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L’indifférence à l’art

Un reproche que l’intelligentsia est prompte à adresser à la bande dessinée est de ne pas vivre dans le même « temps historique » que l’art, de ne pas avoir épousé le mouvement de l’histoire des autres arts du siècle, bref de ne pas être contemporaine de l’art contemporain.
C’est un fait, la bande dessinée a perpétué le règne de la figuration quand la peinture s’en écartait. Dans la période d’hégémonie de l’art abstrait (notamment américain), la bande dessinée est devenue le refuge des artistes qui voulaient continuer à dessiner, étant toujours passionnés par « l’idée de la figure humaine et de ses possibilités narratives » – selon les termes de Robert Hughes. Le refuge – ou peut-être, hélas, le ghetto, comme le relevait ce critique d’art américain, à l’issue d’une conversation avec Art Spiegelman [1].
Certains y verront la preuve que la bande dessinée n’appartient pas réellement au champ artistique. Avec Michel Melot, ils se gausseront alors d’une forme d’expression qui « vit sur un vieil acquis rapiécé de la vision de la Renaissance ».

Mais doit-on parler d’indifférence au mouvement de l’art ou de résistance à un diktat ? Aujourd’hui encore, les catégories du récit et de la figuration sont tenues en grande suspicion dans les écoles d’art en France, où règne à cet égard un véritable terrorisme intellectuel. Peut-être devrait-on savoir gré à la bande dessinée d’avoir perpétué un savoir-faire graphique qui était menacé de disparition. Si l’on adhère à l’hypothèse de Paul Valéry : « Il se peut que le Dessin soit la plus obsédante tentation de l’esprit… [2] », il faut saluer le Neuvième Art pour avoir permis à certains dessinateurs de premier plan (de Franquin à Breccia, de Crumb à Moebius) d’exercer leur talent, qui n’aurait peut-être pas trouvé à s’employer ailleurs.

Il n’est pas anodin, en tout cas, que certains des mouvements caractérisés par un retour à la figuration (le Pop Art aux Etats-Unis, la Nouvelle Figuration libre en France) ont manifesté une dette ou un intérêt marqué pour l’esthétique de la bande dessinée. Mais nous nous permettrons d’observer que l’un des « pères » les plus emblématiques de l’arrachement de l’art contemporain vis-à-vis de la peinture et de la figuration, Marcel Duchamp, n’avait pas dédaigné, lui non plus, de faire allusion à la bande dessinée quand il s’était agi de signer son premier ready-made, le fameux urinoir. La signature “R. Mutt” renvoie, en effet, à l’un des deux protagonistes du comic strip Mutt & Jeff, de Bud Fisher.

A dire vrai, la question de la relation que la bande dessinée entretient ou n’entretient pas avec l’art contemporain n’a véritablement d’importance que si l’on a préalablement adopté le postulat théorique selon lequel elle relève du champ des arts plastiques. Or c’est une question qui ne fait pas l’unanimité. Töpffer positionnait plutôt la « littérature en estampes » à côté de l’autre littérature, comme une forme concurrente de discours narratif. Jean-Marc Thévenet, alors directeur du Festival international d’Angoulême, proclama que « la BD est un genre littéraire et n’a rien à voir avec les arts plastiques. » Quant au chercheur Harry Morgan, il plaide pour le concept de littérature dessinée. Littérature signifie, sous sa plume, « qui a trait au livre (ou à ses équivalents) ». Elle repose « sur la coprésence du livre (…) et d’un mode de prise d’information qui est la lecture [3]. » C’est toute la spécificité constitutive de la bande dessinée que d’être à la fois une littérature et un art visuel. On pourrait même indexer les créateurs sur une échelle graduée à deux pôles, où McCay, Breccia, Mattotti ou Barbier incarneraient une approche plus formaliste ou picturale, Christophe, Jacobs, Forest ou Spiegelman une conception plutôt littéraire, tandis qu’un Caniff ou un Hergé apparaîtraient comme des champions de la synthèse. Ce caractère mixte (que revendique l’expression en vogue de « roman graphique », sur laquelle il y aura lieu de revenir) ne peut en tout cas être dénié. A mon sens, l’annexion de la bande dessinée par les arts plastiques serait un coup de force, tout comme l’oblitération de sa nature imagée (opérée par ceux qui parlent d’un « genre littéraire ») en serait un aussi.

L’image, dans la bande dessinée, n’est jamais un pur jeu de formes, puisqu’elle doit répondre d’un investissement narratif et est partie prenante d’une continuité discursive. Cela ne signifie pas nécessairement qu’elle est tout entière assujettie à l’emprise du scénario ; mais cela explique pourquoi elle n’a pas pu connaître – ou n’a connu que de manière incidente et minoritaire – cette insoumission de la forme qui a été la grande aventure de l’art moderne.

En divorçant d’avec la catégorie de la représentation, qu’elle partageait avec la plupart des autres formes artistiques, la peinture (et ce à quoi elle allait donner naissance sous le nom d’art contemporain, avec ses nombreuses succursales : installation, performance, land art, etc.) avait-elle la présomption d’entraîner dans cette rupture toutes les autres disciplines de l’expression ? Si tel était le cas, nous savons qu’elle y a échoué. Témoin le cinéma, dont Youssef Ishaghpour écrit justement que « en tant que monde de mythe, d’image, de passion, de violence, d’étoiles et de romance – dont Autant en emporte le vent a pu être le chef-d’œuvre –, [il] a peu de chose en commun avec l’idée moderne de l’art [4]. » Nous dirons la même chose de la bande dessinée, en tant que monde de rêve, de comédie, d’épopée, de poésie visuelle et de projection visionnaire. Disqualifier la bande dessinée parce qu’elle n’a pas épousé le mouvement de l’art contemporain revient tout simplement à la juger selon un ordre qui n’est pas le sien.

Mais la nature, la fonction, la visée de ses images ne sont pas seules en cause dans le discrédit de la bande dessinée comme art plastique, ou supposé tel. Leur physicité, c’est-à-dire leurs caractéristiques objectives, entre aussi en ligne de compte. Tel est notre cinquième, et dernier, handicap symbolique.

[Je suis revenu plus longuement sur les relations entre la bande dessinée et l’art moderne et contemporain dans le chapitre 8 de Bande dessinée et narration, PUF, « Formes sémiotiques », 2011. Voir aussi les articles "Abstraction" et "Avant-garde" dans Le Bouquin de la bande dessinée, Robert Laffont, « Bouquins », 2020.]

Notes

[1Cf. « Bande dessinée : a panel discussion about graphic novels », The Comics Journal, n° 149, mars 1992, p. 72.

[2Œuvres, Pléiade, p. 1211.

[3Principes des littératures dessinées, op. cit., p. 19.

[4Cité par Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, Penser le cinéma, Klincksieck, « Etudes », 2001, p. 25.

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