le site de Thierry Groensteen
Accueil > Neuf et demi > 2022 > Septembre-octobre 2022

Septembre-octobre 2022

DU NOIR ET BLANC A LA COULEUR – EXPOSITION FABCARO A ANGOULEME – LA LIGNE CLAIRE, DU 9e AU 7e ART – SCOTT McCLOUD – BD ET TRAVAIL SOCIAL – LA BANDE DESSINEE TELLE QU’EN ELLE-MEME ELLE SE RACONTE – ANDRÉ DEVAMBEZ – LA GEOGRAPHIE MENTALE DE ZEPHIR – GEORGES PEREC ET LA BD – RECEPTION DE PASCAL ORY A L’ACADEMIE – TRISTE FIN POUR ADELE BLANC-SEC...

26.10
A 76 ans, Tardi vient donc de mettre un point final aux « aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec » (sur-titre générique dont on peut observer qu’il ne figure plus sur la couverture du Bébé des Buttes-Chaumont). En 1985, le dessinateur d’Ici Même, que je tenais pour l’auteur le plus important de sa génération, raison pour laquelle je lui avais consacré une étude monographique cinq ans plus tôt, s’était brouillé avec moi parce qu’il n’avait pas apprécié que j’écrive, au détour d’un articulet, que la série des Adèle ne racontait rien, ce qui ne l’empêchait pas d’être des plus divertissantes. Puisse-t-il donc ne pas lire ce qui suit.
Car il m’est impossible de dissimuler ma consternation devant ce dixième et dernier opus, que je tiens pour un album aux limites de l’illisibilité.

Evoquant Adieu Brindavoine, album antérieur à la création d’Adèle et rattaché au cycle a posteriori, Tardi déclarait avoir voulu réaliser « une histoire sans contraintes », mais concédait : « Le grand problème de cette histoire étant quand même qu’il n’y a pas de scénario sérieux. » De même, évoquant Le Secret de la salamandre (5e Adèle), il disait avoir voulu « dynamiter le récit » mais reconnaissait en avoir trop fait, ce qui avait abouti à « fiche complètement en l’air sa propre intrigue » [1]. En dépit de ces constats de semi-échec, le dessinateur est resté fidèle, y compris pour ce dernier album, à la technique de l’improvisation, déclarant : « Je cours derrière mes personnages, je me laisse entraîner par eux ». Or, s’agissant du Bébé des Buttes-Chaumont, cette phrase est à entendre littéralement : on ne cesse de suivre les déambulations erratiques de multiples personnages à travers les rues de Paris, on court avec eux ou derrière eux sans jamais vraiment comprendre où ils vont, encore moins où va le récit. Et Tardi a besoin de 62 planches (au lieu des 46 de rigueur) pour en raconter bien peu.

Au fil des tomes, Tardi a progressivement cédé à une esthétique de l’accumulation. Il suffit, pour s’en aviser, de regarder les couvertures : sur les quatre premières on a affaire à une image simple, bien composée, mettant l’héroïne aux prises avec tel ou tel monstre. A partir du cinquième – Le Secret de la salamandre, donc –, ça se gâte nettement. Les enjeux dramatiques se dispersent, se disséminent : pas moins d’une douzaine de personnages sont regroupés autour d’Adèle dans sa baignoire. Ce qui aurait pu constituer une exception signifiante va, dès lors, tourner au système, et cette dernière couverture le pousse à son paroxysme, les visages d’Adèle et de sa momie émergeant par-dessus une foule considérable et hétéroclite. De fait, plus de vingt personnages secondaires aperçus dans les tomes précédents font retour dans Le Bébé, et comme si ce nombre n’était pas suffisant, Tardi y ajoute une tripotée de clones d’Adèle et brouille les identités des uns et des autres en faisant succomber presque toutes ses marionnettes à une épidémie qui les transforme pareillement en bovins. Le chaos et la confusion sont portés à leur comble.

Car, sur les menées des uns et des autres, on n’apprend pas grand-chose. Adèle ne fait RIEN, sauf se plaindre de sa rage de dents et boire des coups avec sa momie. La grande conférence au cours de laquelle le professeur Boutardieu doit faire des révélations sensationnelles fait pschitt (ou plus exactement pouf) ; quant au nourrisson évoqué dans le titre, enlevé cinq ans plus tôt avec sa nounou par une sorte de kraken rouge, on ne sait finalement pas vraiment ce qu’il est advenu de lui, mais la même scène se répète ici, quasiment à l’identique. Je n’exclus pas la possibilité que certaines explications m’aient échappé, car j’avoue n’avoir pu réussir à rester concentré longtemps sur ces pages répétitives (de nombreuses répliques sont reprises plusieurs fois, à la façon de refrains, sur un mode particulièrement lassant) qui m’ont très vite donné le sentiment de se réduire à une agitation bouffonne et vaine. Ce qui ne peut échapper au lecteur, en revanche, c’est la misanthropie de Tardi, la noirceur de sa vision, plus accusée ici qu’elle ne l’a jamais été : les Français sont veules, cupides et alcooliques, la police est grotesque, la médecine est sadique, la « ville lumière » est un cloaque d’une saleté repoussante, les Académiciens sont, littéralement, des momies. Tous des monstres ! L’illustrateur de Céline et de Léo Malet n’en a toujours pas fini de régler ses comptes avec la « France éternelle », celle des bistrots – décor très prégnant aussi dans Jeux pour mourir et Une Gueule de bois en plomb – mais aussi des monuments et de la grande littérature…

L’exécution de ce dernier album (initialement annoncé pour 2008 !) a été interrompue pendant des années parce que Tardi « en avait marre » d’Adèle [2]. Or, il déclarait déjà en avoir marre à l’époque où il dessinait le 4e tome ! Et un texte de décembre 1995 (repris dans Presque tout Tardi) ne laissait guère de doute sur le fait qu’il n’en pouvait plus de devoir « se fader la énième image d’Adèle Blanc-Sec profil gauche ». De sorte qu’on peut difficilement ne pas faire l’hypothèse, devant le ratage de ce volume conclusif (en dépit de quelques saillies plaisantes qui ne suffisent pas à le sauver), qu’il s’agit d’un massacre plus ou moins conscient, d’une exécution à vocation cathartique, d’une liquidation en règle. La détestation qui s’exprime à l’endroit de la France et des Français n’aurait d’égale que celle que Tardi éprouve lui-même pour cette série qui a vu le jour il y a près d’un demi-siècle.

