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Le péché d’infantilisme

Un art mineur destiné aux mineurs ? Le Magazine littéraire s’était plu, en 1974, à retourner malicieusement la formule pour suggérer que la bande dessinée était en train de devenir un art majeur réservé aux majeurs. Mais si le fait d’avoir été longtemps destiné aux mineurs était précisément l’une des raisons pour lesquelles la bande dessinée était taxée d’art mineur, si c’était l’un des handicaps symboliques qui ont grevé sa réception critique ?

Historiquement, la bande dessinée n’est pas née comme une succursale de la littérature enfantine. Ce qui est vrai – et les raisons du phénomène n’ont pas été élucidées –, c’est, nous l’avons dit dans l’introduction, qu’entre les débuts du XXe siècle et les années soixante, la bande dessinée – sauf quelques créations destinées à la presse quotidienne ou à des magazines « polissons » – avait été confisquée par la presse enfantine. Dans l’oubli de la période antérieure (celle du XIXe siècle), la plupart des commentateurs modernes ont longtemps pensé de bonne foi (et certains n’ont toujours pas actualisé leurs connaissances…) que la bande dessinée avait été dès l’origine une littérature destinée à l’enfance, une simple variante historique du livre de jeunesse illustré, dont elle cherchait tardivement à s’émanciper en profitant d’un courant porteur, celui de la « contre-culture ». Ajoutons que pendant toute la première moitié du siècle, alors que la bande dessinée était essentiellement un phénomène de presse, les rares albums paraissaient surtout au moment des étrennes, pour être offerts aux enfants méritants.

Pendant ces quelques décennies où la bande dessinée a été de fait une forme de littérature enfantine, dans l’absence complète d’attention critique, archiviste ou savante, il était du moins un milieu particulier au sein duquel elle suscitait un vif intérêt : celui des éducateurs. Ce sont eux qui ont eu longtemps le monopole du discours sur un genre que l’on ne savait encore comment qualifier (histoire en images ? récit illustré ? comic ?) mais dont l’existence socio-économique était irrécusable et, partant, l’influence supposée grande sur la moralité de la jeunesse. Dans la mesure où le discours des éducateurs a précédé tous les autres, il va sans dire qu’il les a aussi fortement imprégnés ou orientés, définissant pour l’opinion publique ce qu’il convenait de penser du phénomène. En 1964 encore, il suffisait d’ouvrir le Petit Larousse illustré pour lire, au verbe salir, l’exemple suivant : ces illustrés salissent l’imagination des enfants. C’est un fait avéré : les attaques souvent très virulentes dont la bande dessinée a fait l’objet pendant l’entre-deux-guerres ont été à l’origine de bien des préjugés qui ont perduré longtemps après.

En fin de compte, on doit retenir que la bande dessinée aura été victime d’une double sanction : dépossédée de son lectorat adulte, elle s’est trouvée assignée à résidence dans le ghetto des magazines pour la jeunesse, et ainsi réservée à l’enfance ; mais son introduction massive dans ces magazines suscita presque aussitôt l’hostilité des milieux éducatifs, qui n’ont eu de cesse de la dénoncer comme nocive pour l’enfance. Doublement mise à l’index, la bande dessinée était accusée de corrompre le seul public spécialisé qui lui restait !

Contrairement à ce que l’on croit généralement, les critiques des éducateurs n’ont pas attendu les années trente et l’« invasion » des comics américains pour être formulées [1]. Dans la thèse qu’elle a consacrée aux années 1919-1931, Annie Renonciat rappelle que « c’est dès leur apparition que ces nouvelles publications, magazines et fascicules ont alarmé les pédagogues [2]. » Et cette historienne du livre illustré de produire diverses citations qui témoignent de cette mobilisation précoce. Dès 1907, Marcel Braunschwig, auteur d’un essai sur l’éducation esthétique, écrivait : « A l’heure présente nous sommes envahis par un débordement de feuilles populaires à l’usage des enfants, contre lesquelles il n’est que temps d’entreprendre une vigoureuse campagne au nom du bon sens et du bon goût qu’elles outragent impunément [3] ». Cinq ans plus tard, un inspecteur d’enseignement primaire répondant au nom de Félix Pécaut exprimait son effroi dans un essai sur L’Education publique et la vie nationale : « Je me demande avec inquiétude, je me demande pour qui et pour quoi nous travaillons… Est-ce pour livrer les âmes, à peine débrouillées, à de nouveaux et étranges éducateurs, à ces livraisons de romans à bon marché, à ces feuilles corruptrices parées des plus perfides attraits de l’image illustrée [4] ? »

Tous les illustrés ne sont évidemment pas accablés du même opprobre. Mais les critères permettant de trier le bon grain de l’ivraie ne sont pas les mêmes pour tous. Si les pédagogues laïcs s’en tiennent principalement aux questions de bon goût et de moralité, pour les catholiques en revanche, le principal critère de partage entre les bons et les mauvais périodiques est avant tout celui du respect et de la propagation des valeurs chrétiennes. Les termes utilisés en 1920 par le dénommé André Balsen, dans une brochure du Comité catholique de Lille, sont sans équivoque. Voici ce qu’il écrit à propos des Belles Images, l’hebdomadaire publié par Fayard depuis 1904 : « Sans contredit les bons catholiques ne s’y abonneront point. Quoique sa morale naturelle soit satisfaisante, et lui donne une valeur éducative incontestable, elle ne leur convient pas à cause de sa neutralité. Toutefois, tenant le milieu entre le Bien et le Mal, elle peut servir de “pont” intermédiaire afin de conquérir certains enfants, et les arrêter sur les chemins de la perdition [5]… » Plus généralement, André Balsen appelle à une véritable « croisade ». Classant les titres de la presse enfantine en quatre catégories : « journaux mauvais », « journaux médiocres », « journaux insuffisants » (catégorie dont fait partie Les Belles Images) et « journaux bons et excellents » [6], il conclut : « Les uns jugeront ce classement fort sévère, car ils ne songent pas aux méfaits de la littérature enfantine : or, celle-ci tue autant d’âmes que l’école athée. (…) De l’issue de la lutte dépendent l’avenir de la jeunesse, de la France et de la chrétienté, le salut des âmes enfantines. »

