Mai 1998 © Thierry Groensteen
L’une des affirmations que j’aime à répéter, s’agissant de la bande dessinée, est que tout un chacun peut en créer une sur un coin de sa table de cuisine. Pour se lancer dans cette entreprise, il suffit en effet de se munir d’une feuille de papier et d’un crayon. Par la légèreté et la modicité des moyens techniques et financiers qu’elle met en œuvre, la création d’une bande dessinée s’apparente à la création littéraire. Inventeur de la BD dans les années 1830, Rodolphe Töpffer (1799-1846) suggérait déjà cette parenté lorsqu’il écrivait, en ouverture de son Essai de physiognomonie : " L’on peut écrire des histoires avec des chapitres, des lignes, des mots : c’est de la littérature proprement dite. L’on peut écrire des histoires avec des successions de scènes représentées graphiquement : c’est de la littérature en estampes ". Et le précurseur genevois ajoutait malicieusement : " L’on peut aussi ne faire ni l’un ni l’autre, et c’est quelquefois le mieux ".
Il reste que l’on ferait un contresens en assimilant la bande dessinée à un genre littéraire ou paralittéraire, alors qu’elle appartient également de plein droit à la sphère des arts visuels. Sans doute, ses caractéristiques sémiotiques sont essentiellement différentes de celles du cinéma, l’autre grande forme du " récit en images " . La bande dessinée ignore en effet le son et le mouvement ; ses images ne sont pas des empreintes mais des artefacts graphiques ; et, au lieu qu’elles se succédent à l’intérieur d’un cadre unique, elles s’offrent au regard, page après page, en situation de coprésence spatiale, au sein d’un " multicadre " (le terme est d’Henri Van Lier). Mais si, en conséquence, la mise en page est à la bande dessinée à peu près l’équivalent du montage au cinéma, les notions de scénario, de découpage et de cadrage, notamment, sont partagées par le 7e et le 9e arts, ce qui témoigne suffisamment d’une certaine technicité commune.
C’est justement sous l’aspect technique, ou, pour mieux dire : technologique, que la bande dessinée joue une partition tout à fait singulière dans le concert des médias et des arts visuels. De la première image de Nicéphore Niepce, en 1826, jusqu’au cinématographe des frères Lumière, la liste est longue des inventions qui ont permis l’animation des images : l’animatographe, le phénakistiscope, le bioscope, le praxinoscope, la chronophotographie, le mutoscope et le phantascope, pour n’en citer que quelques-unes. C’est encore au progrès technologique que le cinéma dut de devenir parlant et en couleurs, comme c’est à lui que nous devons la télévision, le signal vidéo, le satellite et le cable, l’holographie et l’imagerie numérique. Bref, l’histoire moderne de l’image est celle d’une technologie de plus en plus sophistiquée, d’un progrès marqué par d’incessantes ruptures.
La bande dessinée ne participe guère à cette course à l’innovation. Elle est demeurée, pour l’essentiel, un artisanat ne mobilisant que des moyens pauvres, ceux-là mêmes qui appartiennent à la tradition séculaire des arts graphiques. Face à sa table à dessin, le créateur d’aujourd’hui travaille dans des conditions très semblables à celles que connaissait Rodolphe Töpffer, qui était le contemporain de Niepce ! C’est pourquoi il est remarquable que ce médium, alors même que sa légitimation culturelle ne semble toujours pas véritablement acquise, ait survécu à toutes les formes nouvelles et successives du spectacle audiovisuel, et continue de nous étonner par sa vitalité. Aussi n’accorderais-je pas foi, pour ma part, à la sombre prédiction de Régis Debray, selon qui " la BD (étant) un art visuel surgi à la pointe avancée de la graphosphère, (…) il y a lieu de craindre que la vidéosphère ne l’embaume noblement en l’envoyant rejoindre peinture et sculpture dans les graves sanctuaires de la respectabilité esthétique ".