A cela on peut sans doute avancer une double explication.

On le sait, le grand sujet de Tardi a très longtemps été la Première Guerre mondiale. Lorsqu’il crée Adèle en 1976, il a déjà à son actif La Fleur au fusil et La Véritable Histoire du Soldat Inconnu. Plus tard il donnera C’était la guerre des tranchées et Putain de guerre ! Or, dans les Adèle Blanc-Sec, ce sujet, que l’on peut tenir pour obsessionnel et central, est évité, il n’apparaît qu’en creux, l’héroïne passant les années du conflit congelée, suspendue entre vie et trépas. Il s’est donc agi, d’emblée, d’une série vouée à n’occuper que les marges, vouée à tourner autour (du pot) en laissant béant le trou (d’obus) qui seul importe vraiment à l’auteur. Une série parodique où l’horreur de la guerre ne pouvait s’exprimer que sur le mode du contournement métaphorique, à travers la déclinaison complète de la monstruosité grotesque.

Par ailleurs, Tardi, l’un des principaux bénéficiaires de la « politique des auteurs » initiée par Futuropolis, est avant tout l’homme des romans graphiques (d’abord dans leur version « romans (A Suivre) »). C’est dans les projets d’ampleur, et d’emblée conçus comme une totalité cohérente, qu’il a donné toute la mesure de son immense talent. En répondant à la proposition de Casterman de lancer une série, il entrait dans une logique « industrielle » qui ne lui convenait pas et contre laquelle il n’a cessé de vitupérer. Pis : péchant contre ses convictions et ses préférences, en prépubliant Le Secret de la salamandre dans (A Suivre) en 1980, il fut l’auteur par lequel cette logique de série et, surtout, la couleur, s’introduisirent dans le prestigieux mensuel, ce qui marqua le début de sa lente déchéance.

Tardi a pu, sans aucun doute, s’amuser un temps à détourner les poncifs de la littérature feuilletonesque (dont son héroïne fait profession), celle des Rocambole, Fantomas, Arsène Lupin et autres Chéri-Bibi. Il avait réussi à insuffler dans les premiers tomes un esprit primesautier dont le film de Luc Besson, en 2010, allait somme toute assez bien réussir à capter l’héritage. Mais peu à peu le plaisir a disparu et seule est restée l’obligation (commerciale) de poursuivre une série ressentie comme un poids, une contrainte, du temps volé à de plus hautes entreprises. D’où un délitement progressif qui aboutit aujourd’hui à ce triste dénouement.

*

21.10
Elu au 32e fauteuil de l’Académie française le 4 mars dernier, Pascal Ory était hier reçu officiellement sous la Coupole. Conformément au rituel de la vénérable compagnie, il prononça l’éloge de son prédécesseur, le cinéaste et romancier François Weyergans, puis ce fut au tour d’Eric Orsenna, le président de séance, de prononcer le sien. Les deux hommes sont liés d’amitié depuis quarante ans et le goût qu’ils partagent pour la bande dessinée est l’un des ferments de leur complicité. On s’attendait donc à ce qu’il fut question de neuvième art dans leurs discours respectifs (Catherine Meurisse, Martin Veyron, Anne Goscinny et Benoît Peeters et votre serviteur étaient dans le public).

Soucieux sans doute de donner des gages de respectabilité, Pascal Ory en parla peu, se contenant de souligner que Weyergans, né en Belgique, tira sa révérence à l’âge de 77 ans, sans doute parce que ce lecteur de Tintin savait qu’il ne ferait plus partie des « jeunes » lecteurs.

JPEG - 206.9 ko
(Photo Thierry Groensteen)

Orsenna fut beaucoup plus disert sur le sujet, rappelant les états de service de son nouveau confrère (« trop chevelu pour être honnête ») : son étude sur Le Téméraire, sa co-direction de L’Art de la bande dessinée chez Citadelles & Mazenod, ses critiques pour le magazine Lire (où il était entré à l’invitation de Pierre Assouline), sa direction de plusieurs thèses de doctorat consacrées à la BD. L’écrivain en profita pour rappeler que lui-même avait pris des leçons d’écriture chez Hergé, et pour faire part de sa passion pour Corto Maltese, le héros d’Hugo Pratt. Très en verve (ah ! l’entendre chanter la chanson de Félix Mayol reprise par Barbara Elle vendait des petits gâteaux, au prétexte que la mère de Pascal Ory était pâtissière…), Orsenna donna néanmoins une tonalité plus grave à son discours quand il parla de l’enseignement de l’histoire et évoqua les dérives idéologiques de notre société et des démocraties européennes en s’appuyant sur les travaux d’Ory consacrés aux Etrangers qui ont fait la France (un dictionnaire dans lequel il m’avait fait l’honneur très inattendu d’une notice) ou à la Nation.

Ce n’était pas la première fois que la bande dessinée se trouvait ainsi mise en lumière sur ces bancs. La première fois, ce fut le 25 octobre 1974, quand René Clair y prononça un discours sobrement intitulé « Notes sur les bandes dessinées » lors de la séance publique annuelle des cinq Académies. J’en retiens que le réalisateur des Grandes Manœuvres prédisait que ce « moyen original (…) permettrait de créer à l’usage du plus grand nombre de nouveaux Pantagruel, Gulliver ou Ubu, s’il se trouvait pour l’employer un Rabelais, un Swift ou un Jarry ».

