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Novembre-décembre 2022

LES METAMORPHOSES DE SERGIO GARCIA SANCHEZ – UN ART NEUF ? – LA FEMME SANS BOUCHE – LA BD AU MUSEE PARMI LES ARTS NARRATIFS – REFLEXIONS AUTOUR D’UNE PAGE DE ROCHETTE – POUR EN SAVOIR PLUS SUR AUGUSTE LANDELLE (1) et (2) – DEUX FEMMES S’EMBRASSENT – DES NOUVELLES DE PIF – UNE PRIME AUX PRIMÉS – LE RETOUR DES ONOMATOPEES – WHITE BOY – QUELLE PLACE POUR LA BD DANS L’ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS ?...

27.12
Pour tout apprendre sur La Bande dessinée en classe de français, il faut se reporter au livre portant ce titre que signe Hélène Raux, maîtresse de conférences à l’INSPÉ de Paris-Sorbonne, aux Presses universitaires de Rennes (2452 pages, 23 € ; ISBN : 978-2-7535-8646-8). Fruit d’une recherche doctorale, l’ouvrage documente, avec un grand luxe de références et de précisions, ce qu’il en est aujourd’hui de la bande dessinée comme objet disciplinaire. Il constate que, si les bandes dessinées occupent une place de choix dans les bibliothèques scolaires où elles sont plébiscitées par les élèves, elles ne sont encore que rarement lues et travaillées en classe. Au final, la bande dessinée resterait un « objet disciplinaire non identifié », comme le suggère le sous-titre du livre – non sans un clin d’œil assumé à mon Objet culturel non identifié de 1996.

Hélène Raux rappelle les étapes successives de l’introduction de la BD dans les programmes de français, histoire qui débuta en 1972 dans la méfiance et une forme de résignation, à la croisée d’autres disciplines dans le cadre de la lecture d’image puis de l’histoire des arts. Elle épluche tous les articles qui lui ont été consacrés dans trois des principales revues de didactique du français, Le Français aujourd’hui, Pratiques et Repères. Elle analyse le privilège accordé aux adaptations d’œuvres littéraires, dans une perspective de « narratologie comparative ». Enfin, recueillant la parole des enseignants à l’occasion de sorties de classe pour visiter des expositions consacrées au neuvième art, elle observe que leurs attitudes oscillent entre l’attrait et l’embarras, beaucoup se déclarant en manque d’outils pour appréhender correctement un objet qu’ils perçoivent comme étranger à leur domaine de compétence. Un autre chapitre porte sur la production de bandes dessinées en classe.
Reprenant une expression proposée en 2013 par Jean-Louis Defays à propos de la chanson, l’autrice conclut son enquête riche en témoignages et analyses par le constat que la bande dessinée demeure un « cheval de Troie didactique » qui permet de conquérir à peu de frais l’attention des élèves. Elle déplore le retard pris sur le plan de la réflexion didactique en matière de « lecture de l’image », dont le socle théorique n’a guère été retravaillé depuis l’introduction de la discipline il y a un demi-siècle. Selon elle, « les modalités d’un travail interprétatif des images restent à construire ».

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22.12
White Boy est la dernière pépite proposée par les éditions 2024, dont il faut louer le travail patrimonial exemplaire. Ce remarquable Sunday strip, publié de dimanche en dimanche sous la forme d’une planche horizontale en couleurs, était l’œuvre de Garrett Price (1896-1979), auquel on doit aussi une centaine de couvertures pour le New Yorker et les illustrations de plusieurs livres pour enfants.

D’une troublante beauté, la série raconte comment un jeune garçon blanc capturé par une tribu indienne (la « tribu des eaux arc-en-ciel ») apprend à vivre en son sein et à se conformer à ses coutumes. C’est peu de dire que sur la question indienne, cette bande dessinée avait une solide longueur d’avance sur le cinéma, où les Indiens ne commenceront à s’humaniser qu’au tournant des années 1970.
Mais White Boy se signale également par une sensibilité écologique tout aussi pionnière. Il est probable que Price se réclamait de la philosophie de Thoreau. Son strip fait l’éloge de la vie simple et accorde une place considérable aux animaux : chevaux, bisons, ours (le héros adopte un ourson qu’il baptise Chouineur – Whimper dans la V.O.), puma, aigle, âne, chien, blaireau… Il n’y a guère de page qui ne célèbre la vie sauvage. La planche du 15 juillet 1934 consiste en une suite de vignettes animalières digne d’un album d’images.
Quand un jeune indien déclare « Je veux un chapeau taillé dans [la fourrure d’] un animal tué par moi », son camarade lui répond « Peut-être qu’un animal veut un chapeau taillé dans notre peau » (planche du 28 janvier 1934). Quant à White Boy, il assure, cinq semaines plus tard : « Il est plus facile de parler aux animaux qu’aux hommes ».

Toutefois, ce qui fait toute la séduction du strip, c’est qu’il s’agit d’un western où le récit d’aventures cède le pas à la poésie. L’intrigue est paresseuse, pleine de trous, de retournements du sort et de soudaines accélérations. Elle sait faire une place à des chansons, à des grandes cases spectaculaires peignant un incendie, un ciel de tempête, une charge de bisons, à des échanges en langue des signes, à des images pleines d’humour. La poésie est aussi visuelle, portée par un dessin d’une grande liberté, un jeu subtil sur les couleurs, des cadrages audacieux. Et puis il y a la romance platonique que White Boy vit avec la jeune et gracile squaw Lumière d’étoile, à laquelle il sauve la vie à plusieurs reprises et qui éclabousse tout le strip de son charme.

