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Février 2022

KILLOFFER ET SON ROBOT – R.I.P. RON GOULART – LE TRIOMPHE DU MANGA EN FRANCE – LE SPIROU D’EMILE BRAVO – SAUL STEINBERG – LE DEBAT DES DEUX THIERRY – MICKEY ABSTRAIT...

25.02
Le Vénitien Sergio Asteriti (1930-) ne compte pas à mes yeux parmi les dessinateurs les plus doués de l’écurie Disney (sa première collaboration avec le studio Disney Italia, rattaché aux éditions Mondadori, remonte à 1963). Il est pourtant l’auteur de l’une des histoires de Mickey parmi les plus connues, je veux parler de « Traits très abstraits », publiée dans le Journal de Mickey n° 1279 le 2 janvier 1977 (pages 4 à 20), et reprise, dans une version charcutée, dans Picsou Magazine n° 159, en mai 1985. Dans cette histoire, Minnie entraîne Mickey dans un musée d’art moderne et celui-ci y résout une affaire de vol de tableaux.

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© Walt Disney productions

Ce qui a fait sa célébrité est le fait que l’artiste plasticien Bertrand Lavier se soit emparé des peintures et sculptures abstraites représentées par Asteriti (qui relèvent principalement de l’abstraction géométrique et du minimalisme) et les a réalisées en trois dimensions, développant, sur cette base, ses propres « Walt Disney Productions », qu’il expose régulièrement depuis plusieurs décennies.
Il n’a certes pas été le premier à prétendre transformer en œuvres d’art « légitimes » des images prélevées dans la culture populaire (le nom de Lichtenstein vient aussitôt à l’esprit) mais la particularité de sa démarche – que je ne commenterai pas ici car ce n’est pas mon propos – est d’avoir puisé l’ensemble des modèles de ses œuvres dans un seul et unique récit complet, exploité extensivement et dont il a, en quelque sorte, donné un double physique, faisant exister les petits dessins d’Asteriti dans l’espace des galeries (ci-dessous à Londres, en 2018, à la galerie Kamel Mennour).

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© ADAGP Bertrand Lavier

Parmi ces artefacts, on remarque que les sculptures, réalisées en résine polyuréthane et vaguement biomorphiques, sont systématiquement trouées. Il est notable que ces trous, qui trouvent bien sûr leur origine chez Henry Moore mais peuvent aussi évoquer certaines œuvres de Jean Arp, ont fortement imprégné l’imaginaire des auteurs de bande dessinée puisqu’on les retrouve, notamment, chez Kirby, Franquin, Vandersteen, Hergé (dans Les Picaros) et Boucq.

Reste que les 17 planches parues dans le Journal de Mickey ont été très peu commentées pour elles-mêmes, alors qu’elles méritent toute notre attention. C’est un mystère à la Gaston Leroux : par quel tour de passe-passe les toiles volées ont-elles pu sortir du musée sans déclencher l’un des multiples systèmes de sécurité ? Mickey découvre qu’elles n’en sont pas sorties mais sont dissimulées au-dessus de l’ascenseur, et il identifie les deux coupables, un peintre copiste et un gardien.
La réalisation graphique est assez médiocre : cadrages hasardeux, attitudes et expressions inadéquates, découpage quelque peu aléatoire… Mais le dessinateur a quelques trouvailles savoureuses. Ainsi, au milieu des œuvres abstraites apparaît une sculpture de facture académique, qui n’est autre que… un buste du conservateur. Quant à la sculpture à trou figurée dans la première case de la planche 4, elle duplique très précisément la forme du cactus en pot visible à l’avant-plan !

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© Walt Disney productions

Surtout, Asteriti semble s’autoriser de la référence à l’art abstrait pour engager une déconstruction des codes narratifs habituels de la bande dessinée. En effet, de nombreuses cases (notamment, à la planche 3, la première de chacune des quatre bandes) sont étrangères à l’action : vides d’aucun personnage, elles isolent l’une des œuvres exposées, ou plusieurs (montrées en amorce, et donc incomplètes, à moins qu’elles ne se prolongent dans la case voisine).

