DOMINIQUE GOBLET A OSTENDE – STEPHANE TRAPIER ILLUSTRATEUR DU ROND-POINT – LA VIE DES OBJETS – DANIEL GOOSSENS – AUTOUR DU PRIX SOBD-PAPIERS NICKELÉS – SHIN TAKARAJIMA – LE MOUVEMENT SELON TEZUKA ET SAMIVEL...
28.05
1947, l’année où paraissait Shin Takarajima au Japon, est aussi celle qui vit sortir la première édition de l’album de Samivel Bonhommes de neige, à Paris, aux éditions Didier. Il s’agit du troisième et dernier album de bande dessinée réalisé par cet artiste, dans lequel il reprenait les personnages de Samovar et Baculot, déjà héros de ses deux albums de l’entre-deux-guerres : Parade des diplodocus, 1933, et Les Blagueurs de Bagdad, en 1935. Dans ce troisième opus, les deux amis participent à l’inauguration d’une station de sports d’hiver des plus snob, Miraneige.
Outre leur parfaite contemporanéité, le livre de Tezuka et celui de Samivel méritent d’être comparés sur un point, la restitution du mouvement par des moyens graphiques.
Pour faire « bouger » des images imprimées sur papier et par conséquent statutairement frappées d’immobilité, le Japonais utilise principalement deux procédés : des « mouvements d’appareil » venus du cinéma (zoom avant ou arrière décomposés sur plusieurs cases) et des lignes de mouvement (dont les mangas se montreront par la suite de plus en plus friands). Tout le monde connaît la célèbre scène d’ouverture de Shin Takarajima dans laquelle Pete, le jeune héros, conduit sa voiture de sport à vive allure et pile pour ne pas écraser un chien (la version reproduite ici est la deuxième, celle de 1984). Les vignettes sont disposées en colonne, à raison de quatre par page et, comme je l’ai écrit ailleurs (article « mouvement » du Bouquin de la bande dessinée, Laffont, 2021), « le déplacement de la voiture est latéral, [tandis que] notre œil prié d’emprunter un chemin vertical, ce qui ne va pas sans une certaine contradiction. »
Les lignes de mouvement ne sont pas inconnues de Samivel, mais la page de Bonhommes de neige qui retient tout particulièrement mon attention est la 69 (dans la réédition publiée par Hoëbeke en 1987) parce qu’elle fait assaut d’inventivité et conjugue tout un arsenal de trouvailles pour évoquer la vitesse prise par Samovar et Baculot qui, bien que skieurs débutants, sont depuis six pages engagés dans la descente à tombeau ouvert d’une piste de compétition (toute la séquence est d’anthologie). Dans cette page, les quatre premières cases, d’égale dimension, montrent les spectateurs massés le long de la piste. On ne sait qui, de Samovar ou de Baculot, leur passe sous le nez le premier, mais celui qui est en tête est si rapide qu’il n’« imprime » pas l’image, le dessinateur n’a pas le temps de le fixer. Quant au second, il renverse les spectateurs comme une rangée de quilles. Vient ensuite la bande du bas où, tandis qu’ils approchent de la ligne d’arrivée (qu’ils franchiront à la page suivante), les deux hommes paraissent la proie d’une vélocité qu’ils ne maîtrisent plus. Samivel resserre son découpage, alignant huit cases étroites. Non content de proposer des cadrages très serrés (avec quelques dépassements de cadre), il varie les points de vue. L’équivalent cinématographique serait un montage syncopé de plans extrêmement brefs.
Le facétieux dessinateur introduit aussi quelques effets additionnels. Dans la case 1, il ajoute des yeux aux spatules, comme si celles-ci, devenues vivantes, étaient animées d’une volonté propre. Dans la seconde, les cheveux de Samovar paraissent fondre et laissent derrière eux d’étranges traînées. Dans la troisième, le bâton de ski se tirebouchonne. Puis c’est la silhouette indistincte de Baculot qui traverse l’image…
Le dernier élément mis à contribution pour faire ressentir au lecteur le caractère échevelé de cette folle descente est le texte. Les quelques mots que l’on peut lire sont la reprise partielle d’une phrase de la page précédente : « les spatules avalent coup sur coup les vingt-sept bosses du saute-mouton, et leurs respectifs propriétaires aussi ». Comme un disque rayé, le texte s’est mis à bégayer, comme si le narrateur était saisi et pris de court par la précipitation des événements.