Hélas, à partir de juillet 1934 le récit se transporte dans un « pays en folie » et Price cède à la facilité du bizarre et de l’outrance. La série a perdu sa simplicité et sa magie.
L’album s’interrompt sur la page parue le 21 avril 1935. Comme l’explique Peter Maresca dans sa préface, la semaine suivante un tout autre strip débutait, sous le titre White Boy in Skull Valley, qui s’éloignait encore davantage de l’esprit initial. Price aura malheureusement échoué à tenir les promesses qu’avait recelées son œuvre, quelques mois durant.

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18.12
Mais où diable étaient passées les onomatopées ? Dans les années soixante, elles fascinaient les sémiologues qui croyaient avoir trouvé en elles LE code spécifique à la bande dessinée. Robert Benayoun écrivait son essai Vroom Tchac Zowie (Balland, 1968), un an après que Gainsbourg eût écrit la chanson Comic strip, pleine de CLIP ! CRAP ! BANG ! VLOP ! ZIP ! et de SHEBAM ! POW ! BLOP ! WIZZZZZ ! Depuis, l’attention s’était peu à peu détournée de ces syllabes évoquant les sons. Elles n’avaient pas disparu des œuvres (j’ouvre Humaine, trop humaine<code>, le dernier album de Catherine Meurisse, posé à côté de moi alors que j’écris ces lignes, et j’y trouve des CHRAK, RECHRAK, SCRITCH SCRITCH SCRITCH, CLOUIC, CROUI CROUI CROUI, TING, CLIC CLAC et autres SLAM !), mais elles paraissaient devenues invisibles – sauf dans les mangas où elles nous frappent par le caractère décoratif de leur graphie et par le fait qu’elles accompagnent certains phénomènes qui ne sont pas de nature sonore.

Or voici que la galerie Huberty & Breyne, à Bruxelles (Place du Châtelain), propose, depuis le 25 novembre et jusqu’au 7 janvier, une exposition précisément intitulée Onomatopée.

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Vue partielle de l’exposition (photo Thierry Groensteen)

Alain Huberty a confié à sa collaboratrice Cécile Angelini le soin de réunir des œuvres de plus de cinquante artistes de disciplines différentes, dont 80 % environ ont été créées pour l’occasion. La bande dessinée y est représentée par des planches de Zeina Abirached, Ruppert et Mulot, Boucq, Luz, Chloé Wary, Max Baitinger et Shannon Wheeler, mais leurs planches côtoient un texte d’Eric Chevillard, une installation sonore de Stéphanie Roland, une vidéo de Marie-Françoise Plissart, des illustrations (Swarte, Killoffer, Gilles Barbier, David Merveille, Richard McGuire…), de la peinture (Anton Kannemeyer), et des créations plastiques en volume d’artistes tels que Lotta Hannerz ou Selçuk Mutlu. Marc-Antoine Mathieu contribue par une simili-planche en plâtre où l’onomatopée gonfle de case en case.

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Excroissance textuelle dans le champ iconique du neuvième art, 2022. Courtesy Huberty & Breyne

Ce mélange des genres, des supports, des formats, est intéressant en soi. Mais il faut reconnaître que, en dépit de la qualité des artistes convoqués, l’exposition déçoit, un grand nombre des œuvres proposées relevant soit d’un humour potache, soit d’un minimalisme austère, soit d’une démonstration de virtuosité graphique qui produit peu de sens.

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Sam Tse, Bang, 2022. 59,4 x 42 cm. Courtesy Huberty & Breyne

Leur rapprochement ne se révèle pas tellement fécond, et, à mon sens, l’ensemble n’apporte même pas un début de réponse aux pourtant très stimulantes questions soulevées par la commissaire : « Existe-t-il un langage originel, à la base de tous les autres, et comment se traduirait-il en art ? L’ensemble du réel peut-il être converti en onomatopées ? Quelles onomatopées expriment au mieux l’époque que nous vivons ? Comment représenter un son ou faire résonner une image ? Une image vaut-elle mille mots ? »
L’onomatopée serait-elle un sujet voué à faire PSCHITT ?

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Agnès Thurnauer, Prédelle (brouhaha), 2018. 55 x 38 cm. Courtesy Huberty & Breyne

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16.12
Je me permets de donner ici le lien vers la captation vidéo de la conférence que j’ai prononcée ce mardi 13 décembre au Collège de France, et qui portait sur l’album de Moebius Major fatal :
https://www.college-de-france.fr/agenda/seminaire/quelques-albums-incontournables/major-fatal-de-moebius

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14.12
A l’occasion de la 50e édition du festival d’Angoulême, les éditions Casterman vont ressortir treize des titres de leur catalogue qui ont été primés par le festival.
Beaucoup de ces albums sont disponibles en édition courante ou constituent des classiques du fond qui ont déjà fait l’objet de rééditions et de repackaging. Ainsi de La Ballade de la mer salée, de Pratt (déjà disponible en éditions NB, en couleur et de luxe – cette dernière sortie en 2017 pour les 50 ans… du personnage), de Flic ou privé, le premier Alack Sinner (série qui fait l’objet d’une intégrale), d’Ici Même, de Tardi et Forest (ressorti dans une éphémère collection des « Casterman classiques » au début des années 2000), ou de Silence, de Comès (dans l’intégrale en deux volumes consacrée à cet artiste).
Mais d’autres albums, plus récents et qui n’ont pas encore intégré le canon, sont aussi de la fête, comme Kiki de Montparnasse, de Catel et Boquet, Le Goût du chlore, du désormais controversé Bastien Vivès, et Anaïs Nin sur la mer des mensonges, de Léonie Bischoff.