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© Walt Disney productions
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© Walt Disney productions

L’insertion de ces cases étrangères à la continuité narrative est tout à fait inhabituelle : elle troue le récit, transformant ponctuellement la bande dessinée en un simple espace de monstration. Telle case (la 5e de la planche 8) est une nature morte – pour le coup assez harmonieusement organisée –, telle autre ne reprend que la fenêtre à petits carreaux, qui semble accéder ainsi elle-même au statut d’œuvre abstraite, tout en relayant le principe de la mise en page en gaufrier.
Curieusement, tous ces effets sont concentrés sur les huit premières pages ; à partir de la planche 9, ils disparaissent (exception faite d’une case), comme si, dès le moment où l’intrigue commence à se resserrer, il n’y avait plus de place possible pour ces « facéties ».

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21.02
Henri Garric est professeur en littérature comparée à l’université de Bourgogne. On lui doit un beau livre sur les expressions silencieuses aux XIXe-XXe siècles (Parole muette, récit burlesque, « Classiques Garnier », 2015). Il a dirigé ou accompagné un certain nombre de thèses sur la bande dessinée au cours de la dernière décennie. Il a aussi organisé des colloques sur L’Engendrement des images en bande dessinée puis La Destruction des images en bande dessinée, en attendant celui sur La Mélancolie des images en bande dessinée annoncé pour novembre prochain. J’ai participé aux deux premiers et je participerai au troisième. Que ce soit dans les jurys où nous siégeâmes ensemble ou en écoutant les communications qu’il a présentées, j’ai toujours apprécié la grande finesse de ses analyses. Je suis heureux qu’il ait contribué au Bouquin de la bande dessinée chez Robert Laffont.
Les Actes du colloque sur La Destruction des images viennent de paraître dans la collection « Iconotextes » des Presses universitaires François Rabelais, à Tours. On y trouve notamment des réflexions sur Batman et sur les œuvres de Bechdel, Bilal, Crepax, Edika et Marc-Antoine Mathieu. Mais c’est d’une autre publication que souhaite dire ici quelques mots.

Henri Garric vient en effet de contribuer à un volume collectif sur le thème
Littérature et polémiques (Société française de Littérature générale et comparée, coll. « Poétiques comparatistes », octobre 2021, sous la direction de Clotilde Thouret), par un long article intitulé « Le débat des deux Thierry : naissances ou invention de la bande dessinée ? » Les deux Thierry sont ici Thierry Smolderen et moi-même, et l’objet du débat le rôle qu’il faut reconnaître à Töpffer dans l’histoire de la bande dessinée.
Je commencerai par dire que ce n’est pas sans un certain étonnement que je vois les échanges que l’autre Thierry et moi avons pu avoir autour de cette question au moins implicitement promus au rang de grande polémique littéraire. Non pas tant en raison de son objet que parce qu’il me semblait qu’ils n’étaient connus que d’un très petit milieu.
Je rappellerai brièvement les deux principaux motifs de notre désaccord, tels que Garric lui-même les résume, sans y ajouter aucun nouveau commentaire (même si j’aurais quelques nuances à apporter). Le premier oppose « d’un côté, l’"invention de la bande dessinée" [qui] suppose un "moment Töpffer" correspondant à un acte volontaire et conscient de fondation d’un nouveau médium ; de l’autre, les "naissances de la bande dessinée" [qui] supposent un processus historique se déroulant sur plus d’un siècle » (p. 159) ; le second porte sur « le rapport personnel de Töpffer vis-à-vis de son "invention" » (p. 161).