Avant que Paul Winckler, l’éditeur du Journal de Mickey, de Robinson et de Hop-là !, ne devienne la cible principale des attaques dans la deuxième moitié des années trente, le tir s’était concentré sur les publications des frères Offenstadt, soit en particulier L’Epatant (où paraissent les aventures des Pieds Nickelés), Fillette, L’Intrépide, Cri-Cri et Lili. La « vulgarité » et « l’insanité » d’ensemble de ces publications populaires et bon marché est dénoncée sans relâche, les personnages qu’elles présentent faisant figure de véritables repoussoirs. Le journal consacré à l’Espiègle Lili apparaît à Alphonse de Parvillez (collaborateur de l’Union morale, de la Revue des lectures et de la Revue des jeunes) comme « le parfait manuel du sale gosse », tandis que l’Abbé Bethléem, qui est en quelque sorte la conscience de la Revue des lectures, dénonce l’usage, dans L’Epatant, d’« une outrance dans la caricature [et d’] un argot infect, langage des bagnes et des bouges [7]… »

Dans la vigoureuse campagne menée contre la presse Offenstadt, la qualité des publications n’est pas seule en cause. Une circonstance aggravante est que la Société Parisienne d’Edition publie par ailleurs des romans grivois ; le grief de « pornographie » (selon les critères du temps) est étendu, par contamination, aux illustrés pour l’enfance, et l’on se plaît à traquer les allusions sexuelles ou scatologiques dans les aventures des Pieds Nickelés. Les frères Offenstadt sont aussi mis en cause dans leurs personnes mêmes, en leur qualité de juifs allemands. Si l’on prend en considération le fait que Paul Winckler était, pour sa part, un juif hongrois, et si l’on se souvient que le troisième éditeur le plus souvent incriminé sera l’italien Cino Del Duca, patron des Editions Mondiales (L’Aventureux, Hurrah), il devient légitime de s’interroger sur les arrière-pensées qui animaient les censeurs de la presse illustrée. La corruption de la jeunesse française n’était-elle pas imputable au « parti de l’étranger » ?

On le voit, le débat autour de la moralité, de la valeur éducative et de la qualité esthétique des bandes dessinées fut quelque peu dénaturé par des considérations qui n’avaient que peu à voir avec le sujet. D’une part, la presse illustrée s’est trouvée au centre du combat entre la religion et la laïcité. Jules Ferry avait certes institué le principe de la neutralité de l’école face aux questions de conscience ; mais n’est-ce pas précisément cette « neutralité » que nous avons vue reprocher aux journaux d’Arthème Fayard ? Loin d’avoir désarmé, le parti de la « réaction » restait fortement opposé à l’idée d’une « école sans dieu » ; tout ce qui était susceptible d’exercer une quelconque influence sur l’« âme enfantine » était donc un sujet extrêmement sensible. La terrible accusation d’André Balsen (« la littérature enfantine tue autant d’âmes que l’école athée ») est on ne peut plus explicite. A cette guerre des idées s’ajoutait, plus prosaïquement, une concurrence commerciale bien réelle. Dans les années trente et quarante, les éditeurs vilipendés par les catholiques sont aussi attaqués en tant que rivaux directs de la presse dite « confessionnelle », constituée principalement des journaux du groupe Fleurus et de la Bonne Presse [8].

La bande dessinée inspirait enfin des craintes diffuses en tant qu’elle était perçue comme faisant partie d’une nouvelle culture que l’on sentait monter en puissance : la culture de masse américaine, ou d’inspiration américaine. La séduction que cette nouvelle culture exerçait sur les foules semblait devoir mettre en danger la toute-puissance symbolique de la « Grande Culture », qu’il appartenait au système éducatif de véhiculer, de glorifier et de transmettre.
Entre ces deux univers, la concurrence étant sans aucun doute réelle [9]. En témoigne par exemple ce passage des Mots, dans lequel Sartre se souvient : « Je voulus avoir toutes les semaines Cri-Cri, L’Epatant, Les Vacances, Les Trois Boys-scouts de Jean de la Hire et Le Tour du monde en aéroplane d’Arnould Galopin, qui paraissait en fascicules le jeudi. D’un jeudi à l’autre, je pensais à l’Aigle des Andes, à Marcel Dunot, le boxeur aux poings de fer, à Christian l’aviateur beaucoup plus qu’à mes amis Rabelais et Vigny [10]. » Est-il besoin d’ajouter que le fait d’avoir lu Cri-Cri et Jean de la Hire n’a pas empêché le petit Jean-Paul de devenir le grand intellectuel Sartre ?