La sélection n’a pas dû être facile car, il y a vingt déjà, dans un livre consacré aux palmarès des trente premières éditions du FIBD, j’observais que « au hit parade des éditeurs, Casterman arrive nettement en tête dans les deux catégories reines que nous avons retenues. L’éditeur de Tintin a reçu dix fois le prix du meilleur album de l’année et sept fois celui du meilleur album étranger, assez loin devant ses concurrents. » (Cf. Primé à Angoulême, L’An 2, 2003, p. 10.) Cette mainmise de Casterman sur les prix était alors diversement appréciée. Mais la dernière décennie a vu les éditeurs alternatifs souvent tirer mieux leur épingle du jeu que les gros.
Si Casterman n’a pas jugé bon de ressortir L’Autoroute du soleil, de Baru, Qui a tué l’idiot ?, de Dumontheuil, ou Léon la Came de Chomet et de Crécy, qui furent également distingués, c’est sous doute que la direction a jugé le potentiel commercial de ces titres insuffisants.

Je ne sais pas si les récompenses obtenues à Angoulême constituent une recommandation suffisante pour que de nouveaux acheteurs se précipitent aujourd’hui sur les albums qui vont reparaître. L’argument sera bien plutôt le prix de ces rééditions : 10 ou 12 euros selon les titres. Dans une conjoncture qui voit les Français souffrir d’atteintes à leur pouvoir d’achat, les grands éditeurs s’efforcent de rendre plus accessibles les romans graphiques dont les coûts de production sont depuis longtemps amortis : le format poche ou semi-poche, avec un prix identiquement serré, avait déjà bénéficié à d’autres titres de la maison Casterman, comme Ailefroide de Rochette, Le Chemisier, de Vivès, Hicksville, de Dylan Horrocks, ou In Waves, de AJ Dungo, au prix, naturellement, d’une réduction de la taille des planches. Dargaud et Futuropolis ont pris des initiatives similaires. J’ignore si elles ont été couronnées de succès.

Nous sommes entrés dans une ère où les mêmes œuvres nous sont proposées sous une diversité de formats. Sauf qu’il ne s’agit pas tout à fait des mêmes œuvres, justement, parce que le packaging fait partie intégrante de la proposition éditoriale et influence notre lecture.

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9.12
Dès la première planche du recueil Lapin Poche n° 1, récemment paru à L’Association, Lewis Trondheim fait référence aux gags de Pif Poche, le célèbre petit format publié à partir de 1962. Presque au même moment, les éditions universitaires de Dijon (EUD) font paraître un ensemble d’études sur Pif le chien. Esthétique, politique et société, sous la direction d’Henri Garric et Jean Vigreux (ISBN 978-2-36441-458-7). Ainsi, et en dépit de l’insuccès des tentatives de résurrection de Pif Gadget, le personnage créé par José Cabrero Arnal alimente une nostalgie populaire en même temps qu’il suscite des gloses savantes.

Du volume académique, je retiens surtout la contribution de Bertrand Tillier, qui dissèque l’ambiguïté d’un personnage « aux frontières de l’homme et de l’animal », et celle de Garric, qui s’interroge sur la « ringardise » du corpus que constituent les strips de Pif et conclut que « toute sa force, toute sa grandeur, est d’être un art mineur qui exploite dans toutes ses dimensions ses pouvoirs propres, sans chercher à être plus que ce qu’il est. »

Tillier note que Pif agit souvent en tant qu’homo faber et que, parmi tous les emplois qu’on lui voit tenir (« bricoleur impénitent, jardinier astucieux, cuisinier, bûcheron, "coveboi" (cow-boy) à lasso ou fakir de music-hall », ceux qui reviennent le plus fréquemment sont peintre et sculpteur. Or, un autre texte du même volume porte précisément, de manière spécifique, sur « Pif peintre ». Il est signé de l’historien Vincent Chambarlhac, et rédigé dans un style passablement contourné. Rappelant que les strips de Pif le chien ont fait leur apparition dans L’Humanité en 1948, en remplacement de ceux de Félix le chat, héros yankee qui n’était plus le bienvenu au sein du journal communiste, Chambarlhac observe que la création de Pif « coïncide avec un tournant esthétique du PCF », désormais « engagé dans la bataille du réalisme contre l’abstraction ». Dès lors, est-ce qu’il ne serait pas possible, à partir des strips dans lesquels on voit Pif s’adonner à la peinture, de « questionner le régime de la peinture dans le monde communiste » ?

Considérons quelques exemples, tous antérieurs à 1955, puisque je les trouve reproduits dans l’essai de Barthélemy Amengual Le Petit Monde de PIF le Chien paru cette année-là ; ils sont malheureusement non datés). Soit deux premier strips : 1° grâce à un trou pratiqué dans le mur, Pif substitue son vrai visage au portrait de lui que Tonton Césarin trouvait laid, ce qui lui permet de le mordre quand il s’en approche à nouveau ; 2° Tonton offre à Pif son portrait encadré ; aussitôt un ballon vient percer la toile ; pour masquer au donateur la perte de son cadeau, Pif lui-même prend place derrière le cadre, trahi par le bas de son corps qui en dépasse.

Puis deux autres : 3° Pif peint un portrait de Tonton mais celui-ci tombe au sol au moment où il tente de l’accrocher, et le visage peint aussitôt d’afficher une bosse et de saigner du nez ; 4° Pif produit une nature morte représentant un amoncellement de vaisselle ; le tableau lui échappe des mains et la vaisselle peinte se brise. Enfin un dernier : 5° une nouvelle fois Pif a fait le portrait de Tonton, cette fois sur verre ; le jeune Doudou le pulvérise d’un ballon ; Pif recompose une image à partir des fragments de verre et il en ressort une sorte de portrait cubiste.

