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La tâche ingrate d’amuser

Le troisième handicap symbolique dont souffre la bande dessinée est d’avoir partie liée au comique, comme forme ayant recueilli l’héritage historique de la caricature et cultivant abondamment la satire. La bande dessinée, partout dans le monde, commença par être humoristique et ne s’ouvrit que plus tardivement à l’aventure dramatique. Même si elle a progressivement investi tous les champs thématiques et confirmé l’ambition que Töpffer entretenait pour elle (« Il est certain que le genre est susceptible de donner des livres, des drames, des poèmes tout comme un autre, à quelques égards mieux qu’un autre [1] »), elle garde la réputation d’être un genre voué, sinon à la drôlerie, du moins à l’amusement, au ludique. Elle est cousine du dessin humoristique, certains artistes (en France : Wolinski, Willem, Luz, Pétillon…) œuvrant dans les deux disciplines, que le grand public ne distingue pas toujours l’une de l’autre. Incontestablement, ses liens avec le comique sont une des raisons pour lesquelles la bande dessinée a du mal à être prise au sérieux, à la fois en tant qu’objet de recherche et en tant que forme artistique.

Depuis les Grecs, le risible s’oppose à l’harmonie (caractéristique de l’œuvre d’art) et au sublime. Il est peu compatible avec le beau et constitue un genre inférieur, vulgaire, faiblement légitimé. Le comique est négatif, il dévalorise, il enlaidit ; la satire rabaisse au lieu de magnifier. Au XVIIIe, Lessing reprend à son compte l’opinion des Grecs (en particulier des Thébains dont la loi « ordonnait à l’artiste d’embellir son modèle et lui défendait sous sanction de l’enlaidir ») ; il parle du « triste talent d’atteindre à la ressemblance par l’exagération de ce qu’il y a de laid dans le modèle, bref la caricature [2] ».

Cette dénonciation de ce qui contrevient aux règles du beau et de l’harmonie a resurgi chaque fois que l’art s’est donné pour dessein de corriger, d’idéaliser la nature. Pour Michel-Ange et les artistes italiens, « la beauté de l’image ne naît pas de la vérité de la représentation, mais de la conformité à l’idéal [3]. » Lessing prônait la modération dans l’expression : « Il y a des passions et des degrés de passion qui se traduisent sur le visage par de hideuses grimaces et qui agitent si violemment tout le corps qu’il ne reste rien du beau contour des attitudes tranquilles. Les artistes anciens s’en gardaient avec le plus grand soin ou les réduisaient à un degré susceptible encore, dans une certaine mesure, de beauté. La fureur et le désespoir ne profanaient aucune de leurs œuvres. (…) Ils réduisent la colère à la sévérité. (…) Le désespoir se tempère en tristesse [4]. » Son contemporain Diderot condamnait la caricature par un autre biais, en se faisant l’apôtre du naturel : « Gardez-vous surtout de mêler les masques hideux d’un bal avec les physionomies vraies de la société. Rien ne blesse autant un amateur des convenances et de la vérité, que ces personnages outrés, faux et burlesques ; ces originaux sans modèles et sans copies, amenés on ne sait comment parmi des personnages simples, naturels et vrais [5]. » Pour les nazis enfin, l’art « dégénéré » se reconnaissait à ce qu’il mettait la caricature à la place de l’idéal. Dans les arguments des éducateurs français hostiles à la bande dessinée, on retrouvait encore cette idée que les enfants doivent être formés à reconnaître et à apprécier le beau. Le grotesque était jugé anti-éducatif parce qu’il offense le goût et dénature la perception de la réalité.

Les romantiques français, en la personne de Champfleury principalement, avaient tenté une réhabilitation de la caricature, en en situant l’origine dans l’Antiquité, où déjà le grotesque côtoyait le comique. L’éminent historien d’art Ernst Gombrich a tiré d’une étude des lois de la caricature des enseignements dont il a étendu la validité à l’ensemble des arts plastiques. Pour autant, les préjugés académiques séculaires sont loin d’avoir été complètement dissipés. Il suffit de constater combien sont rares les études sur l’humour et sur les ressorts du comique pour vérifier que l’esprit de sérieux qui imprègne la critique et l’enseignement freine, voire empêche la reconnaissance de tout ce qui participe du ludique dans la création artistique. L’échelle des valeurs qui situe le comique au plus bas des registres de l’expression imprègne les jugements de valeur dans bien d’autres domaines. La plupart des grands acteurs comiques se sont plaints de ne pouvoir espérer que le succès populaire, non la reconnaissance critique, aussi longtemps qu’ils n’avaient pas fait leurs preuves dans un rôle dramatique ou émouvant.

Et pour ce qui est de la littérature, voici le diagnostic d’Hervé Le Tellier, écrivain membre de l’Oulipo : « L’humour est aujourd’hui atteint dans la littérature française (et surtout dans la critique de la littérature) d’un discrédit quasi généralisé. Il faudrait creuser loin dans notre inconscient pour deviner comment “humour” a fini par s’identifier avec “superficialité” et, par une juste symétrie, comment pathos a fini par signifier “profondeur”, alors qu’il ne signifie souvent que fausse impudeur et goût de la provocation [6]. »

Le handicap dont nous parlons n’est donc aucunement spécifique à la bande dessinée. Curieusement, la caricature a beau être une composante majeure de la peinture de Dubuffet, celle-ci n’en a pas été disqualifiée pour autant. S’agissant de la bande dessinée humoristique, on ne voit pas au nom de quel principe elle devrait s’affranchir de cette exigence d’expressivité qui en fait, en règle générale, tout le sel. L’humour qui passe par l’exagération graphique ou la schématisation outrancière ne cherche pas à se détourner de la vérité, au contraire : il vise à l’exacerber. L’un des maîtres français du portrait-charge de la fin du XIXe, Léandre, affirmait que la caricature ne visait à rien d’autre qu’à produire un portrait intense. Telle est bien l’ambition que Reiser ou Bretécher ont poursuivie, avec des moyens graphiques différents.

Notes

[1Lettre de Rodolphe Töpffer à Sainte-Beuve, 29 décembre 1840.

[2Lessing, Laocoon, Hermann, « Savoir : sur l’art », 1990, p. 49.

[3Tzvetan Todorov, Eloge de l’individu. Essai sur la peinture flamande de la Renaissance, Adam Biro, 2000, p. 207.

[4Laocoon, op. cit., p. 50

[5Réflexions sur Térence, 1762.

[6« J’écris sous la contrainte », Revue de la Bibliothèque nationale de France, n° 20, 2005, p. 36.

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