts modernes et contemporains. L’orateur plaida coupable pour sa corporation et identifiait, parmi les raisons de ce relatif dédain, le fait que la bande dessinée relève de la culture populaire (présentant toutefois ce paradoxe d’être un art populaire avec des auteurs). Dans le même temps, il affirma lui-même : « une grande partie de la production de bandes dessinées est bâtarde et peu intéressante au regard des critères de l’histoire de l’art ».
Or Gourarier, lui aussi, reléguait la bande dessinée du côté des arts populaires (un domaine dont il devient urgent et très nécessaire, à mon sens, de réinterroger la définition), à partir d’un critère assez original, m’a-t-il semblé, en tout cas rarement formulé en ces termes : selon lui, l’art populaire est celui qui propose d’échapper au réel, tandis que le grand art, l’art véritable, tout au contraire, se confronte au réel pour essayer de le comprendre.
Si on voulait le suivre sur ce terrain, il faudrait en conclure que l’essor de la bande dessinée du réel, sous ses différentes formes (autobiographies, reportages, témoignages, documentaires, vulgarisation scientifique…) consacrerait l’artification de la bande dessinée et l’arracherait au purgatoire des arts populaires. Mais le clivage proposé me paraît suspect et par trop manichéen : les grandes œuvres ne seraient-elles pas justement celles qui tout à la fois interrogent le réel et le transcendent en le réconciliant avec l’imaginaire, celles qui peuvent nous donner à penser ET à rêver, à vibrer, à nous émouvoir ?

J’ai été particulièrement heureux d’entendre s’exprimer, hélas bien trop brièvement, la philosophe Marie-José Mondzain. Elle a rappelé ses états de service : quand l’université de Vincennes a ouvert des départements d’art, en 1969, c’est elle qui avait pris la tête de celui d’art plastiques et qui y avait fait entrer la bande dessinée, invitant notamment les ténors de Pilote (Mézières, Giraud, Fred et Druillet) à intervenir dans les ateliers. Elle aussi qui, à la Sorbonne, avait donné un cours sur les régimes de temporalité dans l’œuvre d’Hergé. Proche de la Socerlid, elle avait été du mythique voyage à New York organisé en 1972 par Claude Moliterni. Son nom, pourtant, n’est jamais cité dans les histoires de la bédéphilie, sans doute parce qu’elle n’a rien publié sur le sujet. Elle mérite d’y figurer, en pionnière, aux côtés d’Evelyne Sullerot.

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22.02
Je me suis intéressé à Töpffer et à ses épigones, notamment suisses ; aux dessinateurs de la Belle Epoque (un livre là-dessus à paraître dans quelques mois) ; à la bande dessinée muette et à la bande dessinée animalière. Autant de raisons qui auraient dû me rendre familier le nom d’Evert von Muyden, qui signait de ses initiales, E.V.M. Or il m’était inconnu jusqu’à ce que mon amie helvète Marie Alamir me le fasse découvrir tout récemment à l’occasion de ses vœux.

Né de parents suisses, élevé dans une famille d’artistes, formé à Genève, à Berlin et à Paris, Evert von Muyden (1853-1922) fut graveur, aquarelliste, peintre de portraits, paysages et animaux. Il fut gratifié d’une médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris en 1900.
Ses superbes eaux-fortes animalières constituent sans doute la meilleure part de sa production. Mais il intéresse aussi l’histoire de la bande dessinée pour les planches qu’il publia dans Le Papillon, un bimensuel satirique genevois qui vécut de 1889 à 1918, et peut-être ailleurs.
Son frère cadet, Henri von Muyden, peintre de genre, participa lui aussi au Papillon, qui accueillait en outre Auguste Viollier (1854-1908), plus connu sous le nom de Godefroy, dont la signature apparaissait dans les journaux parisiens, notamment Le Chat noir, Le Rire et La Caricature.

Dans une gravure de 1895, un singe artiste exécute le portrait d’Evert sur chevalet (l’on apprend accessoirement l’adresse de son atelier : 12 rue de Seine). Cette plaisante mise en abyme de l’autoportrait renvoie à toute une tradition picturale du singe artiste que Watteau, Teniers le jeune et Chardin, notamment, ont illustrée [1]. Elle est aussi une revendication du talent d’animalier de von Muyden, que soulignent d’ailleurs les esquisses de fauves accrochées au mur de l’atelier.

De fait, dans les quelques planches satiriques de sa main qui sont à présent connues de moi – il en est passé plusieurs en vente publique en 2016 et 2018 –, les bêtes sont très souvent présentes. « Vanité punie » fait ainsi dialoguer dialoguer un perroquet et un corbeau, au moyen de bulles, ce qui constitue encore une relative originalité à l’époque.
Citons également « Un enlèvement », « Le Corbeau et le ballon », ou « Les Balles ont été échangées ». Cette dernière planche, muette, voit s’affronter deux singes en duel, sous les yeux de leurs témoins respectifs. La scène finit en pugilat général.