1947, année de la vitesse ? En tout cas, en France comme au Japon, sa traduction graphique donna lieu, avec une simultanéité remarquable, à de fameux essais.
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24.05
Au cours du récent colloque sur le cinéma d’animation et la bande dessinée déjà mentionné ici, j’ai écouté avec intérêt la communication de Samuel Kaczorowski sur Shin Takarajima (La Nouvelle Île au trésor), cette œuvre d’Osamu Tezuka et Shichima Sakai, parue en 1947 aux éditions Ikuei, dont l’histoire a retenu qu’elle a révolutionné le manga par son découpage cinématographique et ainsi donné le coup d’envoi au manga moderne (le story manga).
Kaczorowski connaît son sujet, il a publié en 2017 chez L’Harmattan un essai intitulé Capter le moment fuyant. Osamu Tezuka et l’invention de l’animation télévisée.
Sur Wikipédia, on peut lire ceci : « Rédacteur en chef d’une des revues d’Ikuei, Sakai propose à Tezuka d’y publier un album d’aventure de 250 pages dont il avait écrit l’intrigue. Tezuka remanie ce scénario, le réduisant à 192 pages. Sakai réalise la couverture de l’album. » Et encore cela : « Osamu Tezuka remanie largement son manga en 1984, à l’occasion de la publication de son œuvre complète par Kôdansha. Cette version change de nombreux points de l’histoire, qui se rattache à la science-fiction. Le découpage est rendu plus dynamique et inspiré par le dessin animé que la version d’origine, ce qui reflète la trajectoire de Tezuka. »
Or, les informations délivrées par Kaczorowski contredisent ou pour le moins nuancent cette version. Il assure en effet que Sakai avait lui-même refait le montage final à partir des originaux de Tezuka, supprimant quantité de vignettes. Et que la version modifiée parue en 1984 – celle que l’on connaît en France à travers la traduction proposée par Isan manga, parue seulement, elle, en 2014 – avait été redessinée par Tezuka en conformité avec ses intentions initiales (redessinée de mémoire, car les originaux avaient été perdus). Selon ces informations, ce n’est donc pas, comme l’affirme Wikipédia, Tezuka qui aurait réduit le scénario de Sakai, mais au contraire Sakai qui aurait mutilé le travail de son collaborateur. Je ne suis pas en mesure de trancher entre ces deux versions.
Shichima Sakai (1905-1969) était déjà, lorsqu’il a travaillé avec Tezuka, « mangaka à temps plein depuis deux décennies, scénariste de romans illustrés et de kamishibai, animateur et storyboardeur » [1].
- Couverture de la première édition.
Comme l’on sait, Shin Takarajima est un manga « survitaminé » dans lequel Tezuka mime les mouvements d’appareil utilisés au cinéma et convoque toute l’échelle des plans, y compris le très gros plan. Il use de façon dynamique des contiguïtés à l’intérieur de la page.
Les qualités de l’œuvre sont indéniables mais on peut malgré tout juger étonnant qu’elle ait eu l’importance séminale qu’on lui reconnaît, et ce pour trois raisons.
1° L’œuvre avait été publiée dans une version tronquée, comme on vient de le voir ;
2° Il faudrait donc admettre que le manga moderne se serait trouvé en imitant un autre art (ce qui tend à le positionner comme une sorte de produit dérivé, voire de succédané) ;
3° Il s’agit en outre d’un récit sous forte influence occidentale, qui combine des emprunts à Stevenson, à Tarzan et à Disney, ce qui ne laisse pas d’être paradoxal, s’agissant d’une œuvre supposée avoir (re)fondé une tradition indigène.
Il y a encore autre chose qui me paraît devoir être souligné.
Historiquement, dans les comics américains, l’import des techniques cinématographiques (gros plans, champs-contrechamps, profondeur de champ) s’est produit avec l’essor des adventure strips au tournant des années 1930 et il est allé de pair avec l’adoption d’une forme de réalisme graphique (respect des proportions académiques, usage du clair-obscur) en rupture avec les codes antérieurs des funnies. Shin Takarajima s’oppose à ce schéma, qui voudrait que l’adoption des codes du 7e art n’aille pas sans un abandon des processus caricaturaux au profit d’un style mimant plus ou moins la facture de l’image filmique. Les deux aspects sont ici, au contraire, complètement découplés : Tezuka fait du cinéma sur papier mais il use d’un dessin simplifié et tout en rondeur, tel qu’il survit aujourd’hui dans le manga kodomo (pour les enfants). Pour une bonne raison : son modèle à lui n’était pas le cinéma live action, mais le cinéma d’animation.