Les opinions en matière d’éducation et de pédagogie, et l’idée même que la société se fait des enfants, sont quelque peu différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient dans l’entre-deux-guerres. On ne parlait pas alors des droits de l’enfant, mais uniquement de sa protection. Il n’existait guère de culture adolescente et cet âge même était peu reconnu dans sa spécificité. Enfin, selon une conception héritée du XIXe siècle, les enfants étaient généralement assimilés aux couches les moins instruites de la population, c’est-à-dire au peuple. André Balsen s’en faisait le porte-parole lorsqu’il écrivait, à propos de L’Echo de Noël : « Le présent journal s’adresse au peuple, autant qu’aux petits, c’est-à-dire à ces intelligences primitives dont les connaissances restent sommaires, quelquefois nulles, et chez qui l’imagination prime la raison [11]. » Il est frappant que ce discours est à peu de choses près identique à celui que tenait Töpffer soixante-quinze ans plus tôt. Le père de la bande dessinée notait que la littérature dessinée « agit principalement sur les enfants et sur le peuple, c’est-à-dire sur les deux classes qu’il est le plus aisé de pervertir et qu’il serait le plus désirable de moraliser [12] ». Mais il en déduisait que la bande dessinée, puisqu’elle s’adresse « avec plus de vivacité à un plus grand nombre d’esprits » que ne le font les autres livres, pourrait être d’un grand profit pour « l’instruction morale du peuple et des enfants ». Et l’auteur du Docteur Festus de conclure par ces lignes de bon sens : « Il y a livres et livres, et les plus profonds, les plus dignes d’admiration à cause des belles choses qu’ils contiennent, ne sont pas toujours les plus feuilletés par le plus grand nombre. De très médiocres, à la condition qu’ils soient sains en eux-mêmes et attachants pour le gros des esprits, exercent souvent une action plus étendue et, en ceci, plus salutaire. C’est pourquoi il nous paraît qu’avec quelque talent d’imitation graphique, uni à quelque élévation morale, des hommes d’ailleurs fort peu distingués pourraient exercer une très utile influence en pratiquant la littérature en estampes [13]. »

Malheureusement, les pédagogues de la première moitié du XXe siècle ne se souviendront pas de l’Essai de physiognomonie. Pour eux, ce qui est populaire est nécessairement vulgaire. La bande dessinée est intrinsèquement nuisible, puisqu’elle fait concurrence au « vrai livre ». Et cette concurrence cristallise un double affrontement : entre le monde de l’écrit et celui de l’image, d’un côté, entre une littérature à fonction éducatrice et une littérature de pur divertissement, de l’autre côté.

Depuis leur origine, les livres et journaux pour enfants avaient été investis d’une fonction éducative et moralisatrice ; ils accompagnaient et prolongeaient le travail des parents et des maîtres d’école. Or, voici que la presse illustrée, les albums comiques et les romans populaires édités sous forme de fascicules tournaient le dos à cette mission, en ne prétendaient plus qu’à l’amusement et à la distraction ! Les éducateurs s’en alarmèrent fort logiquement. Persuadés, par ailleurs, que les enfants sont faibles d’esprit, et que leurs pulsions et instincts naturellement mauvais doivent être redressés, ils concentrèrent leurs attaques sur l’image, supposée dangereuse à proportion de la séduction exercée par elle.

Un florilège de ce qui a pu être écrit contre la bande dessinée entre le début du siècle et les années soixante fournirait la matière d’un livre entier et serait répétitif à l’extrême. Dès les années trente, les arguments sont toujours les mêmes. Les adversaires de la bande dessinée ne s’en tirent que par une surenchère dans la virulence, adoptant une rhétorique boursouflée souvent imprégnée de psychanalyse mal digérée [14]et, disons-le, d’une mauvaise foi formidable [15]. Ainsi, l’esthétique de la bande dessinée est systématiquement dénoncée en tant que telle, comme si elle était une et homogène ! Autant il était fréquent d’opposer les bons et les mauvais journaux sous l’angle de la moralité, autant, sur le terrain du jugement artistique, la confusion n’a cessé d’être entretenue, et toute distinction abolie entre les valeurs respectives des différents artistes. Au nombre des bandes dessinées américaines clouées au pilori figuraient tout de même des œuvres comme Flash Gordon, Terry and the pirates, Popeye, Bringing up Father, Tarzan ou Dick Tracy, dont les dessinateurs – d’ailleurs si dissemblables les uns des autres – comptent aujourd’hui parmi les maîtres les plus révérés de leur art. Sans doute aveuglés par leur acharnement, les censeurs de l’époque ne faisaient aucune distinction entre ces maîtres et les tâcherons les plus obscurs qui sévissaient dans les mêmes ou dans d’autres journaux. C’est la bande dessinée comme telle qui, sans nuances, est réputée d’une laideur agressive, condamnée et stigmatisée.

Chargée de tous les péchés du monde, la bande dessinée allait pourtant finir par rentrer en grâce auprès des éducateurs, comme l’illustra exemplairement l’ouvrage d’Antoine Roux publié aux Editions de l’Ecole en 1970, sous un titre-manifeste : La Bande dessinée peut être éducative. Ainsi que le résument avec humour Manuel Hirtz et Harry Morgan, « vers 1968 les arguments s’inversent. Les illustrés ne servent plus de manuel du parfait terroriste à l’enfance délinquante ; au lieu de désapprendre à lire, la BD apprend à lire. On s’était trompé. On n’eut jamais aucune explication de ce singulier revirement – et, naturellement, pas un mot d’excuse [16]. »

C’est un fait, les années passant, certains éducateurs en sont venus à considérer la bande dessinée comme le dernier rempart contre l’analphabétisme, et le meilleur auxiliaire d’une pédagogie de la lecture désormais principalement menacée par la télévision. Le débat pouvait dès lors se déplacer sur le terrain esthétique et culturel. La bande dessinée ne sera certes plus guère taxée de nocivité, mais le soupçon de médiocrité artistique, en revanche, lui collera à la peau.
Or, l’un des synonymes de cette médiocrité aurait nom infantilisme. La question face à laquelle nous placent les adversaires de la bande dessinée est celle-ci : maintenant que cette forme s’adresse prioritairement aux adultes (la production pour la jeunesse étant devenue ce qu’elle représente, avec beaucoup de dynamisme d’ailleurs, pour la littérature : un marché satellite), son imaginaire et son esthétique ne restent-ils pas régressifs, irrémédiablement englués dans une forme d’infantilisme, dont on devrait alors admettre qu’il est consubstantiel au média ? Question capitale, à laquelle, pour ma part, je crois qu’il faut répondre en deux temps : oui, la bande dessinée entretient un lien privilégié avec l’enfance ; non, ce lien ne la disqualifie pas en tant que forme artistique, il ne la voue pas nécessairement à l’insignifiance.