Autre planche sans paroles, « Plus on est de fous, plus on rit ! » s’inspire peut-être de la fable de La Fontaine Le Meunier, son fils et l’âne. Devenu proverbial, le titre, lui, fut popularisé par une chanson du poète Armand Gouffé à la fin du XVIIIe. Il s’agit d’une saynète facétieuse où, lors d’une halte dans une auberge, un meunier et son fils (ou son apprenti) font boire leur monture, qui, bientôt aussi éméchée que ses maîtres, ne se laisse plus monter, enchaînant les cabrioles et les ruades. L’âne et ses propriétaires rient de bon cœur de l’état dans lequel ils se sont mis.

Evert von Muyden avait de l’esprit et un excellent coup de crayon. Sa contribution à la bande dessinée fin de siècle mérite assurément d’être répertoriée et redécouverte.

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19.01
Le musée de l’Image à Epinal a présenté jusqu’au 2 janvier une exposition intitulée « Aux origines de la bande dessinée, l’imagerie populaire ». En feuilletant l’album de l’exposition (une publication brochée, assez modeste, de 80 pages), je suis frappé par la récurrence, dans une proportion non négligeable des estampes reproduites, d’images circulaires.
Ces cases en forme de cercle évoquent naturellement les vues peintes pour lanterne magique, et ce n’est pas un hasard si la belle planche qui porte le n°30 dans la « série aux armes d’Epinal » de l’imagerie Pellerin, qui a précisément pour titre « La Lanterne magique » (non signée, elle peut être attribuée à l’artiste belge Oscar Lamouche), dispose ses ombres chinoises dans une suite de cercles blanc figurant le halo lumineux.

Annie Renonciat a toutefois fait remarquer que les images peintes sur verre pour être projetées étaient plus fréquemment de forme circulaire en Angleterre et en Allemagne qu’en France [2]. Elle précise : « le rond de la vue lumineuse, qui restitue par analogie le champ oculaire, se rattache à l’univers formel et sémantique de la vision, laquelle s’entend tout à la fois comme perception et comme illusion, deux phénomènes issus de la subjectivité. Dans sa réticence jamais totalement surmontée à l’égard des pouvoirs illusionnistes de la lanterne, la production française du siècle positiviste se défie d’une image spécifiquement adaptée à la magie lumineuse, privilégiant ses liens avec les univers de l’art, du livre et de l’écrit. C’est par le terme de tableau que le français désigne les plaques peintes ou coloriées. »

Cependant, l’histoire de la bande dessinée montre des exemples précoces de cases circulaires qui renvoient à d’autres dispositifs optiques. Je pense tout particulièrement, bien sûr, à la fameuse séquence composée des planches 15, 16 et 17 dans l’album de Gustave Doré Des-agréments d’un voyage d’agrément (1851), séquence alignant dix-sept images circulaires consécutives qui représentant ce que peut observer Madame Plumet, depuis sa fenêtre de sa chambre à l’auberge, à travers une lunette d’approche, tandis qu’elle suit « d’un œil inquiet » l’ascension du Mont Blanc par son mari.
Ces vues ne sont pas des images au premier degré mais des pseudo-citations d’images. La bande dessinée fait mine d’accueillir des images créées par d’autres moyens que les siens propres.

Les vues ne disparaîtront pas avec le XIXe siècle et l’on sait qu’Hergé, notamment, en était adepte, tout particulièrement dans L’Etoile mystérieuse (avec le télescope qui permet d’observer l’astéroïde, mais aussi les jumelles, pages 38 et 45), Le Trésor de Rackham le Rouge (jumelles page 13, lunette page 50) et Tintin au Tibet (c’est à travers la vue binoculaire des jumelles que se laissent découvrir l’écharpe jaune de Tchang, page 36, puis la lamasserie, page 43, et enfin le yéti, page 55 ; dans cet album, la vue est proprement le lieu de la révélation décisive), sans oublier, bien sûr, la couverture de Coke en stock.

Pour en revenir au catalogue de l’exposition d’Epinal, le propre de certaines des planches présentées, telles « L’Œuf à surprise » de Radiguet, « Courte Joie » de Chauffour, « Grabuge astronomique », de Hennault, ou « L’Enfant et le chat », de Lacaille, c’est d’ériger la case circulaire en norme, en lieu et place des habituelles vignettes quadrangulaires. Comme dans la séquence de Doré mentionnée plus haut, on se trouve donc face à un espace paginal entièrement composé d’un alignement de cercles.

