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De l’origine et de la diversification des genres

Diffusée sous une forme imprimée, la bande dessinée est un produit de librairie, tout comme la littérature. Pour cette raison, mais aussi parce qu’elle se voue principalement au récit de fiction, et de plus accueille en son sein des énoncés linguistiques, elle a souvent été décrite comme un genre paralittéraire (ceux qui veulent la discréditer disent infralittéraire). Ce malentendu demande à être dissipé. D’abord, parce que la bande dessinée est essentiellement, à l’instar du cinéma (ou du roman-photo), un art du récit par l’image. Ensuite, parce qu’on ne saurait lui appliquer le qualificatif de genre — au sens, précisément, où l’entend la théorie littéraire.

La science-fiction, le polar, le fantastique, le western, la farce, le récit sentimental sont des genres. Ils se définissent par un répertoire de thèmes, de situations, de procédés, et par une tradition indigène qui nous a légués des œuvres de référence (les " classiques " du genre). La bande dessinée n’est pas un genre, parce qu’elle les englobe ou les traverse tous. Il y a des BD de science-fiction, des BD sentimentales, des polars et des westerns en BD. Elle a peut-être même suscité un ou deux genres originaux, notamment, aux Etats-Unis, celui que constituent les histoires de superhéros, ces justiciers costumés dotés ou non de pouvoirs surhumains (Batman, Superman, Spiderman, etc.). Et le récit animalier, hérité de la fable et de la littérature enfantine, y a prospéré plus qu’ailleurs, inspirant même de mémorables espèces imaginaires (Marsupilami, Manu-Manu, Skblllz et autres Pilou-Pilou).

Désormais, plus aucun sujet n’est étranger ou interdit à la bande dessinée. Son histoire a été celle d’une diversification croissante des thématiques, d’une extension continue de son champ d’investigation narrative. Les spécialistes n’ont guère souligné jusqu’ici combien les scénarios des premières bandes exploitaient des thèmes en nombre limité, toujours les mêmes. Pour m’en tenir au domaine francophone, je ne discerne que trois grandes thématiques originelles : le Voyage, le Merveilleux, et la Bêtise. Je tenterai d’ébaucher dans ces pages l’histoire de leur émergence, de leurs combinaisons et de leurs ramifications ultérieures.

Premiers voyageurs

L’un des albums de Rodolphe Töpffer, le père fondateur, s’intitule Voyages et aventures du Docteur Festus. Sa première édition date de 1840. Dans la plus récente, parue au Seuil en 1996, Festus est suivi par l’Histoire de M. Cryptogame, le volume portant en sous-titre la mention (générique) : " Deux odyssées ". On ne m’en voudra pas, j’espère, de reprendre ici le résumé que je proposais dans la préface dudit volume.

" Pour échapper aux assiduités d’une nommée Elvire, Mr Cryptogame s’embarque pour le Nouveau Monde, saute à la mer, est avalé par une baleine, échoue sur une île polaire, est gelé, puis rôti, s’habille en Turc, échappe de peu à la bigamie, est réduit en esclavage en Alger, s’échappe, et s’installe finalement à Grasse où il se découvre huit enfants à charge.

" Le docteur Festus, quant à lui, entreprend un " grand voyage d’instruction " à dos de mulet ; il ne s’éloignera guère de sa commune, mais empruntera les moyens de transport les plus variés, dont le commun dénominateur est de l’empêcher de rien voir. En effet, il voyage successivement sous sa monture (la selle ayant tourné), dans une malle, dans une meule de foin, au sein d’un arbre creux monté sur quatre roues, dans un sac de blé transporté à dos d’âne, enfin à l’intérieur d’un téléscope géant. Se réveillant chez lui après un évanouissement, il croit avoir rêvé toute cette folle équipée. "

On le voit, chacun de ces deux voyages contrariés consiste en une longue suite de mésaventures cocasses. Leur structure, feuilletonesque, se caractérise par le nombre et la variété des épisodes. Ce genre fera aussitôt fortune. Parmi la production quantitativement limitée de bandes dessinées au XIXe siècle, les voyages humoristiques se taillent la part du lion. Citons — de Gustave Doré : Des-agréments d’un voyage d’agrément (1851) et Voyage sur les bords du Rhin (1851 aussi, en feuilleton dans le "Journal pour rire") ; — de Cham : Voyage autour du monde de M. Cham et de son parapluie (1852, dans "Le Charivari") ; — de Gabriel Liquier : Voyage d’un âne dans la Planète Mars (1867) ; — de Léonce Petit : Les Mésaventures de M. Bêton (1869), sans oublier un récit surréalisant dont l’exécution graphique (anonyme) est d’une stupéfiante modernité : le Voyage de M. Blandureau autour du monde (1890-91).