La bande dessinée nous permet d’entretenir un lien privilégié avec notre enfance parce que c’est dans l’enfance que chacun d’entre nous (ou presque) l’a découverte et aimée. Il faut admettre que la bande dessinée libère chez l’adulte des affects puissamment nostalgiques. Cet attachement nostalgique est d’ailleurs sciemment entretenu par les éditeurs qui encouragent le phénomène de la série, censé capitaliser sur le succès de certains personnages et leur assurer un succès durable. Ainsi, le marché de la bande dessinée possède cette singularité, qu’un large pan de la production y est dit « tout public ». Il faut entendre que les œuvres concernées, initialement conçues pour les enfants ou les adolescents, ont au fil des années étendu leur audience aux lecteurs de tous âges. Bien des adultes conservent une tendresse pour les lectures de leur enfance ; pour peu qu’ils aient physiquement conservé (c’est-à-dire collectionné) les premiers épisodes d’une série qui les a charmés dans leurs jeunes années, une sorte de réflexe acquis les incite fortement à acheter les nouveaux volumes encore régulièrement publiés bien des années plus tard, lors même qu’ils ont, en principe, passé l’âge de ce genre de lecture. L’industrie de la bande dessinée spécule fortement sur cette compulsion d’achat procédant d’une fidélité à ses premières émotions de lecteur.

Les psychanalystes ont mis en évidence la puissance de ces émotions, en avançant plusieurs arguments que je me contenterai ici de citer, sans me hasarder à des commentaires qui ne seraient pas de ma compétence. S’inscrivant dans la continuité des travaux de Didier Anzieu, Serge Tisseron, particulièrement prolixe sur le sujet, soutient que la bande dessinée est « travaillée par les enjeux fondamentaux de la première séparation », celle d’avec la mère, comme en témoigne « la place qui y est faite aux questions de l’identité, de l’oralité, de l’agressivité et de la toute-puissance [17] ». Une autre de ses remarques parmi les plus suggestives est que « la bande dessinée offre à tout moment la possibilité de retrouver l’image même que nous avions précédemment rencontrée », puisque celle-ci reste « à tout moment disponible dans son être matériel perçu par le regard ». Or, « cette caractéristique fait une place particulière à la bande dessinée, à la fois du point de vue de sa relation avec la mémoire (les effets de distorsion du souvenir y sont niés), et avec la séparation (le retour du même y est à tout moment assuré). (…) Cette double caractéristique d’offrir à la fois un support à la manipulation manuelle et la certitude d’une permanence n’est pas sans évoquer la place prise dans l’enfance par la manipulation de l’objet transitionnel [18]. » Enfin, Tisseron relève cette autre caractéristique importante, que la bande dessinée est « un mode narratif où chaque contenu se trouve cerné et enfermé par un contenant spécifique : à chaque texte correspond son ballon, à chaque case son cadre et à chaque image sa ligne. » Ce faisant, la bande dessinée nous rassure quant à la stabilité de notre propre être intérieur. « Que le psychisme soit soutenu, cadré et encadré, tel y est l’essentiel [19]. » Roland Barthes, de son côté, a parlé de « la passion enfantine des cabanes et des tentes : s’enclore et s’installer [20] », et il se pourrait bien que le lecteur vive une réminiscence de ce « rêve existentiel » quand il plonge dans l’univers des petites cases dessinées.

Un point important noté par Tisseron est que chacune de ces cases peut à tout moment être retrouvée, réappropriée, contemplée à satiété. Un album standard se compose d’environ deux cent cinquante à trois cents images. Un simple feuilletage les rend à tout instant disponibles, contrairement au images d’un film, que le corps fuyant du cinéma emporte. De sorte que, pour le jeune enfant, l’album constitue une sorte de trésor visuel, une collection déjà constituée d’images attrayantes. (On connaît le goût des enfants pour les séries, depuis les « bons points » distribués jadis par les maîtres jusqu’aux trading cards d’aujourd’hui en passant par des jeux du type « 7 Familles ».) Je suis d’ailleurs persuadé que si l’amour de la bande dessinée débouche si fréquemment sur le phénomène de la collection, c’est parce qu’il est dans sa nature même d’être déjà un ensemble organisé d’objets appréciables à la fois séparément et ensemble. L’album, la série, la bibliothèque ne sont finalement que des collections gigognes.

