Près de huit cents ans après la grande époque des manuscrits enluminés, la rencontre du texte et de l’image sur une même page de livre continue d’être perçue par certains comme une alliance contre nature.
L’imputation de bâtardise avait servi en son temps à déconsidérer le roman, ce genre informe où l’on trouve de la narration, de la description, du dialogue, de la pensée, etc. Le roman n’en est pas moins devenu, depuis le XIXe siècle, le genre littéraire dominant. Et que dire de l’opéra, qui combine l’écrit (le livret), le chant, la musique et les arts de la scène ? Au reste, le discours qui prévaut aujourd’hui, la doxa de notre temps, consiste à célébrer non seulement le métissage des cultures, mais les formes elles-mêmes métissées, les spectacles ou installations qui associent décor, musique, bruitage, vidéo, performance vivante, etc. C’est donc, quand on y songe, un singulier procès fait à la bande dessinée que de lui reprocher son impureté.
Un procès d’autant moins fondé qu’il méconnaît la spécificité fonctionnelle du texte dans l’économie d’un récit dessiné. J’ai montré ailleurs [1] que la collaboration de ces deux systèmes sémiotiques, l’un analogique, l’autre digital, ne pouvait être retenue comme critère fondateur du langage de la bande dessinée. Celle-ci n’est pas constitutionnellement polysémiotique, puisqu’il existe une riche tradition d’œuvres muettes, ne recourant aucunement au verbal, tradition que l’on peut faire remonter aux années 1860 et à l’école munichoise des Fliegende Blätter (Wilhelm Busch, Adolf Oberländer, Emil Reinicke…) et qui n’a jamais été aussi vivace que ces dernières années [2].
D’autre part, quand la bande dessinée use du texte, c’est principalement et souvent exclusivement sous une forme dialoguée – les répliques figurant dans les bulles – et ces échanges de paroles, lors même qu’ils nous parviennent par le canal de la vue, sont censés relever de l’oralité, non de l’écrit. Le texte enfermé dans la bulle n’a pas la prétention d’être un morceau de littérature ; dans la bande dessinée moderne, c’est tout simplement la transcription d’un énoncé proféré oralement dans une situation d’interlocution. L’image nous présente des personnages qui s’aiment, se combattent, voyagent, explorent, délirent ; parmi toutes les actions auxquelles ils se livrent, il en est une seule que l’image est incapable de prendre à son compte, c’est celle qui consiste à parler. Les paroles ne peuvent qu’être citées dans leur forme naturelle, qui est celle de la langue. Au cinéma, ces mêmes répliques seraient enregistrées sur la piste sonore et nous parviendraient par le canal de l’ouïe. En dépit de tout ce qui différencie par ailleurs les deux médias, dialogues de bandes dessinées et dialogues de films ont une activité qui est sensiblement la même et qui ne peut s’évaluer à la seule aune de la qualité littéraire [3].
Mais, comme l’avait justement relevé en son temps la sociologue Irène Pennacchioni [4], l’un des principaux griefs des adversaires de la bande dessinée était naguère le fait que celle-ci, en l’incluant à l’intérieur de l’image, paraissait réduire le texte « à des dimensions subalternes ». Voilà qui ne pouvait être toléré par tous ceux qui restaient attachés à une vision logocentriste de la culture. « L’emprise de l’image, son pouvoir d’égarement et de fascination annoncent le règne de la régression infantile et de la barbarie », écrivait encore Madame Pennacchioni. Le thème de la régression infantile nous occupera sous peu. Pour l’instant, retenons la suggestion selon laquelle la confrontation du texte et de l’image est mieux reçue si, en termes de proportions respectives, c’est le texte qui garde l’avantage – comme il est généralement de règle dans les livres illustrés. La bande dessinée franchit les limites admissibles parce qu’elle laisse l’image « avaler » le texte.
Ce reproche est aujourd’hui passé de mode et c’est tant mieux. Cependant, le vrai scandale, pour les lettrés et les puristes, réside en amont, dans l’idée même d’une collaboration entre le texte et l’image. Bien des citations pourraient ici être produites qui, même si elles ne visent pas directement la bande dessinée, n’en caractérisent pas moins le substrat culturel à partir duquel il peut être débattu de sa légitimité.
