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Juin-juillet 2022

NOUVELLES COLLECTIONS – SERGE TISSERON – LES AGES DE LA VIE (1) et (2) – TRINA ROBBINS – SATTOUF DANS CRITIQUE – RORSCHACH – TELERAMA ET LE ROMAN GRAPHIQUE – PLAISIR D’ENFANCE A JAMAIS PERDU – LES ANNEES POP...

Neuf et demi prend ses quartiers d’été. Il reviendra en septembre, peut-être pas avec la même régularité de publication. En attendant, bonnes vacances à tou.te.s.

7.07
La bande dessinée française a connu, à la fin des années soixante et au début de la décennie suivante, une poussée de fièvre pop peut-être plus marquée qu’ailleurs. Cette tendance s’est exprimée à travers les albums de Guy Peellaert (Les Aventures de Jodelle et Prava la survireuse), de Nicolas Devil (Saga de Xam) et de Caza (Kris Kool) chez Éric Losfeld, de Tito Topin et Jean Yanne (Les Dossiers du B.I.D.E.) chez Casterman, et dans les pages de Pilote avec les contributions du même Caza, celles de Jean Alessandrini (également maquettiste de l’hebdomadaire), de Colman Cohen et bien entendu le Sergent Laterreur de Touïs et Frydman. Elle déborda dans les journaux des éditions du Square (Pravda connut une prépublication dans Hara-Kiri, Touïs collabora à Charlie mensuel).

Le magazine Mémoire d’images, animé par Pascale Rousseau et édité trois fois par an (qui s’intéresse à tous les domaines de l’illustration et peut être commandé via le site memoiredimages.net) a eu l’excellente idée de revenir sur cette période à l’occasion de son cinquante-et-unième numéro. Plutôt que de donner la parole à des historiens ou des critiques, il a fait le choix de laisser s’exprimer les artistes qui furent acteurs de ce moment créatif. Tour à tour, Tito Topin, Jean Alessandrini, Caza et Touïs évoquent leur parcours, leurs influences, leur méthode de travail et leurs souvenirs de cette époque – et leurs témoignages, quoique insuffisamment développés à mon goût, apportent une somme d’informations précieuses. Se sont également prêtés à l’exercice des illustrateurs restés extérieurs au champ de la BD (Friedemann Hauss, Léonbe Berchadsky, David Rault, Loïc Boyer, François Ruy-Vidal, Bernard Bonhomme) et… Nicole Claveloux, dont la plupart des autres soulignent l’importance et qui semble avoir joué un rôle séminal. Si la création de Grabote dans Okapi attendra 1973, la grande dame avait entamé sa carrière d’illustratrice en 1966, versant dans le psychédélisme avec le conte futuriste Alala ou les Télémorphoses, publié deux ans plus tard chez Harlin Quist.

Cette période colorée et joyeuse, où la création se teintait volontiers d’érotisme et de surréalisme, peut être considéré comme le premier véritable moment – avant les explorations moebiusiennes – d’émancipation du dessin dans l’histoire de la BD hexagonale. Aujourd’hui encore, de jeunes créateurs et créatrices se reconnaissent dans son héritage, telle Fanny Michaëlis dont le témoignage clôt ce beau numéro.

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3.07
Lisant le nouveau livre de Christian Rosset, Pluie d’éclairs sur la réserve (L’Association), empli de réflexions sensibles et pénétrantes sur des œuvres comme celles de Blutch, Crepax, Gerner, Goblet, McGuire et bien d’autres, je tombe, dès la page 45, sur les lignes suivantes : « … tu as acquis très jeune ce goût de la bande dessinée que tu es en train de perdre en vieillissant… Ce qui ne signifie pas que tu t’en détournes, bien au contraire. Simplement, le plus souvent, ça ne marche plus, il faut que quelque chose de vraiment neuf surgisse pour te donner envie. »
Moi qui ne suis le benjamin de Rosset que de seize mois, suis-je aussi en train de perdre le goût de la bande dessinée ? C’est une question que je me pose depuis des années déjà. Je continue à en lire, à en publier, à l’enseigner, à écrire à son sujet, mais au fond de moi je sens bien que la bande dessinée ne m’est plus aussi nécessaire que dans mes jeunes années et même, je crois être sincère quand il m’arrive de dire à mes proches que, dans le fond, si les circonstances faisaient que je ne puisse plus lire de bandes dessinées dans les années qui me restent à vivre, je n’en serais pas plus privé que cela. Toute l’activité que je déploie encore n’est peut-être que le résultat d’une habitude, d’une force d’inertie, quand il ne s’agit pas seulement de répondre aux sollicitations, de continuer à faire fructifier mon fond de commerce.