Cette sorte de mise en page, très particulière, n’a guère été étudiée jusqu’à présent. Dans son traité Composition de la bande dessinée (PLG, 2010), Renaud Chavanne ne lui consacre aucun développement. Tout au plus reproduit-il une ou deux planches dans lesquelles UNE image circulaire vient s’inscrire au milieu d’un compartimentage orthogonal. Elle y fait nécessairement un peu figure de corps étranger, et son intégration ne va pas sans difficulté. Chez McCay, dans la planche de Little Nemo du 26 novembre 1905, la grande vignette ronde centrale « s’impose aux cases périphériques » (p. 133), ce qui signifie que celles-ci s’en accommodent comme elle peuvent. Et dans telle page de Denis Sire tirée de son album Menace diabolique (1979), l’essayiste ne peut décider si la case circulaire appartient à la première bande ou constitue une incrustation (p. 210).

Aligner des cercles, comme le faisaient certains dessinateurs de la Belle Epoque, c’est opter pour une composition régulière mais qui ne s’en oppose pas moins à la logique du gaufrier. Les vignettes ne sont plus dans un rapport d’homothétie approximative avec le format de la page et, faute de former un ensemble compact, obligées qu’elles sont de laisser beaucoup de vide autour d’elles, elles paraissent moins solidaires. Certains dessinateurs, comme Lamouche ou Lacaille cités plus haut, cherchaient d’ailleurs un compromis en inscrivant les vues circulaires à l’intérieur de cadres rectangulaires, ceux-ci servant de simples surfaces d’accueil ou intégrant des éléments décoratifs.

L’histoire des cases rondes reste à écrire. Elle devrait être poussée jusqu’à des artistes contemporains comme Chris Ware, qui en fait un usage remarquable dans Building Stories.

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14.01
L’album de Kevin Huizenga Le Flot des souvenirs (Delcourt) fait partie de la sélection officielle dévoilée par le festival d’Angoulême. C’est ce qui a attiré mon attention sur cet ouvrage dont la sortie m’avait échappé. Je l’ai lu, et je pense qu’il s’agit d’une des bandes dessinées les plus étranges qui me soient tombées sous les yeux ces dernières années.

Bien que le récit soit divisé en chapitres et comprenne toutes sortes d’épisodes enchâssés, il consiste, pour l’essentiel, en l’évocation d’une nuit d’insomnie provoquée par une consommation excessive de café. Le protagoniste est Glenn Ganges, personnage fétiche de l’auteur, dont le public français avait fait la connaissance dans les deux albums édités par Vertige Graphic en 2006, Ganges et Malédictions. Tandis qu’il cherche vainement le sommeil, son esprit bat la campagne, revisitant notamment diverses scènes de l’histoire du couple qu’il forme avec Wendy, dessinatrice de son état. Au moins autant qu’une fiction, le livre de Huizenga est une réflexion sur le passé, la mémoire et notre manière d’habiter le temps. Le Flot des souvenirs n’est pourtant pas le titre le plus juste. L’édition originale est intitulée Glenn Ganges in The River of the Night, ce qui n’est peut-être pas traduisible littéralement. Mais il s’agit davantage ici, me semble-t-il, du flot de la conscience, de la façon dont notre cerveau fonctionne. On voit d’ailleurs à plusieurs reprises un double miniaturisé de Glenn pénétrer dans sa propre tête pour analyser les mécanismes et les méandres de sa pensée.

Tout cela pourrait être passionnant mais se révèle souvent trop analytique et assez laborieux. Il faut reconnaître à Huizenga l’ambition de chercher une voie originale entre la fiction et l’essai, mais ses pages sont souvent lourdement démonstratives. Son écriture est sur-sophistiquée et ses solutions graphiques n’ont pas l’élégance et la fluidité de celles que peut proposer un Chris Ware, par exemple, qui est, lui aussi, un grand explorateur de la psyché et de la mémoire. Huizenga se rapproche aussi de Scott McCloud, en mixant des dessins proches du cartoon avec force schémas et diagrammes, ou de Nick Sousanis (Le Déploiement) dans ses tentatives pour traduire l’information en termes visuels. Cependant, derrière l’artiste, on sent trop le vulgarisateur (notre homme a travaillé plusieurs années comme designer graphique pour un musée des sciences) et le professeur (il a enseigné la bande dessinée de 2015 à 2019 au Minneapolis College of Art and Design). Curieusement, son personnage lui-même est écartelé entre son addiction aux jeux vidéo (que sa compagne n’approuve pas) et son goût non moins prononcé pour la lecture de traités arides sur des sujets très pointus.