Depuis quatre ou cinq ans, la mise en couleurs des bandes dessinées, traditionnellement effectuée sur papier et à la main, est de plus en plus souvent réalisée sur écran. Mais si la palette graphique tend à remplacer les encres, l’aquarelle et la gouache, ce saut technologique ne marque un progrès que dans la mesure où il permet un gain de temps appréciable dans l’exécution. Il ne paraît pas de nature à modifier la définition du médium, il ne bouleverse pas son langage.
En ce qui concerne l’impression des bandes dessinées, on observe la même remarquable continuité. Les albums de Töpffer étaient lithographiés ; ceux qui sont aujourd’hui signés Moebius, Bilal ou Bretécher sont imprimés en offset, et l’on sait que l’offset est précisément la version moderne, industrielle, de la lithographie.
Je parle ici de l’album, plutôt que de la presse, parce que c’est le livre, en effet, qui est aujourd’hui le support prépondérant de la bande dessinée. A cet égard, un survol à haute altitude de l’histoire du médium permet de redresser nombre d’idées reçues. Au XIXe siècle, la bande dessinée s’adressait aux adultes des classes aisées ; produit de librairie, elle avait bénéficié d’abord de la vogue du livre illustré sous le Romantisme. Dans les premières années de notre siècle, elle change à la fois de public et de support ; la voici, pour longtemps, cantonnée dans les pages de la presse enfantine, ces fameux " illustrés " qui devaient s’attirer la réprobation des éducateurs et des bien-pensants de tous bords. La reconquête du public adulte passera d’abord par un troisième support : la presse quotidienne. C’est dans France Soir ou dans l’Humanité que nos parents, dans les années cinquante, pouvaient sans honte retrouver le plaisir de la narration figurative. Puis vinrent la révolution des années Pilote, l’affirmation d’une " nouvelle presse " illustrée destinée aux adultes et, corrélativement, la multiplication du nombre d’albums édités, la croissance du marché s’appuyant sur la mise en place d’un réseau de librairies spécialisées.
Ainsi s’est refermée une longue parenthèse historique, pendant laquelle la BD fut réservée aux enfants et plus souvent mise à l’index, en vertu de considérations éducatives et moralisatrices, qu’étudiée avec objectivité — parenthèse à l’origine de bien des malentendus sur la nature même du médium. Depuis le début des années 1980, la bande dessinée est à peu près redevenue ce qu’elle était à l’origine : un produit de librairie plutôt qu’un phénomène de presse, avec un public composé majoritairement d’adultes. A cette différence près, qui n’est pas rien : la production est devenue pléthorique, et la diffusion beaucoup plus massive. Le nombre d’albums publiés annuellement en langue française s’établit aux alentours de 600 ; une poignée d’entre eux connaissent des ventes de plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Une série à succès (par exemple XIII, le thriller de Van Hamme et Vance) s’augmente d’un nouveau titre par an, qui chaque fois réalise des ventes comparables à celles du Prix Goncourt de l’année.
Naturellement, toute bande dessinée n’est pas vouée à cette diffusion de masse. Le renouveau de la création s’incarne, depuis le début des années 1990, dans la production de petites structures éditoriales indépendantes telles que L’Association, Amok ou Cornelius. Les tirages des livres édités sous ces labels ne dépassent pas 2.000 exemplaires. Or, c’est là qu’on trouve les auteurs les plus prometteurs de la nouvelle génération : Jean-Christophe Menu, David B, Blutch, Yvan Alagbé, Joann Sfar, Vincent Vanoli ou encore Aristophane, pour ne citer que ceux-là. Certains d’entre eux commencent à se voir entrouvrir la porte des grands éditeurs mais, introduits au sein de catalogues qui ne connaissent d’autres lois que celles du commerce, ils y font essentiellement figures d’alibis ou de cautions artistiques.