Voici par exemple ce qu’écrit l’un de nos écrivains les plus consacrés, Pascal Quignard : « Littérature et image sont immiscibles. (…) Ces deux expressions ne peuvent pas être juxtaposées. Jamais elles ne sont appréhendées ensemble… (…) Quand l’un est lisible, l’autre n’est pas vu. Quand l’un est visible, l’autre n’est pas lu. A quelque contiguïté qu’on s’efforce, ces deux media demeurent parallèles, et il faut dire que, pour l’éternité, ces mondes sont impénétrables l’un à l’autre. (…) Le lecteur et le spectateur ne seront jamais le même homme au même moment, penché en avant dans la même lumière, découvrant la même page [5]. »
Je le répète, Quignard ne songeait pas à la bande dessinée en écrivant ces lignes. Mais il est aisé de voir que celle-ci lui oppose un démenti formel. Pour tout lecteur de bande dessinée tant soit peu aguerri, le passage de la lecture à la vision est à ce point automatique, la fusion entre les deux modes de perception si intime, qu’il ne perçoit plus consciemment aucune différence entre les moments où il est lecteur et ceux où il est spectateur. Le lecteur de bande dessinée ne change pas de casquette à chaque pas ; les différentes composantes de l’œuvre qui absorbe son attention sont, dans le mouvement même de sa lecture-vision, complètement intégrées. Seuls des a priori dogmatiques et contre-intuitifs pourraient faire soutenir le contraire.
L’objection de Quignard n’en est pas moins profondément ancrée dans la culture occidentale. « Montrer et nommer ; figurer et dire ; reproduire et articuler ; imiter et signifier ; regarder et lire » : telles sont, selon Michel Foucault, « les plus vieilles oppositions de notre civilisation alphabétique [6] ». Peut-être l’auteur de L’Archéologie du savoir oublie-t-il un peu vite que chez les Grecs, le même mot, graphein, signifiait à la fois écrire et peindre. Mais il a raison en ceci, que notre culture alphabétique n’a pas tardé à devenir logocentrique, instaurant un lien de subordination entre la langue et les formes d’expression visuelle.
Les présupposés qui fondent cette hiérarchie apparaissent clairement dans les quelques lignes qui suivent, extraites d’un ouvrage didactique de Francis Vanoye sur le cinéma : « Les langages digitaux – caractérisés par leur complexité, leur sophistication, leur souplesse, leur abstraction, leur syntaxe élaborée – s’opposent aux langages analogiques – imprécis, ambigus, équivoques, impuissants à exprimer certains aspects logiques du discours (contradiction, alternative), riches en composantes émotionnelles et subjectives, dépourvus de syntaxe [7]. » Au palmarès des vertus cartésiennes, sans conteste possible, le verbe l’emporte haut la main sur l’image ! L’image nous trompe et nous trouble ; elle agit sur nos sens et soulève en nous des émotions ; la raison, elle, est du côté de l’écrit. Donc, la séparation des systèmes sémiotiques a pour corollaire la supériorité d’un seul sur tous les autres. Dès lors, la collaboration entre systèmes et le métissage des signes ne sont pas seulement problématiques, mais potentiellement scandaleux, en ce qu’ils portent atteinte à l’intégrité et à la souveraineté du texte roi.
Notre culture est pourtant la seule à connaître cette opposition et cette hiérarchie, qui doivent donc être relativisées. Par exemple, elles n’existent pas du tout en Chine et au Japon, où la notion de trait, exécuté au pinceau, unifie l’écriture et le dessin : éléments peints et signes calligraphiés sont tracés de la même main, avec le même instrument. Les peintres d’Extrême-Orient insèrent fréquemment des poèmes entiers dans leurs images [8].
Dans un ouvrage très stimulant, W.J.T. Mitchell, professeur à l’université de Chicago, a dénoncé l’hostilité de certains des plus grands intellectuels européens envers l’image. Il notait « l’anxiété de la philosophie du langage devant les représentations visuelles », citant l’« iconophobie » de Wittgenstein et les théories de l’Ecole de Francfort qui associaient le régime du visuel en soi avec les médias de masse et la menace d’une culture fasciste [9]. Mitchell rappelle que la tradition fait du langage l’attribut humain par excellence : l’homme est un « animal parlant ». Par opposition, le statut donné à l’image est celui d’un médium pour sous-humains, « pour le sauvage, l’animal “idiot”, l’enfant, la femme, les masses ». L’universitaire américain dénonce l’« utopie » de la pureté sémiotique et soutient que « l’interaction du texte et de l’image est constitutive de la représentation en tant que telle : tous les médias sont des médias mixtes, et toutes les représentations sont hétérogènes [10] ».
