REDECOUVRIR LES KATZENJAMMER KIDS – LES NOUVEAUX AUTOÉDITEURS – LA BD BELGE DANS LA TOURMENTE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE – ETRE DESSINATEUR DANS LES ANNÉES 50 ET 60 – BAUDOIN ECRIVAIN – DEUX OU TROIS REFLEXIONS AU LENDEMAIN DU 50e FIBD – VIGILANCE ET CENSURE...
Des raisons personnelles me contraignent à interrompre la publication de ce blog. Je remercie celles et ceux qui me lisaient de leur fidélité et de leur compréhension.
2.02
Je n’avais pas souhaité commenter ici l’affaire Bastien Vivès – ne serait-ce que parce que je n’ai pas lu ceux de ses livres qui ont été incriminés. Si âpre qu’ait été la controverse avant le festival, elle ne m’a pas semblé polluer ou entraver son bon déroulement. A mon grand regret, je n’ai malheureusement pas pu assister aux débats qui étaient programmés sur la censure, d’une part, sur la BD et le féminisme, d’autre part. Ont-ils été enregistrés ? Seront-ils publiés, au moins en ligne, pour l’histoire ?
Il m’a en outre fallu attendre le lundi pour prendre connaissance d’un petit opuscule qui m’a été glissé dans les mains, ayant pour titre Les Raisons de la colère. On y trouve les reproductions d’une vingtaine de cases et planches de bande dessinée, frappées de divers sceaux d’infamie (humour beauf, misogynie, sexisme, male gaze, violence sexuelle, banalisation du viol, renforcement des stéréotypes, etc.) et donc livrées à la réprobation générale. Les images ainsi mises en exergue sont prélevées dans les œuvres de dessinateurs parmi les plus estimés de la BD d’auteur (Baudoin, Blutch, Blexbolex, Preteseille, Debeurme, Van Hasselt…) et aussi chez des dessinatrices (Doucet, Goblet, Lust, Satrapi…), ce qui est moins attendu. Naturellement, ce pamphlet, qui se conclut par un appel à la « mise en place d’un comité de vigilance », est ironique et ne doit pas être pris au premier degré. Il est difficile de s’y laisser tromper quand on tombe sur telle image de Marion Fayolle taxée de machisme et d’hypersexualisation (chacun sait que sa vision des rapports hommes-femmes est plutôt féministe et que son trait a justement pour effet de désincarner ses personnages), ou sur telle autre case de Max de Radiguès taxée d’incitation à la haine parce qu’on y voit un jeune garçon traiter son camarade d’« intello-binoclard » !
- Une planche de Ludovic Deberme citée dans
Les Raisons de la colère.
- Une case de Thomas Gosselin citée dans
Les Raisons de la colère.
Ce malicieux opuscule n’est pas signé mais, ce n’est plus un mystère, il a pour auteurs Xavier Löwenthal et William Henne, les éditeurs de La Cinquième Couche. Ces deux agitateurs notoires, bien dans la tradition belge d’une « subversion carabinée » à la Jan Bucquoy ou à la Noël Godin, n’en sont pas à leur coup d’essai. Et il faut reconnaître que, derrière leur allure de boutades, nombre de leurs initiatives éditoriales bousculent les idées reçues voire participent d’une réflexion politique : Katz posait la question de l’essentialisation (dont Spiegelman lui-même a expliqué qu’elle avait posé problème aux yeux, spécialement, des Israéliens, qui ont rejeté Maus), TaK [Tintin akei Kongo] s’inscrivait dans une démarche de décolonialisation, Trufje questionnait l’extinction animale, etc.
En rassemblant le catalogue à peu près complet des crispations idéologiques contemporaines, ils mettent une nouvelle fois les pieds dans le plat, et font grincer quelques dents. Interrogés par mes soins sur leurs intentions, les deux larrons m’ont expliqué qu’ils soutiennent le combat de #metoobd et sont « solidaires de toute démarche consistant à lutter contre les différentes formes de domination » mais qu’ils ne pensent pas que la censure soit l’arme appropriée. Une position sur laquelle je peux les rejoindre.