C’est quand il se laisse aller à la poésie – en particulier dans les séquences de déambulation nocturne de Glenn dans sa maison et son jardin – que Huizenga convainc et séduit le plus. J’aime aussi beaucoup la page 126 où, tandis que Glenn fouille dans sa bibliothèque, la mort apparaît dans son dos et lui explique que sa vie sera bien trop courte pour lui permettre de satisfaire toutes ses envies de lecture.

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© éditions Delcourt 2021

Cette scène m’a fait revenir à l’esprit un passage des Lettres à un jeune homme de Thomas de Quincey. Le voici, dans une version très raccourcie.

Dans ma jeunesse, je ne pouvais entrer dans une grande bibliothèque, disons de cent mille volumes, sans être envahi par un sentiment de peine et de perturbation intérieures… (…) Voici, me disais-je, cent mille livres, dont le pire peut être pour moi source de joie et de savoir. Et avant que j’aie le temps d’extraire le miel d’un vingtième de cette ruche, je serai, selon toute vraisemblance, prié de m’évanouir. (…) … je vous assure que je parle de la souffrance la plus authentique qu’on puisse éprouver.

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12.01.2022
Le festival d’Angoulême, théoriquement reporté à la fin du printemps, annonce deux expositions consacrées à des scénaristes : l’une sur René Goscinny, l’autre sur Loo Hui Phang.
S’en souvient-on ? Le créateur d’Astérix a déjà été exposé deux fois dans la Cité des Valois. Il y eut la grande exposition « Goscinny : profession humoriste » en 1991, scénographiée par Lucie Lom et remontée à la fin de la même année à la Grande Halle de la Villette ; et, en 2018, l’exposition « Goscinny et le cinéma », reprise de la Cinémathèque française. Fallait-il à nouveau honorer le génial humoriste trois ans après ? Cette précipitation est sans doute le résultat de l’activisme déployé par Anne Goscinny. N’a-t-elle pas déjà obtenu une rue Goscinny, un mur peint dédié à Goscinny et un obélisque Goscinny sur le parvis de la gare ? la question commence à se poser : ambitionne-t-elle de transformer la capitale de la bande dessinée en Goscinnyland ?

Quant à Loo Hui Phang, elle a bénéficié d’une première rétrospective de son travail d’écriture il n’y a pas bien longtemps, puisque c’était en 2017, à l’espace Franquin.

A ma connaissance, on n’a jamais vu à Angoulême d’exposition autour de l’œuvre de Jean Van Hamme, de Greg, de Charlier, de Lécureux, de Delporte, de Cauvin, ni de Lapière, Giroud, Yann, Lupano, Zidrou, Cadène, Hubert ou Smolderen, pour ne citer que quelques prétendants.
Devant l’ampleur des chantiers à ouvrir, il serait peut-être bon d’éviter trop de redites dans la programmation.

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10.01
En tant que directeur de collection chez Actes Sud, je suis, comme l’ensemble de mes confrères, soumis depuis quelques mois à des difficultés que nous n’avions encore jamais eu à affronter. Voici, brièvement résumées, les données d’une situation passablement inextricable.

1° En raison des pénuries engendrées par la crise, le prix du papier a enchéri dans des proportions qui peuvent aller jusqu’à 40, voire 50 %. Et celui des autres matières premières, en moyenne de 30 %.

2° Outre la question du prix se pose celle de l’approvisionnement. Commander du papier est devenu très difficile. Dès que les tensions ont commencé à se faire sentir sur le marché, les grands groupes (Hachette, Editis...) ont raflé tout le papier disponible et se sont constitués, par sécurité, des stocks considérables. Il ne reste aux autres éditeurs que des miettes, ou leurs yeux pour pleurer.
Et quand l’on réussit à passer commande, les fournisseurs préviennent qu’ils ne peuvent pas garantir le prix convenu et que, si l’enchérissement se poursuit, la facture pourra être plus élevée que le devis !

3° Les difficultés qui affectent les secteurs de la logistique et des transports sont cause que les éditeurs qui avaient pour habitude faire imprimer en Asie ont relocalisé leur production en France. D’où un engorgement des commandes chez les imprimeurs français, qui n’ont pas les moyens d’y faire face et ne sont pas assez nombreux.

4° L’actuelle flambée du variant Omicron entraîne, dans l’imprimerie comme ailleurs, un taux d’absentéisme inhabituellement élevé. Quand un ouvrier est contaminé, tous ses collègues sont déclarés cas contact et donc mis à l’isolement, de sorte que c’est une chaîne de production entière qui est à l’arrêt.