Non seulement Garric nous fait beaucoup d’honneur mais, à le lire, j’ai été frappé par le récit qu’il fait de cette controverse amicale. Il lui prête d’abord un caractère exemplaire, parce qu’elle a présenté « une symétrie et un respect réciproque remarquables » (p. 150), parce qu’elle a eu « une vertu documentaire indéniable » en construisant « un corpus d’images et de textes associés à Töpffer » (p. 161) et en constituant « une interrogation épistémologique qui fonde les études historiques de bande dessinée » (p. 165) et, ultimement, parce qu’elle aurait accompli « une forme d’idéal de la polémique » qui nous tenait à cœur.
Il constitue, ensuite, en une véritable dramaturgie, les moments successifs de la controverse, soit : nos livres respectifs, un échange de mails privés auquel Garric a eu accès, deux articles de part et d’autre, enfin un débat public tenu au SoBD en 2015, retranscrit ensuite sur le site Töpfferiana (en attendant le livre sur Töpffer auquel Thierry Smolderen travaille depuis des années). Garric en livre un récit passionnant, certes, mais qui lui prête une cohérence, et aux débatteurs une opiniâtreté, peut-être quelque peu fallacieuses. Pour ma part, en tout cas, je n’ai jamais cherché à entretenir la polémique avec Thierry, en tout cas je n’ai jamais pris d’initiative pour la perpétuer, me contentant de réagir aux circonstances et aux sollicitations. J’ai raconté dans Une Vie dans les cases comment j’en étais venu à publier, en 2014, une nouvelle version très augmentée du livre sur Töpffer initialement conçu avec Benoît Peeters en 1994, alors que cette reprise n’entrait nullement dans mes projets. Les deux articles que j’ai donnés à peu près au même moment à Textimage et à Communications & langages répondaient à des commandes. De même, le débat du SoBD n’aurait pas eu lieu si nous n’avions pas été expressément invités à le tenir. C’est ainsi que se sont enchaînés, sans volonté concertée, en tout cas de ma part, les différents temps de nos échanges. Au moins nous auront-ils permis d’apporter des éclaircissements et des approfondissements à nos positions respectives, occasion qui n’est pas si fréquemment donnée dans la vie intellectuelle. Je ne peux évidemment que remercier mon ami Thierry d’avoir été le meilleur des contradicteurs.

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17.02
Il reste une dizaine de jours pour aller voir l’exposition Saul Steinberg. Entre les lignes au Centre Pompidou, puisque celle-ci se termine le 28 février. Le clou en est sans aucun doute la fresque murale Art Viewers, qui avait été conçue en 1966 pour la galerie Maeght et qui se trouve ici reconstituée. L’artiste y représente, répartis de part et d’autre de sa table de travail, un certain nombre de visiteurs de galerie ou de musée absorbés dans la contemplation d’œuvres qui paraissent déteindre sur leur propre apparence. Les commentaires que celles-ci leur inspirent sont matérialisés sous la forme de phylactères discrets au texte illisible, comme souvent chez Steinberg (1914-1999).

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Art Viewers

S’il y a un artiste qui a réussi à effacer les hiérarchies entre arts mineur et majeur, c’est bien Steinberg, qui pendant plus d’un demi-siècle a investi une grande partie de sa créativité dans sa collaboration au New Yorker, auquel il donnait des cartoons et dont il signa quelque quatre-vingt-cinq couvertures. Cette activité de dessinateur de presse ne l’empêcha pas de forcer les portes des galeries et des musées. Lui-même perçu comme un artiste à part entière, il fréquentait quelques-uns des meilleurs peintres, écrivains ou architectes de son temps.

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Autoportrait

Son influence sur toute une école de dessinateurs humoristes de part et d’autre de l’Atlantique n’est plus à démontrer. Elle s’est exercée aussi sur un certain nombre de créateurs de bande dessinée, tels Renato Calligaro, Benoît Jacques ou David Mazzucchelli.
Dans certaines séquences d’Asterios Polyp, ce dernier a dessiné chacun des personnages dans un style graphique qui lui est propre (ils s’expriment aussi dans des bulles de forme particulière). Ce procédé venait en droite ligne de Steinberg, qui l’a utilisé à plusieurs reprises : notamment dans son célèbre Portrait de famille publié en couverture du New Yorker le 23 novembre 1968, et déjà, une quinzaine d’années plus tôt, dans un dessin que l’on peut voir au Centre Pompidou, réunissant quatre personnages dont un est en couleur, un second au lavis, et les deux autres en grisaille plus ou moins estompée.