Le 30 novembre prochain, Catherine Meurisse sera à son tour reçue sous la Coupole de l’Institut de France, au sein de la section Peinture de l’Académie des Beaux-Arts.

JPEG - 45.1 ko
Dessin de Catherine Meurisse

*

17.10
Parmi les « quelques-unes des choses » qu’il aurait voulu faire avant de mourir [3], Georges Perec mentionnait celle-ci : « Travailler avec un dessinateur de BD ».
Or, dans l’excellente biographie que lui a consacrée David Bellos, Georges Perec : une vie dans les mots (Seuil, 1994), récemment reprise en mains à la faveur d’un rangement dans ma bibliothèque, on apprend – l’intéressé lui-même l’avait peut-être oublié – que pendant l’année qu’il passa au lycée Henri IV, en 1954-55, Perec avait bel et bien travaillé à la réalisation, comme scénariste, d’une bande dessinée, dessinée par son condisciple et ami Bernard Quilliet. Il existe quatorze pages de ces Aventures extraordinaires d’Enzio, le petit roi de Sardaigne, dont Belloc reproduit la première, qui constitue « la première œuvre écrite connue de Perec ».

L’écrivain appréciait la bande dessinée, notamment Tintin, Peanuts et Mad qu’il mentionne dans ses listes de « J’aime / j’aime pas ». Il s’était lié d’amitié avec Gotlib et avait préfacé le second volume d’une édition hors-commerce de la Rubrique-à-Brac et de Trucs en vrac, en 1980. Ce texte, « Une amitié scientifique et littéraire : Léon Burp et Marcel Gotlib, suivi de Considérations nouvelles sur la vie et l’œuvre de Romuald de Saint-Sohaint » a été repris dans le recueil posthume Cantatrix Sopranica L.

Les spécialistes de Perec ont recensé, au long des quelque 700 pages de La Vie mode d’emploi, « une quinzaine de références directes ou indirectes à la bande dessinée, représentant environ vingt entrées » dans l’index, qui convoquent Little Nemo, Bécassine, Philémon ou Stan Lee [4].
On peut en trouver davantage dans d’autres de ses textes, renvoyant à Lucky Luke, au Marsupilami, à Zig et Puce, au Petit Roi, à Luc Bradefer ou aux Katzenjammer Kids.

Mais La Vie mode d’emploi, ce roman d’un immeuble parcouru en tous sens, renvoie en outre à une tradition ancienne du neuvième art, initiée par Bertall en 1844, qui fait coïncider l’architecture de la planche avec celle d’un immeuble sans façade, vu en coupe, chaque case valant pour une pièce d’habitation. C’est d’ailleurs la gravure de Bertall, initialement parue dans la revue satirique illustrée des éditions Hetzel Le Diable à Paris, qui a été choisie pour servir d’illustration de couverture dans plusieurs éditions de poche du roman.
Cette tradition du cutaway, je l’ai étudiée une première fois dans un article en 2020 [5] et j’y reviens plus en détail, s’agissant de sa période sans doute la plus féconde, dans mon nouveau livre La Bande dessinée en France à la Belle Epoque (1880-1914) [6] Toutefois, je n’avais plus en mémoire le document, reproduit dans le Belloc, qui constitue une source avérée du roman de Perec. Ce dernier la mentionne dans Espèces d’espaces : « L’une d’entre elles est un dessin de Saul Steinberg, paru dans The Art of living (Londres, Hamish Hamilton, 1952) qui représente un meublé (…) dont une partie de la façade a été enlevée, laissant voir l’intérieur de quelque vingt-trois pièces (je dis quelque, parce qu’il y a aussi quelques échappées sur les pièces de derrière) : le seul inventaire – et encore il ne saurait être exhaustif – des éléments de mobilier et des actions représentées a quelque chose de proprement vertigineux » [7]. Il faut se munir d’une loupe pour apprécier les détails de ce dessin foisonnant – dans la continuité de cet intérieur victorien surdécoré, Gingerbread House, que l’artiste avait dessiné en 1946 – et identifier la vingtaine d’habitants représentés, sans compter un chien et un chat.

Je verse donc cette mémorable occurrence au corpus, observant au passage la banalité des occupations auxquelles s’adonnent ces hommes, femmes et enfants – jouer, regarder par la fenêtre, prendre un bain, lire le journal, tricoter… – qui n’ont, a priori, rien de romanesque.

*

9.10
Dès l’image de couverture, on est fasciné, on pressent que ce livre ressemblera à peu d’autres et réservera des sensations rares. De fait, la lecture de La Mécanique des vides – sans doute pas le meilleur titre imaginable – s’apparente à une navigation sans boussole, une expérience insolite, comme si l’on avait pris place soi-même à bord de cette pirogue qui se meut dans les airs au milieu des nuages.
Ce livre de Zéphir, publié chez Futuropolis, nous transporte dans un monde – parallèle, différent, imaginaire… ? aucun de ces adjectifs ne me paraissant satisfaisant, je lui préfèrerai celui de – poétique, dont la géographie, la physique, le peuplement et les usages nous déconcertent. Un peu à la manière du Guirlanda de Mattotti et Kramzky, mais avec, en plus, un déploiement de techniques graphiques et picturales.
Un tel livre ne se résume pas. Disons que, bien qu’il ne soit nullement bavard, il déploie différents fils narratifs autour de la question des mots, de ce qu’ils libèrent ou préservent, de leur puissance et de leur évanescence.

Zéphir a trente ans. Formé à l’école Estienne, il s’est fait connaître avec Le Grand Combat (2014), un premier livre inspiré de l’écologiste radical Chomo. En 2016 a paru L’Esprit rouge (sur le séjour au Mexique d’Antonin Artaud), avec Maximilien Le Roy. Mentionnons aussi deux recueils de dessins : Frontières, aux éditions Fidèle (2015), et Sans titre aux éditions Les Crocs électriques.