Rosset écrit encore, page 51, que ses souvenirs d’enfance s’avèrent « bien souvent de pseudo-souvenirs d’adulte en recherche d’un paradis perdu qui n’a probablement jamais existé ». Pour ma part, je me souviens pourtant avec une assez grande netteté de l’état de ravissement, proche de la transe, dans lequel me plongeait jadis la lecture d’un album de Tintin ou de Johan et Pirlouit, plus tard d’un numéro de Pilote ou de Charlie mensuel. De ces objets imprimés gorgés de péripéties, d’humour, d’échappées poétiques et d’images qui me fascinaient, je n’étais pas loin de me croire le destinataire privilégié. C’était comme si les bandes dessinées faisaient partie de mes conditions d’existence ! Incontestablement elles rendaient ma vie plus intense, elles doublaient mon quotidien d’un monde d’élection, elles formaient mon esprit et stimulaient mon imagination.
J’ai écrit ailleurs (article « Enfance » du Bouquin de la bande dessinée) que « la bande dessinée d’aventures, dont la poétique repose sur un processus d’identification au héros, est de nature à générer ou à renforcer chez l’enfant certains fantasmes : le sentiment de puissance (le héros triomphe toujours), le sentiment d’impunité (le héros n’a pas à rendre compte de ses actes), le sentiment d’un temps − d’une jeunesse − qui ne passera pas (le héros ne vieillit pas), le sentiment, enfin, de pouvoir se débrouiller seul dans l’existence (le héros n’a pas de famille). »

Il y a bien longtemps que « ça ne marche plus » de cette façon-là. Il arrive un âge où l’on sait faire la part du fantasme et de la réalité. En outre, à l’émoussement de mon appétit pour les univers dessinés et des sensations qu’ils me procurent, je peux imaginer plusieurs raisons qui tiennent, les unes au cours normal de la vie de tout un chacun (il existe sans doute une forme d’addiction, d’investissement passionné, qui serait l’apanage de la jeunesse – doublée d’une capacité d’émerveillement sans pareille), d’autres à mon évolution personnelle (je me suis peu à peu abreuvé davantage à d’autres sources, j’ai fait toute leur place à d’autres objets de dilection, je me suis laissé traverser par d’autres questionnements), et les dernières à l’évolution de la bande dessinée elle-même – que je ne développerai pas ici.

Mais à toutes ces raisons s’en ajoute une autre, qui n’est sans doute pas la moins agissante.
Autrefois, je goûtais dans chaque bande dessinée l’univers fictionnel singulier qu’elle me proposait, la puissance de l’intrigue et le charme de la mise en images. Je prisais en chacune ses qualités particulières, ce qui en elle faisait œuvre. Après plusieurs décennies passées à analyser la bande dessinée, à étudier son histoire, à interroger le phénomène artistique, culturel, économique qu’elle représente, c’est elle-même, LA bande dessinée, que j’ai constitué en objet principal de mon attention. Dès lors, les performances singulières que sont les nouvelles parutions, je ne les aborde plus avec le même désintéressement, la même fraîcheur. J’ai tendance à les aborder comme des cas particuliers. Je cherche ce qu’elles ont à m’apprendre sur le médium, je tends à les apprécier en proportion de leur apport aux lignes de réflexion que j’ai développées. Pour le dire autrement, l’expertise que j’ai accumulée est un filtre qui s’interpose entre les œuvres et moi, elle a perverti mon attente, se posant ainsi, insidieusement, en ennemie du plaisir.

Par bonheur, il me tombe encore de temps à autre entre les mains des livres qui réussissent à réactiver quelque chose du « paradis perdu ». Par exemple L’Espoir malgré tout, d’Emile Bravo, la Trilogie du moi d’Altarriba et Keko, ou tels livres de Brecht Evens, de Gipi, de Catherine Meurisse, pour n’en citer que quelques-uns.

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30.06
Lecteur de Télérama, je suis resté perplexe devant la page 66 du numéro en date du 22 juin 2022, qui comprend des critiques, par Stéphane Jarno des récents albums de Simon Hureau (Sermilik. Là où naissent les glaces, Dargaud) et de Lucas Varela (La Dernière Comédie de Paolo Pinocchio, Tanibis).
En effet, le premier est présenté comme une bande dessinée ; le second comme un roman graphique, et je me suis demandé sur quel critère se fondait cette distinction.
A ce jour, je n’ai encore lu ni l’un ni l’autre de ces albums. Mais aucun des deux ne n’inscrit dans une série, ils sont tous deux cartonnés et en couleurs, et ils comptent sensiblement le même nombre de pages (le premier en compte même un tout petit peu plus que le second : 208 contre 200).
Peut-être les éditeurs eux-mêmes sont-ils responsables ? Je vérifie sur leurs sites respectifs. L’expression de « roman graphique » n’y apparaît pas. Tanibis vante Paolo Pinocchio comme « une œuvre majeure alliant aventure fantastique et commentaire satirique sur l’acte de création ».

Je me suis alors tourné vers Stéphane Jarno lui-même, qui m’a fourni l’explication suivante : « la mention "roman graphique" sert surtout à indiquer d’emblée au lecteur distrait que l’album est plus exigeant, moins facile d’accès que la moyenne. » Et l’excellent journaliste de préciser avec un soupir : « Je vous accorde que le label "roman graphique" est désormais très (trop) élastique, mais il permet de répondre aussi aux attentes d’un nouveau public pour lequel l’appellation "BD" reste trop vague et agit parfois comme un repoussoir. On peut trouver cela snob et consternant, mais il faut bien faire avec… »
Les lecteurs de Télérama seraient donc du genre à apprécier les romans graphiques mais à se boucher le nez si on leur dit qu’il s’agit de bande dessinée !? Je crois bien que je vais me désabonner.