Il n’est pas interdit, sans doute, de tenter une lecture politique (ou psychanalytique) de ces gags élémentaires et quelque peu répétitifs. Mais ce qui frappe d’abord, bien qu’à aucun moment Chambarlhac ne le signale et ne paraisse même s’en aviser, c’est que les variations produites par Arnal (et par Mas après lui) ressortissent à deux grands principes : la satire de l’art moderne, d’une part, mais surtout et plus massivement, d’autre part, la confusion entretenue entre le réel et sa représentation. Soit que Pif fasse mine de tenir les deux pour interchangeables, et trace entre eux une sorte de signe d’équivalence, soit que, contrevenant à toutes les règles de la raison, la surface peinte se trouve contaminée par les lois du monde physique, le motif représenté exposé aux mêmes risques – et à leurs conséquences – que son modèle.

La satire de l’art moderne peut certes présenter une certaine convergence avec les dogmes esthétiques prônés par le PCF. Mais enfin, on en trouve dans les mêmes années des exemples plus nombreux encore dans un strip américain comme Nancy, de Ernie Bushmiller, ce qui rend tout de même l’explication par la politique quelque peu hasardeuse. Quant aux jeux logiques et formels sur le réel et son double mimétique, ils sont une constante de la bande dessinée humoristique. On en trouve des exemples archétypaux dans Krazy Kat et la veine se prolonge jusqu’à des œuvres contemporaines comme l’Ours Barnabé de Coudray ou Eggman de Parrondo. Ce qui les favorise, c’est le fait que tout (j’entends : ce qui est supposé relevé du réel, du vivant, et ce qui désigne un tableau) est dessiné d’un même trait qui uniformise les différences ontologiques et statutaires. « Ce que je dessine, c’est le dessin », disait Steinberg, il n’y a pas d’autre réalité, pas d’autre logique que celles du trait souverain et facétieux.

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4.12
Lucy and Sophie Say Goodbye, tel est le titre de l’un des newspaper strips les plus surprenants du début du XXe siècle. Il fut publié du 5 mars au 15 octobre 1905 dans le supplément dominical du Chicago Tribune, sans nom d’auteur. S’il faut le comparer à une série plus connue, je citerais Little Sammy Sneeze (Le Petit Sammy éternue), de Winsor McCay, publié à cette même période dans le New York Herald. En effet les deux séries ont deux éléments en commun : c’est toujours le même événement qui se répète d’un épisode à l’autre, et il a des conséquences catastrophiques. Cependant, il n’agit pas, cette fois, d’un éternuement dévastateur, mais… d’un baiser.

Plus précisément d’adieux prolongés entre deux femmes, ponctués d’un baiser. Elles paraissent très amoureuses l’une de l’autre, au point de se rendre indifférentes à tout ce qui n’est pas leur amie. Au fil des premières livraisons, on les voit ainsi bloquer en toute inconscience le passage d’un cortège, la sortie d’un ascenseur, empêcher l’accès d’une troupe d’enfants à une attraction payante, menacer de provoquer le naufrage d’un paquebot, et même empêcher l’accès de jeunes mariés à l’autel où leur union va être célébrée. Par la suite la situation se renverse et ce sont elles-mêmes qui paient le prix de leur distraction, comme dans cet épisode où elles sont percutées par une automobile lancée à pleine vitesse, dans cet autre où la marée montante les submergerait si des marins ne se portaient à leur secours, ou dans ce troisième où Sophie est presque assommée par un meuble suite à la rupture d’une poulie.

Même si les deux femmes n’échangent pas de serments d’amour et se contentent d’accompagner leur baiser de « Good Bye » et autres « See you next week », il semble bien que l’on soit en présence de la toute première occurrence d’amours lesbiennes dans les comics ! Mais on ne sait trop comment il faut interpréter le fait que leurs embrassades soient systématiquement causes de troubles et de désordres. On pourrait, en effet, y voir comme une condamnation métaphorique, une confirmation de l’opinion selon laquelle de semblables amours seraient contre nature, offenseraient l’ordre du monde, justifieraient d’un châtiment. A moins que le strip n’illustre tout simplement l’adage selon lequel l’amour rend aveugle.
En tout cas, dans l’ultime épisode, elles se font l’une et l’autre embarquer dans un car de police, parce que leurs étreintes prolongées contreviennent à l’ordre public. On ne saurait exclure que cette fin surprenante fasse suite aux protestations d’une partie du lectorat.

Les dessins sont manifestement exécutés avec une grande rapidité et un découpage maladroit rend quelquefois la lecture un peu confuse. En revanche, on ne peut qu’être frappé par la liberté et l’inventivité dont le dessinateur fait preuve dans le domaine de la mise en page. S’il divise le plus souvent l’espace qui lui est imparti en trois bandes horizontales composées de deux cases identiques, il lui arrive aussi d’adopter une division en six cases verticales étirées en hauteur, de donner à ses vignettes une forme circulaire (épisode du 13 août 1905) ou même de jouer sur des cases gigognes dont chacune vient en débordement de la précédente (9 juillet).


Winsor McCay, déjà cité, s’en souviendra peut-être, lui dont le Little Nemo in Slumberland débute le 15 octobre 1905, soit précisément la semaine où s’achève le run de Lucy and Sophie Say Goodbye.

L’anonymat du créateur de ce comic strip troublant n’a été levé que récemment. Au terme d’une discussion serrée sur le fil Twitter de Barnacle Press, il a été identifié en août 2021 comme Robert James Campbell. Né au Canada en 1873, formé à l’université de Toronto, l’homme intégra un cabinet d’architectes à Buffalo et commença alors à publier parallèlement des cartoons dans le journal local. Il se consacra bientôt entièrement à sa carrière d’illustrateur, travaillant notamment pour le magazine Cosmopolitan.