Il y a fort à parier que la civilisation occidentale est en passe de réviser ses conceptions concernant les rapports qu’entretiennent le texte et l’image. A l’heure du multimédia, l’opposition canonique n’est-elle pas battue en brèche ? L’homme des nouvelles technologies, auquel l’ordinateur transmet du texte, du son, des images fixes et des images animées, est soumis à une diversité des stimulations sensorielles sans précédent, et apprend dès le plus jeune âge à les coordonner.
Ainsi, l’objection théorique sera peut-être levée dans moins d’une génération. Mais, jusqu’à présent, les sémiologues, esthéticiens et autres intellectuels qui font profession de réfléchir à ces questions ont été presque unanimes et sont encore nombreux à soutenir que l’alliance entre le texte (d’autres disent : le récit) et l’image serait « contre nature ».
C’était, par exemple, le point de vue de Michel Melot, ancien conservateur du Département des Estampes à la Bibliothèque nationale, lorsqu’il pointait – parlant, cette fois, spécifiquement du cas de la bande dessinée – l’incompatibilité entre la force d’entraînement du récit (qu’il nomme « spectacle »), laquelle force pousse le lecteur à aller de l’avant, et l’arrêt que nécessite la contemplation de l’image [11]. Une version légèrement différente de cette problématique est apparue aussi sous la plume de Marthe Robert : « Quoi qu’on fasse, la lecture va vite, le spectacle prend du temps, il n’y a aucun moyen d’accorder leurs durées [12]]. » La vitesse est portée ici au crédit du texte, non du récit, et le terme « spectacle » désigne cette fois l’image.
On ne sache pas que les lecteurs de bande dessinée rencontrent la moindre difficulté à accorder ces durées réputées irréconciliables. La raison en est simple. L’idée selon laquelle comprendre une image et en jouir nécessite du temps est un lieu commun de l’Esthétique, ressassée par des auteurs ayant pour principal sinon unique objet d’étude la peinture. A supposer qu’elle en ait ailleurs, cette idée n’a aucune pertinence au regard de la bande dessinée ; elle ne s’applique pas à l’image multiple, à l’image narrative et séquentielle. Comme l’a très justement fait remarquer Vincent Amiel, le cinéma et la bande dessinée ont permis une émancipation de l’image en faisant accepter « qu’elle ne se suffise pas à elle-même, et trouve sa raison d’être dans le flux qui la porte [13] ». Dès lors, au lieu de se laisser engluer dans l’image, le lecteur glisse sur elle sitôt qu’il l’a lue, c’est-à-dire sitôt qu’il a porté au crédit de la séquence les informations pertinentes dont l’image est investie.
La première lecture, aiguillonnée par la curiosité (que se passe-t-il ensuite ? comment l’histoire finira-t-elle ?), est une lecture rapide, où l’image est consommée plutôt que vue. Mais lorsqu’il cède à cet empressement, le lecteur se réserve de revenir éventuellement à telles images qui l’ont frappé, dont la beauté, l’étrangeté, la complexité ou le caractère spectaculaire justifie d’une attention prolongée. La contemplation arrache alors l’image au continuum narratif et l’érige en objet de délectation. Les nombreuses sérigraphies réalisées à partir d’agrandissements de vignettes exemplifient ce processus d’autonomisation.
Le postulat théorique d’incompatibilité s’accompagne généralement d’une condamnation esthétique. Le mariage du texte et de l’image aurait pour conséquence inévitable de les dénaturer, de les affaiblir, et finalement de les discréditer tous deux. Pour illustrer cette suspicion, je citerai à nouveau quelques lignes sans appel de Michel Melot. Selon lui, le dessinateur de BD « fait de la littérature imagée plus que du dessin narratif. La production courante est affligeante sur ce point, et d’une monotonie qui fait douter qu’une solution soit possible. Ni la littérature, ni l’image, n’y trouvent leur compte, alors qu’aucun genre nouveau, original, ne s’en dégage. »
Laissons de côté pour l’instant le jugement de valeur qui s’exprime ici. La question de fond est maintenant celle-ci : par quelle étrange fatalité deux des formes les plus respectées de l’expression humaine, la littérature (modèle de tous les arts narratifs) et le dessin (fondement de tous les arts plastiques), seraient-elles irrémédiablement déchues et abâtardies l’une et l’autre dès l’instant où elles collaboreraient au sein d’un média mixte ?