En tout cas, voici donc un nouveau critère définitionnel : les livres sont indexés comme bande dessinée ou comme roman graphique selon leur difficulté d’accès. C’est, il me semble, un principe brillant, que l’on pourrait généraliser à d’autres catégories d’œuvres, en forgeant des appellations nouvelles : pourquoi ne distinguerait-on pas entre les films et les récits cinématographiques, les spectacles et les œuvres scéniques, les romans et les textes fictionnels (je vous laisse libre d’inventer de meilleures appellations) ? A chaque œuvre sa bonne case, dûment étiquetée.
Le « vague » de l’appellation bande dessinée est en effet insupportable, et je me demande comment j’ai pu m’en accommoder pendant plusieurs décennies.

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24.06
Rorschach, de son vrai nom Walter Kovacs, était l’un des personnages les plus fascinants de Watchmen, l’œuvre maîtresse de Moore et Gibbons. Comme l’on sait, il perdait la vie au dernier chapitre, tué par le Dr Manhattan. Mais une création d’une telle puissance peut-elle mourir ? Assurément pas dans l’esprit des lecteurs, que Rorschach continuera à jamais de hanter.
Pas non plus dans l’industrie de la bande dessinée, qui n’entend pas se priver d’un héros de cette envergure.
De fait, en dépit des protestations de Moore qui ne souhaitait pas que ses personnages reviennent sous quelque forme que ce soit, DC Comics, profitant d’une certaine ambiguïté dans la rédaction des contrats, a passé outre la volonté du génial scénariste et ne cesse de proposer prequels, sequels et adaptations franchisées.

Dans la série Watchmen produite par HBO, Rorschach tenait donc une place éminente. Non, la publication de son journal intime dans le News Frontiersman n’a pas fait éclater la vérité et produit les effets attendus, parce que ce magazine réactionnaire est discrédité par son adhésion aux théories du complot et parce que Rorschach lui-même a été déclaré fou. Toutefois, un groupe de suprémacistes blancs projetant des actions terroristes, Seventh Kavalry, se réclamait de son héritage et récupérait son image.
Dans la mini-série de Geoff Johns et de Gary Frank Doomsday Clock (2017), c’était Reggie, le propre fils du psychiatre Malcolm Long ayant examiné Kovacs dans sa prison de Sing-Sing, qui, devenu orphelin et mentalement dérangé, choisissait d’endosser l’identité et le costume de Rorschach, affrontant Batman sous ce déguisement.

Et voici maintenant que nous parvient, chez Urban Comics, sous les signatures de Tom King et de Jorge Fornés, une autre mini-série, qui a pour titre Rorschach. Cette fois, celui qui revêt le trench-coat, le foulard, le chapeau et bien sûr le masque mouvant mais toujours symétrique est un auteur de bandes dessinées vieillissant, William Myerson, jadis créateur d’un personnage devenu culte, Ponce Pirate, et qui n’a plus quitté son appartement depuis des décennies. Jusqu’au moment où, avec une jeune admiratrice virtuose de la gachette, ils fomentent un attentat contre l’un des deux candidats à la présidence des Etats-Unis. Lui en Rorschach, elle en cow-girl d’opérette.
N’était le masque, le costume de Rorschach est celui de n’importe qui, et son porteur est dépourvu de superpouvoirs. Il est donc d’autant plus facile d’imaginer que n’importe quel illuminé converti aux idées radicales puisse devenir Rorschach. En vérité, le masque de Rorschach est un peu devenu un attribut allégorique, l’équivalent de celui de Guy Fawkes, symbole de protestation utilisé par Moore dans V pour Vendetta et auquel David Lloyd avait donné une forme qui lui a largement échappé ensuite.

Rorschach, la série, ne m’a pas entièrement convaincu. Le dessin est un peu mou, le personnage principal (l’enquêteur chargé de faire la lumière sur l’attentat) bien fade, et puis il y a trop de scènes d’explication et trop de prêchi-prêcha oiseux sur le bien et le mal. Ce qui séduit le plus dans le récit de Tom King est ce qui vient en droite ligne d’Alan Moore, comme le laconisme de Rorschach et tout ce qui rend unique sa qualité de présence.

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© Urban Comics

Il s’agit clairement d’une bande dessinée pour aficionados, qui non seulement connaissent leur Watchmen sur le bout des doigts (de nombreux éléments en proviennent directement, tels la division en douze chapitres, le contexte électoral ou encore le motif des pirates) mais en outre apprécieront les références à tel ou tel créateur de comics, que ce soit sur un mode implicite (Myerson est inspiré de Steve Ditko, dont il partage la philosophie ultra-réactionnaire) ou de la manière la plus ouverte : Frank Miller joue ici son propre rôle.
En d’autres mots, Rorschach est l’exemple même du métacomic, au sens du concept proposé et analysé par Camille Baurin [1]

Nous vivons depuis un quart de siècle dans une uchronie où Rorschach existe.