La pédopornographie est, à juste titre, punie par la loi. Mais la représentation d’actes pédophiles constitue-t-elle ipso facto une apologie ou une incitation à en commettre ? C’est éminemment discutable et je gage que cette question sera au cœur des débats quand s’ouvrira le procès intenté contre Vivès et ses éditeurs. Par ailleurs, nombre de créateurs consacrés, de Crumb à Barbier en passant par Gotlib et Maruo, ont produit des images qui, désormais, seraient difficilement recevables. Car la sensibilité sur ces questions a évolué avec une rapidité surprenante, s’est exacerbée. C’est pourquoi les positions des un.e.s et des autres dans les controverses actuelles, même si bien sûr elles ne s’y réduisent pas, expriment inévitablement un clivage générationnel. Pour les enfants de mai 68 et de l’underground, la liberté d’expression est une valeur sacrée avec laquelle on ne transige pas. Et il leur semblait qu’elle fût inscrite dans l’ADN de la bande dessinée. Pour la jeune génération, ce sont d’autres valeurs, éminemment estimables, qui sont passées au premier plan : le respect, l’égalité, les droits des minorités, le refus des discriminations, la protection des plus faibles. Comment éviter ce conflit des valeurs, comment le résoudre ?
2015, pourtant, c’était il n’y a pas si longtemps. N’avons-nous pas été des millions, alors, partout en France, à défiler pour la liberté d’expression, celle des dessinateurs en particulier, qui avaient payé un lourd tribut ? La forme spécifique que prenait cette liberté à ce moment-là était le droit au blasphème – défendu par les plus hautes autorités de l’Etat. C’est-à-dire le droit de caricaturer la religion, le droit de produire des dessins qui seront reçus comme offensants, outrageants par une communauté, celle des fidèles.
Ce que montrent bien Les Raisons de la colère, c’est que, si iel veut les chercher, chacun.e en trouvera, des raisons de se sentir offensé.e, et que même des images en soi bien innocentes (toutes ne le sont pas) paraîtront coupables face aux nouveaux défenseurs intransigeants de la moralité publique. Que ceux-ci surgissent des rangs mêmes de la profession, voilà ce qui ne laisse pas d’étonner la catégorie des bédéphiles mâles blancs de plus de cinquante ans à laquelle, j’en ai peur, Löwenthal, Henne et moi-même appartenons.
Vouloir faire interdire une publication, c’est, inévitablement, apporter de l’eau aux moulins des catholiques intégristes, de l’extrême-droite, des partisans des régimes autoritaires, se rallier au nombre de leurs alliés objectifs.
Je dois bien l’avouer, il m’arrive, moi aussi, d’être heurté par des images. La dernière fois, c’était il y a trois jours, en parcourant le plus récent album de la série Alix, d’après l’œuvre de Jacques Martin. Chrys Millien, qui a dessiné cette Reine des Amazones, m’apparaît comme le plus séduisant de la kyrielle des repreneurs qui se sont déjà succédé au chevet du héros gallo-romain. Il renoue avec le trait de la meilleure période, celle des Légions perdues, tout en imprimant plus de vie, de naturel, aux expressions physionomiques. Le scénario, lui, écrit par Valérie Mangin, fait songer au Dernier Spartiate. Dans les deux albums, une femme, une Reine, s’emploie à secouer le joug romain pour restaurer la grandeur passée de la Grèce. Mais fallait-il superposer à cette lutte contre une puissance d’occupation un deuxième conflit, entre les hommes et les femmes, exprimé ici d’une façon bien manichéenne, bien caricaturale ?
- © éditions Casterman
Pour moderniser une série telle qu’Alix, fallait-il aller jusqu’à produire cette image hallucinante de trois hommes réduits en esclavage, travaillant à genoux, les pieds entravés, à la nuit tombée, sous les coups de fouet donnés par une Amazone qui les traite de « larves » (page 15) ? Il me semble que notre société est déjà suffisamment émiettée, polarisée, violente, traversée d’antagonismes de toutes sortes, pour que de telles représentations ne soient pas nécessaires.
Qu’on m’entende bien : je n’appelle pas ici à la censure. Je fais seulement état de ma perplexité.