La Mécanique des vides est un récit qui s’est développé sur le mode de l’improvisation à partir des impressions recueillies et des notes prises par l’auteur au cours d’un voyage de deux ans à travers dix pays d’Amérique du sud. Continent qui n’est pas immédiatement reconnaissable ici, sinon à travers la résistance des esprits de la jungle au sort funeste que les engins de terrassement réservent à leur biotope, référence assez transparente à la déforestation en Amazonie.

« Dessiner pour se parcourir. Pas seulement soi, mais l’univers tout entier. Des cartographes, voilà ce que sont les dessinateurs », professe Zéphir. Cartographe, oui, mais d’un espace mental. Un espace que peuplent une série de personnages que l’on n’oublie pas, même quand on ne les croise que le temps d’une ou deux pages : ainsi du « monologueur » dont la parole vaine ne s’adresse à personne, de la femme qui traverse la forêt en tirant une pierre, du vieil homme allergique à l’instant présent.

Il serait oiseux de reprocher à ce récit vagabond de n’être pas plus construit. Il attend un lecteur qui, ayant laissé toute préconception au vestiaire, accepte de s’ouvrir à l’inconnu, aux sensations, à la réflexion et la contemplation. Et il le rétribue superbement.

*

4.10
La belle exposition que lui consacre le Petit Palais (visible jusqu’au 31 décembre) tire de l’oubli le peintre et illustrateur André Devambez (1867-1944) qui, soulignent les organisateurs, cumula tous les honneurs… sauf celui de la postérité. L’unique incursion qu’il fit dans le champ de la bande dessinée, en 1904, consiste en 5 planches en forme d’affiches publicitaires pour la Phosphatine Fallières, une bouillie à base de céréales enrichie en phosphate de calcium, fabriquée à Asnières (Rabier, Steinlen, Willette et Albert Guillaume en firent aussi la réclame).

Chacune de ces planches est un conte original, à destination des enfants, et se présentait pliée en neuf dans une enveloppe. La mise en page est assez libre, la plupart des images n’étant pas encadrées, suivant le principe que Devambez reprit dans Auguste à mauvais caractère, son livre illustré pour enfants, de format géant composé de dix planches lithographiées (1913).
Pourquoi cet artiste qui, d’évidence, maîtrisait à la perfection tous les codes de la bande dessinée (jusqu’à introduire cinq bulles dans sa lithographie La Tournée électorale (s.d.)), et qui collabora à l’hebdomadaire humoristique Le Rire ainsi qu’aux magazines L’Illustration, Le Figaro illustré, Lectures pour tous, n’en produisit-il pas davantage ?

On ne peut répondre précisément à cette question, sinon par la supposition que, sa peinture étant appréciée, il craignait peut-être de déchoir et de déplaire à la critique en se consacrant à des productions moins nobles. Tout le monde ne pouvait pas marcher sur les traces d’un Lucien Métivet (Prix de Rome, comme Devambez, il abandonna les pinceaux au profit d’une carrière d’illustrateur de presse) !
En tout cas, le visiteur de l’exposition ne manquera pas d’être frappé par la multitude de toiles de très petit format que produisit Devambez, guère plus grandes que des vignettes de bande dessinée. Il appelait lui-même ces tableautins des « tout-petits », reprenant à son compte une expression proposée par le galeriste Georges Petit qui avait organisé une Exposition des Tout-Petits à laquelle il avait participé.

L’inspiration de Devambez était d’une incroyable versatilité. A côté de sa peinture religieuse et de sa peinture d’histoire, il était un portraitiste hors pair et un homme passionné par son époque, en particulier par les innovations techniques dans tous les domaines, notamment celui des transports. Mais il cultivait aussi un goût prononcé pour le légendaire et le féerique. Ses scènes de foule et ses plongées spectaculaires achèvent de dessiner les contours de sa personnalité originale. Par ses toiles sur la Commune et sur la Première Guerre mondiale (au cours de laquelle il fut blessé par des éclats d’obus), il apparaît comme un précurseur de Tardi (voir son prodigieux dessin L’Attaque, réalisé en 1915). Tandis qu’avec sa lithographie Le Dirigeablobus au-dessus de la place de l’Opéra (1909) – qui figure un omnibus à voile et à hélice supposé résoudre le problème des encombrements à Paris –, il semble répondre au cartoonist américain Harry Grant Dart, auteur de la série The Explorigator parue dans le New York World un an plus tôt, avec lequel son trait lui-même n’est pas sans présenter de troublantes affinités.

*

29.09
Quelles que soient les réserves qu’ils puissent inspirer, les livres de Scott McCloud ont montré qu’il est possible de disserter de la bande dessinée comme objet en lui empruntant sa forme même. Les auteurs qui ont après lui emprunté la voie ainsi tracée restent peu nombreux à ce jour, mais on peut tout de même relever quelques réalisations qui s’inscrivent dans la tradition ouverte par l’Américain.

Je pense notamment ici à la thèse du sociologue Pierre Nocérino Les Auteurs et autrices de bande dessinée. La formation contrariée d’un groupe social, soutenue à l’EHESS en novembre 2020, qui s’ouvre par dix planches de sa main dessinées en 2015-2016 (initialement publiées sur son blog socio-bd.blogspot.com) et comprend d’autres séquences dessinées (cf. p. 171-175, 281-283 et 403-405), les unes et les autres réalisées avec l’aide de Léa Mazé.