La bande dessinée, tout comme le cinéma, autre forme mixte, attente à l’« idéologie de la pureté » qui domine les conceptions esthétiques de l’Occident, ayant été défendue successivement, bien avant que Clement Greenberg n’en fit son cheval de bataille, par Shaftesbury, Du Bos, Diderot, Quatremère de Quincy et Taine. Dans son Laocoon (1766), Lessing a donné sa forme canonique à l’opposition entre les arts plastiques et les arts qui se développent dans la durée (la poésie, mais aussi, en ce temps-là, la musique et la danse). Il invitait à bien distinguer entre deux types d’action visibles et « représentables » : les actions de nature progressive ont vocation à être décrites par le poète, les actions de nature permanente par le peintre.
La modernité n’a cessé de prôner l’approfondissement, par chacun des arts, de sa spécificité (jusqu’à ce que, ainsi que je l’ai noté plus haut, la postmodernité ne renverse ce dogme au profit de celui, tout aussi idéologique, du métissage généralisé). La musique, la littérature, la peinture ont été invitées à s’isoler dans leur domaine propre, ce qui les a conduites à éliminer ou à marginaliser la mélodie, le sujet, la figuration, la narration et la signification au profit d’un travail sur la forme et les matériaux constitutifs, censé conduire à la musique pure, la poésie pure, la peinture pure. Cette forme d’ascétisme a pu être diversement appréciée. Pour Christian Godin, cette « pureté » est un autre nom du vide, et l’esthétique moderne a repris à son compte « l’héritage des iconoclasmes ». Et le philosophe d’estimer qu’une bonne partie de l’art contemporain est venue s’échouer sur cette « aporie » de la pureté [14].
La bande dessinée, où texte et dessin sont assujettis à un même projet narratif, s’inscrivait évidemment en faux contre cette tendance dominante et ne pouvait dès lors que susciter dédain ou mépris chez les tenants de la culture officielle.
Selon Dominique Chateau, la photographie et le cinéma procèdent d’innovations technologiques si marquées que la question de la relation générique avec les pratiques antérieures ne s’est pas vraiment posée à eux [15]. Il est certain qu’en s’inscrivant dans l’économie du livre, sans mobiliser aucune technologie nouvelle, la bande dessinée prêtait davantage le flanc aux accusations de recueillir, en le dénaturant, l’héritage des formes nobles.
« Littérature imagée », écrivait Melot. Qu’est-ce à dire ? Selon toute probabilité, c’est ici l’ancienne prévention de Gustave Flaubert qui fait retour. Apprenant qu’on projetait de l’illustrer, l’auteur de Salammbô s’était écrié, on s’en souvient : « Comment, le premier imbécile venu irait dessiner ce que je me suis tué à ne pas montrer [16] ? » Au-delà du rapport supposé différent à la temporalité, ce qui est en jeu, c’est donc la capacité qu’a la littérature à suggérer cela même que l’image nous met bêtement sous le nez. Pourquoi réduire la puissance évocatrice d’un texte en donnant telle couleur au ciel, tel aspect aux lieux, tels traits aux personnages ? La question n’est pas neuve ; on fera remarquer qu’elle concerne, avec plus d’acuité encore, les adaptations cinématographiques, qui me condamnent à ne plus pouvoir rêver du prince Mychkine sans voir Gérard Philippe, ni d’Anna Karénine sans que s’interpose Greta Garbo (ou, pour les plus jeunes, Sophie Marceau).
Précisément, l’image dessinée n’a pas le même pouvoir illusionniste que l’image filmique. Incomplète, stylisée, immobile, elle ne saurait être confondue avec une présence réelle. Il appartient au lecteur de convertir ce visible en présence, d’animer et de compléter l’effigie en se projetant dans la fiction. Certains dessins sont de facture « réaliste » ; mais d’autres sont très rudimentaires, semblables à ces « petits bonhommes » esquissés sur les murs d’Herculanum ou de Pompéi, dont Töpffer disait : « J’en ai rencontré (…) qui, tout gauches et mal tracés qu’ils sont, reflètent vivement, à côté de l’intention imitative, l’intention de pensée… (…) En effet, pendant qu’on ne voit que des membres à peine reconnaissables considérés un à un, un visage fabuleux, une panse mal bâtie et deux quilles de jambes, on discerne néanmoins, et d’emblée, une intention voulue d’attitude, des traces non équivoques de vie ; des signes d’expression morale [17]… »
Representare signifie : rendre présent. Ce n’est pas par l’imitation fidèle du réel que l’image graphique y prétend, mais par son expressivité, c’est-à-dire sa capacité à suggérer la vie. La bande dessinée et le cinéma d’animation ont suffisamment montré qu’il suffit d’ajouter deux yeux et une bouche à n’importe quel objet pour en faire un personnage vivant, et que le public ne se formalise pas de voir une vache, une souris, un canard ou… une voiture mimer un comportement humain.