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30.01
Lundi 30 janvier, lendemain de festival. La Charente libre titre sur « un millésime d’exception », s’extasiant sur les fans qui ont « déferlé » sur la ville et sur la longueur des files d’attente. Tous les éditeurs font état de chiffres de vente en forte hausse, et s’en frottent les mains. Je ne ferai pas exception. Cependant deux choses m’étonnent.
1° Que les services de sécurité autorisent une telle concentration de public dans des espaces confinés, où les issues de secours sont rares. Samedi après-midi, sous les bulles, il n’était plus possible de mettre un pied devant l’autre. Dans ces conditions, si un problème quelconque devait générer un mouvement de panique, je n’ose imaginer ce qui en résulterait.
2° Qu’un amateur de bande dessinée puisse faire un aller-retour jusqu’à Angoulême dans la journée, payer 16 ou 22 euros de forfait journalier, patienter par un froid polaire dans des files pouvant atteindra cent mètres, voire plus, pour accéder aux différents lieux, refaire quelquefois, à l’intérieur, jusqu’à une heure de queue ou davantage pour s’approcher du dessinateur dont il attend une dédicace, puis recommencer devant un autre stand ! Quelle sacrée passion chevillée au corps faut-il avoir pour s’infliger pareille épreuve ! Pour ma part, jamais au grand jamais je ne voudrais vivre cela.
L’un des événements de cette 50e édition fut la « résurrection » de Julie Doucet. Elle paraissait la première étonnée, elle qui s’était éloignée du monde de la bande dessinée dans les années 1990, de se retrouver au centre de l’attention et de constater la ferveur que lui témoignaient, non seulement ses anciens admirateurs, mais une nouvelle génération de lecteurs qui n’avait jamais entendu parler de son œuvre et qui découvraient celle-ci à l’occasion de l’exposition rétrospective présentée à l’Hôtel Saint-Simon.
Son successeur sera donc Riad Sattouf. Et là, je voudrais partager un autre motif d’étonnement. Etait-il urgent de donner le Grand Prix, qui récompense l’ensemble d’une carrière, à un créateur de 44 ans qui avait déjà reçu à deux reprises le Fauve d’or ? Ne pouvait-on attendre quelques années ? D’autant que, ayant bouclé L’Arabe du futur et approchant du terme des Cahiers d’Esther, il est sur le point d’ouvrir une nouvelle période dans son œuvre, claironnant d’ailleurs que nous n’avons encore rien vu ! Blutch avait reçu le Grand Prix à 41 ans, Zep à 36 ! Willem, Hermann ou Corben, eux (pour ne citer que des lauréats postérieurs à 2010), avaient plus de 70 ans quand ils ont été distingués, ce qui me semble plus en accord avec la philosophie qui devrait dicter l’attribution de cette récompense ultime. Il est à craindre qu’une Posy Simmonds, un Mattotti, un Baudoin ou même un Marc-Antoine Mathieu (pour ne citer que ceux-là) ne l’auront jamais, alors qu’ils ont tous les titres à y prétendre.
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24.01
Edmond Baudoin vient de publier un livre. Vous me direz que c’est un non-événement, étant donné qu’il n’arrête pas d’allonger sa bibliographie déjà considérable. Oui, mais il s’agit cette fois d’un livre de texte. 128 pages sans une image, sans un dessin. D’ailleurs le titre en est Quelques pas hors des cases (et comment n’y verrais-je pas un écho à mon propre livre Une vie dans les cases ?). C’est dans la collection « Marcher avec » des éditions Salamandre, où les auteurs (Olivier Bleys, Blandine Pluchet, Claude Marthaler, Pascal Dessaint, Marie Dorin…) sont invités à partager leurs voyages intérieurs et leurs réflexions sur la nature.
Pour Baudoin, la marche a toujours été aussi essentielle à sa vie que le dessin. Il en a déjà parlé, dans Le Chemin de Saint-Jean, dans la minuscule mais délectable « BD à poster » Des pas dans les songes et ailleurs. Il évoque ici quelques-uns de ses périples, à Beyrouth, à Ciudad Juárez, dans le Mercantour ou le Grand Nord canadien. Des figures familières reviennent, celle de Jeanne, la mère, celle de John Carney, le « pépé » de Couma Acò.