Puis vient Christophe, auquel le thème du voyage inspirera deux célèbres séries, aux prémisses antithétiques : la Famille Fenouillard se met en devoir de visiter le monde entier, tandis que son infortuné cousin, le Savant Cosinus, ne parviendra jamais, malgré tous ses efforts, à sortir de Paris. (De même, M. Trictrac, héros d’une histoire inachevée de Töpffer, se proposait de partir à la recherche des sources du Nil, mais ne quittait jamais Genève.)

Il est donc pour le moins rapide d’affirmer, comme Guy Gauthier, que ce qui intéresse la bande dessinée à ses débuts, c’est seulement " le gag, l’histoire courte, la vie quotidienne, la fable ", et qu’elle " ne se rallie vraiment à l’aventure exotique que [vers 1930], découvrant tardivement sa seconde vocation ". Cette contre-vérité ne s’explique que parce que l’auteur, suivant en cela un certain nombre d’ " historiens " myopes, fait commencer l’histoire de la bande dessinée au tournant du siècle. L’article d’où j’extrais cette citation intéresse pourtant directement mon propos, puisqu’il évoque la faveur des récits de voyage dans la seconde moitié du XIXe. La fondation, en 1821, de la Société de Géographie, peut être retenue comme l’acte de naissance symbolique de cet engouement extraordinaire pour l’exploration de notre planète. Outre Jules Verne, qui se voulait " l’Alexandre Dumas de la géographie ", la plupart des romanciers populaires, des auteurs pour la jeunesse et des feuilletonistes s’illustreront dans ce genre nouveau qu’est le roman d’aventures exotiques, où le héros affronte " un environnement étranger et hostile ". Louis Boussenard, avec Le tour du monde d’un gamin de Paris (1880), et Paul d’Ivoi, avec Les cinq sous de Lavarède (1903), préfigurent plus directement encore des héros tels que Zig et Puce ou Tintin, adolescents sans attaches.

Naturellement, le thème du récit de voyage revêt, sous le crayon des dessinateurs, d’autres accents que dans les romans de l’époque, souvent encombrés de digressions à finalité didactique. Dès le commencement, le voyage dessiné sera inséparable des deux autres thématiques que sont le merveilleux et la bêtise ; il sera, soit une divagation onirique, soit un récit satirique, et quelquefois la combinaison des deux.

La tradition du voyage fantaisiste était suffisamment établie par des chefs-d’œuvres tels que Don Quichotte, Gulliver ou le Baron de Münchausen, mais le prototype du voyageur pour rire doit sans doute être cherché dans le répertoire théâtral, du côté du Voyage de Monsieur Perrichon de Labiche (1860). On s’en souvient, ce parvenu quinquagénaire, qui entreprend son premier grand voyage pour montrer qu’il en a désormais les moyens, inscrit sur le livre d’or de l’hôtel cette profonde pensée : " Que l’homme est petit quand on le contemple du haut de la mère (sic) de Glace ! " Ce proche parent de Joseph Prudhomme est, à n’en pas douter, un ancêtre direct d’Agénor Fenouillard.

Le voyage cocasse restera longtemps l’un des thèmes de prédilection de la bande dessinée francophone, et, jusqu’au Tour de Gaule d’Astérix, presque un genre en soi. Les Pieds Nickelés, Zig et Puce et Tintin sont des " globe-trotters " impénitents ; dans ses premières aventures, le dernier cité se rend successivement en Russie soviétique, en Afrique, en Amérique et en Orient ! Avant la Seconde Guerre mondiale, innombrables sont les titres d’albums qui s’inscrivent dans la déclinaison des Bécassine chez les Turcs (1919), Bibi Fricotin fait le tour du monde (1930) et autres Zozo explorateur (1934).

On doit même à Jean Bruller, alias Vercors, un savoureux album (injustement méconnu) d’inspiration töpfférienne paru en 1931, Le Mariage de Monsieur Lakonik, dont les deux protagonistes, César Lakonik et Melpomène Carpe, parcourent séparément le monde entier (adoptant au passage deux kangourous et guérissant de leurs infirmités respectives — lui était sourd, elle muette) avant de se retrouver pour convoler en justes noces.