Pour toutes ces raisons, l’exercice du métier est devenu particulièrement problématique. L’on n’ose plus s’engager sur des dates de fabrication et de parution des titres à venir, et l’on ne sait comment le public acceptera de voir répercuter la hausse des coûts de production sur le prix de vente des livres. La dynamique positive qui a porté le marché de l’édition en 2021, et singulièrement la bande dessinée, risque bien d’être quelque peu mise à mal par cette conjoncture inédite.
Y a-t-il un superhéros quelque part pour nous sortir de ce merdier ?

(Je ne pensais pas écrire cela un jour mais je commence à penser qu’après tout, en fin de compte, la bande dessinée sur écran a du bon, finalement.)

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7.01
J’ai déjà mentionné la formidable anthologie des travaux de Julie Doucet récemment parue à l’Association sous le titre Maxiplotte. En relisant à la suite ces dizaines d’histoires courtes parues au cours de la décennie 1990, j’ai été frappé par la cohérence de cette œuvre si singulière qui, à l’époque, en avait sidéré plus d’un. Les métamorphoses du corps y constituent un thème central, inspirant à Julie quelques-unes de ses pages les plus fortes. Ce point, qui mériterait de longs développements, s’explique en partie par le fait que la dessinatrice fut une pionnière de la transposition des rêves en récits dessinés. Formellement, la saturation des vignettes par une prolifération de détails, un grouillement d’objets et un recours à différentes sortes de hachurages produisant une variété de textures apparaît comme le trait le plus saillant d’une esthétique qui ne connaît pas le vide. Mais d’autres aspects ont retenu mon attention, sur lesquels je dirai ici quelques mots.

Dans nombre d’histoires, on ne peut qu’être frappé par la minceur du prétexte narratif. C’est à peine si on peut y distinguer un sujet. Les sept planches dessinées en 1990-91 sous le titre « Une journée dans la vie de Julie D. » (voir pages 105-111) sont emblématiques à cet égard. Tirée du sommeil par le son qu’émet son réveil-matin, la jeune femme se retourne sous ses couvertures en maugréant et finit par se lever. Après un détour par les toilettes, elle se prépare un café qu’elle boit à sa table de travail, le regard perdu. (Un récitatif nous avertit ironiquement : « Cette image dure 10 à 15 minutes. ») Elle consulte son agenda, en arrache une page, s’habille pour sortir, vise sa boîte aux lettres, se rend jusqu’au « dépanneur » (la supérette) d’en face, en revient avec des bières, se remet à sa table. Une idée lui vient pour une BD, si drôle qu’elle s’en tirebouchonne de rire. Elle la consigne dans son cahier. Le téléphone sonne. Elle hésite à décrocher et finalement s’y refuse. Et le récit s’interrompt sur ce constat : « Hum… Ouais, bon… Je crois que c’est pas la peine d’aller plus loin. »

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© Julie Doucet et L’Association 2021

En sept pages, il ne s’est pas passé grand-chose. La teneur de l’idée follement drôle ne nous a pas été révélée, ce qui introduit sciemment un manque au cœur de ces pages, une frustration. Et Julie n’a prononcé que quelques mots intelligibles au milieu d’un flot de borborygmes et de marmonnements. C’est justement l’absence d’enjeu dramatique, la platitude et la trivialité de cet enchaînement d’instants arrachés au quotidien qui constituent le sujet de cette histoire. Elle offre peu à lire ou à penser, mais constitue une matière à dessiner. On est fasciné par le spectacle de la jeune femme évoluant dans un espace confiné et l’absence totale de complaisance du portrait qu’elle nous offre : solitaire, bougonne, névrosée, le cheveu gras, les vêtements informes, occupée dès le matin à s’alcooliser. Ce que nous offre Julie en ces pages expiatoires, ce n’est rien d’autre que l’image déplorable qu’elle a d’elle-même et de la vie qu’elle mène.

Le fait de n’avoir rien à dire est explicitement revendiqué dans deux histoires. La première, « Avez-vous votre plotte ? » (1992, p. 213-216), est celle d’un type qui se fait greffer une vulve sur le front. Il développe un talent de ventriloque et fait parler ce nouvel organe en forme de bouche verticale. Le récit s’interrompt alors pour nous transporter dans l’atelier de Julie, annonçant, en guise de conclusion, « Quelques mots de l’artiste ». Elle feint d’être surprise de se retrouver « à l’antenne » (« Hein ? Quoi !? ») et se dérobe : « Euh… je n’ai rien à vous dire, moi ! Désolée. »