C’est un beau livre, un livre d’homme, lesté d’humanité, et dans lequel il faut bon s’installer. Et pour le dessinateur des Fleurs de cimetière, avoir écrit une telle œuvre n’est pas un accomplissement anodin. Fabcaro, Guibert et Sfar ont écrit des romans, mais pour Baudoin l’écriture représente une revanche sociale et personnelle.
« J’étais très mauvais élève. Avant d’entrer au collège, j’avais déjà redoublé deux fois et, à la fin de la sixième, un conseil de professeurs a estimé que j’étais vraiment trop mauvais : retour dans le cursus du primaire, dans la classe du certificat d’études, que j’ai réussi. On m’a ensuite dirigé vers des études d’aide comptable pendant deux ans. J’ai réussi le CAP, que j’ai obtenu en copiant sur mon voisin. Fin de mon parcours scolaire.
Plus tard, bien plus tard, j’ai été trois ans professeur d’art et de bandes dessinées à l’université de Gatineau au Québec. Aujourd’hui, j’écris un livre. »
Baudoin constate avec tristesse la dégradation du monde et la perte de dignité de l’homme. Les derniers mots du livre sont ceux-ci : « Je rêve d’un monde dans lequel les sociétés prendraient le temps de se retourner sur leurs parcours, leurs chemins, comme peut le faire le marcheur dans sa randonnée. Alors les hommes pourraient retrouver leurs rêves et s’inscrire dans l’éternité. »
(ISBN : 978-2-88958-514-4)
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19.01
Issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2018, et publié en mai 2022 aux éditions de la Sorbonne, le livre de Jessica Kohn Dessiner des petits Mickeys, sous-titré Une histoire sociale de la bande dessinée en France et en Belgique (1945-1968), ne me paraît pas avoir rencontré beaucoup d’écho, en dehors d’un très petit cercle académique. Il s’agit d’une contribution importante à la connaissance de cette période, envisagée selon un angle relativement neuf, celui de la sociologie et des conditions d’exercice de la profession. Il s’agit d’éclairer « la réalité des conditions économiques et sociales » dans lesquelles s’exerçait le métier de dessinateur. La chercheuse s’appuie sur des sources déjà bien connues mais aussi sur d’autres qui n’avaient guère été exploitées jusque-là, comme le fonds d’archive de la Commission de la carte d’identité des journalistes de presse (CCIJP) ou les comptes rendus du conseil de rédaction hebdomadaire de la version belge de Tintin entre 1952 et 1955 – à l’époque où Hergé en était, non pas le rédacteur en chef comme l’écrit Kohn p. 25 (poste qu’occupait André Fernez), mais le directeur artistique. Elle a également dépouillé quelque trente-deux illustrés et réalisé treize entretiens avec des créateurs qui, pour la plupart, ne font partie des « vedettes » de la profession – notamment Julio Ribera, Jean Chakir, Nadine Foerster, Hachel et Dubouillon.
Son livre est donc très riche en informations, ce qui en rend du reste la lecture un peu indigeste. Le lien entre les différentes parties n’apparaît pas clairement et la perspective d’ensemble se perd un peu en route, mais nombre des questions soulevées sont passionnantes. Il faut lui savoir gré, en particulier, d’avoir restitué toute leur place aux femmes (voir notamment les pages 50-51 et 65), grandes oubliées de la profession, dont l’apport a systématiquement été occulté.