21.06
Pour son neuf-centième numéro, daté mai 2022, la revue Critique est sortie des sentiers battus en consacrant son dossier à Riad Sattouf, caractérisant son œuvre par le fait qu’elle nous donnerait à voir et à ressentir « l’étrangeté du monde réel ». Quatre articles et un entretien fouillent l’œuvre du créateur de L’Arabe du futur et des Cahiers d’Esther. Les contributeurs viennent des champs de l’anthropologie, la philosophie, la sociologie et l’histoire.
Le résultat n’est pas dépourvu d’intérêt (j’en retiens tout particulièrement l’étude sur « la virilité du père dans l’œuvre de Riad Sattouf ») mais reste assez convenu. Le dessinateur est successivement crédité d’être « un ethnologue de cet univers à la fois proche et lointain que représentent la vie et les mœurs des jeunes » et de porter sur le monde arabe « un regard que l’on peut dire véritablement anthropologique ». On loue son sens des « observations concrètes, jamais généralisées », ses « notations d’une grande véracité ». Quelques éléments de sa poétique sont également mis en avant, comme son travail sur l’alternance ou l’entrelacement des points de vue et des voix, ou encore son talent pour conférer « à la moindre irruption d’un détail (une goutte de sueur, un geste du doigt) une intensité dramatique ».

L’événement que constitue ce dossier tient toutefois moins à son contenu qu’à son existence même : il est sans précédent que Critique, cette « revue générale des publications françaises et étrangères », l’une des publications intellectuelles les plus anciennes et prestigieuses de France (fondée en 1946 par Georges Bataille), dédie un numéro à un auteur de bande dessinée. Un signe de plus – après l’exposition que lui a consacrée la BPI et le fait qu’il ait présidé le jury du Livre Inter – de la stature acquise par Sattouf, et de la prise en compte du neuvième art comme littérature à part entière.

Dommage que, dans l’éditorial par lequel la rédaction se justifie de son audace, la légitimité de la bande dessinée soit d’abord rappelée comme un fait économique (on ne saurait l’ignorer plus longtemps dès lors qu’elle « représente aujourd’hui un des secteurs les plus dynamiques du marché de la librairie »).

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17.06
J’ai croisé deux ou trois fois Trina Robbins dans des festivals et des colloques de part et d’autre de l’Atlantique. Je me souviens d’une personne enjouée et très facile d’accès. Je l’ai connue auréolée de sa magnifique chevelure rousse et bouclée, et aussi, après qu’elle ait dû se battre contre le cancer qui l’avait frappée à 70 ans, le cheveu presque ras.
Je n’ai jamais eu une très grande considération pour son œuvre de dessinatrice, caractérisée notamment à mes yeux par une grande difficulté à gérer l’espace et, partant, une narration confuse. Mais dans la deuxième partie de sa carrière Trina s’était davantage imposée comme scénariste. On lui doit aussi cinq ouvrages sur les bandes dessinées pour filles (From Girls to Grrrlz, Chronicle Books, 1999) et, surtout, sur les femmes dessinatrices, dont elle s’était faite, non pas l’historienne, mais, comme elle le revendiquait, la herstorian. Le premier de ces essais (Women and the Comics, 1985) était passablement approximatif. Au fil du temps, les erreurs ont pu être corrigées, certaines lacunes complétées, et la version de 2013, Pretty in Ink : American Women Cartoonists (Fantagraphics) doit être regardée comme une contribution très utile à la connaissance des comics.

Les éditions Bliss ont tout récemment eu la bonne idée de traduire les mémoires de Trina, parues en 2017 chez Fantagraphics, sans en changer le titre Last Girl Standing (« La Dernière debout »). Un livre des plus intéressants, en dépit d’une écriture peu travaillée. Car le parcours qu’il relate n’a rien d’ordinaire, et le récit qu’en fait l’intéressée foisonne d’anecdotes.

Née en 1938 dans une famille juive d’origine biélorusse, Trina se passionne dès l’enfance pour des héroïnes de bande dessinée comme Wonder Woman (dont elle aura l’occasion d’écrire et de dessiner bien plus tard quelques aventures) mais aussi Brenda Starr, Patsy Walker, Millie the Model et Katy Keene. Plusieurs d’entre elles évoluent dans le milieu de la mode, et les auteurs ou autrices ont l’habitude de les décliner sous la forme de paper dolls, leur constituant toute une garde-robe de tenues à découper [2]. C’est probablement l’origine de la passion de Trina pour la sape. Elle sera styliste et vendra ses modèles faits main dans une boutique du Lower East Side de New York, Broccoli, habillant notamment Mamma Cass et Donovan.