Marié en 1899, il divorça en 1915, convaincu d’alcoolisme. Sa contribution à la bande dessinée semble s’être limitée à cette série et à une autre toute aussi éphémère, The Career of Cholly Cashcaller, mais il aurait pris la tête du département artistique du Chicago Tribune au début des années 1920.

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30.11
Je terminerai cette évocation d’Auguste Landelle par quelques exemples de sa production d’auteur de bandes dessinées que je n’ai pas pu reproduire dans le livre. Voici tout d’abord la fin heureuse (une promesse de mariage) d’un feuilleton médiéval publié en 1908 dans La Jeunesse moderne.

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La Jeunesse moderne, 9 mai 1908

Puis cette autre planche antérieure, issue du même titre, où le crayon de l’artiste est bien plus caricatural. Ces deux exemples suffisent déjà à justifier mon jugement selon lequel on a affaire, avec Landelle, à « un dessinateur caméléon, témoignant d’une surprenante capacité à se réinventer très régulièrement ».

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La Jeunesse moderne, 22 septembre 1906

Voici maintenant une couverture pour Mon Copain du dimanche, où figure un trio de personnages éphémères sans doute inspirés par les Pieds Nickelés de Forton, les frères Poilu (Jy, Pépette et Mézigot), flanqué de leur chien Tagueule.

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Mon copain du dimanche, 21 mai 1911

Enfin une autre de cette série de planches « à bulles » précoces signées du pseudonyme de Pip, dont j’ai relaté l’histoire.

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Mon dimanche, 17 février 1907

Se trouvera-t-il quelqu’un pour rédiger l’étude monographique à laquelle Auguste Landelle me semble avoir droit ?

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27.11
Dans mon récent livre sur La Bande dessinée en France à la Belle Epoque, publié aux Impressions nouvelles, j’apporte quelques révélations inédites sur les circonstances de l’introduction de la bulle dans la BD française, dont l’acteur principal fut, bien que nul ne l’eût signalé jusque-là, l’artiste Auguste Landelle (1877-1948). Sans répéter ici les arguments développés dans le livre (voir pages 153-155), je voudrais profiter de l’espace de ce blog pour porter à la connaissance des lecteurs quelques éléments supplémentaires sur cet artiste et, surtout, quelques images.

Et d’abord une photo de l’intéressé, s’adonnant à la passion qui l’occupa presque exclusivement après la Première Guerre mondiale, la peinture. On appréciera son talent à travers cette nature morte peinte cinq ans avant sa disparition.

Je dois ces documents à ses descendantes, auxquelles j’ai rendu visite dans la grande maison limousine de la belle-famille de Landelle, où celui-ci effectua de nombreux séjours, où son petit-fils, décédé en 2020, fut exploitant forestier, et où sa mémoire est aujourd’hui conservée, ses tableaux garnissant les murs de plusieurs pièces. Les paysages y sont en majorité.

S’il ne travaillait plus pour les journaux illustrés, Landelle continua néanmoins toute sa vie à dessiner des caricatures pour son divertissement et celui de ses proches. En témoigne cette page (la première d’une série de quatre) sur le thème de la chasse, dessinée en avril 1944.

Ou encore ce fragment du « Grrrand défilé de Baucouzeu-les-Oies », grand dessin panoramique exécuté la même année pour son petit-fils.

Mais sa réalisation la plus surprenante, dans cette dernière période de sa vie, est peut-être cette aquarelle intitulée « Le Mauvais Exemple », contemporaine de la nature morte montrée plus haut et qui paraît s’en moquer.

(à suivre)

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23.11
C’est la page 190 de La Dernière Reine, le magnifique album dont Rochette nous a gratifiés en octobre.
Son climax dramatique.
Edouard, le héros à la gueule cassée, voit mourir dans ses bras Jeanne, la femme qui lui a redonné visage humain. La tuberculose l’a emportée.
Page sans paroles, sans cri déchirant. Composée d’un seul dessin, du vif étreignant la défunte, mêlant ses cheveux aux siens.
Toutefois pas une splash page, car Rochette y a superposé une grille, quatre-strips-sept-cases, un simulacre de découpage. L’image nous est proposée à la découpe. Elle présente l’apparence d’une page de bande dessinée.

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La Dernière Reine, p. 190

On peut s’interroger indéfiniment sur les raisons de ce choix. La grille métaphorise-t-elle l’idée d’une vie qui, à cet instant, se sent partir en morceaux ? A-t-elle pour but de ralentir notre regard, de favoriser, durant un instant, la communion du lecteur avec les personnages ? Ou bien le morcellement de l’image se justifie-t-il par l’effet de fondu au noir qui ponctue la page ?
Cela importe peu, en fin de compte. Cette image est un blow-up de la dernière case figurée à la page précédente, il la répète – tout juste un peu plus mangée d’ombre – dans un double mouvement à la fois d’agrandissement et de fragmentation.
La page affirme et transgresse le système de compartimentage de l’espace, le dispositif propre de la bande dessinée.
Comme pour signifier que la douleur est trop grande pour tenir dans une unique vignette.

Chez Rochette, l’émotion naît d’abord de la situation et du montage. En revanche elle passe peu par les visages, dont l’expressivité est constamment bridée, tenue en laisse. Edouard est un monolithe (on le verra d’ailleurs être statufié), son visage reconstruit n’est pas apte aux grimaces, ses lèvres ne sont séparées que par une fente. Jeanne est belle, elle est intense, mais elle n’est pas expressive : ses traits ne marquent pas les sentiments passagers. D’ailleurs les acteurs dont joue le marionnettiste Rochette n’ouvrent pas la bouche quand ils parlent.
Mais en plus de solliciter des mécanismes apparentés à ce qu’au cinéma on nomme l‘effet Koulechov, Rochette s’appuie sur l’activité, la puissance propre à son dessin, constamment vibrant, inspiré, et qui constitue, en lui-même, un puissant vecteur d’émotion.