Compte tenu de l’ampleur du travail sur lequel repose cette synthèse, et de la rigueur scientifique revendiquée, on s’étonne de buter sur quelques apories méthodologiques. Ainsi, alors que Jessica Kohn désigne (à des dizaines de reprises) la période qu’elle étudie comme étant celle des « Trente Glorieuses », on ne saisit pas bien pourquoi elle l’arrête à 1968 et non, comme il est d’usage, à 1975. S’agissant du titre de l’ouvrage, on ne peut que s’étonner qu’elle ait choisi cette expression de « Petits Mickeys », qu’elle qualifie elle-même de « réductrice » et dont elle souligne à bon droit le caractère péjoratif (p. 189-190). Enfin et surtout, on ne comprend pas du tout sur quelle base, après avoir recensé un total de 3340 « participations » aux illustrés de son corpus, elle a constitué son échantillon de référence composé de 400 dessinateurs et dessinatrices. (Pourquoi 400 ? Sur quelle base la liste en a-t-elle été arrêtée ? Qui a été écarté et pourquoi ? mystère…)
Par ailleurs, certaines informations données en passant ne sont pas sourcées et/ou soulèvent bien des questions auxquelles aucune réponse n’est apportée. Ainsi lorsqu’on lit (p. 64) que, dans les années de l’immédiate après-guerre, les scénarios étaient « souvent fournis par la rédaction ». Sur quels témoignages fonde-t-elle cette allégation et, surtout, qui donc écrivait ces histoires dont, si je comprends bien, il existait un stock en attente de dessinateur ? C’est ce que l’on aurait aimé savoir…
Kohn entend renverser la perspective adoptée par les bédéphiles qui, à l’en croire, ont écrit l’histoire de la bande dessinée en ne s’intéressant qu’aux œuvres majeures, aux « carrières exceptionnelles », à « la vie des dessinateurs les plus connus » (p. 71). Son travail vient s’ajouter à d’autres qui, déjà, prétendaient éclairer des domaines traditionnellement délaissés par les spécialistes (comme ceux d’Alain Beyrand sur les bandes quotidiennes ou de Gérard Thomassian sur les petits formats) ou les facteurs matériels pesant sur la création (ainsi de la question du support, mise en avant par Sylvain Lesage, ou de l’inscription de la bande dessinée dans une « médiaculture » étudiée par Eric Maigret). Tous ces apports sont évidemment bienvenus. Mais le ton implicitement polémique qu’emploie Kohn me semble trouver son explication dans une position de principe qui lui est personnelle et qui oriente nombre de ses analyses, position que je définirais comme un refus idéologique de toute forme de hiérarchisation. A ses yeux, les auteurs de bande dessinée sont tous également importants pour la simple raison qu’ils ont tous occupé une position dans la profession.
Cela se marque notamment dans la place quelque peu démesurée donnée à la parole d’un Chakir. Ce dernier se plaint, dans l’entretien accordé à l’autrice, d’avoir été un peu ostracisé, à Pilote, par le « clan » formé par Giraud, Gotlib, Mandryka et Bretécher, et Kohn explique cette opposition par une « différence générationnelle », concédant du bout des lèvres que Chakir, comme Martial, « pratiquait un dessin un peu trop classique et traditionnel ». Disons les choses sans ambages : pour le lecteur de Pilote que j’étais adolescent, Chakir apparaissait comme ringard et en complet décalage avec ce que proposaient les quatre dessinateurs cités et quelques autres. Ses pages étaient parmi les seules que je ne lisais pas, et leur présence dans le journal m’irritait. Je n’étais certainement pas le seul à percevoir qu’elles n’y étaient pas ou plus à leur place, et si les têtes d’affiche de la « nouvelle bande dessinée » ne tenaient pas l’auteur de Tracassin en haute estime, nul doute que cela s’explique d’abord et avant tout par une différence de nature entre leurs œuvres respectives, et aussi par une différence de positionnement des intéressés, les uns se vivant comme des artistes et ayant l’ambition d’être reconnus comme tels, Chakir, au contraire, se vivant comme un fonctionnaire du dessin (ce qui ressort très clairement de ses propos rapportés page 148).
La volonté de tout égaliser se marque aussi quand Kohn récuse l’expression de « travaux alimentaires » qu’emploient nombre de dessinateurs pour désigner les commandes qu’ils acceptaient, pour s’assurer des compléments de revenus, en marge de l’activité qu’ils considéraient comme leur cœur de métier et dans laquelle ils investissaient leurs espérances de carrière et le meilleur de leur créativité. Elle juge cette expression arbitraire et réductrice (p. 57-59) parce qu’elle a défini par principe ses sujets d’étude comme des dessinateurs-illustrateurs polyvalents, des forces de travail soumises aux lois du marché, et que cela heurte ses convictions personnelles d’accepter la légitimité de leur propre ressenti, selon laquelle certains travaux étaient bel et bien de nature subalterne.