Du Merveilleux à la Science-Fiction

Mais revenons à M. Blandureau, cet ex-pharmacien qui, par un beau jour de 1890, se rendit avec son chien Totor à la gare de Tripaton-les-Mules pour faire le tour du monde. Son odyssée prend un tour de plus en plus étrange dès le moment où, naufragé, il est recueilli par un mystérieux scaphandrier qui l’attire dans sa maison construite au fond de la mer. Là, son hôte lui présente successivement " la Phoquesse, ma femme " et " la veuve Phoquesse, ma belle-mère ". Pour étonnante que soit cette union conjugale entre " un pauvre assassin qui, pour se soustraire à la férocité des juges, [est] allé vivre au fond des mers " et le mammifère aquatique, elle ne fait qu’anticiper sur une péripétie ultérieure au cours de laquelle M. Blandureau lui-même, prisonnier d’une île déserte, consent à épouser la guenon Gabichette, fille du roi Singe XIV. Le fin mot de l’histoire sera que toute cette aventure n’était qu’un rêve, dont le héros se réveille in extremis.

Le subterfuge du rêve, déjà utilisé par Töpffer, autorise toutes les fantaisies. Mais, avant que n’existent le tourisme de masse et les médias modernes, le voyage lui-même est encore un puissant levier pour l’imaginaire ; quand il n’est pas littéralement fantasmatique, il est au moins " extraordinaire " (Verne) ou " excentrique " (Paul d’Ivoi). L’opinion prévaut chez beaucoup — et les auteurs de fiction se plaisent naturellement à l’entretenir, puisque c’est leur fonds de commerce — que, sorti de chez soi, tout devient possible ! La seule chose qui puisse vraiment surprendre le voyageur n’est pas l’invraisemblable, l’inattendu, mais au contraire le banal, le fait de constater que ce qu’il découvre ressemble, contre toute espérance, à ce qu’il connaît .

Le merveilleux — c’est-à-dire, suivant la définition de Tzvetan Todorov, le surnaturel dont le protagoniste ne s’émeut pas, parce qu’il en admet la possibilité — est donc, à l’origine, une dimension naturelle du monde encore inconnu, consubstantielle au sentiment de la découverte. Il n’y a pas de véritable solution de continuité entre les pays qu’arpentent les intrépides explorateurs, reporters, savants ou bourgeois, et les univers parallèles et magiques chers aux classiques de la littérature enfantine : pays d’Oz, Wonderland d’Alice, ou jardins de Kensington (Peter Pan). Le petit Nemo de Winsor McCay, qui arpente le Slumberland, est un voyageur des rêves au même titre que Festus ou Blandureau.

Pour dire les choses schématiquement, la science-fiction ne sera jamais qu’une extrapolation du thème du voyage, qu’elle poussera plus loin dans l’espace, jusqu’à d’autres planètes ou galaxies, et qu’elle étendra à l’autre dimension : celle du temps. Gabriel Liquier faisait déjà relater par un âne son voyage dans la planète Mars en 1867 ; Dans la planète Mars sera le titre d’une bande dessinée de G. Ri en 1915, tandis qu’en 1929 la planète rouge inspirera à Félix Jobbé-Duval son A la conquête de la planète Mars dans les pages de "Cri-Cri". Plus tard, de 1946 à 48, Marijac tiendra en haleine les lecteurs de "Coq Hardi" en contant, avec la complicité des dessinateurs Liquois puis Dut, comment les Martiens ont déclaré la Guerre à la Terre.

De voyage dans l’espace, il sera encore question dans Le Rayon mystérieux d’Alain Saint Ogan, qui paraît dans "Cadet Revue" de décembre 1937 à mars 1939. Longue de 64 planches, cette histoire voit un jeune reporter prénommé François déjouer les plans d’un savant fou qui s’était allié aux envahisseurs vénusiens avec l’ambition de devenir " le maître de deux planètes ". Saint-Ogan avait déjà signé en 1934 le mémorable Zig et Puce au XXIe siècle — récit au cours duquel les deux jeunes héros sont miraculeusement projetés en l’an 2000, au moyen d’un simple ballon stratosphérique ; entre autres surprises, ils découvriront la tombe de leur créateur et auront cette phrase : " Ce n’était pas un mauvais type mais il était bien indiscret ! Nous ne pouvions pas lever le petit doigt sans qu’il le raconte à tout le monde. " Mais, une fois de plus, toute cette aventure se révélera n’être qu’un rêve…