Je pense aussi au feuilleton dont Frédéric Paques donne un nouvel épisode dans chaque numéro du Dessableur, le trimestriel publié par le Centre belge de la bande dessinée depuis mars 2021, qui s’est assigné pour mission de « mettre en lumière des sujets et des auteurs de bandes dessinées peu évoqués ».
Aujourd’hui historien de l’art enseignant à Saint-Luc Bruxelles & Liège et à l’Université de Liège, Frédéric Pâques avait soutenu en 2011 une thèse ayant pour titre Avant Hergé. Etude des premières apparitions de bande dessinée en Belgique francophone (1830-1914). Le corpus qu’il avait exhumé et étudié était riche de quelque deux mille planches puisées dans une cinquantaine de magazines et journaux ainsi que dans l’imagerie populaire.
Cette somme de découvertes connaît donc à présent une nouvelle vie sous la forme d’une rubrique copieuse et régulière du Dessableur, dont elle constitue le « plat de résistance ». Dans chaque numéro, une courte bande dessinée présente un ou deux pionniers de la bande dessinée belge ; Frédéric Paques en est généralement le scénariste (remplacé par Pascal Lefèvre au n° 4), et il bénéficie du concours de dessinateurs tels que Hugo Piette, Greg Shaw ou Noelia Diaz Iglesias. Les six numéros parus à ce jour ont ainsi permis de découvrir les apports au neuvième art de Richard de Querelles, Félicien Rops, Frans Masereel, George Ista, Edgard Tytgat ou encore de Caprice Revue, un périodique assez semblable au Chat noir parisien.

JPEG - 190.7 ko
Page extraite de la bande dessinée de Félicien Rops
M. Coremans au tir national, publiée à Bruxelles
dans l’Almanach d’Uylenspiegel pour 1861.

Chacune de ces bandes dessinées didactiques est suivie de quelques pages d’extraits des œuvres dont il est question. Petit à petit, une véritable encyclopédie visuelle se constitue ainsi, dont il y a lieu d’espérer qu’elle sera un jour rassemblée en volume.

Bel exemple de partage d’un savoir universitaire !

*

25.09
Je fais suite à mon billet précédent.
Il n’y a bien sûr aucune fatalité à ce que les récits documentaires, les plaquettes à vocation informative ou de sensibilisation à tel ou tel sujet qui utilisent la bande dessinée soient indigentes, et il serait en outre bien déplacé d’attendre d’elles qu’elles témoignent d’une haute ambition artistique quand leur vocation est tout autre. Je pense ici, en particulier, à la grande quantité de brochures, manuels, affiches en BD qui sont produites à destination de publics spécifiques, dans un cadre professionnel, et qui ne trouvent pas le chemin des librairies.
Pour avoir un aperçu de l’existence de ces usages de la bande dessinée, on pouvait aller faire un tour, vendredi 9 septembre, au siège de l’IRTS (Institut Régional du Travail Social) qui consacrait l’édition 2022 du Salon du Livre social au thème « Le social dans la BD / La BD dans le social ».
Parmi les intervenants figuraient des éducateurs et éducatrices spécialisé.e.s qui ont témoigné de deux usages différents : la réalisation d’un livret d’accueil en EMPRO (Externat Médico-professionnel) utilisant les ressources de la BD (avec deux personnages, un garçon et une fille, dessinés dans un style manga et évoluant dans des décors consistant en photos retouchées) pour expliquer aux adolescents le fonctionnement du lieu, les services et ressources qu’ils y trouveront. Et la réalisation de bandes dessinées par des jeunes en situation de handicap ou d’autres publics accompagnés lors d’ateliers visant à libérer leur expression, à souder le groupe et à renforcer la confiance en soi des participants.

Une brochure remise aux participants leur proposait une bibliographie renseignant quelque 75 albums, en majorité très récents, traitant de sujets tels que les addictions, l’alcoolisme, la contraception, l’immigration et le droit d’asile, la radicalisation, l’exclusion sociale, le handicap, le harcèlement, la maladie d’Alzheimer, le féminisme, la question du genre, les droits des femmes et des LGBT+, bref à peu près de tous les problèmes que les travailleurs sociaux sont susceptibles d’affronter dans leur pratique. Eloquente sélection (cette bibliographie n’étant qu’indicative) qui rendait soudain éminemment visible la vocation que s’est désormais assignée la bande dessinée, d’intervenir sur toutes les questions de société.

Je suis moi-même intervenu au cours de cette journée, aux côtés de la dessinatrice Laure Garancher, qui a évoqué son parcours atypique. Elle est, en effet, venue à la bande dessinée après avoir été diplômée comme ingénieure agro, s’être spécialisée en nutrition et santé publique, formation qu’elle a complétée par des études en anthropologie.
Collaboratrice de l’OMS, elle a été envoyée en mission au Vietnam, au Surinam, en Afrique du sud et dans les Caraïbes. Elle a réalisé ses premières planches pendant une période de repos forcé de deux mois. Quatre albums portent aujourd’hui sa signature : Mon fiancé chinois (Steinkis, 2013), Opium (Fei, 2014), Picolette (Delcourt, 2019) et À la Recherche de l’Amazonie oubliée (Delcourt, 2021). Désireuse de mettre ses compétences d’autrices au service du travail que réalisent les ONG, elle a cofondé une association, The Ink Link, à laquelle participe notamment le scénariste Wilfrid Lupano. Ce collectif engagé a déjà travaillé avec la World Health Organization, Trisomie 21 France, Equipop, Prader Willi France ou encore Action contre la faim, mais également avec l’Institut Pasteur et le CHU de Bordeaux, pour ne citer que ces quelques exemples (plus de détails sur le site https://www.theinklink.org/fr). En somme, Ink Link démontre, peut-être mieux qu’aucune autre initiative actuelle, qu’en plus d’être un art, la bande dessinée a un rôle social et peut être d’utilité publique.