Réfléchissant au fait qu’un bâton ou n’importe quel objet « enfourchable » peut tenir lieu de cheval à un enfant, E.H. Gombrich dégageait la notion de substitut et suggérait qu’aux origines de l’art, le processus de substitution avait vraisemblablement précédé celui de copie du réel. L’historien d’art soulignait : « Pour qu’un bâton se transforme en un “dada” favori, deux conditions étaient nécessaires ; d’abord que sa forme permette de l’enfourcher, ensuite, et sans doute de façon décisive, qu’il y ait désir de chevaucher [18] ». De même, un dessin même grossier peut très efficacement se substituer à la réalité qu’il prétend « représenter », pourvu que mon désir l’anime et lui prête tout ce qui lui manque objectivement.
En dépit des apparences, nous ne nous sommes pas éloignés de Flaubert ni de Melot. Nous savons maintenant que mettre des illustrations sur de la littérature, ce n’est pas, comme le prétendent les hommes de Lettres, plaquer de l’explicite sur de l’évocateur ; c’est faire coexister deux ordres de suggestions, deux façons concurrentes d’en appeler à l’imagination du lecteur.
Le caractère hybride de la bande dessinée apparaît à ceux qui la connaissent plus intimement, non comme une tare, mais comme l’un de ses principaux atouts. La bande dessinée a ce privilège merveilleux de marier le dessin et le verbe, l’expression plastique et la narration, la simultanéité et la temporalité. Plus d’un romancier en conçoit une certaine envie. Ainsi Le Clézio : « J’aurais aimé être dessinateur de bandes dessinées. C’est ça qui me plaisait vraiment. Parce que, dans la bande dessinée, il y a la littérature, les mots, (…) et puis il y a le dessin, qui permet d’échapper aux mots chaque fois que vous en avez envie. C’est vraiment une fusion. Je crois que les arts qui réalisent une fusion entre deux ou trois éléments sont particulièrement accomplis [19]. » Les premiers à avoir été surpris et ravis par les possibilités qu’ouvre cette combinaison ont été certains auteurs ralliés à la bande dessinée un peu par hasard. Venue de la peinture et du dessin de presse, Chantal Montellier se souvient : « Je n’étais guère attirée par la bande dessinée, mes années de Beaux-Arts ne m’avaient pas incitée à m’y intéresser, bien au contraire. C’est en pratiquant le genre que j’ai découvert sa complexité, ses difficultés, ses possibilités [20]. » Le témoignage d’Edmond Baudoin va dans le même sens. Venu tardivement à ce mode d’expression, il raconte : « Mes premières bandes dessinées étaient muettes. Venant du dessin plus que de la bande dessinée, il me semblait aberrant de mettre des bulles au milieu du dessin. Cela me posait beaucoup de problèmes d’intégration, je cherchais à m’en passer. » Trente ans plus tard, passionné par la question de l’image et du texte, il proclame : « Même si des choses magnifiques ont été faites dans ce médium-là, je crois qu’il en est encore aux balbutiements de ce qui peut être fait avec le mariage du texte et de l’image [21]. »
Si la fusion entre les différents composants de la bande dessinée est aussi étroite, et leurs échanges aussi féconds, cela tient beaucoup à la dimension artisanale du média, au fait qu’une seule personne peut tout faire elle-même, de a à z. C’est l’une des grandes forces de la bande dessinée que cette dimension d’intimité, d’immédiateté. Entre les mains d’un créateur authentique, cette perméabilité entre le monde diégétique, le monde des formes et le monde intérieur peut donner des résultats éblouissants.
[— Sur l’idéologie de la pureté qui a animé le mouvement des avant-gardes et dominé la théorie esthétique au XXe siècle, je renvoie aux plus amples développements dans mon essai L’Excellence de chaque art, Presses universitaires François Rabelais, Tours, collection « Iconotextes », 2018.
— Sur l’immédiateté des échanges entre verbe et dessin entre les mains d’un « auteur complet », cf. l’article de Benoît Peeters, « L’écriture de l’autre », Les Cahiers de la bande dessinée, n° 81, juin 1988, p. 40-43.]