Saint-Ogan doit être considéré comme l’un des deux véritables pères de la bande dessinée française de science-fiction, l’autre étant Pellos (René Pellarin), qui fait paraître son célèbre Futuropolis dans "Junior" en 1937-38, soit simultanément au Rayon mystérieux. Cette fois, l’action est bel et bien située dans un futur lointain. L’essor que prend alors le genre n’a rien de fortuit : la France découvre en ces années trente les grandes séries de science-fiction américaines que sont Flash Gordon (rebaptisé " Guy l’Eclair") d’Alex Raymond, Buck Rogers de Dick Calkins et Phil Nowlan, et Brick Bradford (" Luc Bradefer "), dessiné par Clarence Gray sur un scénario de William Ritt. Des Pionniers de l’espérance de Lécureux et Poivet à Lone Sloane de Philippe Druillet, en passant par Valérian de Christin et Mézières, Le Vagabond des Limbes de Godard et Ribera et Les Naufragés du Temps de Forest et Gillon, la vogue de la S.-F. ne se démentira plus dans la BD française, et plus particulièrement l’une de ses composantes : le space opera, c’est-à-dire l’épopée galactique, où les personnages, voyageurs d’une nouvelle ère, se déplacent de planète en planète au moyen d’astronefs. Charlot lui-même, ou du moins son double dessiné, deviendra en 1960 sous le crayon de Jean-Claude Forest un Pionnier interplanétaire !

Science-fiction, fantastique, merveilleux : ces genres engendreront une multiplicité de systèmes imaginaires — planètes lointaines, mondes perdus et autres univers parallèles. La bande dessinée trouve dans la fabrication de nouveaux mondes à explorer un terrain d’élection. Pour un dessinateur, en effet (qui, contrairement au cinéaste, n’est soumis à aucune contrainte technique ou budgétaire), quelle tentation que de se faire démiurge et de donner forme à un monde cohérent, d’inventer tout à la fois des lieux géographiques, des organisations sociales, des décors, des costumes, des moyens de locomotion, etc. !

Le foisonnement de tels univers dans la BD française est sans précédent depuis une dizaine d’années, en raison du subit regain de faveur dont jouit, relayée par les jeux de rôle et les jeux vidéo, l’Héroïc Fantasy, ce genre qui emprunte notamment aux mythes ancestraux de l’humanité, à la peinture pré-raphaélite du XIXe, aux pulps fantastiques, à Tolkien et à ses nombreux illustrateurs.

Parmi les œuvres modernes qui illustrent le thème du monde imaginaire ou parallèle figurent Les Cités obscures de Schuiten et Peeters, Philémon de Fred, Olivier Rameau (Dany et Greg), La Jonque fantôme vue de l’orchestre (Forest), Rork (Andreas), Les autres mondes (Rodolphe et Magnin), L’hiver d’un monde (Mazan), Le cycle de Taï-Dor (Rodolphe, Letendre et Serrano), Horologiom (Lebeault), Finkel (Gine et Convard) et la " Cité des confins " de François Bourgeon (Le Cycle de Cyann) — sans oublier les mondes nés de l’activité onirique des personnages : Le Garage hermétique de Moebius, Dans les villages de Cabanes, ou encore Julius Corentin Acquefacque de Marc-Antoine Mathieu.

La science-fiction et ses dérivés ayant conquis leur autonomie, qu’est-il advenu du récit du voyage, j’entends : du voyage au sein du monde réel et actuel ? Il a progressivement disparu en tant que tel, pour se fondre dans le récit d’aventures comme une de ses composantes. Mieux : il lui a probablement fourni sa structure matricielle, tout simplement celle du personnage qui affronte une suite d’épreuves et en triomphe. Le déplacement géographique devient un ingrédient contingent : il peut arriver que, le cadre de l’action restant fixe, le voyage se fasse avant tout intérieur — dans la mesure où l’aventure revêt une dimension initiatique et ne laisse jamais intact celui qui s’y expose. L’aventure, donc (influencée désormais par le cinéma hollywoodien) va rapidement se décliner sur des modes très différents, selon que le héros sera aviateur, journaliste, chevalier, cow-boy ou détective (et plus tard hôtesse de l’air, électronicienne, ou amnésique). En résumé, c’est la séparation entre l’élément merveilleux et la trame héroïco-feuilletonesque du voyage qui, dans les années trente, ouvre l’espace à l’intérieur duquel vont se déployer les différents genres qui constitueront, pour longtemps, le paysage narratif de la bande dessinée.