Il créera d’ailleurs son propre studio d’animation dès 1950.
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20.05
Depuis des années, l’équipe de la revue Papiers Nickelés et les organisateurs du SoBD, à Paris, s’unissaient pour décerner en commun un prix récompensant le meilleur ouvrage critique de l’année sur la bande dessinée et le patrimoine graphique. Cette collaboration ne sera pas reconduite en 2022 : plusieurs semaines durant, Yves Frémion (pour Papiers Nickelés) et Renaud Chavanne (pour le SoBD) ont exposé, à travers des échanges électroniques largement diffusés, leurs divergences. Le second veut dédoubler les prix : qu’un prix récompense un essai sur la BD (« il paraît de nombreux livres sur la BD et il serait judicieux de consacrer un prix spécifique à ces titres. Plus simple, plus lisible. ») et qu’un autre prix récompense un ouvrage traitant des autres catégories d’images.
Les prix sont souvent prétextes à empoignades et Frémion en sait quelque chose, lui qui a polémiqué voici quelques mois avec le FIBD au sujet de la concurrence entre le prix Tournesol (décerné depuis 1997) et le nouvel « Eco-Fauve » institué par le festival, et lui encore qui fit partie, en même temps que moi, du jury du prix Artémisia, dont l’histoire a été particulièrement heurtée et prodigue en clashes, scissions et ruptures.
Mais, dans cette nouvelle affaire, ce n’est pas le différend qui m’intéresse, c’est l’alternative qu’il recouvre, entre une volonté de considérer la bande dessinée en elle-même, considérant qu’elle constitue un art en soi (remplacez le mot art par domaine ou média si vous préférez), et celle, inverse, d’en atténuer la singularité, de la voir comme un cas particulier d’un assortiment de pratiques apparentées.
Le projet de l’Association Papiers Nickelés, Frémion l’a rappelé dans son mail du 6 mai, est de « réunir la cohérence de l’image populaire, de tout le dessin sur papier, depuis la BD jusqu’à l’estampe, en passant par l’illustration et le cartoon. » Et d’ajouter : « Nous n’avons eu qu’à nous réjouir de ce choix, car aujourd’hui la quasi-totalité des dessinateurs s’adonnent à tout cela. Quel dessinateur n’a jamais fait d’affiche, de couverture de livre, d’illustration, de sérigraphie, de litho, de linogravure, de publicité, de timbres et autres ? »
Certes. Mais on en a vu aussi signer des objets, des murs peints, des décors de scène, des scénographies pour des pavillons d’exposition ou des musées, écrire des romans ou encore passer derrière la caméra. Le fait, pour un créateur, de s’investir dans des activités de nature différente n’entraîne pas que celles-ci soient cousines et qu’il soit pertinent de les appréhender ensemble.
Au XIXe siècle, la bande dessinée était perçue comme une branche de la caricature. Töpffer, en revanche, l’établissait comme une nouvelle littérature. Lors des Entretiens sur la paralittérature qui se tinrent à Cerisy en 1967 sous la direction de Noël Arnaud, Francis Lacassin et Jean Tortel, la BD était évoquée comme un genre paralittéraire, sur un pied d’égalité avec les romans policiers, les romans roses et autres déclinaisons du roman populaire. Le n° 1 de la revue Phénix, éditée par la Socerlid, portait en sous-titre « bandes dessinées – science-fiction – espionnage ». Pour Linda Morren, directrice artistique de la Biennale du Havre, la bande dessinée est devenue l’un des « formats » de l’art contemporain. On le voit, le « neuvième art » est susceptible d’entrer dans toutes sortes de configurations, marquées au coin de la subjectivité et donc d’un certain arbitraire, et évoluant à travers le temps.
Je me souviens des discussions qui agitèrent l’équipe de direction du CNBDI tout au long des années 1990. Convenait-il d’élargir le périmètre des collections du musée à l’illustration ? au dessin de presse ? à l’animation ? Autant de domaines que nous percevions comme proches mais néanmoins distincts, et dans lesquels l’institution ne s’est finalement pas engagée.