Outre ces particularités de son langage et de son dispositif, la bande dessinée cultive aussi certaines thématiques qui sont en prise directe avec l’imaginaire de l’enfance. Toute fiction, on le sait, s’apparente au jeu. Comme l’écrit Jacqueline Held, elle « répond à un besoin très profond de l’enfant de ne pas se contenter de sa propre vie [21]. » Une catégorie de fictions particulièrement prisée des enfants est celle qui fait appel au merveilleux. A l’âge du jeu, rien n’est plus naturel que le surnaturel. Le Petit Prince de Saint-Exupéry incarne bien cette tendance innée à l’animisme qui est le propre de l’enfant. Il comprend le langage des animaux et des fleurs. Pour lui, tout est vivant et doué de paroles [22]. Il se fait que, l’imagination d’un dessinateur n’obéissant à aucune autre limite que celles du temps et du talent, et le dessin ayant le formidable pouvoir de donner visage immédiatement à toutes les chimères de l’esprit humain, la bande dessinée, comme le cinéma d’animation, entretient depuis toujours un lien privilégié avec le merveilleux. On l’a vue donner vie à un objet (telle Rosalie, la voiture de Calvo), à un légume (le Concombre masqué, de Mandryka) ou une partie du corps (le Manu-Manu, chez Fred), les anthropomorphiser, en faire des êtres vivants à part entière. Elle a fait fructifier l’héritage de la fable et de dessinateurs comme Grandville en inventant des sociétés d’animaux humanisés (de Krazy Kat à Chlorophylle en passant par Pogo, Patamousse, Le Café de la plage et Pif le chien). Son génie propre s’est aussi manifesté par la création d’espèces imaginaires, tel le merveilleux Marsupilami de Franquin. Et, en même temps qu’elle soumettait volontiers les corps de ses héros humains à toutes sortes de processus de métamorphoses, elle donnait naissance à des sociétés parallèles, celle des Schtroumpfs, par exemple, ou celle des super-héros et autres mutants. En résumé, et lors même quelle peut naturellement choisir d’emprunter d’autres voies, le merveilleux est consubstantiel à la bande dessinée, comme il baigne Peter Pan ou le Magicien d’Oz.

Ayant établi les liens qui l’unissent profondément à l’enfance, il nous reste à examiner s’il est légitime d’en conclure à un infantilisme intrinsèque du média. On voit bien, en tout cas, d’où ce soupçon pourrait procéder. Beaucoup d’adultes – en particulier ceux qui, occupant une position dominante dans le monde de la culture, font profession de sérieux – n’ont-ils pas oublié ou rejeté les plaisirs liés à l’enfance, au profit d’expériences plus sophistiquées et supposées plus nobles ? Leur mépris éventuel pour la bande dessinée (soit qu’ils ne l’aient jamais fréquentée, soit qu’ils en aient lu jadis et s’en soient détournés) procèderait à la fois de l’élitisme et du puritanisme. Les puritains, comme l’on sait, ayant toujours été effarouchés par la confusion possible de la réalité et de la fiction. Comme l’écrit Jack Goody, dans cette perspective « la mimesis sous la forme du divertissement est prise à tort pour la vie [23]. » La Commission de surveillance des publications destinées à la jeunesse mise en place par la loi du 16 juillet 1949 ne cessa d’illustrer ce point de vue en prononçant ce que Harry Morgan a puissamment résumé comme une « interdiction de rêver ». Pour la Commission, une bande dessinée qui fait rêver est « démoralisante pour les jeunes parce qu’elle méconnaît la réalité quotidienne [24] ».

Toutefois, les effets de l’élitisme et du puritanisme conjugués ne suffisent pas à expliquer pourquoi la bande dessinée doit répondre de l’accusation d’infantilisme, c’est-à-dire, au fond, d’être constitutionnellement incapable de produire rien de sérieux, de profond, d’élevé, de complexe, et de continuer, même cachée sous les oripeaux d’une œuvre censément « pour adultes », à ne s’adresser qu’à notre part d’enfance.
Michel Melot met le doigt sur un élément essentiel au débat quand il écrit que le péché de la bande dessinée est d’obliger à une schématisation : « Cette nécessité d’être lisible entraîne les auteurs de bandes dessinées dans une régression involontaire qui explique la médiocrité de la majorité des œuvres [25] ».
Par schématisation, il ne faut pas entendre usage d’un style graphique nécessairement dépouillé, elliptique ou minimaliste. Les cases surchargées d’un Jacovitti, le style illustratif très détaillé d’un Harold Foster, les planches hyperréalistes d’un Jean-Claude Claeys ou d’un Richard Corben, pour ne donner que ces quelques exemples, certifient suffisamment que la bande dessinée s’accommode d’options esthétiques aux antipodes de celle-là.

Il y a, en vérité, deux grandes raisons pour lesquelles la bande dessinée est supposée être, ontologiquement, un genre facile – même si ceux qui la dénigrent comme telle dédaignent généralement d’argumenter leur position. Primo, l’image serait incapable de délivrer des messages articulés comme ceux de la langue, qui dispose de toutes les nuances des modes, des temps, de la grammaire et de la syntaxe ; elle serait vouée à présenter les êtres, les choses et les situations dans un éternel (et pauvre) présent d’affirmation. Secundo, le dispositif de la bande dessinée est fondé sur la redondance (les mêmes éléments sont dessinés plusieurs fois), qui est en soi un facteur d’accroissement de la lisibilité.

