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Introduction

Comparées à leurs cousines des États-Unis, les bandes dessinées françaises ont ce double avantage de ne pas être désignées par une appellation réductrice ni pénalisées par un support peu fait pour s’attirer une quelconque considération. En effet, le terme comics laisse indûment entendre que la bande dessinée serait humoristique par essence, et le fascicule connu sous le nom de comic book est traditionnellement caractérisé par sa faible pagination, son dos piqué et une qualité d’impression médiocre. En regard, l’album cartonné couleur à la française apparaît comme un objet relativement luxueux (et onéreux) qui vaut à l’œuvre de bande dessinée une place dans les bibliothèques, en fait un objet de cadeau, un bien qui peut se transmettre d’une génération à l’autre.

Ces considérations positives doivent toutefois être immédiatement nuancées. D’abord, parce que l’appellation de bande dessinée, qui mit si longtemps à s’imposer dans l’usage [1], est presque systématiquement abrégée en « BD » (bédé), sorte d’onomatopée à la consonance quelque peu infantilisante. Ensuite, parce que l’album tel que nous le connaissons n’est pas exempt de reproches. Son prix, d’abord, est de nature à décourager les personnes à faible pouvoir d’achat, les jeunes notamment. Je reparlerai au chapitre suivant de sa présentation trop souvent standardisée, indifférenciée, qui renseigne insuffisamment sur son contenu et sur le public visé. Enfin, le terme d’album est également en vigueur dans la littérature pour la jeunesse, et la couverture classiquement cartonnée des ouvrages de bande dessinée les éloigne des standards littéraires pour aller dans le sens d’une assimilation aux livres d’enfants.

Un Jean-Christophe Menu, chef de file de la bande dessinée alternative, mène combat depuis des années contre le terme « BD », qu’il récuse, et a aussi exprimé son hostilité au concept d’album. A la tête de la maison d’édition L’Association, il a pris la liberté de rebaptiser le prix reçu au festival d’Angoulême pour l’œuvre de Marjane Satrapi Persepolis, et communiqué sur le meilleur « livre de bandes dessinées de l’année ». La promotion de la catégorie du « roman graphique » montre bien que l’album traditionnel, nonobstant cet aspect chic qui semble une revendication de prestige symbolique, manque l’essentiel, puisqu’il a fallu inventer une autre appellation pour discriminer certaines œuvres censément caractérisées par une ambition supérieure ou du moins différente [2].

Le fait est là : au contraire de la Grande Culture, qui suscite une attitude de révérence a priori, la bande dessinée suscite plutôt, quant à elle, une forme de condescendance. On ne lui a jamais attaché le prestige dont bénéficie, en France peut-être encore plus qu’ailleurs [3], le livre (prestige aujourd’hui bien entamé, certes, si tant est qu’il en reste même quelque chose).
Il faut rappeler cette évidence que le véritable lieu de la bande dessinée est pourtant le livre, le support imprimé. Il n’y a que là qu’elle se donne dans sa vérité. Dès qu’ils migrent (vers l’écran, ou sur des produits dérivés), ses personnages sont affectés d’une perte d’origine et, surtout, de pertinence.

(Remarquons en passant que, si elle n’a pas la légitimité historique de la littérature, la bande dessinée n’a pas non plus l’aura mythique du cinéma. Les « acteurs » de papier n’ont pas de vie privée en dehors de leurs prestations dans les pages dessinées. Quant aux dessinateurs, ils passent l’essentiel de leur vie enchaînés à leur table de travail. Tout cela manque singulièrement de glamour et de piquant. La chaîne cryptée Canal +, qui promeut une culture jeune et censément décalée où, croirait-on, la bande dessinée aurait toute sa place, ne s’y est pas trompée : les dessinateurs ne sont qu’exceptionnellement accueillis dans ses émissions de plateau. Sauf rares exceptions, ils n’y sont pas considérés comme de bons « clients ». Le projet d’un magazine people consacré au microcosme professionnel de la bande dessinée – je fais référence à Bandes Dessinées Magazine, publié par les éditions Soleil depuis juin 2004, puis abandonné fin 2005 – était, à cet égard, frappé d’un handicap rédhibitoire, et n’a pu s’imposer.)

Je voudrais tenter, dans les pages qui suivent, d’analyser les raisons de fond pour lesquelles le capital symbolique de la bande dessinée est aussi faible. Pourquoi, dans les hiérarchies culturelles de presque toutes les sociétés, la bande dessinée est située à un étage inférieur de l’art et de l’imaginaire. Dans son livre Principes des littératures dessinées [4], Harry Morgan donne maints exemples saisissants de la haine qu’a inspirée la bande dessinée à certains de ses adversaires et des fantasmes qu’ont pu entretenir les éducateurs et les censeurs à son endroit, mais il n’explique pas l’origine d’où procèdent cette haine et ces fantasmes, leurs raisons profondes. Si l’on veut tenter de les retrouver, il faut remonter plus haut dans les présupposés sur lesquels repose notre héritage culturel.

Selon moi, la bande dessinée est perçue comme ontologiquement dévaluée parce qu’elle pâtit d’un quintuple handicap symbolique. 1° Elle serait un genre bâtard, le résultat d’un métissage scandaleux entre le texte et l’image. 2° Elle peut bien feindre désormais de s’adresser aux adultes, elle ne leur proposerait en vérité rien d’autre que de prolonger leur enfance, ou d’y retomber, son « message » étant intrinsèquement infantile. 3° Elle aurait partie liée avec une branche vile et dégradée des arts visuels : la caricature. 4° Elle n’aurait pas su ou voulu épouser le mouvement de l’histoire des autres arts au cours du XXe siècle. 5° Les images qu’elles produit seraient indignes de respect et d’attention, du fait de leur multiplicité et de leur petit format.

Sans doute, les préventions contre la bande dessinée ne se réduisent pas à ces cinq motifs d’inculpation. Mais, tout bien pesé, il est permis de penser que ces accusations-là sont à la base de toutes les autres. Quand bien même elles ne sont pas toujours explicitement formulées, elles informent et orientent l’opinion des arbitres culturels, supposés détenteurs de la légitimité en matière de jugement artistique. Elles reposent sur des présupposés largement partagés, qui font le lit des opinions en matière d’art et, quoique demeurant souvent confuses dans l’esprit même de ceux qui se fondent sur elles, elles constituent un suffisant faisceau de présomptions pour qu’une condamnation du média puisse être prononcée en bloc, sans instruction plus poussée du dossier.

Notes

[1En 1940, Hergé ne sait toujours pas comment se nomme la forme artistique dont il a fait son métier. Songeant à adapter les 1001 Nuits, les Contes de Perrault et les Fables de La Fontaine, il décrit son projet à un correspondant dans les termes suivants : ce seront « des séries de dessins avec texte dans la bouche des personnages ». Ce vide terminologique est très révélateur du silence critique qui accompagne la bande dessinée à cette époque.

[2Pour une analyse plus précise du « moule de l’Album-standard 48 pages cartonné couleurs » et des tentatives visant à le dépasser, lire Jean-Christophe Menu, Plates-bandes, L’Association, « Eprouvette », 2005, p. 25-31.

[3Cf. Pierre Lepape, Le Pays de la littérature, Seuil, « Fiction & Cie », 2003.

[4Harry Morgan, Principes des littératures dessinées, Angoulême, L’An 2, « Essais », 2003.

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