*

20.09
Dans un texte pénétrant et salutaire publié en ligne en 2012 sur le site du9 [8], L.L. de Mars posait sans détour, à propos de L’Art invisible, le livre qui a fait la célébrité de Scott McCloud, les questions suivantes : « Mais pourquoi diable ce dessin est-il si laborieux, si lourd, si rigide ? Pourquoi est-il, en fait, si visiblement laid ? À quoi invite cette laideur ? Qu’abandonne-t-elle ? De quoi est-elle le signe ? »
On s’autorise rarement une attaque aussi franche. L.L. de Mars s’en justifiait implicitement avec des arguments comparables à ceux que j’ai moi-même utilisés naguère quand je m’en étais pris, tout aussi directement, aux adaptations de Proust par Stéphane Heuet ou à l’album Auschwitz de Pascal Croci : ces ouvrages – recommandés par l’Education nationale – ont rencontré le succès et se sont attirés des éloges immérités. Dans un concert de louanges, on peut sans trop de scrupules faire entendre une note discordante.
L.L. de Mars cite Alan Moore, qui a bien voulu déclarer « L’Art invisible est tout simplement la meilleure analyse de la bande dessinée que je n’ai jamais lue » (on sait ce que valent ces citations de complaisance sollicitées par les éditeurs, usuelles dans le monde anglo-saxon), mais également « les théoriciens français de la bande dessinée » – sans préciser qui se cache derrière ce pluriel – qui auraient unanimement reçu comme un ouvrage « sérieux et méthodique » ce « livre médiocre ».
L.L. de Mars est coutumier de ce genre de mise en cause générale jetant le discrédit sur à peu près tout ce qui s’est pensé et écrit sur le neuvième art avant que lui-même ne s’en mêle. Mais je ne polémiquerai pas là-dessus. Qu’il me suffise de dire que, pour ma part, même si je n’ai pas eu l’occasion de dénoncer spécifiquement l’« impotence du dessin de Scott McCloud », je me suis à diverses reprises désolidarisé de son travail ou de telle ou telle de ses propositions (voir notamment Bande dessinée et narration, p. 41 et 80-81, et surtout La Bande dessinée et le temps p. 15).

Je dirai ici sans ambages que je souscris presque sans réserve aux critiques développées par L.L. de Mars et à son démontage des présupposés et des hiérarchies implicites qui informent la réflexion de l’Américain.
Mais si je reviens ici sur cet article ancien, c’est parce qu’il me semble que les griefs formulés à l’encontre de McCloud pourraient désormais s’appliquer à un nombre assez significatif de bandes dessinées de vulgarisation scientifique ou qui traitent de « sujets de société ». Avec le recul, L’Art invisible apparaît comme une sorte de cheval de Troie. L’ouvrage a installé dans les esprits l’idée que la bande dessinée est un langage (on se reportera sur ce point aux commentaires de L.L. de Mars) d’une grande efficience pédagogique : par le biais de la simplification, de l’humour, par le recours aux schémas et aux métaphores visuelles, sans oublier la médiation d’un personnage jouant, selon la stratégie adoptée, le rôle de l’expert ou celui de l’ingénu, elle permettrait de donner aux sujets les plus ardus une forme accessible « pour les Nuls ».
Cette conviction est cause que nous voyons se multiplier sur les tables des librairies des albums (je m’abstiendrai ici de citer des exemples) qui reconduisent point par point les aspects déplorés par L.L. de Mars : un dessin transitif, assujetti « à une fin sémantique » et abdiquant toutes « exigences plastiques, artistiques, pour une promesse de lecture instructive », la mise en œuvre d’une « terne pédagogie illustrative ».
Peut-on encore croire que cette affirmation de la bande dessinée comme langage disponible pour tous les emplois constitue une promotion du neuvième art dès l’instant où d’art, justement, il n’est plus guère question, mais seulement d’efficacité ?

*

13.09
Le concept de « ligne claire » est-il réservé à la bande dessinée ou peut-il être appliqué à d’autres domaines de l’expression ?
Dès 2005, Philippe Marion l’étendait au cinéma à la faveur d’un article [9] dans lequel il observait que, dans les films de Chaplin, l’ivresse est montrée, non à travers des plans brouillés ou chahutés, mais au contraire par le biais d’« une clarté complètement extérieure et optique ».
Le chercheur portugais David Pinho Barros a prolongé et systématisé cette tentative d’extension dans un ouvrage, tiré de sa thèse, que publient, en cette rentrée, les Presses universitaires de Leuven : The Clear Line in Comics and Cinema. A transmedial approach [10].

L’auteur y parle de « valeurs » et de « stratégies » définissant la ligne claire, que l’on pourrait retrouver à l’œuvre dans « une myriade de formes artistiques » – par exemple dans les créations architecturales d’un Le Corbusier – et qu’il traque particulièrement chez trois cinéastes auxquels il consacre des études de cas : Yasujirô Ozu, Jacques Tati et Frank Tashlin. Ce qui, selon lui, fonde en légitimité sa démarche, c’est le fait que le cinéma, comme la bande dessinée, est un art narratif polysémiotique, qu’il ne craint pas de qualifier de « médium graphico-verbal » avant de le décrire plus justement comme « visuel-oral ». Il existe donc une parenté naturelle entre le 7e et le 9e arts qui autorise la perméabilité des concepts.
Auparavant, Barros aura livré une généalogie assez complète de la ligne claire, lui assignant des origines lointaines dans « les traditions artistiques égyptiennes et chinoises » citées par Hergé dans Les Aventures de Tintin ; insisté sur le fait qu’il s’agit en réalité autant, sinon davantage, d’un style narratif que d’un style graphique ; et assuré (p. 99) que la ligne claire n’est indexée ni sur une époque ni sur une idéologie – ce que certaines de ses analyses postérieures paraissent pourtant démentir.

Je n’ai pas été convaincu par cette tentative de transformer la ligne claire en un « concept transmédiatique ». C’est évidemment sur la difficulté à produire une définition technique de la ligne claire que l’entreprise achoppe. Au fil des pages, on se rend compte que l’auteur l’utilise finalement pour désigner la combinaison de deux grands principes, gouvernant tant l’image que le récit : la simplicité et l’efficacité. (Marion, pour sa part, la définissait comme un style « fait de lumière, de fluidité et de clarté limpide ».) Or, il est bien évident que l’on n’en finirait pas de dresser la liste des grands conteurs dont les écrits ou les réalisations ont été guidés par ces principes.