Son dernier livre, un chef-d’œuvre, me touche aussi pour des raisons personnelles, que l’on comprendra lorsque sera publié, en 2023, mon prochain essai, consacré à l’art animalier.

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14.11
En raison de son caractère hybride, la bande dessinée est susceptible d’entrer dans des configurations diverses. Au petit jeu de la théorie des ensembles, elle a sa place à l’intersection des arts du récit, des arts du dessin, des arts populaires, des arts de l’imprimé, voire des « arts ludiques », pour reprendre le concept (amalgamant jeu vidéo, animation, BD, manga et design de cinéma) que tentèrent d’imposer Jean-Jacques et Diane Launier dans les années 2000. D’abord installé sur les quais de Seine, fermé en 2018, leur musée des Arts ludiques devrait rouvrir au sein de la gare Saint-Lazare.

Un musée américain dont l’ouverture est à présent annoncée pour 2025 (le chantier a déjà pris deux ans de retard, mais le gros œuvre est à peu près terminé et l’on est en train de planter les arbres du parc) se propose de l’inscrire dans la constellation des arts narratifs. Il s’agit du Lucas Museum of Narrative Art, à Los Angeles, un projet très ambitieux né de la volonté du réalisateur de Star Wars, qui a fait appel à l’architecte Ma Yansong, du cabinet chinois MAD Architects.

Arts narratifs : je l’ai, sciemment, écrit au pluriel, car il s’agit d’un concept sous la bannière duquel cohabiteront des œuvres relevant de plusieurs modes d’expression, mais les promoteurs du Lucas Museum l’écrivent au singulier.
C’est peut-être le lieu de rappeler que le Storyworld, à Groningen (Pays-Bas), musée dédié à la bande dessinée, l’animation et le jeu vidéo ouvert en 2020 – très voisin donc, dans sa conception, du musée des Arts ludiques français – fait débuter son parcours de visite par une salle dédiée au concept de storytelling. De fait, si, dans son essence même, un musée, une exposition, met nécessairement l’accent sur la dimension visuelle, plastique, spectaculaire des œuvres, les domaines concernés sont tous également portés par une ambition narrative.

Mais la conception du narrative art que défend Lucas est plus large, puisqu’elle inclut des œuvres peintes, des photographies, et bien d’autres choses encore. C’est une catégorie qui traverse les arts, les époques et les cultures. La mettre en exergue, c’est faire apparaître qu’une large part de la production artistique est porteuse d’histoires qui s’enracinent dans les religions, les mythes, les légendes, l’histoire, la littérature ou l’actualité. Or, cette dimension aurait été, sinon occultée, du moins considérablement minorée dans l’histoire de l’art telle qu’elle s’est écrite depuis la fin du XIXe siècle, qui s’est bien davantage attachée aux qualités formelles des œuvres.

« L’art narratif, souligne George Lucas (la phrase est mise en exergue sur l’une des pages du site du musée : https://lucasmuseum.org/) nous raconte l’histoire de la société – en premier lieu ce que sont les croyances partagées qui la font tenir ensemble. »

La collection du musée, déjà riche de plus de 100 000 pièces et qui ne cesse de s’augmenter de nouvelles acquisitions, semble, pour ce que l’on en peut savoir, privilégier l’art américain, mais fait une place à des mosaïques antiques, un autoportrait de Frida Kahlo, un tableau de Cranach l’ancien, ou de l’ukiyo-e japonais.
Comment les planches d’Alex Raymond, de George Herriman, de Jack Kirby et des frères Hernandez seront-elles présentées en dialogue avec ces autres expressions de l’art ? Quelles conclusions pourra-t-on tirer de ces rapprochements ? Il nous faut attendre l’ouverture du musée pour pouvoir en juger.

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9.11
« Diviser le monde en cases. Quelle drôle d’idée. » Avec ces mots, François Matton exprime sa circonspection à l’égard de la bande dessinée. Aussi le livre qu’il vient de publier chez P.O.L. avec Lise Charles sous le titre La Femme sans bouche – un volume oblong de 320 pages (32 € ; ISBN : 978-2-8180-5641-7) – n’est-il pas tout à fait une bande dessinée. Divisé en plusieurs « cahiers », il se donne comme le fac-similé du journal intime tenu par un dessinateur de dix-sept prénommé Thomas, lycéen à Auxerre. Le jeune homme – travaillé par un bouillonnement hormonal non moins que par sa passion du dessin – tombe amoureux de la prof de yoga de sa mère, qu’il surnomme, sans que l’on sache bien pourquoi, « la femme sans bouche ». Encore puceau, il traduit ses fantaisies érotiques par des dessins très explicites réalisés d’après les vidéos porno qu’il regarde. Mais c’est son meilleur ami, Pierre, qui, à son tour tombé amoureux de la même femme, s’enfuira avec elle.