L’empire de la bêtise

Cependant, la bande dessinée a aussi recueilli l’héritage de la caricature. L’humour apparaît même d’abord comme sa pente naturelle. De Töpffer à Saint-Ogan, les auteurs de bande dessinée pendant près d’un siècle se voudront tous humoristes. La même vocation native est observable aux Etats-Unis — où les termes de comics et de funnies, qui désignent indifféremment la BD de presse, indiquaient sans ambiguïté la mission des cartoonists : faire rire ou sourire — comme au Japon, où l’évolution vers une figuration plus " réaliste " et la diversification des thèmes ne s’amorceront qu’à la fin des années cinquante, avec l’apparition du gekiga aux côtés du manga traditionnel.

A l’exception de quelques œuvres précoces relevant de la satire politique (Histoire d’Albert de Töpffer, Histoire de la Sainte Russie de Doré, Môssieu Réac de Nadar), le comique, dans la bande dessinée d’expression française, se confondra avec la caricature, plus souriante que grinçante, des travers humains incarnés dans des " types ". Avant que le récit d’aventures ne propose à l’admiration (voire à l’identification) des lecteurs des héros positifs, perspicaces et valeureux, chevaliers du Bien, défenseurs de la veuve, de l’orphelin, du bon droit et de la Patrie, les protagonistes des bandes dessinées étaient, sans guère d’exceptions, des anti-héros. Les voyageurs cités plus haut sont uniformément ridicules, qu’il s’agisse du Docteur Festus, de M. Plumet (narrateur du Voyage d’agrément de Doré), de M. Bêton (qui, à tout propos, " se souvient du vide de son existence ") ou de M. Fenouillard. Les aléas de leurs pérégrinations font saillir leur foncière inadaptation au monde, leur aveuglement, leur distraction incurable, et, pour certains, une fatuité directement proportionnelle à leur défaut de jugement. Bref, c’est la bêtise qui est leur lot commun.

Elle a de beaux jours devant elle, la bêtise, et n’est évidemment pas le privilège des seuls voyageurs. Les patronymes des héros de Cham, par exemple (qui fut le premier disciple de Töpffer), sont suffisamment explicites : citons seulement M. Lamélasse (1839), M. Jobard (1840) ou encore Barnabé Gogo (1841). Le Sapeur Camember de Christophe manifeste, dans son enfance, " le plus complet dédain pour la lecture " mais acquiert, " à force d’application, les talents naturels aux singes " (grimper aux arbres). Son esprit obtus n’aura d’égal que celui de Bécassine, dont le véritable nom, Annaïk Labornez, se lit sans effort " la bornée ". Comme pour justifier nom et surnom, les auteurs (Pinchon et Caumery) nous apprendront dans L’Enfance de Bécassine qu’à sa naissance, " son nez était si petit qu’on le voyait à peine. Et cela désolait ses parents… (…) On est, en effet, persuadé à Clocher-les-Bécasses, que l’intelligence est en proportion de la longueur du nez. "

Dans ce que François Caradec appelle " le vieux fonds de la gaieté française ", certains types sociaux, tels le paysan ou l’auvergnat, passaient pour incarner la bêtise (ce que semble confirmer Christophe lorsqu’il évoque ironiquement le père de Camember, cultivateur de son état, dont l’intelligence a été " obscurcie par le terre-à-terre des occupations agricoles "). La bande dessinée, dans son entreprise de dénonciation de la bêtise universelle, élira quelques cibles privilégiées. Nous avons déjà cité le bourgeois infatué à la Fenouillard, un type dont la descendance passera par le Monsieur Poche d’Alain Saint-Ogan et l’Achille Talon de Greg. Une autre cible récurrente sera le savant distrait, type qui, après Festus et Cosinus, se prolongera jusqu’au professeur Tournesol — chez qui la distraction (et la surdité) ne seront toutefois plus symptômes d’imbécillité. Les militaires et les policiers stupides, eux, seront légion. Leurs prototypes, bien avant Camember, sont les deux ahuris qui composent la " force armée " dans les Voyages et aventures du Docteur Festus : George Blême, dit la Mèche, et Joseph Rouger, dit l’Amorce. A la fin du XIXe, des caricaturistes comme Caran d’Ache, Henri de Sta, Poirson ou encore Léonce Burret brocarderont l’armée, comme le regretté Bosc (1924-1973) le fera bien plus tard, sous le régime gaulliste. Du côté de la police, il suffira ici de citer les Dupondt, l’inspecteur Caponi dans les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec de Tardi, ou encore l’Agent 212 de Kox et Cauvin, devenu l’une des vedettes du journal "Spirou" dans les années 1980. Enfin, la dernière incarnation privilégiée de la bêtise sera le " beauf ", ce concentré de sans-gêne, de préjugés, de mesquinerie et de vulgarité stigmatisé par Cabu ; à quelques nuances près, le terme désignerait aussi bien les Bidochon de Binet que, déjà, Séraphin Lampion.