Quel est le périmètre du champ qui intéresse Papiers Nickelés ? Quelle est sa cohérence ? Frémion parle d’images populaires. Mais qui soutiendra que les livres publiés par FRMK ou par les éditions Matière, que les albums d’un Chris Ware sont populaires par essence ? Peut-on encore soutenir que la bande dessinée actuelle, dans sa diversité, est intrinsèquement populaire ? Alors, doit-on parler du domaine des images imprimées ? (Mais la BD existe aussi sur écran.) De celui des arts du dessin ? Ou des arts du livre ? Ces questions de délimitation ouvrent, on le voit bien, sur des débats sans fin. Qu’ont en commun les fans de bande dessinée et les philatélistes ?
Si le projet de « Centre international de l’Imagerie populaire, du Dessin imprimé et du Patrimoine sur Papier » pour lequel se bat l’association depuis bien des années, sans grand résultat, apparaît comme si difficile à mettre en œuvre, c’est peut-être parce qu’à vouloir trop embrasser, elle défend un objet flou, incertain de ses contours, difficile à appréhender. Il existe déjà un musée de la Bande dessinée (à Angoulême), un Musée de l’Illustration jeunesse (à Moulins), une maison du livre et de l’affiche (Les Silos, à Chaumont), un Centre permanent du dessin de presse (à Saint-Just-le-Martel). Aucun établissement culturel ne sera jugé viable, et ne recevra d’argent public, sans un projet lisible.
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16.05
On a tellement aimé Goossens, on a tellement vu en lui l’un des meilleurs humoristes de sa génération que l’on est un peu gêné d’avouer que l’on a été déçu par son nouvel album, La Porte de l’univers (Fluide glacial). Son dernier album, Combats, remontait déjà à sept ans. Autant dire que celui-ci, publié à l’âge de soixante-huit ans, sera peut-être le dernier.
Goossens aurait pu nous donner un dixième Georges et Louis. Il a préféré se choisir un nouvel héros, à la vocation plus étroite. Les deux romanciers étaient perpétuellement en quête de sujets ; Robert Gognard, lui, est à la recherche de gags. Car il est humoriste de profession, même si son physique tient plutôt du stéréotype du vieux paysan.
Hélas, Cognard est un homme fini, un auteur à sec, lessivé, n’ayant plus un seul gag en stock. Sa vocation s’était affirmée dès l’enfance. Il s’est entraîné cent fois à tomber sur des peaux de bananes. Plus tard, il a dû son plus grand succès à son numéro de patineur en tutu aux mollets poilus. Mais cet humour-là est désormais d’un autre temps, et Cognard se révèle incapable de se renouveler, lui dont les références ont noms Fernand Reynaud, Bellus ou Faizant…
Composé d’un cycle d’histoires courtes, le récit que propose Goossens a tout d’une descente aux enfers. Le « patron » de Cognard lui remet un chèque en lui conseillant de prendre du repos. Sa femme le quitte. Une visite au Salon international du rire tourne au cauchemar. Bientôt notre pathétique héros fait de la préventive pour avoir agressé un bourgeois en plaçant une punaise géante sur sa chaise. Après avoir subi une expertise psychiatrique, il est envoyé dans le « terrible camp militaire des marines de l’Alabama, où l’on enferme les comiques dangereux ». Son parcours s’achèvera au paradis des comiques, où un Belge, Léon van de Broote, usurpe le rôle du Dieu créateur.
Il est tentant, quoique peut-être un peu facile, de voir en Cognard – qui mérite son nom en affrontant toutes ses déconvenues avec une belle pugnacité – une personnification d’une hantise que Goossens, sans doute, partage avec nombre des collègues, et qui avait réduit au silence son maître Gotlib : celle de décevoir, de se répéter, de ne plus rien avoir à dire.
Malheureusement, c’est un peu cette impression qui, pour moi, s’est dégagée à la lecture de cet album dans lequel j’avais peut-être placé trop d’attente. Goossens y fait du Goossens, dans une version un peu plus appliquée, un peu plus bavarde. On retrouve ici ses sempiternels militaires, ses gueules burinées, ravinées, qui paraissent tirées d’un certain cinéma d’hommes, ses blagues sur les cow-boys ou les femmes nues. L’apparition de Dieu le Père ne surprend pas davantage, car il était déjà convoqué dans La Reine des mouches et dans Combats. Quant à la postface dans laquelle Goossens se fait, pesamment, son propre glossateur, elle laisse pour le moins dubitatif.