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Sans titre (Hard and soft figures), ca. 1952

Art Spiegelman, quant à lui, découvrit Steinberg enfant, en feuilletant le New Yorker chez le dentiste. Il comprit à l’époque que cet artiste était plus proche d’un Paul Klee, d’un Max Ernst, d’un Picasso ou d’un Matisse que des comics qui lui étaient familiers. Mais il sut se souvenir de lui quand il produisit ses bandes dessinées underground avant-gardistes (celles qui furent plus tard rassemblées dans le recueil Breakdowns). Et il marcha sur ses traces en concevant à son tour pas loin de quarante couvertures à ce jour pour le New Yorker – où sa femme Françoise Mouly, directrice artistique depuis 1993 du célèbre magazine, a été l’éditrice de Steinberg à la fin de sa carrière [1]

Dans l’œuvre de Steinberg, ce ne sont pas les dimensions parodique, sociologique, politique ou autobiographique qui retiennent prioritairement mon attention, mais la dimension réflexive, que résume à merveille cette déclaration : « Ce que je dessine, c’est le dessin, le dessin dérive du dessin. Ma ligne veut sans arrêt rappeler qu’elle est faite d’encre. » Steinberg peut être considéré comme le saint patron de tous les dessinateurs qui ont approché leur activité comme un métalangage.

Le Centre Pompidou montre un dessin de 1960 sobrement intitulé Cube, dans lequel un cube tracé à la règle comme dans une épure d’architecte rêve à une autre incarnation graphique, plus libre, plus sauvage. Ce que n’indique pas l’exposition, c’est que ce dessin avait originellement été conçu avec son jumeau, dans lequel le rêve du cube s’orientait en sens inverse, du « corps » libre vers un corps géométrique [2] De même, la couverture du New Yorker du 25 mai 1963 montre une lettre E qui se rêve tracée dans une autre police de caractères, plus fine, plus élégante.
Ainsi, chez Steinberg, chaque dessin peut se rêver autre.
Peut-être en va-t-il de même pour ces héros de BD passés de main en main (cf. mon billet précédent). Et s’ils avaient rêvé leurs réinterprétations graphiques avant de les connaître ?

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13.02
J’ai exprimé en maintes occasions mon hostilité au principe de la reprise d’un personnage, après la mort ou la défection de son créateur, par un nouvel auteur ou une nouvelle équipe. Par exemple dans La Bande dessinée au tournant (Les Impressions nouvelles, 2017), où j’écrivais, page 26 : « Une œuvre se trouve ainsi métamorphosée en marque, une série en filon. La reprise n’est qu’un symptôme du mercantilisme ambiant », et citais un précédent article sur le sujet : « Je ne dis pas que les auteurs sont sans talent et je vois bien tous les efforts qu’ils font pour ressembler à l’original. Mais justement, je ne vois que cela : une dérisoire volonté de mimétisme, dans lequel leur talent propre s’abîme, et qui ne produit, au final, qu’un ersatz sans nécessité. » Mais il faut croire que toute règle souffre des exceptions. La reprise la plus formidable qui nous ait été donnée à lire ces dernières années est celle de Spirou par Emile Bravo, qui, justement, est très éloignée de tout mimétisme et constitue une véritable réinvention.
Je lui consacre une étude détaillée qui vient d’être mise en ligne sur ce site même. Voici le lien : article 76.

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9.02
En 2021, 55 % des bandes dessinées vendues en France ont été des mangas (contre 42 % en 2020). Ce chiffre, qui provient de l’enquête annuelle de GFK récemment publiée, a suscité étonnamment peu de commentaires, du moins dans les médias traditionnels (je me tiens à distance des réseaux sociaux). On l’a expliqué par les effets de la crise sanitaire et on a préféré retenir la bonne santé générale affichée par le marché de la BD, toutes catégories confondues.
(Puisque je parle de catégories, je ferai ici une incidente pour dire combien celles retenues par GFK me semblent baroques. Ainsi, la production francophone se trouve divisée en deux sous-ensembles : la BD jeunesse et la BD de genre. On voit tout de suite que les critères ne sont pas du même ordre : on peut opposer une BD jeunesse à une BD adulte, éventuellement à une BD « tous publics », mais la notion de BD de genre, elle, renvoie implicitement à certains contenus, qui sont ici battus en brèche puisque, aux côtés du polar, de la SF ou du « documentaire », GFK y verse les romans graphiques, dont on pourrait aisément montrer que, pour une large part, ils se caractérisent justement comme un dépassement de la BD de genre, ou effectuent un pas de côté.)