Auparavant, elle avait été rédactrice en cheffe du journal de son lycée, ce qui augurait d’une autre de ses futures activités professionnelles, la conception de comics ou d’albums collectifs et d’anthologies. La défonce et une vie sexuelle très libre marqueront les années 1960 et 70, au cours desquelles Trina vit dans le milieu hippie et fréquente toutes les figures marquantes de la mouvance underground. Elle a successivement eu pour amants ou compagnons Harlan Ellison, Jim Morrison, Kim Deitch et Leslie Cabarga. Le récit autobiographique de Trina ne tait rien de l’alcoolisme de Deitch, pas plus que de la misogynie de Robert Crumb – elle a vécu en colocation avec sa sœur – et d’une bonne partie de ses collègues (« les auteurs underground et moi n’avons jamais été les meilleurs amis du monde », p. 200), ou des rivalités entre dessinatrices.
Devenue féministe en 1969 suite à la lecture d’un article sur le Mouvement de Libération des Femmes qui lui avait décillé les yeux (« La libération sexuelle à laquelle je croyais n’était qu’un mensonge : les femmes ne servaient qu’à fournir du sexe gratuit », p. 132), Trina Robbins a fait partie de l’équipe des Wimmen’s Comix et fut l’une des trois collaboratrices américaines de Ah ! Nana. Côté mainstream, elle collabora à Heavy Metal, à High Times et au National Lampoon, avant d’intégrer l’écurie Marvel.
A l’heure où les créatrices se consacrent à l’exploration du « matrimoine » de la bande dessinée (voir en particulier le séminaire animé par les Bréchoises et Johanna Schipper dans le cadre de l’École universitaire de recherche ArTeC), il serait bienvenu de reconnaître à Trina Robbins sa place de pionnière.

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13.06 (suite du billet précédent)
À partir des années 1920, le thème des âges de la vie se rencontre moins fréquemment. Ce à quoi l’on peut assister, c’est au rajeunissement ou au vieillissement ponctuel de héros ordinairement fixés à un âge précis. Je n’en donnerai que deux exemples pris dans le corpus des comic strips. Lorsque Olive, Wimpy et le « popa » de Popeye boivent à la fontaine de jouvence, ils retombent en enfance (Segar oppose comiquement l’eau de jouvence, qui « rend la jeunesse aux vieux », au jus d’épinard, qui « fait grandir les petits enfants »). Ils sont représentés avec des corps et des habits de bébé, mais ils ont conservé leurs visages d’adultes. Cet épisode parut en France dans Hop-là ! fin 1939, et fut repris dans Charlie mensuel n°s 75 à 79 en 1975.

C’est en 1939 aussi que Harold Foster eut l’idée de faire vieillir Prince Valiant. Dans la planche du 30 avril, parvenu au fond d’une grotte, le preux chevalier absorbe un filtre qu’a préparé à son intention une sorcière. Faisant fi de ses avertissements, il entre ensuite dans la demeure d’un vieil homme qui est la figure allégorique du Temps. Désireux de prouver que le temps peut être vaincu, Valiant l’attaque mais le vieillard s’accroche à lui et, tandis que leur corps à corps se prolonge, notre héros perd ses forces, voit ses cheveux blanchir. C’est un homme exsangue, proche de sa fin, qui revient auprès de la sorcière, laquelle le ramène à son âge et à sa vaillance ordinaire par la magie d’une autre boisson. Cette page saisissante est un très rare exemple de projection accélérée dans le futur, le personnage déclinant se voyant confronté à sa finitude.

Voici à présent un exemple français plus moderne. En 1987, les Triplés de Nicole Lambert se félicitent d’être devenus grands, après deux années de parution régulière dans Madame Figaro. L’un des garçonnets explique que, lorsqu’ils seront vraiment grands, lui perdra ses cheveux, sa sœur verra blanchir les siens, ils auront des rides et marcheront courbés sur une canne. La dessinatrice illustre littéralement ces propos en montrant les transformations évoquées, pour conclure sur un « Mais non ! ne vous en faites pas, cela n’arrivera jamais ! », puisque la règle veut que les personnages de papier ne vieillissent pas. De fait, trente-cinq ans plus tard, les bambins sont toujours semblables à eux-mêmes. En juin 2020, Nicole Lambert livre une nouvelle variation autour de la même question : et si les héros de BD vieillissaient ? Cette fois la mère est confrontée en imagination à des trois enfants devenus adultes et à leur tour en charge de famille.

Pour trouver une nouvelle illustration plus littérale des âges de la vie, on peut se tourner vers une autre dessinatrice, Nicole Claveloux. Sa contribution au n° 2 du trimestriel Ah ! Nana (janvier 1977) avait pour titre « La conasse et le prince charmant ». Les deux premières planches – sur cinq que compte l’histoire – consistent en six portraits en pied successifs du même personnage féminin (la « conasse »), que l’on voit, nourrisson, enfant, adolescente, jeune femme puis femme dans la force de l’âge, encore et toujours attendre l’hypothétique venue du « prince charmant ». « C’est que le temps passe, voyez-vous ! », soupire-t-elle dans la sixième image.


Cruelle satire de l’aliénation d’une femme dont la vie entière paraît suspendue à cette espérance romantique toujours déçue, entièrement dépendante de la rencontre qui ferait son bonheur ! A la cinquième page de cette acide parodie de conte de fée, on retrouve notre anti-héroïne à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, au moment où un homme se présente à sa porte.