A un tel niveau de généralité, ce qui se trouve complètement oblitéré, c’est notamment l’idée de ligne, c’est-à-dire de tracé. Pierre Sterckx rappelait naguère que klare lijn, en néerlandais (la langue de Joost Swarte, inventeur de l’expression), signifie très précisément « ligne tirée au cordeau ».
Mais sans doute est-il inévitable d’en venir à vider le concept de ligne claire d’une bonne partie de sa substance dès l’instant où l’on commence par l’envisager comme une auberge espagnole, une bannière sous laquelle enrôler des créateurs aussi dissemblables que Töpffer et Chaland, Chris Ware et Taniguchi !

Ne faudrait-il pas, par ailleurs, accepter que cette fameuse simplicité, cette transparence que l’on prête au style d’Hergé sont en réalité un trompe-l’œil ? Sterckx, précisément, avait montré dans Hergé dessinateur (Casterman, 1988) combien son art graphique était plus élaboré qu’il n’y paraît et méritait d’être « désocculté » ; symétriquement, Jan Baetens a analysé dans Hergé écrivain (Labor, 1989) le raffinement de son écriture ; et qui a lu Les Bijoux ravis de Benoît Peeters (Magic Strip, 1984 ; rééd. Les Impressions nouvelles, 2007) ne peut plus ignorer la sophistication du récit et la richesse du sous-texte dans les grands albums de la maturité et spécialement dans Les Bijoux de la Castafiore.
Au reste, comment pourrait-on expliquer l’inflation de la bibliographie hergéenne s’il n’y avait, dans l’œuvre du maître bruxellois, rien à gratter sous la surface ?

*

7.09
Belle exposition sur Fabcaro à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, riche en documents permettant de se faire une idée assez précise de son parcours. Le catalogue, coédité par 6 Pieds sous terre, porte le même titre un peu énigmatique que l’exposition : Fabcaro sur la colline.
Ses concepteurs ont probablement voulu éviter d’ensevelir l’œuvre de l’humoriste sous des gloses par trop pesantes. Mais le format qu’ils ont imposé aux contributeurs, nombreux, est tellement court que l’on se trouve face à une série d’articulets dont aucun ne creuse véritablement son sujet, ce qui laisse un goût d’inachevé et de superficiel.

De même, j’eusse aimé un entretien plus copieux. Qu’il me suffise de mentionner deux sujets qui ne sont pas abordés. 1° Chez Fabcaro, la vocation littéraire a précédé l’appel du dessin (deux romans resté inédits écrit au tournant des années 2000, Alopécie et Le Bal des peaux). Il est aujourd’hui un romancier à succès, publié chez Gallimard. Pourquoi l’interroger sur ses influences dans le domaine de la bande dessinée et ne lui poser aucune question sur ses goûts et influences littéraires ? 2° La question de la reprise de séries connues n’est pas davantage effleurée. Or Fabcaro a écrit trois albums d’Achille Talon dessinés par Serge Carrère (2014, 2015 et 2017) et un tome de Nouvelles Aventures de Gai-Luron pour Pixel Vengeur (2016). Pour quelles raisons s’est-il laissé entraîné dans ces entreprises douteuses (notamment la seconde, alors qu’il déclare que Gai-Luron est ce qu’il aimait le moins dans l’œuvre de Gotlib) ? Les considère-t-il comme des échecs ? Quelles leçons en tire-t-il ? Voilà ce que j’aurais aimé savoir.

Dans cette trop brève interview, un point ne laisse pas de surprendre. Fabcaro, qui se considère comme un dessinateur médiocre, se reconnaît pourtant une qualité : « Ce que je sais bien faire, c’est imprimer un sentiment à un personnage. Un personnage triste, je le rends triste, un personnage emballé, je sais faire, un personnage qui flippe, qui pleure, qui hésite, je maîtrise… » Or, comme ses lecteurs ne sont pas sans l’avoir remarqué (et parmi eux Camille et François de Singly, qui soulignent tous deux le fait dans leurs textes respectifs, p. 69 et 103), l’un des ressorts de son comique est justement l’impassibilité de ses « acteurs », en particulier dans Moins qu’hier (plus que demain) et Moon River. Les émotions qu’ils expriment avec des mots ne trouvent aucun relais en termes d’extériorisation graphique. Ce serait donc en réprimant le seul talent de dessinateur qu’il se reconnaît que Fabcaro aurait affirmé la singularité de son art de la narration, construit sa vis comica ? Voilà un paradoxe qui donne à penser…

*

1.09
La colorisation de bandes dessinées initialement publiées en noir et blanc est une pratique qui tend à se répandre. Elle a pu s’appliquer à des œuvres d’auteurs aux styles très différents, comme Hergé (je ne reviendrai pas ici sur les polémiques ayant accompagné la nouvelle version couleur de Tintin au Congo en 2019, seulement disponible en numérique), Schuiten ou Rosinski, au prix quelquefois de curieuses oscillations. Le Grand Pouvoir du Chninkel, qui fut d’abord un « roman (A Suivre) » en noir et blanc, fut réédité sous la forme de trois volumes en couleurs (grâce à l’intervention de Graza) au début des années 2000, réunis en un seul livre en 2006, mais l’intégrale sortie deux ans plus tard était, elle, revenue au noir et blanc.
La Fièvre d’Urbicande, deuxième titre dans la série des Cités obscures, de Peeters et Schuiten, connut en 2020 une nouvelle édition brillamment mise en couleurs par Jack Durieux. Les auteurs expliquèrent à cette occasion que le noir et blanc n’avait pas été leur choix initial mais la condition pour obtenir de Casterman la possibilité de disposer du nombre de pages jugé nécessaire. La colorisation tardive, rendue possible par la levée des obstacles d’époque et réalisée sur ordinateur, aura permis au récit de coïncider enfin avec leur rêve d’origine.
Les aventures de Corto Maltese dessinées par le créateur du personnage, Hugo Pratt, considérées par les lecteurs de ma génération comme un sommet de l’esthétique du noir et blanc, ont progressivement été rééditées en couleurs à partir de 1980. Casterman (éditeur de toutes les œuvres précitées) annonce maintenant que Nocturnes berlinois, le prochain album signé des repreneurs de la série, Rubén Pellejero et Juan Diaz Canales, paraîtra le 7 septembre en deux versions différentes mises en vente simultanément : l’une en couleurs, l’autre, en noir et blanc. Etrangement, la version couleur sera la moins chère des deux (17 € contre 25 €) ! Comme si le noir et blanc était une plus-value, et réservait l’album à la caste des esthètes bibliophiles.