On sait que la géographie de la traduction est très inégalitaire. La France est beaucoup plus curieuse de la création étrangère que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Les traductions n’y comptent que pour 3 % de la production éditoriale (tous types de livres confondus), alors qu’elle est chez nous de 18 % (cf. « Des échanges inégaux : géographie de la traduction à l’heure de la mondialisation », sur le site de la SGDL). Mais que, dans un secteur donné – en l’occurrence : la bande dessinée –, le taux de pénétration de la production d’un seul pays étranger atteigne plus de 50 %, c’est certainement un phénomène jamais constaté, qui témoigne d’une véritable emprise.
Quand la part du manga sur notre marché atteignait 30 %, il y avait un certain nombre de voix pour s’en émouvoir. A cette époque pas si lointaine, le manga s’attirait encore des critiques, principalement en raison de ses contenus sexuels et/ou violents. Il semble n’avoir plus aucun contempteur aujourd’hui, être jugé inoffensif et jouir d’une légitimité naturelle qui ne fait plus question.
Néanmoins, on pourrait invoquer ici la protection de l’exception culturelle française. N’est-ce pas en son nom que l’on protestait, voici quelques années, contre l’hégémonie de l’industrie hollywoodienne du 7e art ? Or la part de marché des films américains dans la fréquentation des cinémas en France est d’environ 40 % (chiffre 2020 ; source : CNC)
Si la domination désormais écrasante du manga ne fait se lever aucun bouclier, c’est parce qu’elle ne paraît pas être une menace pour la création française, qui se porte bien, elle aussi. Il n’y a jamais eu autant d’éditeurs, autant d’auteurs, autant de lecteurs. On n’ignore plus, pourtant, la précarité de beaucoup de ceux qui font profession de créer de la littérature dessinée..

Il ne se trouve même pas grand monde pour s’étonner qu’en sens inverse, la bande dessinée de langue française soit si peu traduite au Japon. En août 2019, le site ActuaBD diffusait une photo montrant, côte à côte sur la table d’une librairie de Tokyo, les éditions locales de L’Arabe du futur et de Lastman. Le journaliste se risquait à espérer que les choses, peut-être, commençaient à bouger. Je n’ai pas trouvé de données précises et récentes sur la pénétration de la BD française sur le marché japonais, mais il est certain qu’elle reste des plus marginales.
Je me souviens avoir reçu, il y a une quinzaine d’années sans doute, au titre de mes fonctions à la Cité de la bande dessinée, une petite délégation japonaise qui comprenait des fonctionnaires ainsi qu’au moins un éditeur et un universitaire. J’avais cru naïvement que l’objet de notre rencontre serait de travailler à des échanges culturels. Mais en fait l’unique question que nos visiteurs entendaient poser était celle-ci : « Dites-nous ce que nous pourrions faire pour donner plus de visibilité et d’attractivité au manga dans votre pays ? » Il me paraissait, moi, que le manga s’y débrouillait déjà mieux que bien, et que cette opération de soft power n’était plus vraiment nécessaire. Mes interlocuteurs avaient affiché la plus grande perplexité quand j’avais osé aborder la question de la réciprocité qui, visiblement, ne les avait jamais effleurée et leur semblait parfaitement déplacée.