Ce livre est donc le récit d’un double apprentissage, sensuel et artistique. Il a été composé selon un protocole des plus singuliers, puisque les images préexistaient à leur mise en récit. La romancière Lise Charles avait déjà, dans son livre La Demoiselle à cœur ouvert (P.O.L., 2020), utilisé de larges extraits de la correspondance qu’elle entretenait avec François Matton, dont elle avait fait l’un de ses personnages. Cette fois, elle a fait un choix parmi plusieurs milliers de dessins et aquarelles exécutés par Matton depuis ses quinze ans (il est né en 1969), les a organisés et a mis du texte autour. Du reste, Matton intervient à nouveau comme personnage, puisqu’il est ici supposément l’oncle de Thomas et son maître à dessiner. Ce qui conduit le neveu à consigner dans son journal quelques propos prêtés à son oncle, qui synthétisent son art poétique. Ainsi : « Il m’a expliqué qu’il valait bien mieux savoir dessiner d’après modèle vivant, sur le vif, que de tête. Parce que dessiner de tête, c’est réduire l’ensemble du visible à du connu qu’on mémorise. C’est un appauvrissement qui oblige à associer les choses et les êtres à des images figées, stéréotypées. »

De fait, François Matton, le vrai, a fait du dessin d’observation sa religion. Dans la fiche biographique disponible à son sujet sur le site de son éditeur, on peut lire ceci : « La conscience de n’être rien l’amène au cœur du monde. N’étant rien, il prétend se faire espace d’accueil pour tout. Et c’est précisément cette ouverture qui le pousse à dessiner ce qu’il appelle "les infinies manifestations du même". Il voit dans sa pratique du dessin, qu’il lie à l’écriture, une façon de célébrer tout ce qu’il perçoit : le plus proche comme le plus lointain, le plus trivial comme le plus noble, le plus grave comme le plus léger. Tout vient se placer sur sa feuille sans aucune hiérarchie. Tous les registres se mêlent indifféremment, ce qui donne lieu à de curieuses rencontres. »

Dans un texte écrit pour le numéro que la revue Genesis consacra à La Bande dessinée en 2016 (n° 43), Matton insistait sur le fait qu’il avait « senti très tôt qu’il n’avait rien à dire, ou plus exactement qu’il ne voulait rien dire, rien raconter, ne développer aucun récit », cultivant le dessin pour lui-même et organisant ses livres selon une esthétique du fragment.
Chez lui, la juxtaposition d’images préexistantes a donc toujours précédé l’écriture. Aussi, ce n’est pas l’absence d’un scénario préalable qui fait l’originalité de cette Femme sans bouche, c’est le fait que, cette fois, il s’est reposé sur une coautrice du soin d’organiser une matière qu’il lui a livrée brute et dans laquelle elle a pu piocher à sa guise. Il en résulte un récit « à sauts et à gambades », s’autorisant toutes sortes de ruptures (la diversité est la même dans les techniques d’écriture que dans les techniques graphiques mobilisées), laissant des vides dans lesquels l’imagination du lecteur peut s’engouffrer. Le résultat prête à sourire, à réfléchir et à rêver.

La Femme sans bouche est le quinzième livre de François Matton. Sur mon blog de l’époque, j’avais rendu compte en février 2010 du septième, Autant la mer. J’écrivais alors : « Matton (formé aux Beaux-Arts de Reims et de Nantes) bâtit sans bruit une œuvre extrêmement séduisante, à laquelle on ne voit guère d’équivalent. » Il vient de nous en administrer, avec la complicité de Lise Charles, une démonstration supplémentaire.

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6.11
Benoît Peeters a prononcé le jeudi 27 octobre, au Collège de France, la leçon inaugurale de sa chaire de Poétique de la bande dessinée. Son propos consista principalement à évoquer, avec l’art du récit qu’on lui connaît, le lien personnel qu’il a entretenu tout au long de sa vie avec la bande dessinée, d’une part, et à rappeler les étapes du processus de légitimation de celle-ci (évoquant notamment le CELEG, Umberto Eco, Roy Lichtenstein, l’exposition Bande dessinée et figuration narrative, les essais pionniers de Pierre Fresnault-Deruelle, Les Cahiers de la bande dessinée et le plus récent Art de la bande dessinée chez Citadelles & Mazenod), processus qui a conduit à rendre possible son entrée dans le plus prestigieux lieu d’enseignement du pays, d’autre part.
Il insista sur le fait qu’« il n’y a pas d’approche critique qui ne se fonde sur un premier enthousiasme », et pointa le risque que la bande dessinée ne sacrifie à son désir de respectabilité ses qualités de liberté et d’irrévérence.

Le parcours de Benoît est remarquable par l’éclectisme de ses objets d’élection : la philosophie, la psychanalyse, le Nouveau Roman, la nouvelle cuisine, le roman-photo, le cinéma : il a parcouru tous ces champs avec la même curiosité, le même appétit de comprendre. Le programme des cours qu’il dispensera hebdomadairement à compter du 8 novembre (consultable ici : https://www.college-de-france.fr/agenda/cours/poetique-de-la-bande-dessinee ; les cours pourront être réécoutés en podcast sur le site) reprend quelques-unes des grandes questions qu’il abordait déjà dans Case planche récit en 1991 pour, on l’espère, les porter plus loin. J’aurai le plaisir d’intervenir moi-même le 13 décembre, à 11 h, dans le séminaire sur « quelques albums incontournables » proposé en complément de ces cours.

Benoît avait intitulé sa leçon inaugurale Un art neuf, mais sa leçon n’a fourni aucune lumière sur ce titre, ne s’y est référée à aucun moment. Je n’ai donc pas manqué de m’interroger sur le sens qu’il convient de donner à cette formule – au-delà du clin d’œil à « neuvième art ». Je vois trois réponses possibles.

1° Bien qu’elle fasse collaborer deux des plus anciens modes d’expression de l’humanité – écrire et dessiner –, la bande dessinée, par son dispositif singulier, les entrelace de telle manière qu’il en ressort un médium inédit, fils de la civilisation industrielle, qui ouvre la possibilité de dire autrement ou de dire autre chose.