Permanence de la bêtise, donc, un thème éternel qui trouve aujourd’hui des modulations inédites et jubilatoires chez le remarquable humoriste qu’est Daniel Goossens (Georges et Louis romanciers). Mais, de même que la science-fiction et les diverses formes du récit d’aventures se sont émancipées de la thématique originelle du voyage, le comique a peu à peu diversifié ses sujets et ses procédés. Burlesque, parodie, humour noir, nonsense ont trouvé dans la bande dessinée une terre d’élection ; désormais, les protagonistes des bandes dessinées drôles ne sont plus voués à être bêtes — ce qui, naturellement, ne les empêche pas d’être, éventuellement, mégalomane (le Chat de Geluck) ou insupportable (Agrippine, de Bretécher). Il est toutefois malaisé de tracer des frontières entre genres dans le domaine de l’humour, le propre de l’humoriste étant de faire flèche de tout bois.

Inadéquation de l’album traditionnel

Si l’aventure réclame une certaine amplitude narrative, pour faire place aux intrigues secondaires, aux rebondissements et au suspense, l’humour, au contraire, cultive plus volontiers les formes brèves, qui épousent les contours de l’anecdote, du gag, du clin d’œil. Si le daily strip, cette bande quotidienne comptant généralement trois ou quatre images, reste une forme typiquement américaine, qui ne s’est pas véritablement acclimatée sous nos latitudes (à quelques exceptions près, comme Le Baron noir de Got et Pétillon ou Le Chat déjà mentionné, on n’y a pas vraiment connu d’équivalents aux Peanuts ou à Calvin et Hobbes), des séries humoristiques à succès comme Gaston, Boule et Bill, Cubitus, Léonard, Achille Talon, La Rubrique-à-Brac, Le Génie des Alpages ou Les Frustrés ont toutes opté pour la distance courte : une ou deux pages (plus rarement trois ou quatre) à chaque livraison.

De sorte que l’album de bande dessinée à la française, sous sa forme traditionnelle (différente du comic book américain, des fascicules que les italiens consacrent aux fumetti populaires, ou du manga japonais), se révèle souvent un support mal adapté : à la fois trop étriqué pour autoriser une ambition romanesque, et trop vaste pour coïncider avec la dimension naturelle de l’histoire drôle, dont il proposera une collection arbitraire, un recueil. La BD d’humour est conçue pour être dégustée dans la presse, à petite dose quotidienne ou hebdomadaire, non en album.

A l’inverse, les 46 ou 48 pages de celui-ci sont insuffisantes pour développer une intrigue de quelque densité ; le récit qu’il accueille s’apparente à une nouvelle ou à un moyen métrage, il ne peut rivaliser en complexité avec un roman ou un film standard. Deux stratégies concurrentes ont été mises en œuvre pour contourner ce frein à l’ambition des auteurs. D’une part, les éditeurs ont créé des collections spécifiques leur offrant la possibilité de s’exprimer sur une plus longue distance : les "romans (A Suivre)" de Casterman ont ouvert la voie, puis sont venues les collections "Aire Libre" chez Dupuis, "Long Courrier" chez Dargaud, etc. Elles abritent plus volontiers des aventures complètes que les volumes d’une série à suite. D’autre part, comme les séries continuent malgré tout à dominer le marché, nombre de scénaristes ont pris l’habitude, soit de développer une même histoire en trois ou quatre albums (exemples de ces " séries limitées " : La Balade au bout du monde de Makyo et Vicomte et La Quête de l’oiseau du temps de Le Tendre et Loisel), soit de ne plus assigner de fin à leur récit, qui se prolonge, sur le mode du feuilleton perpétuellement " à suivre ", d’album en album (cas illustré notamment par Blueberry et XIII). Dans l’un et l’autre cas, l’album n’est plus qu’un chapitre de l’histoire proposée, les dimensions du support ne coïncidant plus avec celles de l’œuvre.

Novembre 1997 © CNBDI-ADPF

Source : Thierry Groensteen, La bande dessinée en France, Centre national de la bande dessinée et de l’image, Angoulême - Association pour la Diffusion de la Pensée française, Paris, janvier 1998, p. 15-29.

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