Discuter ces deux propositions en détail nous éloignerait de notre propos, pour nous entraîner sur le terrain de la sémiologie. Mais tout de même… La seconde est relativement absurde. On n’a, que je sache, entendu personne faire grief aux cinéastes de reprendre les mêmes personnages ou décors dans plusieurs plans successifs, ni aux écrivains de faire constamment référence aux mêmes « acteurs du récit » en les désignant, tantôt par leur patronyme, tantôt par un pronom, tantôt par une périphrase, ces diverses options permettant précisément de masquer l’obligation de se référer à eux de manière récurrente, insistante.
Quant au premier argument, comment ne pas y voir une nouvelle illustration de l’hégémonie exercée par le paradigme linguistique dans nos préconceptions intellectuelles ? Le philosophe Jean-Marc Ferry observe que « en faisant advenir à la conscience théorique les distinctions de modes, de temps, d’aspects, de voix, de personnes, de genres, de cas ; en révélant la complexité d’une syntaxe de pronoms, conjonctions, adverbes, prépositions ; en dégageant les fonctions logiques de sujet, d’objet, d’agent, d’attribut, pour les substantifs, les statuts de subordonnée, de principale, d’indépendante, pour les propositions, les grammairiens n’inventaient proprement rien qui ne fût déjà présent comme allant de soi dans la pratique. L’évidente complexité de la syntaxe est le milieu ambiant de nos intellections les plus ordinaires [26]. »

Ferry prise beaucoup la grammaire, architecture du langage qui possède, à ses yeux, une considérable portée émancipatrice. Mais ce qu’il dit, en somme, c’est que si la langue, étant analytique et abstraite en son principe, a eu besoin d’élaborer toutes ces distinctions et ces modalités pour rendre compte avec précision de l’agir humain, elle n’a rien inventé quant au fond, qui ne puisse s’objectiver autrement, ailleurs que dans un texte. Le lecteur de bande dessinée est parfaitement capable d’accéder, par l’image, à l’intelligence des relations les plus subtiles qui se nouent entre les agents de l’action, parce que le contexte l’y aide mais surtout parce qu’elles « vont de soi dans la pratique », c’est-à-dire dans sa propre expérience du monde. Penser que le partage du sens ne peut s’accomplir qu’au moyen de la langue est une idée qui fait fi de plusieurs millénaires de communication par l’image, souvent hautement élaborée et raffinée.

En somme, cette soi-disant exigence de lisibilité, qui condamnerait la bande dessinée à la médiocrité esthétique, ne nous paraît aucunement fondée. La bande dessinée a montré (par exemple avec Alberto Breccia, Colman Cohen, Renato Calligaro, Jim Woodring, Frédéric Coché, Ilan Manouach ou Vincent Fortemps) qu’elle pouvait s’aventurer aux lisières de la narration et/ou de la figuration. Même en tant que genre narratif – puisque telle est sa « pente naturelle » –, rien ne la contraint à être plus lisible qu’un roman. Il n’y a aucune raison a priori pour que l’on ne rencontre pas dans les bandes dessinées tous les degrés de lisibilité qui coexistent au sein de la production romanesque, des romans de gare jusqu’au Nouveau Roman, de Guy des Cars, Barbara Cartland et Gérard de Villiers à Proust, Musil et Joyce. On remarque qu’en bande dessinée comme ailleurs, la lisibilité est un critère prépondérant de la production destinée au plus large public, mais celle-ci n’est pas exclusive de réalisations plus raffinées, voire expérimentales, que leur accès plus difficile réserve à un plus petit nombre de lecteurs compétents. Avant d’obtenir rang d’œuvre majeure du XXe siècle, la série de George Herriman Krazy Kat, suivie avec ferveur par les artistes et les intellectuels tout au long de sa carrière (de 1913 à 1944), ne connut qu’insuccès auprès du grand public, qui ne la comprenait pas. Le génial Francis Masse connut le même sort dans les années 1970-80, et l’incompréhension d’un public déconcerté par cette œuvre sans concession le conduisit, hélas !, à délaisser la bande dessinée. De même aujourd’hui, des auteurs tels que José Muñoz, Chris Ware ou Dave McKean, pour n’en citer que quelques-uns, signent des œuvres marquées du sceau de l’exigence graphique et de la complexité narrative.

Il est exact, cependant, que les nécessités de la reproduction sur des supports quelquefois de qualité médiocre, la volonté de s’adresser au public le plus large (notamment en termes de classes d’âge ; le fameux « de 7 à 77 ans »), le fait, pour les auteurs, d’être soumis à ces cadences de production élevées et celui de devoir s’accommoder de formats de parution de petite dimension [27] sont autant de facteurs qui ont orienté une partie de la bande dessinée relevant de la production de masse à favoriser – pour le pire mais aussi pour le meilleur : Schulz ou Watterson, par exemple – un certain schématisme dans les codes de la représentation.

Ils ont même conduit à l’élaboration d’une sorte de dogme esthétique que résume exemplairement la notion de ligne claire et que Hergé, qui en était le chef de file, énonçait en ces termes souvent cités : « La grande difficulté dans la bande dessinée, c’est de montrer exactement ce qui est nécessaire et suffisant pour l’intelligence du récit : rien de plus, rien de moins. » A la lecture des grands albums d’Hergé, on ne saurait prétendre que cet idéal de lisiilité ait en quoi que ce soit bridé l’ambition ou l’inspiration du père de Tintin, dont la critique a amplement démontré la richesse et la rigueur dans tous les compartiments de la création.

C’est qu’il existe deux conceptions de la lisibilité. L’une, positive (celle d’Hergé, ou de Schulz), qui consiste à dissimuler la profondeur et la complexité sous les apparences de la simplicité, autrement dit de faire en sorte que l’œuvre soit accessible à tous mais selon un modus legendi qui varie en fonction de la compétence du lecteur. L’autre, déplorable, dont la bande dessinée fournit, il est vrai, des exemples à foison, qui consiste à dénier a priori au public la capacité à s’intéresser à des propos ou des images par trop élaboré(e)s, et qui flatte ses goûts supposés en ne lui proposant que de la matière qu’il a déjà assimilée : une imagerie familière, des situations prototypiques, des lieux communs. Cette deuxième forme de « lisibilité », synonyme de manque d’ambition artistique et narrative, est plus fréquemment observée dans la bande dessinée de genre, celle qui s’est appropriée les grandes thématiques de la littérature populaire : roman d’aventures, roman historique ou de science-fiction, polar ou western…