Le dernier exemple dont la mémoire m’est revenue est une planche pleine d’autodérision de Dave Gibbons, le dessinateur de Watchmen. Publiée dans Heartbreak Hotel n° 1 en 1988, elle a pour titre « The story so far » et répondait à une commande passée à plusieurs dessinateurs britanniques, invités à résumer leur vie en une page. L’artiste se représente en comics addict n’ayant jamais rien fait d’autre, depuis sa naissance et tout au long de sa vie, que d’avoir le nez dans des bandes dessinées. Même au moment de la cérémonie de son mariage, ce qui n’empêchait pas son épousée de le regarder avec amour. La dernière case seule rompt cet effet de répétition : Dave n’est plus lecteur de comics, désormais, assis à sa table de travail, il en crée ! Et c’est son jeune fils, représenté à ses côtés, qui endosse à son tour la fonction du fan.

Le passage du temps se marque habituellement par l’altération progressive des traits du protagoniste. Ici, on ne voit jamais son visage, toujours dissimulé par la publication qu’il tient à la main et qui absorbe toute son attention. Seule sa taille croissante, puis ses changements vestimentaires, matérialisent les étapes franchies sur le chemin de la vie.

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9.06
Lors d’une récente conférence, mon amie l’historienne Danièle Alexandre-Bidon a exploré le thème iconographique des âges de la vie, très régulièrement utilisé dans l’Occident romain, puis chrétien, puis figurer le passage du temps. Elle a noté que ce thème, conçu dans l’Antiquité, « a perduré jusqu’à l’ère de la bande dessinée ». Elle en donnait, à la fin de son propos, quelques exemples, n’omettant évidemment pas la série de dix autoportraits à différents moments de son existence qui ouvre l’album « testamentaire » d’Edmond Baudoin Les Fleurs de cimetière, répartie sur trois pages.
Je voudrais revenir ici sur ce thème si évocateur pour chacun de nous et en examiner de plus près quelques occurrences repérées empiriquement.

Plutôt que d’indiquer son âge, Baudoin nomme les millésimes de ces portraits successifs, de 1942 (année de sa naissance) pour le plus ancien, jusqu’à 2015. Il est manifeste que la plupart de ces dessins ont été exécutées d’après photo. Il s’agit bien d’autoportraits, manifestant pour certains (en particulier 1972, 1980 et 2009) l’expression d’une intériorité.
La série prend son sens d’être placée en ouverture d’un ouvrage dans lequel Baudoin entreprend une sorte de bilan de sa vie d’homme et d’artiste. Elle fonctionne presque comme une bande-annonce.
S’il est habituel pour un nourrisson d’apparaître nu en photo, on ne peut qu’être frappé par la récurrence de la nudité sur plusieurs autres de ces images de soi – comme pour annoncer que dans ce livre, parvenu à un âge où les précautions ne sont plus de mise, l’auteur entend se mettre à nu comme jamais –, jusqu’à la dernière, dont le cadrage laisse entrevoir en amorce le sexe de l’artiste et où l’absence de vêtement est ironiquement « compensée » par l’apparition de deux accessoires : une paire de lunettes et un téléphone portable.

Si l’autobiographie ne s’y épanouit que depuis quelques décennies, en revanche le thème des âges de la vie a des origines bien plus lointaines dans la bande dessinée. Il est déjà présent au XIXe dans l’imagerie populaire, avec La Vie de l’homme, une estampe anonyme (et bilingue français-allemand) coloriée au pochoir et imprimée chez Pellerin, à Epinal, du vivant de Töpffer, en 1844. Douze étapes d’une vie banale, puisque la planche vise précisément à présenter un schéma de vie universel. Au milieu des passages prototypiques (apprentissages, mariage, paternité, retraite…), deux vignettes retiennent l’attention par leur contenu moins attendu : la sixième (« Il va faire son tour de France ») et la dixième (« Il devient joueur »), cette dernière porteuse d’un humour sans doute involontaire, puisqu’elle laisse entendre que le jeu et la dissipation sont des étapes obligées de la vie d’un homme.

L’artiste anglais William Hogarth se plaisait déjà, au siècle précédent, à conter en images, aux fins d’édification morale, la « carrière » (Progress) de tel ou tel personnage corrompu par le vice : un libertin, une prostituée. Les gravures composant ces cycles condensaient chacune un acte dans la vie du ou de la protagoniste, représenté.e à un âge différent à chacune de ses apparitions. Son successeur George Cruikshank a sans doute été le premier, avec The Sailor’s Progress (1818), à rassembler pareil scénario dans une seule gravure compartimentée à la manière d’une page de bande dessinée. Recruté comme simple matelot, notre marin connaissait des moments joyeux et des relégations à fond de cale, participait bravement à un abordage, était promu officier ; la sixième et dernière case le montre à la retraite, assis au coin du feu avec une bonne pipe, avec femme et enfant à ses côtés, et contant ses aventures à un visiteur.