A première vue, les deux planches de 1992 intitulées « Laissez-moi tranquille » (p. 350-351) sont comme une extension de cette chute déceptive. Julie est chez elle, plongée dans un livre. A la deuxième case, relevant la tête, elle feint d’apercevoir le regard du lecteur braqué sur elle. S’ensuivent une réaction de panique et une tentative de fuite vers la salle de bains, dont elle referme la porte sur elle. Mais le lecteur, naturellement, est toujours là et Julie, tremblant de la tête aux pieds, tente de le persuader de se détourner : « Allez-vous en ! Laissez-moi tranquille ! Je n’ai rien à dire. » Manière de se soustraire à son statut d’artiste, d’autrice, dont la responsabilité est précisément de savoir conclure une histoire et d’avoir des choses à nous dire. Non seulement Julie fait mine de ne pas assumer sa position auctoriale, mais l’ambivalence des deux dernières pages mentionnées a à peine besoin être soulignée : car enfin, c’est bien la dessinatrice la plus exhibitionniste de sa génération, n’est-ce pas, qui exprime son refus d’être regardée.

Julie se dessine souvent seule et, dans son esseulement, elle ne peut se trouver que deux interlocuteurs : les objets (singulièrement les bouteilles de bière, dont le symbolisme phallique est évident ; voir en particulier celle, en manque d’amour, de la page 85, et celle, surdimensionnée et éjaculatrice, des pages 116-118) et… les lecteurs.
Les adresses directes au lecteur sont particulièrement nombreuses chez Julie Doucet. C’est le plus souvent depuis sa table à dessin, une planche posée devant elle, qu’elle lève sa plume ou son pinceau pour entrer en relation avec l’interlocuteur invisible situé de l’autre côté du quatrième mur. Table à dessin à laquelle elle s’imagine enchaînée à jamais, comme le montre la couverture de Dirty Plotte n° 12 (p. 395) où elle se représente en vieille hippie continuant son œuvre sur une table bancale faite de cinq planches mal assemblées, au milieu d’un désert.
Mais, par deux fois, parmi la panoplie de personnages d’emprunt dans lesquels elle se glisse occasionnellement (une cosmonaute, une cow-girl…), la « fille plutôt timide » (page 57) se métamorphose en une tortionnaire sadique, une découpeuse de chair humaine, qui fait du lecteur (mâle, forcément mâle) sa victime. Voir les pages 134-136 (« Le strip-tease du lecteur ») et, surtout, la page 40, où les sévices qu’elle promet au lecteur qui accepterait de poser pour elle sont ceux-là même qu’elle s’est infligée dans les images précédentes, qui la montraient se tailladant les lèvres, la poitrine et le ventre avec une lame de rasoir. La relation artiste-auteur envisagée comme un supplice partagé, comme un pacte demandant à être scellé dans le sang ! Autant de pages qui laissent entrevoir, sans doute, certaines des raisons qui ont pu pousser Julie à abandonner la bande dessinée, au grand dam de ses admirateurs.

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© Julie Doucet et L’Association 2021

Je me félicite de ne pas avoir connu Julie l’éventreuse et d’avoir eu le privilège de battre deux jours durant, en compagnie de la jeune femme charmante qu’elle était réellement, le pavé de Berlin, en décembre 1996, à la veille de ses trente-et-un ans, par une température de moins 15 degrés.

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4.01
L’une des meilleures contributions à l’histoire de la bande dessinée parues au cours de ces dernières années est l’essai de Sylvain Lesage L’Effet livre, sous-titré Métamorphoses de la bande dessinée (Presses universitaires François Rabelais, « Iconotextes », 2019). Issu de sa thèse de doctorat, l’ouvrage est remarquablement documenté et analyse comment, dans la deuxième moitié du XXe siècle, la bande dessinée a « basculé de l’univers de l’illustré vers celui du livre ».
J’émettrai toutefois une réserve, s’agissant des pages (93-100) qui, dans le chapitre II, sont consacrées à la « naissance du métier de scénariste ». Lesage y développe particulièrement les trajectoires de René Goscinny, Jean-Michel Charlier et Maurice Tillieux (tous trois dessinateurs reconvertis dans l’écriture), qui ont fortement contribué à faire sortir de l’ombre les écrivains de la BD, longtemps restés anonymes et dont les éditeurs eux-mêmes ne semblaient pas juger la contribution décisive.
Evidemment, le fait que Goscinny et Charlier aient été, à compter de 1963, co-rédacteurs en chef de Pilote, les a aidés à défendre les intérêts de leur corporation. Selon Lesage, c’est au sein de l’hebdomadaire des éditions Dargaud que « le statut naît symboliquement en France ».
Et c’est bien là que l’étude montre ses insuffisances. En effet, centrée qu’elle est sur la publication des bandes dessinées au format livre, elle ne s’attarde pas sur le fonctionnement interne des magazines, et passe complètement sous silence les illustrés, tels Coq Hardi ou Vaillant, dont les éditeurs n’avaient pas de politique d’édition d’albums. Or Coq Hardi était dirigé par Marijac, scénariste prolifique de la génération antérieure à celle de Goscinny et Charlier, et Vaillant eut pour rédacteurs en chef successifs Jean Ollivier et Roger Lécureux, les deux scénaristes à l’origine des plus grandes séries du journal. Comment étaient-ils rémunérés ? crédités ? Plutôt que des collaborateurs de l’ombre des dessinateurs avec lesquels ils ont travaillé, n’était-ce pas eux qui les choisissaient, et qui étaient à l’initiative des récits développés ensemble ? Il apparaît clairement qu’une mise en perspective du processus de professionnalisation des scénaristes ne peut être qu’incomplète et même biaisée dès lors que l’on se donne la question de l’album comme objet d’études principal. Le périmètre d’investigation n’est pas le bon.