Mais le concept de lisibilité n’épuise pas, à lui seul, ce que recouvre le soupçon d’infantilisme. De même que nous avons distingué deux formes de lisibilité, il est important de reconnaître que la bande dessinée a souvent été empreinte de bonne, mais aussi de mauvaise naïveté. La naïveté est une qualité qui a joué un rôle déterminant chez des auteurs de premier plan comme Franquin, Gotlib, Trondheim ou Baudoin – pour me limiter à quelques maîtres francophones ; il faudrait aussi, d’évidence, citer Tezuka –, tout en se manifestant de manière absolument différente chez chacun d’eux. Franquin est naïf, admirablement, quand il réduit l’univers de Spirou à un village de cocagne (Champignac) ou celui de Gaston à un coin de trottoir avec parcmètre, et quand il nous émerveille en réinventant simplement le spectacle du cycle naturel de la séduction, de l’appariement, de la reproduction et de la protection des petits contre les prédateurs (Le Nid du Marsupilami). Gotlib est naïf, superbement, dans sa manière de se mettre lui-même en représentation dans le rôle d’un artiste mégalomane, mais aussi dans sa manière de ramener la science de Newton à la chute d’une pomme ou d’exorciser ses angoisses en affublant la mort d’un caleçon à fleurs. Trondheim est naïf, obstinément, quand il développe sur cinq cents pages la quête d’un lapin à la recherche de carottes de Patagonie, quand il se dessine en volatile dissertant aussi bien sur les problèmes du monde que sur ses petits tracas personnels et quand il délivre à la quasi-totalité de ses personnages, dont le comportement et le langage sont souvent typiques de l’enfance, un « permis de ne pas grandir » (selon une heureuse formule d’Harry Morgan). Baudoin, enfin, est d’une naïveté magnifique dans sa manière de mettre en scène son amour immodéré des femmes et de les glorifier toutes, de poser des questions existentielles sans chercher à les élucider, ou de faire, en pionnier, de l’autobiographie, dans l’ignorance que ce genre n’a pas encore droit de cité dans la bande dessinée. Et l’auteur du Chemin de Saint-Jean de revendiquer, pour l’artiste, la nécessité de « repasser par les chemins qu’il a connus dans son enfance et qu’il a dû effacer pour devenir adulte : l’égoïsme, l’impudeur, la naïveté, l’orgueil, la barbarie, l’impolitesse, les rires et les pleurs dans le même temps [28]. »

Chez ces maîtres, la naïveté, essentielle à l’affirmation de leur art, est un mélange d’audace, d’ingénuité et de foi dans la force de conviction du média. Pour l’avoir perdue après une période d’exceptionnelle fécondité, Franquin a sombré dans la dépression et Gotlib a été réduit au silence. (Rien d’étonnant si Trondheim, de son côté, a consacré un petit livre de réflexion au « problème du vieillissement de l’auteur de bande dessinée » [29], dans lequel il observe pertinemment que « les auteurs de BD vieillissent mal. Cela est dû à un phénomène de répétition. Normal, la BD est beaucoup axée sur le principe de la série. Répétition de personnage, de codes, de ficelles narratives, tics graphiques… Le terrain idéal pour toutes les formes de sclérose. »)

Pour son malheur, la bande dessinée est aussi le champ d’expression d’une naïveté d’un autre ordre, qui n’est rien qu’absence de goût, de culture et de maturité. Christian Rosset a noté que « souvent, en bande dessinée, la poésie vire au poétisme, à l’émerveillement standard [30] » ; on doit bien constater que, tout aussi souvent, l’érotisme a une allure soit sulpicienne soit gynécologique, quand il n’exprime pas des fantasmes de pré-adolescents ; que les notations de psychologie paraissent empruntées au roman rose plutôt qu’au roman russe ; quant au merveilleux, dont il était question tout à l’heure, il s’abâtardit, à longueur de séries, en une imagerie médiévalo-fantastique conventionnelle relevant d’une heroic fantasy de pacotille. Ainsi, quand l’industrie de la bande dessinée s’avance sur ces divers sentiers de l’expression artistique, elle n’en produit souvent que des formes dégradées. Nous expliquerons, au chapitre suivant, la responsabilité déterminante des éditeurs dans cette situation si préjudiciable au média, qui ne peut qu’entretenir à son endroit le vieux soupçon d’infantilisme.

Ce n’est évidemment pas le potentiel du média qui est en cause, ses propriétés intrinsèques, mais un certain usage majoritaire qui en est fait. Dans le jugement porté sur les bandes dessinées, on mélange bien souvent (comme en d’autres domaines), « le jugement de réalité qui impute une œuvre à un genre, et le jugement de qualité qui décide de sa valeur [31] ». Il faudrait obtenir que l’œuvre ne soit pas « jugée d’avance » parce que le média dont elle relève l’est, et imposer cette idée de bon sens que, dans la bande dessinée comme ailleurs, ceux qui font œuvre (ils ont été et ils sont en nombre significatif) « redistribuent autrement la hiérarchie admise [32] ». Seule la méconnaissance des auteurs majeurs (ou le refus de les prendre en considération) peut justifier le jugement globalement négatif trop souvent porté sur le mode d’expression en lui-même.

Notes

[1Pour une bibliographie complète des ouvrages écrits sur la bande dessinée par les éducateurs, on se reportera au chapitre « pédagogie » du livre de Harry Morgan et Manuel Hirtz Le Petit Critique illustré, Montrouge, PLG, 1997, 2e éd. 2005.