Le livre est tout de même émaillé de quelques trouvailles réjouissantes, comme cette idée de faire porter une casquette Pernod à Corto Maltese. C’est dans le registre du verbal que l’auteur de L’Encyclopédie des bébés déploie la plus grande inventivité. On goûtera la manière dont Cognard déforme systématiquement les citations, dont il est prodigue, et ce morceau de bravoure qu’est (page 69) le détournement du discours prononcé en larmes par Annie Girardot en 1996, lorsqu’elle reçut un César du meilleur second rôle.
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12.05
Dans son quatrième numéro, paru le 23 juillet 1825, The Glasgow Looking Glass a publié une histoire intitulée « History of a coat » – j’en reproduis ici le début. L’auteur en était le caricaturiste écossais William Heath (1794-1840). Encore peu connu des historiens de la bande dessinée, ce contemporain de Rowlandson et de Cruikshank fut sans doute le premier à donner des historiettes dessinées dans la presse, quelque dix ans avant que Töpffer ne publie son premier album. Avec deux associés, il fut à l’origine du Glasgow Looking Glass, entièrement dédié au cartoon sous toutes ses formes, y compris séquentielle, qui ne vécut que dix-sept numéros.
Comme son titre l’indique, « History of a coat » (Histoire d’un manteau) reposait sur un postulat narratif original en racontant – sans le secours d’aucun texte – comment cette pièce de vêtement en laine, pour exister, nécessita le concours d’un berger, d’un tisserand et d’un tailleur, et comment elle fut achetée par un dandy qui, après l’avoir abimée au cours d’une bagarre, en fit cadeau à son valet. Le manteau continue ensuite à changer de propriétaire, jusqu’à être tellement usé et rapiécé que seul un mendiant consent encore à le prendre.
Kjell Knudde, qui documente cette histoire et son auteur sur le site www.lambiek.net, mentionne deux autres bandes dessinées basées sur le même principe, l’une et l’autre publiées en terre américaine, et déroulant l’une comme l’autre les tribulations d’une fausse pièce de monnaie : « Adventures of a Bad Half Dollar » de Ed Carey (1871-1928), et « That Phoney Nickel » de Frank King. La première compte 3 planches et parut en 1910 dans le New York Evening Telegram ; la seconde fut un strip de complément à Gasoline Alley, sous certaines planches de la période 1930-1933.
Le ressort narratif de l’objet passant de main en main est de ceux qui resservent de temps en temps. Le jeune Jacques Tardi l’adopta pour sa première histoire publiée, « Un cheval en hiver », 6 planches parues dans Pilote n° 550 en mai 1970 et reprises dans l’album Tardi chez Pepperland (1979). En choisissant de suivre les changements de propriétaire d’un cheval pendant la retraite de Russie, Tardi s’inspirait du film Winchester 73, d’Anthony Mann (1950), qui s’intéressait au destin d’une carabine.
En 1989, José-Louis Bocquet et Jean-Luc Fromental, associés au dessinateur Franz, publiaient, eux aussi, l’histoire d’une arme racontée par elle-même : Mémoires d’un 38 (Les Humanoïdes Associés).
Et plus récemment, l’Allemande Birgit Weyhe, dans La Ronde (Cambourakis, 2012), tricotait un roman graphique à partir d’une médaille de baptême successivement en possession de dix personnages aux quatre coins du monde.
Toutefois, à la faveur de recherches entreprises pour un ouvrage à paraître, j’ai découvert que, s’il est un lieu où ce principe connut une vogue particulière, ce fut, à la Belle Epoque, les deux hebdomadaires illustrés de l’éditeur Arthème Fayard, à savoir Les Belles Images et La Jeunesse illustrée.
Au sommaire de l’un et l’autre titres, nombre de collaborateurs l’exploitèrent tour à tour, dans des histoires courtes d’une ou deux pages.