En dépit de ces réserves, que je ne développerai pas plus avant, sur les limites de l’application un peu dogmatique à un champ artistique de présupposés méthodologiques venus de la sociologie, le livre conserve tout son intérêt pour les informations et témoignages qu’il réunit sur une période où la bande dessinée était encore en mal de légitimité : « être dessinateur de bande dessinée dans les années 1950 et 1960, c’est donc au mieux exercer un métier qui n’en mérite pas le nom, gagner sa vie avec des enfantillages ou ne pas la gagner du tout et, au pire, pervertir la jeunesse. » (p. 189)
Va donc pour les petits Mickeys.
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13.01
La remarquable exposition sur Spirou dans la tourmente de la Shoah présentée au Mémorial de la Shoah s’accompagne d’un catalogue non moins essentiel, coédité avec Dupuis. Commissaire de l’exposition, Didier Pasamonik y affirme que la tétralogie d’Emile Bravo, L’Espoir malgré tout [1] est « la bande dessinée la plus importante écrite sur la Shoah depuis Maus d’Art Spiegelman », ce qui n’est peut-être pas faux mais semble tout de même un peu réducteur dans la mesure où le récit de Bravo ne se limite pas, loin s’en faut, à une évocation de la mise à mort de millions de Juifs par le régime nazi. Quoi qu’il en soit, les hasards de l’édition en auront décidé, la parution du catalogue de l’exposition parisienne suit de quelques jours la sortie chez Flammarion du volumineux recueil d’essais compilé par Hillary Chute Le Monde de Maus, qui réunit vingt-et-un textes d’écrivains, historiens, journalistes et artistes. On dispose donc à présent, dans notre langue, d’une littérature abondante et de qualité éclairant et analysant ces deux œuvres essentielles.
Pasamonik a une nouvelle fois travaillé avec le politologue et historien belge Joël Kotek, avec lequel il avait déjà dirigé le volume Shoah et bande dessinée qui accompagnait une précédente exposition, en 2017 (Denoël Graphic). Il nous révèle comme incidemment, au détour d’une simple phrase dans l’introduction de ce nouvel opus, que sa propre mère avait fait partie des enfants juifs sauvés pendant l’Occupation par le réseau de résistance auquel appartenait Jean Doisy, qui était alors le rédacteur en chef de Spirou.
Sur la figure de ce dernier, de son vrai nom Jean-Georges Evrard (1900-1955), on a aussi pu écouter sur France Culture une émission entière de la série « Autant en emporte l’Histoire », toujours disponible en podcast [2]. Il est pour le moins surprenant d’imaginer que le journal Spirou avait à sa tête un « acteur important de la scène communiste belge », comme l’écrit Christelle Pissavy-Yvernault, historiographe de l’hebdomadaire, alors même que l’éditeur Jean Dupuis et le dessinateur vedette Jijé étaient tous deux de fervents catholiques ! On regrette que le catalogue ne creuse pas davantage les ressorts de cette improbable cohabitation. Du moins le « code d’honneur » des Amis de Spirou, dont Doisy rédigea les articles, était-il suffisamment consensuel, et aussi assez transparent pour que la jeunesse comprît comment il fallait se comporter aux heures sombres.
Les auteurs de Spirou dans la tourmente de la Shoah ne mâchent pas leurs mots quand ils soulignent l’existence d’un « habitus antisémite séculaire propre aux provinces de Belgique » (p. 60). Plusieurs dessinateurs, au premier rang desquels Willy Vandersteen et Hergé, en témoignèrent tristement. Il est vrai que, comme je l’ai mongtré dans mon livre sur La Bande dessinée en France à la Belle Epoque, certains de leurs collègues français s’étaient largement autant compromis au moment de l’affaire Dreyfus qui, dieu merci, avait fait moins de victimes. Christelle Pissavy-Yvernault rappelle aussi (p. 92) qu’Hergé, en mal de support de publication, avait tenté à l’automne 1945 d’intégrer le Journal de Spirou, demande à laquelle Dupuis opposa un refus, sous la pression d’un Doisy peu enclin aux compromissions. Si Tintin et Spirou s’étaient retrouvés dans le même journal, l’histoire de la bande dessinée belge n’en eût-elle pas été changée ?