[2Les Livres d’enfance et de jeunesse en France dans les années vingt, (1919-1931). Années-charnières, années pionnières, thèse de doctorat sous la direction d’Anne-Marie Christin, Université Paris VII-Denis Diderot, 1997 (934 p.), p. 62.

[3Marcel Braunschwig, L’Art et l’enfant, Toulouse, Edouard Privat/Paris, Henri Didier, 1907, p. 327.

[4Cité dans Annie Renonciat, Les Livres d’enfant et de jeunesse…, op. cit., p. 63.

[5Les Illustrés pour enfants, fascicule imprimé par J. Duvivier à Tourcoing, 1920, 67 pages.

[6La catégorie des « journaux mauvais » comprend l’ensemble des publications Offenstadt, celle des « journaux bons et excellents » se compose des titres suivants : L’Ami des enfants, Le Noël – avec L’Etoile noéliste, L’Echo de Noël et La Maison –, La Poupée modèle, Ma Récréation et La Semaine de Suzette.

[7Citations dans Annie Renonciat, op. cit. Lire aussi Sylvie Prémisler, « Les frères Offenstadt, enquête sur des citoyens accablés de soupçons », Le Collectionneur de bandes dessinées, n° 35, 1982, p. 13-16.

[8La même remarque s’applique au combat mené par les communistes, qui avaient leurs propres titres (Mon Camarade puis Vaillant) à défendre. Quand Georges Sadoul, dans une plaquette intitulée Ce que lisent vos enfants (1938), écrit à propos des publications du groupe Del Duca : « Tout concorde à exalter les mauvais instincts de l’enfance et rien ne présente un caractère soit de culture, soit de morale, soit d’enseignement quelconque de la vie », c’est le rédacteur en chef de Mon Camarade (créé en 1933) qui parle.

[9Parmi les cent professionnels du livre pour enfants interrogés dans le numéro de la revue Enfance de mai-juin 1956, la plupart confirment (souvent pour le déplorer) que les bandes dessinées sont devenues la lecture préférée des enfants, supplantant tous les autres livres.

[10Gallimard, 1964. Cf. “Folio”, n° 607, p. 64. Sartre poursuit en soulignant l’opposition entre deux mondes, l’un indigne et l’autre sacré : « Ces lectures restèrent longtemps clandestines… (…) Je m’encanaillais, je prenais des libertés, je passais des vacances au bordel mais je n’oubliais pas que ma vérité était restée au temple. (…) …je continuai paisiblement ma double vie. Elle n’a jamais cessé : aujourd’hui encore, je lis plus volontiers les “Série Noire” que Wittgenstein » (p. 66-67).

[11Cité dans Annie Renonciat, op. cit., annexe 16.

[12Esssai de physiognomonie, 1845, chapitre deuxième.

[13Id., chapitre troisième. Dans ses Réflexions à propos d’un programme (1836), Töpffer insistait déjà sur le fait que le langage des estampes populaires, « intelligible pour tous, a une action directe sur les imaginations, et tout particulièrement sur celles qui sont neuves, point encore blasées par l’habitude des jouissances ou des émotions qui dérivent des ouvrages de l’art. »

[14Un bon exemple en serait l’article de Louis Pauwels – qui inventera plus tard l’expression « sida mental » – pour stigmatiser le comportement de la jeunesse française, paru le 30 décembre 1947 dans Combat.

[15A propos de cette littérature, Harry Morgan et Manuel Hirtz (Le Petit Critique illustré, op. cit.) ne craignent pas de parler d’« hystérie » et de « chefs-d’œuvre de manipulation ».

[16Le Petit Critique illustré, op. cit., p. 126.

[17Serge Tisseron, Psychanalyse de la bande dessinée, Flammarion, « Champs » n° 472, 2000, p. 31.

[18Id., p. 82-83.

[19Ibid., p. 98-99. Ce passage est repris dans Serge Tisseron, Le Bonheur dans l’image, Les Empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2003 [1996], p. 71.

[20Cf. « Nautilus et bateau ivre », Mythologies, Seuil, 1957 ; « Points » n°10, 1970, p. 80.

[21Jacqueline Held, L’Imaginaire au pouvoir. Les enfants et la littérature fantastique, Les Editions ouvrières, « Enfance heureuse », 1977, p. 9.

[22Pour de plus amples développements, cf. Alain Montandon, Du récit merveilleux ou l’ailleurs de l’enfance, Imago, 2001.

[23La Peur des représentations, La Découverte, « Textes à l’appui », 2003, p. 34. Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzet.

[24Principes des littératures dessinées, op. cit., p. 228.

[25L’Œil qui rit, op. cit., p. 191.

[26Les Grammaires de l’intelligence, Cerf, « Passages », 2004, p. 119.

[27Ces deux derniers facteurs ont concerné plus particulièrement les auteurs travaillant pour l’industrie du comic strip ou pour celle des « petits formats », dits encore pockets ou illustrés de gare.

[28Conversation avec Thierry Groensteen dans Artistes de bande dessinée, Angoulême, L’An 2, 2003, p. 9.

[29Lewis Trondheim, Désœuvré, L’Association, « Eprouvette », 2005. Trondheim cite la « perte de naïveté » parmi les points de passage d’une vie d’auteur type.

[30« L’inachevé, le recommencé, l’ouvert », Neuvième Art, n° 12, janvier 2006, p. 120-131.

[31Cf. Les Cahiers des para-littératures, 3 : Les mauvais genres, éditions du Centre de Lecture publique de la Communauté française, Liège, 1992, p. 27.

[32Pour reprendre les termes de Marc-Olivier Padis dans Esprit, n° 283, mars avril 2002 : Quelle culture défendre ?, p. 37.

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