Entre les séries de grande consommation, désormais principalement vendues dans les hypermarchés, et ce petit secteur qui s’apparente à la littérature de recherche ou au cinéma d’art et essai, il semble que la bande dessinée soit, pour l’heure, condamnée à faire le grand écart. Cette situation est d’ailleurs douloureusement vécue par nombre de dessinateurs. Recrutés par Dargaud, Casterman ou Glénat, ils rêvent de succès populaires mais les concessions qu’ils acceptent (par exemple le mariage plus ou moins imposé avec un scénariste maison) ne leur garantissent rien de tel : hormis le petit nombre des bestsellers hors catégorie, les tirages moyens sont faibles et la concurrence rude, si bien que nombre de " produits " calibrés pour plaire au plus grand nombre sont rapidement victimes de la sanction économique. Pour survivre, le dessinateur monnaye son talent ailleurs, dans l’illustration de presse ou, hypothèse beaucoup plus rentable, dans la publicité.
Il y a un paradoxe de la bande dessinée française : bien que gouvernée par l’idéologie du marketing et de la diffusion de masse, elle s’est coupée de son assise populaire en privilégiant un support élitiste et coûteux : celui de l’album en couleurs, bien imprimé sur du beau papier, dans un grand format et sous une couverture cartonnée. En comparaison des fumetti italiens (qui sont des fascicules de gare), des comic books américains ou encore des mangas japonais — qui offrent 300 pages de lecture pour le prix d’une tasse de café — l’album " à la française " apparaît comme un produit de luxe et constitue une exception culturelle. De nombreuses enquêtes confirment que, dans notre pays, les lecteurs de bande dessinée jouissent généralement d’une certaine aisance financière et sont de gros consommateurs de biens culturels de toutes sortes.
Sans doute, ce soin accordé au support n’est pas étranger au fait que la bande dessinée jouisse, en France, d’une plus grande considération que dans la plupart des autres pays, où son aspect extérieur médiocre la disqualifie par avance. Dans le même temps, il exerce probablement une influence inconsciente sur l’esthétique même des œuvres, incitant les auteurs à se mettre au diapason du contenant en cultivant une esthétique académique, voire pompier, en pratiquant un dessin illustratif, léché, bien fait, fignolé dans les moindres détails, plutôt qu’un dessin-écriture, spontané, expressif et jaillissant.
" Dieu préserve qu’on aille refroidir par de la correction hors de place ce qui doit être servi chaud et salé ! ", s’écriait Töpffer, farouche partisan de la spontanéité graphique. Quelques-uns des jeunes auteurs de bande dessinée parmi les plus prometteurs semblent avoir à cœur de retrouver cette vérité et cette pertinence du médium. Aux noms que j’ai cités tout à l’heure peuvent ici s’ajouter ceux de Lewis Trondheim et de Nicolas de Crécy, respectivement créateurs de Lapinot et de Léon la Came.
La bande dessinée, qui a accumulé en plus d’un siècle et demi un patrimoine d’une richesse méconnue et d’une diversité sous-estimée, ne mérite pas seulement d’être étudiée pour elle-même — ce qu’elle n’est guère à ce jour, ni à l’université ni au CNRS. Son langage, fondé sur l’étalement des images au sein d’un multicadre, sur la monstration panoptique d’une succession de moments narratifs et sur la lecture en réseau d’énoncés iconiques et linguistiques coordonnés, présente des traits spécifiques qui devraient, le jour où on les prendra réellement en compte, renouveler la théorie et la pédagogie de l’image. On a pris l’habitude d’opposer l’image fixe unique (le tableau, l’illustration, la photo) à l’image animée, en oubliant le plus souvent le vaste territoire des images fixes séquentielles. Sur des questions aussi diverses que la topologie, les fonctions du cadre ou la description, ces images-là, celles de la bande dessinée, auraient encore bien des secrets à nous livrer.
Texte paru dans Laurent Gervereau (dir.), Peut-on apprendre à voir ?, Paris, ENSBA, 1999, p. 140-144.