Trois paramètres distincts sont ici en cause, dont les effets peuvent se cumuler. Selon les critères en vigueur dans le monde de l’art, les images de bande dessinée présentent en effet trois défauts physiques constitutifs : ce sont des images en série, de petit format et imprimées.
Pour d’aucuns, la multiplicité des images ne permettrait à aucune d’accéder à l’excellence, d’une part, ni de bénéficier de cette attention contemplative que requiert l’art, d’autre part. En organisant leur prolifération, la bande dessinée ruinerait, en somme, la dignité de l’image unique, autonome. Le spécialiste allemand Andy Konkykru va jusqu’à penser que là réside la raison principale pour laquelle la bande dessinée souffre d’un discrédit « exceptionnel et unique entre toutes les formes artistiques dans l’histoire de la critique d’art [1] ». Cette opinion demande à être relativisée par l’existence des autres handicaps symboliques examinés ci-avant. Mais c’est certainement l’origine d’une prévention partagée par plus d’un adversaire de la littérature dessinée. Témoin cette déclaration d’un professeur honoraire à l’IUFM de Paris : « Je n’arrive pas à entrer dans une histoire en BD ; la forme verrouille le fond… (…) Les dessins sont rarement beaux, et d’ailleurs leur grand nombre empêche de regarder chacun pour voir s’il est beau [2]. » Il est trop facile de rétorquer que la multiplicité des images et les effets de sérialité n’ont pas disqualifié les œuvres de plasticiens comme Andy Warhol ou Gérard Gasiorowski, pour ne citer que ceux-là.
Mais leurs œuvres sont accrochées aux cimaises, non imprimées dans un livre (sinon aux fins, secondes, de documentation), et elles produisent un effet de monumentalité. Même sérielles ou multiples, elles se donnent à contempler comme une totalité plastique. Les images de bande dessinées, elles, parce qu’elles sont de petite dimension, reproduites, c’est-à-dire médiatisées par un support – et un support (livre ou magazine) dont il n’est pas indifférent qu’il ne se donne pas d’un seul tenant mais page à page, au prix d’un feuilletage –, sont perçues comme étant de la même lignée que les miniatures et les illustrations. Le regard du lecteur, pense-t-on, s’éparpille entre des sollicitations trop nombreuses et toujours parcellaires ; il glisse à la surface d’un continuum où toujours une autre image l’appelle déjà, et il ne s’attarde à aucune.
Dans l’une des premières expositions présentées au Palais de Tokyo, on pouvait voir une bande dessinée de sept mètres sur trois environ, accrochée au mur. Peu importe le nom de l’artiste : cela ressemblait à un pastiche maladroit, quelque chose comme un mauvais Crumb agrandi. Il était donc manifeste que seule la monumentalité conférait, pour cette institution parisienne dédiée à l’art contemporain, une dignité à cette « œuvre » qui n’aurait pas mérité un regard si elle avait été imprimée sur du papier journal.
Art narratif qui n’appelle pas d’abord la contemplation mais bien plutôt une lecture participative, la bande dessinée pâtit, dans les cercles artistiques, de sa non-coïncidence avec les catégories en vigueur dans les arts plastiques, y compris dans leurs formes les plus contemporaines.
Elle ruine aussi l’antique opposition entre les arts plastiques et les arts de la durée. Postulant la nécessité d’un accord entre le caractère du signe et celui de l’objet représenté, Lessing, je l’ai rappelé plus haut, attribuait au peintre, dont les tableaux sont statiques, le domaine de l’action permanente, et réservait au poète la faculté de représenter l’action progressive. En résumé : les actions sont l’objet propre de la poésie (du texte, du récit littéraire), tandis que les corps sont celui de la peinture (de l’image, du dessin). Synthèse inédite entre l’ambition narrative et la représentation graphique, la bande dessinée apporte, par sa seule existence, un démenti à cette dichotomie qui fonda longtemps le système des Beaux-Arts.
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Pour prétendre au statut d’art, la photographie, autre nouvelle venue a priori suspecte, a dû avancer les preuves de sa dignité. « Car pèse sur elle le soupçon du simple enregistrement de l’apparence fugace, reproduction mécanique et non pas travail de représentation. (…) Ontologiquement, [la photographie] est un effet. L’artiste est à peine cause efficiente. Ce sont des conditions matérielles, de lumière, d’ouverture d’une focale, d’impression sur un papier, etc., qui paraissent premières. Et le photographe semble simplement entrer, à titre de cause seconde, dans un processus à la fois naturel et mécanique, qu’il accompagne [3]. »
Ce soupçon, lors même qu’il demeure aujourd’hui assez largement partagé (et l’on ne voit pas comment la photographie pourrait jamais s’en laver définitivement), n’a cependant pas empêché la reconnaissance artistique précoce de cette nouvelle pratique de l’image. Pascal Ory le rappelle à juste titre, « contrairement à la bande dessinée, la photographie a été entourée à ses origines d’une considération certaine. Son coût initial, sa difficulté technique en faisaient un exercice ardu et de bon ton qui, d’ailleurs, s’échinait à imiter la peinture [4]. » On ajoutera qu’indépendamment de toute considération sur sa valeur artistique, le daguerréotype fit sensation en tant que procédé ; au lieu que la bande dessinée, son exacte contemporaine, n’était assimilable à aucun procédé nouveau, n’ayant rien d’autre à offrir que de nouvelles procédures narratives et figuratives.
Débattre du statut de la photographie n’entre pas dans mon dessein. Je prends note, toutefois, de l’amère impression que ressentent toujours ses plus ardents défenseurs : qu’elle « paraît rester largement en marge des mondes de la culture et de l’art, qui s’en désintéressent et la méconnaissent » et que peut-être, après tout, « la photographie n’est-elle guère parvenue à dépasser les domaines de l’action, du travail, de la communication et de la famille [5] ».
« Pauvreté de la photographie, ou rigidité de la pensée ? », s’interrogeaient les rédacteurs de La Recherche photographique. Appliquant la même question au cas de la bande dessinée, je choisirai le deuxième terme de l’alternative. En analysant, une à une, les cinq fautes originelles dont le neuvième art aurait à répondre, nous avons vu sur quels préjugés de la pensée académique ces accusations sont fondées. Qu’en conclure, sinon qu’il n’y a pas d’infériorité constitutive de la bande dessinée par rapport à d’autres formes d’expression, mais seulement une singulière conjonction de propriétés objectives ou supposées qui ont le tort de heurter certaines hiérarchies sclérosées et de réveiller certains vieux fantasmes. A la différence des tares ontologiques, sans rémission possible, les handicaps symboliques n’ont d’existence que par rapport à un état de la pensée, dont on peut toujours espérer une évolution positive.
En attendant, même si les arguments des bédéphobes sont fondés sur une méconnaissance des possibilités et des réalisations de la bande dessinée, le faisceau des préjugés qu’ils entretiennent disqualifie le média, dissuade d’y aller voir de près, ruine l’idée qu’il puisse engendrer des œuvres de réelle valeur.