J’observe qu’on ne trouve pas non plus d’éléments de réponse concrets dans le livre de Gilles Ratier Avant la case, qui est une Histoire de la bande dessinée francophone du XXe siècle racontée par les scénaristes (PLG, 2002 ; nouvelle édition augmentée : Sangam, 2005). Les entretiens avec Marijac, Ollivier et Lécureux y sont des plus succincts et n’abordent à aucun moment les questions de contrats, de rémunérations ou de statut.
Bien sûr, le cadre de la « bande dessinée francophone » est lui-même trop étroit, étant donné que le sujet revêt la même importance dans d’autres aires culturelles, à commencer par les Etats-Unis. Ce n’est qu’en 2015 (soit quarante ans après la mort de l’intéressé) que DC Comics a accepté de créditer Bill Finger comme co-créateur de Batman, alors que Bob Kane s’en était vu jusque-là attribuer seul tout le mérite. Le nom de Jules Feiffer n’était pas davantage mentionné aux côtés de celui de Will Eisner quand, à partir de 1949, il commença à scénariser nombre d’épisodes du Spirit. Et ainsi de suite…

Au-delà du cas particulier des scénaristes (qui certes mérite une étude en soi), nous attendons la thèse qui se penchera plus largement sur la question de la signature dans la bande dessinée (après une première synthèse, de Jean Charvy et Marc Jallon, aux éditions de l’Amateur en 1997). Le travail en studio a en effet contribué à l’invisibilisation de nombreux auteurs, aussi bien dessinateurs que scénaristes (le strip de Mickey Mouse paraissait sous la seule signature de Disney, effaçant aussi bien Floyd Gottfredson que ses scénaristes). L’invisibilisation des femmes, peut-être encore plus accentuée, mériterait un développement spécifique.
Et bien sûr la question des pseudonymes.

Sur ce dernier point, je ne ferai ici qu’une seule observation. Je me suis toujours étonné du fait que, en dépit de la légitimation culturelle qu’a connu la bande dessinée ces dernières décennies, on n’ait pas vu disparaître, ni même sensiblement refluer, deux pratiques : celle de l’effacement des prénoms (Bertail plutôt que Dominique Bertail, Ozanam plutôt qu’Antoine Ozanam, et tant d’autres à l’avenant), sur les couvertures des albums aussi bien que dans les catalogues et la presse spécialisée, et celle des pseudonymes un peu infantilisants, proches souvent de l’onomatopée, qui ne contribuent pas, à mon sens, à ce que leurs auteurs soient pris très au sérieux. Nous vivons toujours à l’heure des Achdé, B-gnet, Coyote, Espé, Jim, Nix et autres Zanzim, pour ne citer que ces quelques exemples. On n’observe rien de semblable en littérature ni dans le milieu du cinéma. Peut-être chez les graffeurs et dans certains cercles de plasticiens ou de vidéastes. Mais, s’agissant de la bande dessinée, compte tenu de son histoire singulière, cela apparaît nécessairement comme un stigmate, une survivance de l’époque où elle passait pour intrinsèquement infantile.

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1.01
La Comédie française donne Les Démons, d’après Dostoievski, dans une mise en scène du flamand Guy Cassiers. J’ai assisté à une représentation en décembre, et n’ai cessé depuis de repenser au dispositif qui conjugue d’une façon originale (j’ignore si elle est inédite) jeu des acteurs et captation vidéo.
Les images prises en direct sont projetées sur trois écrans suspendus au-dessus de la scène. Elles introduisent des éléments de décor quelquefois absents du plateau, mais surtout elles isolent tel ou tel personnage de la pièce, en le rapprochant de nous par la vertu de l’agrandissement. Jusque-là rien d’étonnant. Ce qui l’est davantage, c’est d’avoir demandé aux acteurs de jouer, non les uns avec les autres, mais chacun pour l’une ou l’autre des nombreuses caméras qui, hors champ et invisibles, filment leurs évolutions. Car ce dispositif permet une redistribution de l’espace. Deux acteurs ou actrices qui semblent dialoguer en face à face sur deux écrans contigus sont en réalité, le spectateur le voit, éloignés aux deux extrémités de la scène, quand ils ne se tournent pas le dos.
(Et voilà la solution à laquelle Fabcaro n’avait pas pensé, pour permettre aux acteurs de ne présenter que leur bon profil. Cf. ma note du 24 décembre 2021.)