Que l’on ne se méprenne pas. Je ne suis pas en train d’appeler à l’instauration de je ne sais quelle mesure visant à réduire la place des mangas dans les lectures de notre jeunesse. Je veux simplement faire état d’une double perplexité.
1° Je ne vois pas que quiconque s’étonne de la situation que nous connaissons désormais. Elle est pourtant d’autant plus inattendue que le manga n’a pas trouvé devant lui une industrie de la BD locale en position de faiblesse, mais qu’il a dû, tout au contraire, s’imposer sur un marché dynamique et dans un pays qui s’enorgueillit d’être lui-même l’un des leaders mondiaux dans le champ du neuvième art.
2° Je ne vois pas non plus que l’on interroge beaucoup les ressorts de la fascination qu’exercent les mangas. On disait naguère que leur succès s’expliquait largement par un phénomène générationnel : il s’agissait de s’opposer aux parents en adoptant pour soi une culture différente, à laquelle ils ne comprenaient rien ou qui, même, suscitait leur réprobation. Mais trente ans se sont écoulés depuis que la France a découvert Akira et Dragon Ball. Nous passons donc à la génération suivante, et il y a aujourd’hui des jeunes lecteurs de mangas dont les parents en lisaient déjà. De sorte que cette explication ne tient plus. La lecture des mangas est en train de devenir une forme de loisirs transgénérationnelle.
On observe bien, dans une part toujours croissante de la jeunesse française, une préférence marquée pour une bande dessinée relevant d’une culture d’adoption dans laquelle, paradoxalement, ils semblent mieux se reconnaître. Dans cette affaire, le format des livres, leur prix, l’efficacité du marketing éditorial et les déclinaisons transmédiatiques des œuvres sont autant d’éléments de réponse. Mais je ne crois pas qu’ils suffisent à dissiper complètement mon étonnement. D’autant que, si le coefficient de japonité des mangas semble être en soi un fort élément d’attractivité, donnant raison à la politique de Cool Japan, leur emprise sur notre culture se renforce dans un moment où le Japon est en perte de vitesse économique, vieillissant et, tous ceux qui s’y rendent régulièrement en témoignent, en train de se refermer sur lui-même.

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5.02
Si les créateurs de bande dessinée de premier plan bénéficient tous d’une notoriété internationale, le travail des critiques, historiens et/ou théoriciens franchit plus rarement les frontières. C’est pourquoi le nom de Ron Goulart, qui nous a quittés le 14 janvier, à l’âge de 89 ans, est à peu près inconnu en France. Je ne me souviens pas que l’homme soit jamais venu à Angoulême et, pour ma part, je n’ai jamais eu l’occasion de le croiser. Au terme d’une carrière entamée dans les journaux universitaires et les fanzines, il laisse une œuvre considérable : on estime à 180 environ le nombre de livres portant sa signature.
Il s’agit, pour une partie, d’ouvrages de fiction : des romans originaux (dont, au tournant des années 2000, une série en six volumes ayant pour protagoniste Groucho Marx), et des novellisations de séries comme Flash Gordon, The Phantom ou Vampirella. Goulart avait été l’un des nègres dissimulés derrière le nom de plume collectif de Kenneth Robeson, prolifique auteur de pulps.
Une demi-douzaine de ses romans ont été traduits en France, chez Marabout, OPTA, aux Presses de la Cité et dans la « Série noire » de Gallimard, mais la plus récente de ces traductions remonte à 1991.

Eminent spécialiste de la science-fiction et de la bande dessinée, Ron Goulart avait à son actif quantité d’articles dans les colonnes du Comics Journal et d’autres magazines spécialisés, et de nombreux livres de référence, le plus souvent à caractère encyclopédique – je citerai seulement The Adventurous Decade : Comic Strips in the Thirties (1975), The Great Comic Book Artists (1986), The Funnies : 100 Years of American Comic Strips (1995) et Comic Book Culture : An Illustrated History (2000) – ainsi que des monographies sur Jack Cole et Alex Raymond.

Cette figure incontournable de la culture populaire américaine était enfin scénariste, pour la télévision et pour les comics (on lui doit par exemple le strip Star Hawks, dessiné par Gil Kane). Gary Groth, qui fut son éditeur, souligne que Goulart n’appartenait pas au monde universitaire et que, à l’instar d’un Bill Blackbeard ou d’un Rick Marschall, il s’était forgé seul, en pionnier et en autodidacte, la culture qui allait faire de lui un expert respecté.
Salut à toi, confrère !

(J’emprunte la plupart des données factuelles de ce billet à l’article nécrologique de Michael Dean posté sur le site du Comics Journal le 21 janvier.)