En même temps qu’une contribution à l’étude du neuvième art et au chef-d’œuvre d’Emile Bravo, ce catalogue d’une exceptionnelle densité enseigne tout ce que l’on peut désirer savoir sur la vie des Belges sous l’Occupation. L’histoire de la BD apparaît ainsi plus que jamais intriquée à la Grande Histoire.
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6.01
L’un des phénomènes que l’on retiendra de l’année 2022, dans le monde de l’édition, est le fait qu’un certain nombre d’auteurs, et non des moindres, ont choisi la voie de l’autoédition. Cela concerne des « poids lourds » habitués des grosses ventes, comme Joël Dicker et Virginie Despentes, aussi bien que des personnalités venues d’horizons divers, comme Kilian MBappé ou Eric Zemmour.
La bande dessinée n’a pas été épargnée.
— Les créateurs de Mortelle Adèle, le scénariste Mr Tan (Antoine Dole) et la dessinatrice Diane Le Feyer, annonçaient le 28 juin dernier la création de leur propre maison d’édition, dont on a depuis appris qu’elle porterait le nom de Mr Tan & Co. Le premier album est à paraître en mars ou avril de cette année.
Et début septembre, c’est Riad Sattouf qui annonçait sa décision de monter sa propre maison, Les Livres du futur, dont l’activité démarrait quelques semaines plus tard avec la sortie du premier tome de sa nouvelle série, Le Jeune Acteur.
C’est évidemment le droit le plus strict des uns et des autres de choisir de se lancer dans parelle aventure. Mais on ne peut s’empêcher de s’en étonner. On ne voit pas ce qu’ils pouvaient avoir à regretter dans le partenariat avec leurs éditeurs antérieurs, Bayard pour Mortelle Adèle et Allary pour Sattouf, qui avaient su les mener au sommet et s’étaient indubitablement révélés très performants en termes de diffusion et de promotion. Sattouf explique qu’il veut « contrôler d’encore plus près » le processus d’édition de ses livres. Je ne sais pas s’il mesure bien ce qu’implique la gestion d’une structure éditoriale (est-il raisonnable de s’imposer la charge mentale d’avoir à se soucier des stocks, des approvisionnements en papier, du marketing, des traductions, etc., quand on est un auteur prolifique qui devrait se dédier entièrement à la création ?), et l’on ne voit pas bien ce qui l’empêchait de s’impliquer de près dans la fabrication de ses ouvrages, comme le font, par exemple, un Marc-Antoine Mathieu ou un Chris Ware, aux exigences particulières et pointilleuses ?
Il y a quelques décennies, des dessinateurs à succès comme Fred (pour Magic Palace Hôtel), Druillet (pour Gail), Claire Bretécher, Jean Graton, Christian Godard (Le Vaisseau d’argent) ou encore Tabary (éditions de la Séguinière puis Editions Tabary) avaient eux aussi opté pour l’autoédition. Les deux premiers cités y avaient très vite renoncé, mais Bretécher avait tenu trente ans (de 1975 à 2006) avant de revenir dans le giron de Dargaud ; et Graton éditions avait connu une longévité comparable (de 1982 à 2012).
Aux Etats-Unis, les grands noms de l’édition indépendante (Jeff Smith, Terry Moore, David Laphram…) avaient presque tous rejoint Image dans les années 1990 car le direct sales market ne suffisait plus à les faire vivre.
Il est une autrice française qui, depuis 1998, sans faire de bruit, préside elle-même avec beaucoup d’efficacité au destin éditorial de sa création, c’est Nicole Lambert, dont les Triplés sont déclinés en grands albums toilés, petits albums et collection thématique.
On est moins convaincu par le travail d’Isabelle Giraud, la veuve du créateur d’Arzach, à la tête de la structure Moebius Productions. Les livres sont mal diffusés et plusieurs titres importants du catalogue sont manquants, non réimprimés.