Pour Les Belles Images, je citerai, de Luc Leguey, « Les mémoires d’un balai » (31 mai 1906) et « Les mémoires d’une bouteille » (28 février 1907) ; de Marius Monnier, « Histoire d’une balle » (1er novembre 1906) et « Aventures d’un diamant » (22 novembre 1906) ; de G. Shako, « Mémoires d’un fusil » (16 août 1906). Pour La Jeunesse illustrée, j’ai relevé, de Benjamin Rabier, « Les mémoires d’un petit ballon rouge » (9 juillet 1905) et « Les mémoires d’une bottine » (15 mars 1908) ; de Falco, « Les tribulations d’un chapeau » (8 octobre 1905), « Mémoires d’un cercle de tonneau » (15 juillet 1906), « Mémoires d’un parapluie » (13 janvier 1907), « Mémoires d’un encrier » (9 août 1908) et « Mémoires d’une paire de gants » (2 janv. 1910) ; de Léon Kern, « Les mémoires d’une pièce fausse » (24 juin 1906), « Les mémoires d’une montre » (14 avril 1907) et « Les mémoires d’un bouton » (26 avril 1908) ; de Leguey, « Les mémoires d’une glace » (25 août 1907), « Les mémoires d’une clef » (8 septembre 1907), « Les mémoires d’un tapis » (12 mars 1911) et « Les mémoires d’un vieux gant » (9 avril 1911) ; de Thélem, enfin, « Les avatars d’un mouchoir de dentelle » (30 août 1908). Un véritable filon, qui suscita manifestement une émulation entre les dessinateurs maison.
Comme pour clore cette floraison, le scénariste Jo Valle (1865-1949), écrivain vedette de la maison Offenstadt, publia dans L’Epatant en 1912, à partir du n° 234, « Les mémoires d’un riflard » : dans ce feuilleton dessiné par un certain A. Buguet, un parapluie passait de mains en mains, contant lui-même ses aventures.
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7.05
S’il est un théâtre parisien dont la communication visuelle possède une identité forte, c’est bien le Théâtre du Rond-Point. Depuis 2004, son directeur, Jean-Michel Ribes, a confié la conception et l’exécution des affiches de tous les spectacles programmés au même dessinateur, Stéphane Trapier. Ce dernier n’est pas un inconnu des amateurs de bande dessinée puisqu’il a publié quelques séries dans Fluide glacial, en particulier Giscard et ses amis, ainsi que les albums Tarzan contre la vie chère aux éditions Matière (2014) et Mes plus grands succès aux éditions Casterman (2020).
Le mandat de Ribes s’achevant en décembre de cette année, il y a fort à parier que la stratégie de communication du Rond-Point sera repensée et que l’on ne verra bientôt plus les affiches de Trapier. Je dois avouer qu’elles ne me manqueront pas. Chaque fois que mes yeux se posent sur elles dans le métro parisien, je me fais la réflexion qu’elles ne m’ont jamais donné envie d’aller voir le moindre spectacle (je suis allé en voir quelques-uns, pourtant, mais il fallait plutôt, pour me motiver, que je fasse abstraction de l’affiche).
On peut s’interroger sur le principe même d’un illustrateur unique jouissant d’une exclusivité depuis près de deux décennies. Si elle favorise l’indentification immédiate de la structure (« c’est un spectacle du Rond-Point »), elle tend à niveler les différences entre les propositions, à gommer leur identité propre au profit d’un effet de collection. Je ne suis pas certain que toutes les compagnies accueillies soient enchantées de ce principe ; elles auraient sans doute, pour nombre d’entre elles, des propositions différentes à faire, qui seraient plus en adéquation avec leur projet artistique. Mais il faut se soumettre à cette règle si l’on veut se produire au Rond-Point.
Je n’aime pas beaucoup le trait de Trapier, que je trouve crispé et même un peu anxiogène. Ses portraits sont figés, sans vie. Son procédé favori est le collage de motifs que, ordinairement, rien ne rapproche. Telle de ses affiches consiste en un collage entre un piano et un paquebot (Novecento, d’Alessandro Barrico), telles autres représentent deux femmes assises sur un disque microsillon (Variété, de Sarah Le Picard), ou une fille relevant son chemisier pour découvrir un QR code alors que sa jupe forme un code barre et que derrière elle apparaît une voiture (Love and Money, de Dennis Kelly). Or, n’en déplaise à Lautréamont, la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre ne génère pas automatiquement de la beauté.
L’affiche du spectacle de François Morel et Gérard Mordillat Tous les marins sont des chanteurs, qui se jouera à partir du 17 mai, pousse encore plus loin la logique d’accumulation. On y voit les deux auteurs (peu ressemblants) dessinés en surplomb de huit autres personnages : des musiciens, des marins, des bretons en costume traditionnel, le tout sur fond de barque qui est en même temps une boîte de conserve ! C’est peut-être bien, après tout, cette dimension hétéroclite des dessins de Trapier qui a séduit Jean-Michel Ribes. Ils sont un peu à l’image de ses propres pièces, qui consistent souvent en une accumulation de sketches, de scènes disparates.