Au tournant du XXe siècle, le thème s’installe dans la presse illustrée. Dans son n° 366 (9 novembre 1901), Le Rire reprend ainsi (en disséminant les images de façon peu esthétique) une planche satirique de l’Américain Henry « Hy » Mayer initialement parue dans Life. Le cartoonist y montrait les « mouvements » successifs effectués par deux joueurs s’affrontant en une partie d’échecs dont la durée coïncide avec celle de leur vie entière, puisqu’ils sont parvenus à l’état de squelettes quand intervient le mat.

Le vieillissement est à proprement parler le sujet, tant anecdotique que graphique, de cette planche, que l’on peut rapprocher d’une page antérieure d’Albert Guillaume. « Trop consciencieux » parut dans La Caricature le 1er octobre 1892 ; le dessinateur y figure (en 6 dessins également) un peintre qui met tellement longtemps à achever le portrait d’une femme que tous deux ont vieilli d’un demi-siècle au moins entre le début et la fin des séances de pose.
Dans les deux cas, les personnages se succèdent à eux-mêmes de case en case, leurs corps, leurs traits, étant engagés dans un processus de métamorphose graduelle qui n’est pas sans rappeler le numéro de lightning sketches que Winsor McCay promenait sur les scènes de music hall.

Le 21 décembre 1905, c’est au tour du dessinateur Nadal de donner, dans L’Illustré à cinq centimes pour la jeunesse et la famille n° 82, une planche intitulée « Ambitions ». Dans cette pochade autofictionnelle à la dérision appuyée, il résume son parcours de l’âge de dix ans à celui qu’il a atteint (trente-cinq) : après avoir longtemps eu la tête dans les étoiles et rêvé de destins glorieux, il ne serait plus, désormais, attiré que par une chose, l’argent.

Enfin, le 1er février 1913, une saisissante planche sans texte, dont l’auteur m’est inconnu, paraissait dans Les Petits Bonshommes, une publication de la Ligue ouvrière de protection de l’enfance. Le destin tragique d’un homme qui, petit déjà, jouait à la guerre, qui, jeune homme, s’est enrôlé et qui, envoyé sur le front, y a trouvé la mort, était résumé en sept images donnant le sentiment d’une fatalité implacable. La huitième et dernière case figurait une femme éplorée (sa mère ? sa veuve ?).

(à suivre)

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5.06
Serge Tisseron est le psychanalyste français qui a réconcilié Hergé et Freud. Il est l’auteur de Psychanalyse de la bande dessinée en 1997 (un ouvrage – repris au format poche dans la collection « Champs » – qui, si l’on en croit l’auteur, se serait vendu à 200 000 exemplaires, ce qui en fait très probablement le bestseller toutes catégories des essais sur le neuvième art) et a consacré trois livres au dessinateur bruxellois, Tintin chez le psychanalyste (1985), Tintin et les secrets de famille (1990) puis Tintin et le secret d’Hergé (1993).
En outre, Tisseron est lui-même un auteur, auquel on doit une demi-douzaine d’albums de bande dessinée, parus entre 1978 et 2004. Le premier, une Histoire de la psychiatrie en BD, n’était rien moins que sa thèse, soutenue en décembre 1975 sous cette forme inhabituelle à une époque où un tel geste était pour le moins précurseur et audacieux. La thèse peut être consultée via ce lien : https://sergetisseron.com/wp-content/uploads/2018/03/histmed-asclepiades-pdf-tisseron.pdf

Un nouveau livre de sa main vient de paraître, qui permet de mieux comprendre la relation du médecin au dessin : Au secours, mon fils dessine. Mémoires d’un psy (chez humenSciences). Tisseron y évoque son parcours de psychiatre, de psychanalyste et de militant mais surtout de dessinateur compulsif, qui n’a jamais cessé, dès l’école et partout où il a exercé ses fonctions, de produire des cartoons, des affiches, des planches didactiques ou humoristiques (l’ouvrage, qui accorde plus de place à l’image qu’au texte, en réunit de très nombreux exemples). Il fut illustrateur pour un certain nombre de revues spécialisées et pour Psychologie magazine. Avec la philosophe Jeannette Colombel, il imagina même un temps d’adapter en bande dessinée L’Anti-Œdipe, de Deleuze et Gattari, pour en élargir l’audience. Jusqu’au moment où, au début des années 1990, il abandonna progressivement le dessin au profit de la photographie.

Dire que Tisseron me convainc comme créateur de bande dessinée serait mentir : son dessin (où l’on décèle par moments telle ou telle influence, celle de Reiser me paraissant prépondérante) est approximatif, peu maîtrisé, son style manque d’homogénéité, sa narration est souvent un peu embrouillée. Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui impressionne, c’est sa foi absolue dans les vertus cognitives et thérapeutiques du dessin. Son livre se termine d’ailleurs par une liste de « 33 bonnes (et moins bonnes) raisons de dessiner ». Je n’en citerai ici que quatre.
— Pour penser autrement.
— Pour nous donner une représentation personnelle de choses vécues avec trop d’intensité pour que nous soyons capables de nous les raconter.
— Pour associer les pouvoir émotionnels du dessin aux pouvoirs explicatifs du texte, et l’inverse.
— Pour se mettre en scène soi-même dans des situations comiques et apprendre à rire de soi.