Sur le front de la colorisation, l’événement est toutefois venu de chez Dargaud, au printemps, sous la forme des deux premiers tomes d’une intégrale de la série Valentina qui devrait en comporter douze. La carrière de Guido Crepax avait été jalonnée quelques albums en couleur mais – à la notable exception de Valentina pirata – sa création majeure, développée sur trois décennies, était toujours restée fidèle au noir et blanc. Là encore, cette forme lui avait été imposée par la rédaction de Linus, la revue qui le prépubliait. La société Archivio Crepax, qui administre l’œuvre, sous la seule conduite des trois enfants de l’artiste depuis le décès de sa veuve Luisa en 2020, a non seulement rescanné tous les originaux mais a été à l’initiative de cette colorisation, confiée à Emanuele Bestetti et Laura De Alexandris. Et le résultat, disons-le, est assez convaincant.

L’éditeur annonce en tête des ouvrages que ce travail a suivi « l’esprit appliqué par Crepax, selon les époques, dans ses bandes dessinées et illustrations en couleurs ». Les deux premiers tomes couvrent les années 1965-68, ils coïncident donc avec la vogue pop que j’évoquais ici-même dans mon billet du 7 juillet dernier. Dès 1967, certaines cases choisies de Valentina avaient été déclinées sous la forme de foulards par la styliste milanaise Biki, avec des couleurs dont l’intensité n’avait rien à envier à celle des albums de Guy Peellaert. Les bandes dessinées dont la mise en couleur a été assurée par Crepax même sont nettement postérieures, et l’on devra donc attendre pour vérifier si les volumes à venir évolueront vers sa propre approche, faite de tons pastels appliqués de manière plutôt « nuageuse ».
S’agissant de ces premiers épisodes, la technique choisie est en tout cas plus franche, avec des oppositions tranchées. Le vert acide, le jaune sourd, le rouge profond, l’orangé, le mauve, des bleus et roses fluo dominent la palette. Certains motifs sont laissés en blanc. Fréquemment, une couleur de fond recouvre la plus grande partie de la case, de laquelle saillent quelques motifs isolés par un contraste chromatique. Le traitement est principalement en aplat mais les coloristes n’ont pas craint d’ajouter des ombres (il s’agit toujours d’ombres propres, jamais d’ombres portées) pour donner du volume aux corps. Au final, la couleur échappe ici à toute volonté de réalisme, elle est utilisée d’une façon très graphique, qui me semble en phase avec la cérébralité qui caractérise le travail du maître italien.

Certaines pages prennent un relief très surprenant et se donnent à découvrir telles qu’on n’avait pas pu les imaginer jusque-là. Je citerai seulement cette page de l’épisode des Souterrains (tome 1, p. 82) où Valentina a enfilé sous la contrainte une sorte de combinaison intégrale bleue ; ou cette soirée au cours de laquelle le corps d’un mannequin se voit habillé par des projections lumineuses dans l’esprit de l’op art (tome 2, p. 47-48).

L’éditeur croit devoir souligner le fait que la couleur « met en relief l’atmosphère de chaque histoire, le caractère dramatique de certaines scènes et les états d’âme des personnages ». Il aurait surtout pu souligner que, dans le cas de Valentina, elle facilite la lecture en différenciant de façon plus marquée les scènes oniriques, particulièrement nombreuses, comme l’on sait, et celles qui ressortissent au « réel ».

Il me semble que l’on peut, sans dogmatisme, goûter les aventures de Valentina en noir et blanc et les apprécier aussi dans cette nouvelle version colorée, y trouver deux plaisirs de lecture différents mais d’égale qualité.
Il faut espérer – nul doute que ce soit le calcul de l’éditeur et des héritiers de l’artiste – que la couleur permettra de séduire un public plus large et à cette intégrale d’aller au bout ; pour ma part j’avais dû renoncer après avoir publié dans ma collection « Actes Sud / L’An 2 » deux volumes en noir et blanc qui n’avaient pas trouvé plus de mille acheteurs.

Notes

[1Les citations sont tirées de Presque tout Tardi, Dieppe, Sapristi, 1996, p. 98-99.

[2cf. l’émission « Bienvenue au club » sur France Culture, le 11 octobre 2022 ; podcast : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/bienvenue-au-club/jacques-tardi-dit-au-revoir-a-adele-blanc-sec-6684492?

[3Georges Perec, « Quelques-unes des choses qu’il faudrait tout de même que je fasse avant de mourir », Je suis né, Paris, Éditions du Seuil, « Librairie du XXe siècle », 1990, p. 108.

[4Cf. Jean-Paul Meyer, « Images de l’immeuble dans La Vie mode d’emploi : une BD de façade ? », Formules, n° 9, 205, p. 145-155

[5« Des coupes pleines d’histoire », Neuvième Art, en ligne, avril 2020 ; URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1289

[6Les Impressions nouvelles, octobre 2022 ; voir le chapitre 14, pages 141-147.

[7Perec ne mentionne pas la première édition de ce recueil, qui avait paru en 1949 chez Harper and Brothers.

[8« En attente d’une théorie, mirages (à propos de L’Art invisible de Scott McCloud) », URL https://www.du9.org/dossier/a-propos-de-lart-invisible-de-scott-mccloud/

[9« Images de l’ivresse / la griserie. Disjonction et musicalité corporelles », MEI, n° 23, p. 39-50.

[10Leuven Université Press, coll. ”Studies in European Comics and Graphic Novels”, 266 pages ; ISBN : 9789462703209

Contact | Plan du site | RSS 2.0 | SPIP