Pour Bayard comme pour Allary, c’est évidemment une perte très sévère que celle de leurs auteurs phare. Les recettes considérables que généraient la vente de leurs ouvrages (11 millions d’exemplaires de Mortelle Adèle, 2,5 millions de L’Arabe du futur avant la sortie du 6e et dernier tome…) leur permettaient de financer d’autres livres moins vendeurs voire édités à perte, sans ressentir trop de pression ni compromettre l’équilibre général de la maison. Quand, après la mort de René Goscinny, Albert Uderzo avait quitté Dargaud, l’éditeur historique d’Astérix, pour fonder les éditions Albert-René, c’était 40 % du chiffre d’affaires qui s’en était allé et ce coup avait failli être fatal à la plus grosse maison d’édition de bandes dessinées française. Un auteur ne peut, sans une certaine dose d’égoïsme, ignorer les dommages collatéraux dont ses velléités d’indépendance seront la cause.
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2.01
Urban Comics a sorti le 2 décembre un album de 256 pages consacré à Pim Pam Poum. D’autres tomes devraient suivre. Toutefois, les épisodes rassemblés dans ce volume sont de quarante ans postérieurs à l’apparition des personnages, et ils ne sont pas de leur créateur, Rudolph Dirks, mais bien du continuateur Harold Knerr.
Je n’entends pas revenir ici sur les circonstances, bien connues, qui avaient conduit à la publication parallèle de deux séries relatant les faits et gestes des mêmes personnages sous deux titres différents, The Katzenjammer Kids et The Captain and The Kids.
Le livre qui fait événement et que je veux signaler ici à l’attention du public francophone n’est pas celui d’Urban Comics mais bien le volume monumental (472 pages format 25 x 32 cm) que publient, à Berlin, les éditions Avant-verlag, une somme d’informations et d’images rares rassemblées par Alexandre Braun et Tim Eckhorst sous le titre The Katzenjammer Kids – Der älteste Comic der Welt. Cet ouvrage accompagne l’exposition éponyme présentée depuis le 19 novembre et jusqu’au 10 avril prochain à Dortmund, qui sera reprise au Salon d’Erlangen fin mai-début juin 2023.
Alexandre Braun n’en est pas à son coup d’essai. Fondateur de la German Academy of Comic Art, qui rassemble une collection unique de matériaux imprimés (sur le modèle de la San Francisco Academy of Comic Art de l’Américain Bill Blackbeard, disparu en 2011), collaborateur ou concepteur de plusieurs expositions majeures, il a été le maître d’œuvre de l’édition de Winsor McCay, The Complete Little Nemo, chez Taschen. On lui doit aussi une étude exhaustive sur le thème Horror im Comic.
- La toute première apparition des Kids,
le 12 septembre 1897.
Au nombre de trois, ils ne seront plus que deux
dès la semaine suivante.
Dans ce volume sur les Katzenjammer Kids, on trouvera notamment une biographie détaillée de la famille Dirks, originaire du Schleswig-Holstein et venue s’installer aux Etats-Unis en 1884 ; une présentation des deux magnats de la presse Pulitzer et Hearst, et de la rivalité qui les opposait ; le récit circonstancié de la création des Kids, puis du devenir de la série, merchandising et parodies compris ; et des chapitres dédiés aux cartoonists qui travaillaient aux côtés de Dirks : James Swinnerton, F.B. Opper ou Gus Mager.
Plus d’un lecteur, sans doute, sera surpris de découvrir l’existence de Gus Dirks, le frère cadet de Rudolph, dessinateur comme lui, qui signa certaines planches des Kids en 1898 (son aîné étant alors enrôlé dans la guerre hispano-américaine) et développa une œuvre personnelle prometteuse, que son suicide à l’âge de vingt-deux ans vint tragiquement interrompre en juin 1902. Sous le titre Latest News from Bugtown puis Bugville, il dessinait la vie d’un village peuplé d’insectes anthropomorphisés. Parmi eux, un escargot livreur de journaux, dont la lenteur est cause que les nouvelles qu’il délivre sont toujours périmées.
Les nombreux documents reproduits, en provenance de collections privées, rendent cet ouvrage tout simplement indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à la naissance des comic strips. Reconnaissons-lui toutefois deux handicaps : il est en allemand, et coûte 59 € (ISBN : 978-3-96445-090-6).