2° Bien que contemporaine du daguerréotype et donc déjà riche d’une histoire longue et féconde, ce n’est que dans la période contemporaine que la bande dessinée, trop longtemps bridée dans ses ambitions, a pu commencer d’exprimer tout son potentiel créatif.

3° Longtemps méprisée par les élites et tenue pour un divertissement d’ilotes (comme le disait Georges Duhamel du cinéma), la bande dessinée a connu dans la période contemporaine un processus d’ennoblissement qui lui permet enfin de revendiquer le statut d’art.

Je ne sais laquelle de ces explications correspond à ce que Benoît avait en tête en choisissant ces termes d’art neuf. J’aurais aimé qu’il les explicitât.

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2.11
Sur la couverture du New Yorker du 31 octobre, dédiée à Halloween, on se trouve dans le hall de Central Station, la gare ferroviaire emblématique de Manhattan. Dans le hall se croisent des personnages issus du répertoire fantastique (vampire, momie, sorcière) et plus généralement de la culture populaire (un pirate, un clown, Batman, un astronaute, une petite princesse…). Elles ressemblent à des silhouettes de papier à découper, impression confortée par le fait que chacun s’appuie sur une ligne de sol. A y regarder de plus près, le pirate tient une valise à roulettes d’une main, un smartphone ou une liseuse de l’autre. C’est donc un voyageur d’aujourd’hui déguisé. Il se dégage de l’ensemble de l’image et de ses couleurs chaudes une impression de calme, d’harmonie. Tout y semble figé comme en une marqueterie.

L’artiste a signé de ses initiales : SGS. Il s’agit de Sergio Garcia Sánchez, dessinateur espagnol de cinquante-cinq ans qui, avant de publier cinq albums chez Dargaud, s’était fait connaître en France par ses collaborations avec Lewis Trondheim, en particulier Les Trois Chemins (2 tomes en 2000 et 2003), deux albums d’inspirations oubapienne où s’entrecroisaient plusieurs narrations parallèles. Mais c’est peu dire qu’il s’est entre-temps rendu méconnaissable.

Son évolution graphique spectaculaire a commencé au milieu des années 2010, quand il s’est mis à travailler comme illustrateur pour de grands titres de presse comme le New York Times et El Pais. La liberté créative qu’il a trouvée dans cet exercice l’a encouragé à produire des images plus riches, plus travaillées, et pour préserver leur lisibilité il a pris le parti de géométriser les formes, non sans s’inspirer des arts égyptien, roman et gothique. Pour l’assister dans cette quête, il a trouvé l’instrument idéal dans l’application de dessin Procreate, que nombre d’auteurs de BD utilisent désormais, et qui permet de régler et de modifier les courbures de chaque trait.

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Moby Dick, illustration, New York Times Review of Books

Sergio a continué à modifier sa pratique lorsqu’il a commencé à réaliser des fresques de grand format. La première, en 2019, au Centro Guerrero de New York, la seconde, en 2020, pour le musée Picasso à Paris, à l’occasion de l’exposition « Picasso et la bande dessinée », reprise ensuite au musée de la bande dessinée d’Angoulême. Intitulé « Guerre », ce travail monumental a depuis intégré les collections du musée madrilène Reina Sofia, qui conserve Guernica et un vaste ensemble d’œuvres affiliées. La confrontation avec le chef-d’œuvre de Picasso et plus largement avec les avant-gardes du début du XXe siècle a permis à Sergio d’aller encore plus loin dans ses jeux graphiques sur la perspective et la synthèse des plans.

C’est dans cette même période qu’il entra en contact avec Françoise Mouly, l’épouse d’Art Spiegelman, ci-devant directrice artistique au New Yorker, qui souhaitait réaliser une édition américaine des Trois Chemins, moyennant quelques adaptations. Trondheim ayant refusé qu’on y modifiât quoi que ce soit, le projet ne se réalisa pas mais il déboucha sur une collaboration entre Sergio et Nadja Spiegelman, la fille d’Art et Françoise. Ensemble (elle au scénario, lui au dessin, avec une mise en couleurs de sa femme Lola Moral), ils conçurent deux albums pour la collection de bandes dessinées pour enfants Toon Books que dirige Mouly depuis 2008 : Lost in NYC, une exploration du réseau de métro de la Grande Pomme puis Biancaflor, The Hero with Secret Powers, d’après un conte traditionnel sud-américain.

Tout naturellement, Sergio n’a pas tardé pas à intégrer la prestigieuse confrérie internationale des illustrateurs de couvertures du New Yorker – dont le regretté Sempé était l’un des plus emblématiques. Il a d’abord signé celle du 15 février 2021 (une variation sur le profil du célèbre dandy Eustace Tilley, créé par Rea Irvin en 1925 et devenu la « mascotte » du magazine) et on lui en doit pas moins de trois pour l’année 2022 : une couverture dédiée au MoMa en janvier, une autre sur Central Park en août, et enfin celle dont j’ai parlé en ouverture de ce billet.

Sergio Garcia Sánchez compte désormais parmi les illustrateurs les plus recherchés. Il ne délaisse pas pour autant la bande dessinée, puisque l’on pourra lire à Noël, aux éditions Dupuis, le fruit d’une nouvelle collaboration avec Trondheim : Chassé-croisé au bal doré, constitué de quatre petits livres coordonnés dessinés dans autant de styles différents, et plus tard, chez Denoël (et Norma en Espagne), Du Congo, un roman graphique écrit par Antonio Altarriba.

Ces deux livres très attendus seront à coup sûr de nouveaux jalons déterminants dans un parcours qui ne laisse pas d’émerveiller.

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