L’affiche de Tous les marins, comme pas mal de celles qui l’ont précédée, est en tout cas peu lisible – en quoi le style du dessinateur, même si de loin il peut paraître s’en rapprocher, est une anti-ligne claire –, ce qui va contre l’efficacité attendue pour ce support de communication.
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3.05
Les romans graphiques d’aujourd’hui ne se revendiquent plus forcément d’un modèle littéraire, comme au temps d’(A Suivre). L’intrigue y est parfois ténue, évanescente, presque inexistante, laissant toute la place à un déploiement plastique, un jeu de formes et de couleurs.
Je pense ici notamment au beau livre de Margaux Othats Une nuit d’été (éditions Magnani), qui développe une narration muette autour de la disparition d’un adolescent lors d’une sortie nocturne en forêt avec ses camarades. L’enquête des gendarmes, ici, ne compte pour rien. Ce que l’on retient, ce sont les paysages, les futaies, les reflets dans les flaques, les ciels irisés, les silhouettes des jeunes sur leurs vélos. Le récit dessiné se fait contemplatif, déroulant un livre d’images sur lesquelles il fait bon rêver.
- Margaux Othats, Une nuit d’été, page 57 © éditions Magnani
Le dernier livre de Dominique Goblet, Ostende (FRMK), va plus loin dans cette direction. Il exerce la même fascination, mais cultive davantage le mystère, pousse plus loin la déconstruction, au risque de désorienter encore un peu plus le lecteur.
La plasticienne belge a passé le confinement dans la station balnéaire belge, s’y est essayée à la gouache (technique nouvelle pour elle) et a accumulé les images de plages vides et de paysages de l’arrière-pays, dans la meilleure tradition flamande. Privilégiant les tons brun, gris et gris vert, elle a produit une œuvre d’une grande beauté picturale et d’une profonde mélancolie.
Il aurait pu s’agir d’un livre d’artiste mais Goblet y a introduit les éléments d’une dramaturgie, entretenant l’illusion qu’il pourrait, après tout, s’agir d’une bande dessinée : quelques rares phrases, et quelques figures humaines – des hommes en costume, une femme aux seins lourds qui se déshabille sous leurs yeux, une majorette qui défile seule, sans être suivie d’aucune fanfare. Néanmoins tout cela ne fait pas un récit, et le fait de donner un prénom à la femme, Irène, ne la constitue pas en personnage. En cela le livre est constitutionnellement déceptif : il exhibe des motifs et des êtres disjoints, arbitraires, qui semblent posés sur la scène d’un théâtre intime sans qu’on comprenne bien ce qu’ils ont à jouer. (Sans compter que le face à face des femmes nues et des hommes cravatés sent son XIXe siècle, et que je m’interroge sur la pertinence de cette imagerie pour rendre compte de notre ère post #MeToo.)
- Dominique Goblet, Ostende © FRMK
Chez Othats on comprend que l’histoire est secondaire et que sa résolution importe peu, mais elle n’en structure pas moins l’ordonnancement des images. Chez Goblet on est devant une suite de très belles images mais dont la consécution paraît largement aléatoire et indifférente. Images évocatrices, suggestives, déployant des harmoniques, travaillant sur le ressenti, mais qui ne permettent jamais au sens de percer. On peut mettre des mots dessus ; on ne peut rien construire avec.
L’autrice de Faire semblant c’est mentir, l’un des joyeux de la bande dessinée autobiographique, est désormais à la tête d’une dizaine de livres.
Après avoir présidé le jury du festival d’Angoulême en 2019, elle a reçu deux prix importants en 2020, le Grand Prix Töpffer à Genève et le Prix de la Fédération Wallonie-Bruxelles en bande dessinée. Autant de reconnaissances que son talent justifie. Elle se partageait jusqu’ici entre sa production de librairie et d’autres œuvres destinées aux cimaises des galeries. Ostende donne l’impression qu’elle a cherché à inventer une voie moyenne, sans véritablement la trouver. Tous ses livres, il est vrai, ont inventé des formes inédites, ce qui est assurément à porter au crédit d’une autrice en continuelle recherche.