La presse a, dans l’ensemble, salué la haute qualité du spectacle, et spécialement l’ingéniosité de cette utilisation de l’image scène, pour reprendre le concept de Véronique Caye [3], la jugeant troublante et vertigineuse. La journaliste de La Croix, toutefois, a trouvé qu’il « étouffe peu à peu les acteurs dans un carcan artificiel », celle de La Terrasse estimant, pour sa part, qu’il « place les comédiens dans une position inconfortable tant elle leur demande de concentration autre que le jeu, sans que la justification dramaturgique soit évidente ».

Cette artificialité, indéniable, qui permet de renverser les axes, d’abolir les distances et de reconstruire un espace scénique disloqué pour recréer des « cellules de jeu », est-elle gratuite ? Bride-t-elle vraiment le travail de l’acteur ? Et, surtout, quel effet exerce-t-elle sur le spectateur ?
Je laisse à d’autres le soin d’apprécier dans quelle mesure l’écartèlement de l’espace de jeu peut être compris comme une métaphore de l’incommunicabilité entre les générations et plus largement d’une société en voie de désagrégation, travaillée par des forces qui agissent pour accélérer sa destruction, ce qui est proprement le sujet des Démons. Il me semble que l’efficience du dispositif est au contraire de réunifier ce qui a été désuni, de réunir ce qui a été brisé.

S’agissant des acteurs, ils n’ont pu manquer d’être d’abord déstabilisés par cette mise en scène qui remet en cause, non seulement leurs habitudes de jeu, mais ce qui paraît l’essence même du spectacle théâtral. Ici, les corps ne jouent plus ensemble, sinon par le truchement de l’écran. Au lieu de jouer avec ses partenaires et pour le public, il s’agit de jouer avec et pour la caméra. Et les déplacements sont extrêmement contraints : il importe de rester dans son couloir de jeu et de s’arrêter à des places bien précises, faute de sortir du champ.
En somme, l’acteur est pris en tenaille entre deux logiques de jeu : évoluant physiquement sur le plateau, il doit satisfaire à la fois les exigences de la présence scénique et celles, plus intimistes, de la captation de son image. Il doit faire du théâtre ET du cinéma.
L’immense Hervé Pierre, qui interprète le père, s’est dit sensible à l’humour inhérent au procédé. Et de rappeler, avec son partenaire Jérémy Lopez (qui joue son fils), cette idée convenue que c’est dans les contraintes que l’on peut trouver la liberté de créer.

Reste que le spectateur, lui aussi, est en permanence divisé.
Véronique Caye a bien énoncé (p. 108) le dilemme auquel il est soumis : « Regarde-t-on l’acteur en chair et en os, ou bien regarde-t-on son reflet dans la projection de son image ? » Elle écrit encore (p. 64) : « Sur scène, pour que le corps reste le pays de l’acteur pour celui qui le regarde, il doit s’imposer face à l’image. » Quand l’image devient le corps, elle le dérobe à l’acteur. J’ai, par moments, ressenti cette dépossession. Je me suis presque senti coupable de laisser mon attention être aimantée par les écrans, au détriment de ma solidarité avec la performance scénique.

Assis dans la salle Richelieu, je me trouvais en somme devant un espace parcellisé, compartimenté, un peu comme devant une page de bande dessinée : trois écrans, c’est-à-dire trois images encadrées, trois cases, plus une ou plusieurs aires de jeu sur le plateau. Mais la lecture d’une planche obéit à un ordre, une vectorisation. Au lieu que, spectateur des Démons, mon regard n’étant pas dirigé, il m’appartenait à tout instant de faire des choix parfois inconfortables entre des sollicitations concurrentes, prenant alternativement le pas les unes sur les autres.

Notes

[1Voir Bertrand Marret, Portraits de l’artiste en singe. Les Singeries dans la peinture, Paris, Somogy, 2001

[2« "Pour la joie des enfants et la tranquillité des parents" : les tableaux sur verre pour lanterne magique », s.d. En ligne :
https://cdn.reseau-canope.fr/archivage/valid/N-8623-12397.pdf

[3Véronique Caye, Vera Icona. Abécédaire de l’image scène, Liège, Hématomes, 2021.

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