Tisseron relate (page 152) comment, à la demande de Fanny Remi, Bob De Moor s’était chargé, au nom des Studios Hergé, de dessiner la couverture de Tintin chez le psychanalyste. Comme il n’avait pas d’idée, l’auteur lui fournit une esquisse, montrant le capitaine Haddock dans le rôle du psychanalyste et les Dupondt, la Castafiore, Tournesol attendant leur séance. De Moor se crut obligé d’ajouter Tintin (que Tisseron avait omis volontairement car il le jugeait « inanalysable »). On peut voir côte à côte l’esquisse et le dessin définitif ici : https://sergetisseron.com/dessins/lextraordinaire-aventure-dune-couverture/

Pour ma part, j’ai rencontré Serge Tisseron à Cerisy-la-Salle en août 1993, où se déroulaient simultanément deux colloques. Celui sur La Transécriture, que je dirigeais avec André Gaudreault ; et celui sur Gaëtan Gatian de Clérambault, dirigé par Tisseron. Je fus étonné qu’il ne profita pas de l’occasion pour avoir avec moi quelques discussions sur la bande dessinée, à laquelle il vouait pourtant une passion sincère et originale dans ses expressions.

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1.06
Une à une, les maisons d’édition littéraires ou scientifiques ouvrent des collections dédiées à la bande dessinée. Ce qui me frappe chez les dernières converties, c’est tout d’abord le recours, pour baptiser ces nouveaux espaces de création, à un même qualificatif. « Virages graphiques » chez Rivages, « La Cité graphique » aux Presses de la Cité, « Dunod Graphic » chez Dunod, « Nouveau Monde Graphic » chez Nouveau Monde éditions (cette dernière collection existant depuis 2018 et comptant déjà une vingtaine de titres). Par comparaison, des dénominations comme « Actes Sud BD » ou « Marabulles » paraissent désormais désuètes et, disons-le, un peu ringardes. Car désormais, succès du roman graphique oblige, il ne faut plus faire référence à la « bédé » et à ses codes emblématiques, il faut faire dans le graphique. Autrement plus chic, n’est-ce pas ?
Sans doute, il y avait eu des précédents : Denoël Graphic, la collection « Histoires graphiques » chez Autrement (que j’ai eu l’honneur de diriger avec Henri Dougier) et même la collection « Grafica » chez Glénat. Mais il s’agit désormais d’un véritable effet de mode, dont on peut s’amuser.

Plusieurs de ces collections ont un autre point commun, celui de privilégier les albums de non-fiction. Ainsi, chez Nouveau Monde Graphic, le catalogue propose une série de biographies (Tamara de Lempicka, Munch, la Callas, Borges) mais aussi une enquête sur la mort de Kennedy et un ouvrage sur le Big Bang. Chez Dunod Graphic, les albums abordent la physique quantique (Quantix, de Laurent Schafer) aussi bien que l’endométriose, quand ils ne traitent pas d’Alfred Nobel, de Molière, de Descartes ou de Spinoza. La bande dessinée, décidément, mène à tout, à condition de sortir de ce qui fut longtemps son ADN, la littérature de divertissement.

Plus précisément encore, j’observe une convergence éditoriale autour des albums à sujet politique. L’actualité de ces dernières semaines n’y est évidemment pas étrangère, et d’autres éditeurs ne se sont pas privés de labourer le même terrain. Mais enfin, on a pu lire chez Dunod Graphic A tribord, toute ! Histoire de la droite en BD, par Jean-Yves Le Naour et Marko (sorti en 2022) et on lira bientôt, à La Cité graphique, Le Bon Air de la campagne. Choses vues, choses entendues, de Jubert Van Rie (il s’agit du premier titre de la collection, annoncé pour juin), un reportage dessiné dans les coulisses de la présidentielle.

A l’intérieur de cette veine, on distinguera toutefois, pour son originalité et sa qualité, Les Représentants (mars 2022), l’un des deux premiers titres de Virages graphiques, constitué de cinq récits coordonnés, d’après des dialogues de l’auteur dramatique Vincent Farasse (Les Représentants a d’abord été une pièce, publiée comme telle en 2020 chez Actes Sud-Papiers) entrelaçant la politique et l’intime. Sébastien Vassant, Alfred, David Prudhomme et Anne Simon ont chacun dessiné un chapitre, et ils en ont réalisé ensemble un cinquième dans lequel se fondent leurs apports respectifs. Ces différents tableaux se déroulent en 1995, 2002, 2007, 2012 et 2017, avec cinq élections présidentielles successives en toile de fond.
C’est une excellente idée qu’a eue Sonia Déchamps, qui dirige cette nouvelle collection, de faire appel, pour ce titre et d’autres à venir, à des auteurs de théâtre contemporains. Comme quoi, il y a encore de la place, dans le monde très formaté et moutonnier de l’édition contemporaine, pour des initiatives originales.

Notes

[1Voir « Le métacomic : panorama du comic de super-héros après Watchmen », [en ligne], NeuvièmeArt2.0, février 2014 ; URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article726

[2Sur cette tradition, je renvoie à mon étude sur le site Neuvième Art : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1245

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