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2.02
J’ai signalé ici l’intrusion du manga dans la littérature, avec Le Grand Rire des hommes assis au bord du monde, de Philip Weiss (voir ma note du 16 novembre dernier). Eh bien, 2021 aura également vu l’intrusion de la bande dessinée dans un livre de philosophie, avec Machines insurrectionnelles, de Dominique Lestel (Fayard), sorti en mars. L’ouvrage comprenait en effet plus de 250 dessins de Killoffer, qui, regroupés en planches de six cases, formaient des « intermèdes » parasitant le texte (pour reprendre le terme de Lestel lui-même).
Les éditions Casterman viennent de publier ces planches pour elles-mêmes, abstraites de leur contexte d’origine, sous le titre Killoffer en chair et en fer. Et en effet elles composent un album qui se tient parfaitement tout seul.

Sous-titré Une théorie post-biologique du vivant, le livre de Lestel plaide, nous disait son éditeur, « pour que la robotique autonome ne soit plus pensée dans un cadre purement instrumental mais entre dans un espace existentiel, telle que nous la vivons chaque jour, nous engageant dès lors sur la voie d’une révolution ontologique. »
Plus concrètement, Philosophie Magazine expliquait, dans la présentation qu’il lui a consacrée, que l’ouvrage décrit le développement de « machines qui manifestent "une forme d’initiative dans ce qu’[elles] font", et sont "dotée[s] d’une perception du monde et de capacités d’agir sur ce monde". Des intelligences artificielles qui, enchâssées dans des corps électroniques, se mettent à explorer et façonner le monde à leur façon, sans notre intervention. »
Je n’ai pas lu l’essai philosophique, je ne connais que la BD. Mais je saisis toute la malice de Killoffer qui, pour accomplir le vœu de Lestel appelant à faire une place à la « vie robotique » à côté de la « vie biologique », a eu l’idée, d’une simplicité lumineuse, d’un appartement habité en colocation par un humain et un robot (dans un monde où, par ailleurs, chaque humain est suivi comme son ombre, dès qu’il sort, par son drone personnel).

L’humain, c’est Killoffer lui-même, évidemment, depuis longtemps son meilleur personnage. On le retrouve ici tel qu’on le connaît (voir 676 apparitions de Killoffer et Killoffer tel qu’en lui-même enfin), buvant, fumant, sniffant de la cocaïne, prompt à tous les excès et peu soucieux de son apparence : il déambule, dans l’intimité, le plus souvent vêtu d’un simple tee-shirt, le sexe apparent. Il ne pousse certes pas la complaisance dans le spectacle de son auto-déchéance aussi loin que dans 676 apparitions, qui relève de la martyrologie, mais il a les traits plus bouffis et la silhouette plus enrobée.
C’est donc un personnage de chair, superlativement humain, auquel s’oppose dialectiquement, en un contrepoint comique, son colocataire de robot, lisse et imperturbable. Les rôles semblent bien partagés, mais la frontière entre les deux ontologies devient très vite poreuse, en particulier quand Killoffer fait poser le robot et dessine son portrait (dont l’intéressé se montrera charmé), l’élevant ainsi à la dignité d’individu unique. Et la fin du récit ménage une inversion savoureuse, dont je me garderai de « divulgâcher » la nature.

Le récit se déroulant de façon muette, sans aucun recours au texte (un mode narratif que Killoffer affectionne et maîtrise parfaitement), humain et robot se trouvent mis à égalité dans la privation de langage, leur communication étant exclusivement gestuelle.
Si certaines séquences paraissent moins nécessaires, l’artiste a, dans l’ensemble, brillamment relevé la gageure d’une comédie aux accents inédits et qui donne à réfléchir sur l’avenir qui nous attend.

Notes

[1Cf. « Saul Steinberg : On the Hyphen Between High and Low », en ligne depuis le 20 juillet 2018 sur le site du NY : https://www.newyorker.com/culture/culture-desk/saul-steinberg-on-the-hyphen-between-high-and-low

[2Cette version-là est reproduite dans le volume consacré à Saul Steinberg dans la collection « Poche illustrateur », Delpire, 2008, p. 25.

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